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LA PRÉSENCE MUSULMANE DANS LA PÉNINSULE IBÉRIQUE DE L’ÉMIRAT DE CORDOUE AU ROYAUME DE GRENADE
Al-Andalus et l’Hispanie chrétienne en 790
Al-Andalus et l’Hispanie chrétienne en 900
Al-Andalus et l’Hispanie chrétienne en 1150
Al-Andalus et l’Hispanie chrétienne en 1300
Frise chronologique
GLOSSAIRE
AL-ANDALUS. Expression désignant les territoires de la péninsule Ibérique sous domination arabo-musulmane de 711 à 1492. La longévité d’al-Andalus, très vite contestée par l’émergence au nord de royaumes chrétiens donnant à la Reconquista sa première impulsion, fait se succéder sur le territoire hispanique les principales dynasties de l’islam médiéval. Après le renversement des Omeyyades par les Abbassides de 750 à 756, Abd alRahman, petit-fils du calife omeyyade déchu Hicham ibn Abd al-Malik, se réfugie d’abord en Afrique du Nord puis en al-Andalus. Il remporte la bataille d’Alameda en 756 et fonde l’émirat de Cordoue, qui permet à la dynastie omeyyade de se maintenir au pouvoir dans la péninsule jusqu’au XIe siècle. L’instabilité des royaumes de Taïfas (1031-1094) qui lui succèdent facilite alors la conquête de la péninsule par la dynastie berbère des Almoravides (1086-1145), avant que cette dernière ne soit elle-même renversée par les Almohades. La décadence de l’Empire almohade, amorcée en 1212 à la bataille de Las Navas de Tolosa, accélère la Reconquista, qui s’achève le 2 janvier 1492 par la prise de Grenade. La défaite du royaume musulman de Grenade contre les Rois catholiques met un terme à l’existence d’al-Andalus et marque la fin de l’Espagne arabo-musulmane.
MORISQUES. Musulmans convertis de gré ou de force au catholicisme après la fin de la Reconquista. Accusés tout au long du XVIe siècle de conserver dans le secret leur foi et leurs traditions musulmanes, ils voient leur situation se détériorer rapidement notamment à Grenade et à Valence après la répression de la révolte des Alpujarras en 1568. Philippe III promulgue le décret qui ordonne leur expulsion d’Espagne le 22 septembre 1609.
MOZARABES. Chrétiens vivant sur les territoires de la péninsule Ibérique contrôlés par les Arabes depuis la conquête du VIIIe siècle. Par le statut de dhimmi que la loi leur attribue, ils ont un rang inférieur à celui des musulmans de la péninsule.
MUDEJARES. Musulmans qui ont conservé la religion musulmane et qui vivent dans les royaumes chrétiens de la péninsule Ibérique durant la Reconquista. Après la prise de Grenade en 1492 par les Rois catholiques et la révolte des Mudéjares de 1499, le pouvoir espagnol adopte une politique plus répressive à leur encontre, notamment par un décret de 1502 qui leur ordonne de se convertir au catholicisme, en faisant d’eux désormais des Morisques.
MULADIS. Chrétiens d’origine hispanique qui ont abandonné la religion chrétienne pour se convertir à l’islam après la conquête musulmane de la péninsule Ibérique au VIIIe siècle.
NOUVEAUX CHRETIENS. Expression désignant les juifs et les musulmans convertis de gré ou de force au catholicisme soit durant la dernière période de la Reconquista soit après son achèvement en 1492. Parmi les nouveaux chrétiens de la péninsule, les musulmans sont devenus pour la majorité d’entre eux des Morisques, tandis que les juifs convertis ont été appelés marranes, même si les termes convers ou judéo-convers existent également.
RECONQUISTA. Période historique allant de la première moitié du VIIIe siècle à la fin du XVe siècle. Le terme « Reconquista » désigne le mouvement de reconquête débuté à partir des territoires chrétiens restants après la conquête arabo-musulmane de 711 pour recouvrer l’intégralité d’un contrôle à la fois hispanique et chrétien sur l’ensemble de la péninsule. L’historiographie considère généralement la prise de Grenade par les Rois
catholiques comme l’achèvement de la Reconquista et la fin de l’Espagne arabo-musulmane.
WISIGOTH. Peuple barbare, au Ve siècle d’abord à la solde de Rome pour combattre d’autres barbares. Le royaume wisigoth devient autonome en 466. Repoussés dans la péninsule Ibérique après leur défaite à la bataille de Vouillé (507) contre les Francs de Clovis, les Wisigoths installent leur capitale à Tolède en 554. En 711, année du début de la conquête musulmane, le royaume wisigoth s’étend sur l’ensemble de l’ancienne Hispanie romaine ainsi que la Septimanie.
INTRODUCTION LA COHABITATION PACIFIQUE D’AL-ANDALUS, UNE MYSTIFICATION HISTORIQUE par Arnaud Imatz, Membre correspondant de l’Académie royale d’histoire d’Espagne
Depuis quelques années le gouvernement de la Communauté autonome d’Andalousie, la Junta de Andalucia, se plait à déclarer qu’il envisageait de prendre des mesures légales pour contraindre l’Église à céder la propriété de la « mosquée-cathédrale » de Cordoue1. Lors des débats de 2015 sur le projet de loi accordant la nationalité espagnole aux descendants des juifs séfarades expulsés en 1492, des associations islamophiles ont demandé, « au nom de la justice historique » la concession de la nationalité espagnole à tous les descendants musulmans expulsés après 1609. Par la voix de leurs représentants, ces mouvements aiment à répéter qu’« il serait très beau de convertir Cordoue en la Mecque de l’Occident ».
On se souvient des cris d’orfraie des gardiens de l’historiquement correct, lorsque l’historien Sylvain Gouguenheim a publié son Aristote au Mont Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne, en 2008. Gouguenheim montrait que l’essentiel de l’héritage grec a été transmis à l’Europe occidentale directement par Constantinople, ce qui bien sûr réduit d’autant le rôle joué par l’intermédiaire arabo-musulman. Un crime de lèse majesté, inacceptable pour les censeurs du tournant du XXIe siècle2. Gardiens de la vérité en conserve, bloqués sur des fantasmes, ces nouveaux inquisiteurs
ne permettent pas qu’on remette en cause une histoire officielle camouflée en consensus corporatiste. La guerre idéologique vise à sidérer, manipuler et dominer l’opinion publique. Menée par de pseudo-élites politico-médiatiques, avec l’aide de prétendus « spécialistes », qui bafouent au quotidien les règles les plus élémentaires de la probité scientifique, elle se déroule sans trêves devant les yeux incrédules et consternés d’historiens rigoureux, et dans l’indifférence ou le désintérêt du plus grand nombre. Voilà déjà plus d’un quart de siècle que les zélateurs de la mondialisation et du multiculturalisme annoncent l’émergence prochaine d’un islam européen, modernisé, réformé, ouvert, modéré, contextualisé, laïcisé, démocratisé, compatible avec les valeurs de la République et de la civilisation occidentale. Gonflés d’orgueil et de mépris, tous ergotent inlassablement, sur « les divergences de spécialistes à propos de l’origine du Coran », feignant d’ignorer que les croyants musulmans et leurs autorités religieuses proclament depuis toujours qu’il s’agit d’un livre incréé ayant Dieu pour seul auteur. Les mêmes répètent à l’envi que ce nouvel islam permettra de marginaliser la « petite minorité fondamentaliste vivier du terrorisme islamiste ». Dans la même veine propagandiste, d’autres auteurs, tout aussi confiants et auto-satisfaits, affirment que l’islamisation de la France et de l’Europe, via l’effacement culturel et le remplacement de population, relève du fantasme, que le véritable danger est l’acculturation américaine et « le choc des civilisations » fomenté par les adeptes de la gouvernance américano-sioniste. On peut rêver sur les intentions de chacun. Mais chez les uns comme chez les autres, la caste des pseudo-historiens et des idéologues prospère au quotidien. Ceux-là aiment à se référer au modèle de cohabitation pacifique des trois cultures d’al-Andalus. L’histoire de l’Hispanie musulmane ou d’al-Andalus3 est un enjeu archétypique. On veut nous faire croire qu’au Moyen Âge la péninsule Ibérique a connu une remarquable et inhabituelle cohabitation pacifique entre juifs, chrétiens et musulmans4. Une admirable symbiose culturelle qui aurait duré vaille que vaille du VIIIe siècle jusqu’à l’expulsion des juifs en 1492, voire, jusqu’à l’expulsion des Morisques5 en 1609. Mais la réalité est évidemment bien différente. C’est même le contraire, qui caractérise la
période qui s’étale de l’invasion de l’Hispanie (711), jusqu’à la fin de la Reconquête (1492). Précaire et difficile, la coexistence a été très tôt insupportable et impossible. L’historienne, arabiste et académicienne, Maria Jésus Viguera Molins, écrit à ce propos : « On a crée le mythe de la convivialité comme si alAndalus avait été un paradis d’harmonie religieuse, culturelle et sociale […] Cette idée de convivialité s’explique par les préoccupations et les intérêts actuels, en particulier par ceux qui sont liés à la situation du Moyen Orient et à l’émigration vers l’Europe6 ». Le médiéviste Rafael Sánchez Saus confirme : « Ceux qui présentent al-Andalus comme un exemple de tolérance ne font que manipuler brutalement l’histoire ». Sans s’embarrasser de circonlocutions, il ajoute même que les musulmans ont implanté en alAndalus un « régime pervers », qui « a humilié continuellement » les juifs et les chrétiens7. L’auteur du présent livre, Serafín Fanjul, affirme qu’il s’agissait mutatis mutandis d’« un régime très semblable à l’apartheid sud-africain » et d’une époque globalement « terrifiante »8. Soulignant que les motifs et les facteurs de luttes et d’affrontements entre l’Espagne musulmane et l’Espagne chrétienne ont été prédominants pendant toute la période concernée, il montre qu’al-Andalus a été tout sauf un modèle de tolérance. Il ne s’agit pas pour lui de nier qu’il y a eu des éléments de communication culturelle (surtout d’origine hellénistique) jusqu’au XIIe siècle. Mais il s’agit de montrer qu’il n’y a jamais eu un merveilleux système mixte sur lequel aurait reposé la cohabitation pacifique ; qu’il n’y a jamais eu un mode de vie partagé par tous, une même perception du monde valable pour tous. Fanjul n’a pas peur des mots et ose dire ce que tant d’auteurs pusillanimes taisent : l’image idyllique d’un al-Andalus riche, pacifique, tolérant, avancé et surpeuplé, foyer de culture supérieur et raffiné, qui aurait succombé sous les coups de boutoir des royaumes chrétiens du nord, des barbares, incultes, attardés et fanatiques, est fausse, radicalement fausse. Cette absurdité, cette contradiction dans les termes, ne devrait même pas avoir besoin d’explications et de commentaires. Les affirmations souveraines ou les propos sans détours de Fanjul ne manqueront pas d’étonner ou de heurter quelques lecteurs, mais il parle en connaissance de cause. Éminent
spécialiste, reconnu internationalement, il n’a plus à démontrer sa légitimité intellectuelle et scientifique. Né à Madrid, en 1945, dans une famille d’origine galicienne, Serafín Fanjul García est l’un des plus prestigieux arabisants espagnols. Antifranquiste et militant communiste dans sa jeunesse, il a très tôt abandonné la politique pour s’orienter vers la recherche et l’enseignement. Ancien directeur du Centre culturel hispanique du Caire, professeur de littérature arabe à l’Université autonome de Madrid, membre de l’Académie royale d’histoire, il a consacré sa vie à l’étude de l’Islam comme phénomène religieux, sociologique, économique et politique. Auteur d’études littéraires érudites telles Las canciones populares árabes, La literatura popular árabe et El mawwal egipcio et de traductions d’Ibn Battuta, d’Al-Hamadani, d’AlJahiz et de Hassan al-Wazzan (Léon l’Africain), il est connu du grand public espagnol pour avoir publié deux remarquables ouvrages, plusieurs fois réédités, aux éditions Siglo XXI9, Al-Andalus contra España. La forja del mito (Al-Andalus contre l’Espagne. La construction d’un mythe), 2000 et la La químera de al-Andalus (La chimère d’al-Andalus), 2004. Il a également publié une étude montrant le rôle fondamental joué par les européens, et notamment par les Français, dans la création de l’image mythique et stéréotypée d’une Espagne primitive, exotique et mystérieuse, qui a pour titre Buscando a Carmen (À la recherche de Carmen), 2012, une allusion insolite à la célèbre héroïne néoromantique de Mérimée et de Bizet. Enfin, il ne faut pas oublier son magistral discours de réception à l’Académie royale d’histoire, le 22 avril 2012, Al-Andalus, una imagen en la Historia10. Le livre que le lecteur a entre les mains est une version légèrement abrégée et adaptée pour le public francophone des deux volumes qui ont sans doute le plus contribué à la notoriété de Serafín Fanjul, Al-Andalus contra España et La quimera de al-Andalus11. Avant de présenter les points clefs des travaux de l’auteur, il n’est pas inutile de rappeler quelques uns des aspects essentiels de la confrontation entre l’Hispanie chrétienne et l’Hispanie musulmane ; de donner quelques repères chronologiques sur le long processus d’invasion, d’occupation, de résistance et de libération que la péninsule Ibérique a connu pendant des siècles.
La Reconquête, une lutte pluriséculaire
La Reconquista occupe une place très importante dans le débat sur l’origine, l’être, le problème et l’identité de l’Espagne. Elle est, avec la romanisation, la conquête de l’Amérique et la place du christianisme et du catholicisme, un des grands thèmes qui obsèdent et divisent les intellectuels espagnols depuis le XIXe siècle. Si les Français se déchirent aujourd’hui entre partisans d’une identité juridico-constitutionnelle (en constant devenir) et défenseurs d’une identité historico-culturelle (conciliant permanence et évolution), les Espagnols connaissent eux aussi le même clivage, source d’interminables et de très virulentes polémiques. Épousant avec enthousiasme la mode déconstructiviste du tournant du XXIe siècle, bon nombre d’essayistes et de personnalités médiatiques de la péninsule ont remis en cause les origines de l’Espagne en tant que nation (communauté) et patrie (terre des pères) au point de faire disparaitre l’objet même de leur étude. Sous des plumes parfois délirantes, on a pu lire qu’il n’y avait pas de nation espagnole, ni d’État espagnol, non seulement au VIIe siècle, mais aux XVIe, XVIIe et même XVIIIe siècles. La naissance de l’Espagne en tant que nation et patrie remonterait, selon les goûts de ces idéologues, non pas à la Maison d’Autriche, ni à celle des Bourbons du XVIIIe siècle, mais au XIXe siècle (aux Constitutions libérales, patriotiques voire nationalistes, de 1812 ou de 1876), à la Constitution de la IIe République (1931) ou encore à celle plus récente de 197812. Pour les esprits les plus fébriles, il n’y aurait jamais eu de nation espagnole, ni d’empire espagnol et le terme Espagne ne serait utilisé que par habitude ou par commodité13. L’histoire de la nation espagnole n’est pas aussi exceptionnelle que d’aucuns le disent14, dans le passé, mais elle a cependant ses caractéristiques propres, ses spécificités, qui ne sont pas celles d’une construction rétrospective ou d’une simple fiction narrative. Elle est une réalité intelligible à condition d’éclairer, de questionner et d’enchaîner correctement ses principaux composants. La Reconquista constitue l’une des clefs de compréhension de sa genèse.
Qu’est-ce que la Reconquista ? La Reconquête, c’est la lutte patiente et incertaine depuis le VIIIe siècle jusqu’à la fin du XVe siècle, qui a permis aux royaumes chrétiens du nord de la péninsule Ibérique de se libérer du pouvoir musulman. Des siècles d’affrontements, quasi permanents, malgré des périodes de trêves, des alliances circonstancielles entre princes chrétiens et musulmans, voire des contacts bénéfiques entre deux civilisations. L’usage du terme apparaît au XVIe siècle, dans le contexte de la guerre qui oppose les Habsbourg à l’ennemi ottoman, mais l’idée de récupération de l’Espagne chrétienne perdue date d’Alphonse III des Asturies, au IXe siècle, et même d’Alphonse II, dès la fin du VIIIe siècle, donc bien avant l’influence des moines de Cluny et la diffusion de l’idée de Croisade (1063). Le concept de Reconquista est devenu très controversé en Espagne alors que son usage n’est pas vraiment remis en cause à l’étranger. Pour être plus précis, il convient de dire que cette polémique touche davantage le monde journalistique que le milieu académique. Le rejet de la Reconquête s’explique par diverses raisons. Il y a d’abord l’usage abusif qu’en ont fait les écrivains franquistes dans un passé relativement récent. Les termes « Reconquista » et « Croisade » ont été employés par eux de façon immodérée pour qualifier la guerre civile (1936-1939). Il y a ensuite l’hostilité des écrivains régionalistes, autonomistes et séparatistes qui abhorrent le terme et en font parfois le responsable de tous les malheurs réels ou supposés de leurs peuples. Il y a enfin, le mouvement régénérationniste15 qui a attribué à la Reconquête une bonne part des maux de l’Espagne, dès la fin du XIXe siècle. Niant l’existence des premiers soulèvements et mouvements de résistance dans les Asturies, quelques auteurs ont remis en cause la vraisemblance des origines de la Reconquista. À partir des présupposés du matérialisme historique marxiste, d’autres auteurs ont cherché à montrer que la Reconquête n’était que la conséquence naturelle d’un processus de recréation de la classe féodale. Il s’agirait, selon eux, d’un phénomène qui se réduirait à un simple et nécessaire processus économique et social à l’exclusion des facteurs idéologiques, politiques ou religieux. Les interprétations des « déconstructeurs » ou « révisionnistes » frénétiques de l’idée de Reconquista n’ont cependant pas réussi à ébranler la solidité de la thèse traditionnelle développée depuis deux siècles. D’autant
moins, qu’une fois débarrassée de l’imagerie romantique, elle s’est vue confortée par les recherches des historiens médiévistes les plus réputés du XXe siècle et du tournant du XXIe siècle. Claudio Sanchez-Albornoz, maître incontestable, souvent censuré, mais plus rarement démenti tant son érudition est grande, a montré que la guerre a été plus ou moins intense mais continuelle jusqu’au XIIIe siècle. José Antonio Maravall a confirmé que la Reconquête avait deux motivations principales, deux facteurs associés mais distincts : la récupération politique du territoire conquis par les musulmans et la restauration du culte chrétien. Une pléiade d’historiens spécialistes du Moyen Âge en convient16. Il y eut, comme le dit le médiéviste Manuel Gonzalez Jímenez, « d’abord la résistance, ensuite la colonisation et, finalement, la conquête et le repeuplement systématiques et programmés »17. On sait la place tenue par les princes et les nobles lors des nombreuses batailles de la Reconquête, mais il faut aussi insister sur le rôle éminent de l’Église et du peuple. L’Église est l’axe de la vie du premier petit royaume des Asturies au nord de la péninsule (718-925), non seulement dans le domaine religieux et culturel, mais aussi dans le domaine politique. Dès le début du IXe siècle, quelques années avant la découverte jacobéenne, le roi Alphonse II des Asturies a parfaitement conscience que la véritable force de sa couronne repose sur la défense de la croix. Le médiéviste réputé, Miguel Angel Ladero Quesada, écrit à ce propos : « Les petits comtés et les royaumes chrétiens du nord, en particulier celui des Asturies, se sont développés animés par le souvenir de la vieille idée romano-gothique ; surtout, à partir d’une position commune face à l’islam qui, depuis la fin du XIe siècle, s’exprime par la guerre offensive de reconquête, justifiée par le désir de récupérer ce qui a été arraché des siècles plus tôt, et avec une idéologie de croisade18 ». Le fameux cri de guerre « ¡ Santiago y cierra España ! » (ordre de charger l’ennemi en se mettant sous la protection de saint Jacques, patron de l’Espagne) semble n’être apparu qu’au XVIe siècle, mais l’invocation de l’apôtre à l’heure des combats est connue et avérée dès la fin du IXe siècle. Au XIe siècle, le Cid s’écriait lui aussi avant de charger : « Avec Dieu et saint Jacques ! ». Dès 776, le « Commentaire de l’apocalypse » du Beatus de Liébana (moine du monastère Santo Toribio de Liebana en Cantabrie),
mentionnait l’apôtre saint Jacques, évangélisateur de l’Hispanie, Mais c’est cependant le Breviarum apostolorum, écrit à la fin du VIe siècle ou au début du VIIe siècle (en France ou en Italie), qui se réfère pour la première fois à la prédiction de saint Jacques dans la partie occidentale de l’Hispanie. Saint Isidore de Séville le connaissait déjà au VIIe siècle. Quant à la construction de la première église mausolée de saint Jacques et au premier pèlerinage d’Alphonse II et de sa cour, ils datent de 834. À coté de la foi catholique et du rôle de l’Église, notamment dans le domaine de l’organisation politico-administrative, il faut souligner la place du peuple. La Reconquête est très tôt une aventure populaire ; un étonnant mouvement de pionniers qui cherchent plus au sud une nouvelle vie plus libre, plus indépendante. Pour exploiter une terre en propriété, ces pionniers sont prêts à défier tous les dangers. Ils descendent du nord, prennent une terre, s’engagent à la cultiver et se voient reconnaître le statut d’homme libre, de propriétaire, de « caballero villano », de chevalier vilain. Cette institution originale de l’Espagne chrétienne, permet une mobilité et une ascension sociale inconnues dans la plus grande partie de l’Europe. En contrepartie, le chevalier vilain se doit de posséder et d’entretenir un cheval et des armes et de répondre à tout moment aux appels du roi. La question lancinante est évidemment pourquoi les musulmans venus d’Afrique se sont-ils emparés aussi facilement et aussi rapidement de la péninsule ? Un retour en arrière s’impose ici. Rome avait construit l’Hispanie. Il n’y avait pas bien sûr une conscience nationale, mais Rome avait forgé dans la péninsule un sentiment d’appartenance à une communauté. Les Wisigoths (environ 200 000 hommes) étaient arrivés en 410. Alliés de Rome, ils avaient vaincu les Vandales, les Suaves et les Allains. Après la chute de Rome (476), ils étaient devenus les seuls maîtres. Pendant plus de 250 ans, ils maintiennent l’unité de l’Hispanie. Le règne de Léovigild, roi wisigoth d’Hispanie et de Septimanie (568-586), marque un tournant dans l’histoire des origines de l’Espagne au Moyen Âge. Le territoire est unifié, il y a une seule couronne, une religion (IIIe concile de Tolède, en 589), un droit et un legs culturel commun19. La population est majoritairement hispano-romaine, de religion catholique, bien qu’il y ait une minorité germanique de religion chrétienne-arienne20.
En 589, le roi Recarède Ier abjure l’arianisme et se convertit avec d’autres nobles au catholicisme. La monarchie des goths reste cependant fragile parce qu’elle est élective ; le roi est élu par les nobles. Il en résulte que chaque fois que le roi veut nommer un successeur de son vivant, de violentes querelles éclatent. Le dernier roi wisigoth important, Wamba, a repoussé une première invasion musulmane en 672. Mais Wamba se voit bientôt déposé par ses rivaux et sa succession s’avère désastreuse. Les nobles se veulent et s’affirment de plus en plus autonomes et indépendants. Le pouvoir se fragmente et se décompose. Les faits et les circonstances du début de l’invasion ne sont pas suffisamment documentés pour être pleinement fiables. Mais la version traditionnelle la plus admise est la suivante. En 710, le roi Wittiza meurt. Il a pris la précaution d’associer son fils Agila au trône, mais un clan rival élit un autre roi : Rodéric. Une véritable guerre civile, éclate entre les deux factions. Le fils de Wittiza (Agila II) et ses partisans décident de demander de l’aide aux musulmans de l’autre coté du détroit de Gibraltar. L’évêque don Oppas, oncle d’Agila, est chargé de faire la demande formelle. Un autre partisan d’Agila, Don Julian, comte et gouverneur de Ceuta (Ceuta est alors une place forte des Wisigoths), qui a de bonnes relations avec les chefs politicomilitaires berbères et arabo-musulmans, joue un rôle clef. Il se pourrait même qu’il ait contribué à financer le transport de troupes et servi de guide aux musulmans. Le 30 avril 711, Tariq, un général berbère, débarque dans la péninsule à la tête de 7 000 berbères. Un peu plus tard Musa, supérieur de Tariq, fait de même avec 18 000 hommes. À la bataille du Guadalete (près de Cadix), Rodéric trouve la mort. En moins de trois ans, le sud du royaume wisigoth, la partie la plus prospère et la mieux organisée, passe sous le pouvoir musulman. Tolède, la capitale du royaume, tombe en 714. L’existence des voies romaines (des milliers de kilomètres) facilite la pénétration des armées conquérantes dans toute la péninsule. Mais pourquoi l’envahisseur rencontret-il aussi peu de résistance ? En premier lieu, les wisigoths « wittizien », ceux du clan d’Agila, ne voient pas les berbères musulmans comme des ennemis, mais comme des alliés. Agila croit pouvoir conserver son trône, mais, une fois installé, l’allié
musulman refuse de partir. Deuxièmement, la pénétration musulmane est bien accueillie et probablement stimulée par certains secteurs influents de la population. Il en est ainsi des Juifs qui, persécutés au VIIe siècle dans l’Espagne wisigothique, considèrent les maures comme des alliés voire comme de véritables sauveurs contre l’oppresseur. Troisièmement, au début, le nouveau pouvoir islamique ne prend pas des allures despotiques. Bien au contraire, il pactise avec les pouvoirs locaux, les nobles, les grands propriétaires terriens, goths et hispano-romains. Il permet aux « élites » de conserver leurs domaines et leurs pouvoirs en échange d’un impôt et d’un acte formel de soumission. Pour ne citer que deux exemples : la vallée de l’Ebre reste sous le contrôle de la famille chrétienne Casio, qui, islamisée, devient Banu Qasi ; il en est de même dans le Levant, près de Murcie, ou un potentat nommé Théodore (Teodomiro) devient Tudmir. Des villes comme Tolède ou Merida conservent elles aussi un bon nombre de libertés formelles. Quatrième raison, l’Islam du début du VIIIe siècle est un credo ostensiblement plus souple, plus élastique, moins rigide qu’il ne le sera plus tard. L’islam présente Jésus non pas comme Dieu, mais comme un homme élu par Dieu. Une particularité proche de l’hérésie arienne qui a été longtemps répandue parmi les wisigoths. En outre, à l’arrivée des musulmans, l’Église espagnole traverse une profonde crise doctrinale. L’hérésie adoptianiste (selon laquelle le Christ ne serait fils de Dieu que par adoption) est défendue par l’archevêque de Tolède, capitale du royaume et de l’Église. Enfin, cinquième raison : les historiens rappellent qu’à la veille de l’invasion, l’Hispanie connait la sécheresse, de mauvaises récoltes, un mauvais approvisionnement et une contraction du commerce extérieur ; autant de facteurs qui se conjuguent pour rendre la situation encore plus conflictuelle. Au VIIIe siècle, le nombre des berbères qui entrent en Hispanie ne dépasse guère les 30 000 hommes. La population hispano-romaine et wisigothique s’élève alors à environ 4 millions d’âmes. La disproportion est énorme, mais grâce aux aides et aux complicités qu’ils trouvent sur place les musulmans
s’emparent du pays sans grandes difficultés. La première résistance ne commence à s’organiser que dix ans plus tard, dans les montagnes des Asturies où les chrétiens trouvent refuge. En 722, ils ont à leur tête Don Pelayo, prince, ou roi élu. Selon la tradition, juste avant la bataille de Covadonga (722) un fait surnaturel se produit : alors que les maures se rapprochent du pied de la montagne, Pelayo voit une croix rouge dans le ciel, signe de la faveur divine. De 711 à 756, la présence musulmane est marquée par une véritable orgie de sang. Dans le camp des conquérants islamiques, les différentes ethnies ne tardent pas à s’opposer. La caste arabe est hégémonique mais minoritaire. La majorité berbère se sent flouée, écartée du pouvoir. À l’exclusion des élites collaboratrices, la population hispano-romaine et hispano-wisigothique, qu’elle soit convertie à l’islam (les muladis), ou mozarabe (les chrétiens qui vivent dans la zone musulmane et dont les communautés sont dirigées par des chefs désignés par l’occupant) déteste vite l’envahisseur. Les émirs, puis les califes de Cordoue, vont devoir faire face à de constants conflits territoriaux, sociaux, ethniques et religieux. C’est seulement lorsqu’ils parviendront à imposer leur pouvoir sur le plan interne qu’ils lanceront d’importantes armées contre les chrétiens. Le reste du temps, ils se contentent de razzias, d’incursions dans le centre et le nord. Ils pillent, tuent et retournent sur leurs bases en emmenant des esclaves. Les périodes de paix sont rares. Réfugiés dans les zones montagneuses du nord, les chrétiens font eux aussi de constantes incursions dans les vallées (parfois jusqu’à 400 km de leurs bases comme dans le cas de Lisbonne, en 798). Lorsqu’ils parviennent dans une ville, ils tuent les maures et repartent le plus vite possible avec les chrétiens libérés. De part et d’autre du fleuve Douro, les terres sont le théâtre de constantes batailles. La vallée du Douro se dépeuple et devient quasiment désertique. En 756, Abd al-Rahman Ier, prince de la dynastie omeyyade, débarque. Il renverse le gouverneur de Cordoue et se fait proclamer émir. Toutes les grandes convulsions politiques d’al-Andalus auront désormais pour origine l’arrivée de chefs plus fondamentalistes. Les derniers arrivés conquièrent le pouvoir en accusant leurs prédécesseurs de ne pas avoir islamisé suffisamment le pays : les omeyyades (en 756), les almoravides (en 1086),
les almohades (en 1145). Dans le royaume chrétien des Asturies, à partir du roi Alphonse II, dit le Chaste (791), et surtout d’Alphonse III le Grand (866), la résistance se mue en volonté de reconquête ; l’idée de récupération de l’Espagne perdue devient manifeste. La « Chronique Mozarabe » de 754, chronique anonyme d’un clerc de Tolède, de Murcie ou de Cordoue, se référait déjà expressément à la « perte de l’Espagne » à l’invasion islamique et à la destruction du royaume wisigoth. Mais c’est dans la Chronique d’Alphonse III (fin du IXe siècle – début du Xe siècle), que l’Espagne chrétienne des Asturies se déclare ouvertement l’héritière directe du royaume goth de Tolède et revendique le droit à la reconquête de toute la péninsule. En 813, l’ermite Pelayo découvre la tombe de saint Jacques. Selon la tradition, l’apôtre saint Jacques a évangélisé l’Hispanie. Après sa mort à Jérusalem, ses disciples ont récupéré le corps pour le ramener en Hispanie et lui ont donné une sépulture. Informé de la découverte jacobéenne, Alphonse II prévient Charlemagne et la cour carolingienne qui donnent un énorme écho à la découverte dans toute l’Europe. Contrairement à une légende tenace, l’histoire de l’Espagne ne cessera jamais d’être en constante relation avec celle du reste de l’Europe. Le IXe siècle est un siècle de fer. En 844, les vikings débarquent en Galice. Vaincus par les chrétiens, ils se dirigent vers le sud musulman et attaquent Cadix, Medina Sidonie et Séville. En 858, ils reviennent à Saint-Jacques, puis vont à Pampelune et à Séville avant de piller Nîmes, Arles et Gênes. L’an 844 est aussi, selon la tradition, l’année de la bataille de Clavijo où l’apôtre saint Jacques apparaît pour aider les chrétiens à battre les musulmans. Pendant deux siècles, jusqu’en 910, la situation de l’Espagne chrétienne est extrêmement difficile pour ne pas dire épouvantable. Elle ne dispose que de très faibles moyens face à l’Espagne musulmane qui étend son emprise sur les zones les plus riches, les plus fertiles. En 929, Abd al-Rahman III, huitième émir de Cordoue, fils d’une captive chrétienne, se fait proclamer Calife. Il neutralise les interminables conflits entre arabes et berbères en introduisant un troisième élément ethnique : les slaves. Le mot « slaves » est le nom que l’on donne dans al-Andalus à tous ceux qui procèdent de la chrétienté européenne et qui arrivent dans l’Espagne
musulmane comme esclaves. Ceux sont des germains, des normands, des francs, des danois, des galiciens, des asturiens, etc. ; tous ont été capturés lors de combats. L’unique destin pour ces captifs est la guerre, servir sous le drapeau du Calife. Avec Abd al-Rahman III Cordoue vit ses moments de splendeur (929-961). Le pouvoir du deuxième calife omeyyade Al-Hakam II (961-976) sera pacifique et correspondra à une période artistique et culturelle faste (La bibliothèque d’Al-Hakam aurait eu 400 000 volumes selon la légende, plus vraisemblablement entre 20 et 40 000). Mais après lui, Almanzor « le victorieux » (976-1002) s’illustre par de nombreux autodafés de manuscrits et de codex. La période qui va de la désintégration du Califat (en 1031), jusqu’à la conquête d’al-Andalus par les Almoravides (en 1086), est celle des Reinos de Taïfas, des Royaumes des factions. Il y aura jusqu’à une quarantaine de petits États musulmans. Ils resurgiront à nouveau au XIIe siècle. Dans le camp des chrétiens, les XIe et XIIe siècles voient la naissance de cinq royaumes qui luttent pour se renforcer. Il y a d’abord le royaume des Asturies (718), puis, les cinq royaumes de Navarre (824), Léon (910), Aragon (1035), Castille (1065) et Portugal (1139). Ces cinq royaumes s’opposent souvent entre eux, mais tous affirment leur culture chrétienne face à l’ennemi islamique. C’est la grande époque de la naissance des Fueros, les fors, ces statuts juridiques, franchises, droits locaux et municipaux, qui sont la source la plus importante du droit médiéval espagnol (XIe-XIIe siècles). En juillet 1212, la chrétienté livre la bataille décisive contre les Almohades : c’est Las Navas de Tolosa. Le calife almohade, Muhammad an Nasir, rêve d’une conquête qui le mènerait jusqu’à Rome. Il a 20 à 25 000 hommes. Mais, face à lui, se dressent les troupes du roi de Castille, Alphonse VIII, dit le Noble (grand-père de Saint Louis par sa fille Blanche de Castille), celles du roi d’Aragon, Pierre II, dit le Catholique, et celles du roi de Navarre Sanche VII, dit le Fort. Il y a aussi les ordres militaro-religieux Santiago, Calatrava, etc. En tout, environ 12 à 15 000 hommes. La campagne a été déclarée croisade par le pape Innocent III. Des milliers de volontaires européens ont accouru, mais ces derniers, pour la plupart découragés, renoncent et rentrent chez eux avant la bataille. Aidés d’une minorité de chevaliers européens, les chrétiens espagnols font front et l’emportent. Après Las Navas, la menace musulmane s’estompe. Le dernier vestige de l’Espagne
musulmane est le royaume de Grenade de la dynastie nasride. Tantôt vassal, tantôt rebelle, ce petit royaume musulman sombrera finalement dans des querelles intestines. Au lendemain de Las Navas, la Castille et ses alliés se lancent à la reconquête du nord de l’actuelle Andalousie. Mais soudain tout s’arrête. La famine et la peste sévissent. Le XIVe et le XVe siècle connaissent de nouvelles luttes entre la noblesse et la monarchie. Grenade se rend finalement le 2 janvier 1492. La victoire est célébrée dans toute l’Europe chrétienne. À ce moment là, l’ennemi ottoman s’est déjà emparé depuis quarante ans de Constantinople (1453). Fermant la Méditerranée au commerce italien, il est perçu comme un redoutable danger par tout l’Occident. Le pouvoir musulman a contrôlé une grande partie de la péninsule pendant près de cinq siècles. Mais au début du IXe siècle, il y a des centres politiques chrétiens stables dans les Asturies et en Navarre et en 1085, Tolède est à nouveau chrétienne. La lenteur de la Reconquista tient à deux séries de raisons. Il y a des causes externes (la plus ou moins grande force du Califat de Cordoue selon les époques) et des causes internes (le caractère répétitif des divisions entre les puissants des royaumes chrétiens, soucieux de défendre leurs intérêts au risque de mettre en péril l’entreprise commune). Après avoir évoqué à grands traits les conditions de l’invasion par les armées arabo-berbères, et survolé le long processus de Reconquête par les royaumes chrétiens, venons-en au cœur des travaux de l’auteur du présent livre : le mythe d’al-Andalus21.
Le mythe de la convivialité pacifique d’al-Andalus
Les livres qui glorifient al-Andalus sont si nombreux, nous dit Serafín Fanjul, qu’il serait illusoire de prétendre les résumer. Il ne se réfère évidemment pas ici aux travaux de la majorité des historiens et arabistes, mais aux œuvres des idéologues et des vulgarisateurs, aux innombrables romans historiques et aux essais prétendument sérieux qui ont été publiés en Europe et en Occident.
A titre d’exemple, on citera deux ouvrages édités dans l’Hexagone. En 1969, Ignacio Olagüe, un paléontologue, qui dans sa jeunesse avait été militant des JONS (Juntas de Ofensiva Nacional-Sindicalista), a publié en France un livre intitulé, de façon suggestive, Les musulmans n’ont jamais envahi l’Espagne22. Il prétendait que la population hispano-romaine détestait les dirigeants wisigoths et qu’elle avait non seulement préféré mais même souhaité la présence musulmane. En dehors des juifs qui voyaient généralement plutôt d’un bon œil l’arrivée des musulmans, l’arianisme ou « unitarisme » d’une bonne partie de la population, aurait été plus favorable à l’Islam qu’au « trinitarisme chrétien ». La conquête de 711 n’aurait été qu’une invention rétrospective pour justifier la Reconquête. Olagüe était un nationaliste espagnol et ses thèses s’inscrivaient dans une tendance historiographique, présente tout au long du XXe siècle, qui consiste à intégrer la civilisation d’al-Andalus dans l’ensemble du devenir de la péninsule ibérique, non pas comme rupture mais comme une continuité par rapport à ce qui l’a précédée. Selon ce point de vue, il n’y aurait pas eu de véritable conquête et donc pas de « perte de l’Espagne ». L’Hispanie aurait maintenu ses traits essentiels et aurait même fini par s’imposer aux minorités arabes et berbères ce qui aurait permis l’émergence d’une civilisation brillante avec un substrat beaucoup plus hispanique que musulman. Cette thèse, critiquée en son temps par le médiéviste Pierre Guichard, trouve évidemment aujourd’hui un nouvel écho parmi les musulmans, et notamment, parmi les Espagnols convertis à l’Islam même s’ils se gardent de citer le nom d’Ignacio Olagüe23. Autre exemple, plus proche de la fiction littéraire que de l’histoire : le livre de Sigrid Hunke. Un cas d’école, que Fanjul ne cite pas, mais qui n’est pas sans intérêt pour le lecteur francophone. Orientaliste et théoricienne de l’Universalisme unitarien, Hunke a travaillé dans sa jeunesse pour la SS (Institut de recherche Ahnenerbe). Partisane du néo-paganisme nationalsocialiste, apologiste de l’Islam, « religion virile contre la religion chrétienne des esclaves efféminés », elle considérait que l’héritage arabo-musulman de l’Occident était plus direct voire plus important que l’héritage gréco-romain. C’est du moins la thèse de son livre Allahs Sonne über dem Abendland – Unser arabisches Erbe (1960), traduit en français sous le titre Le soleil d’Allah brille sur l’Occident : notre héritage arabe (1963)24. Le philoarabisme et l’islamophilie de Hunke sont aujourd’hui répandus dans la
gauche et l’extrême gauche européenne. Cela étant, soulignons que le débat historique sur l’importance du legs d’al-Andalus ne recoupe pas le clivage gauche / droite. Un exemple, particulièrement frappant, suffit à le montrer. Au début des années 1950, une importante polémique opposa deux grands intellectuels espagnols qui vivaient en exil ; deux personnalités jusque-là amies, le philologue républicain antifranquiste Américo Castro et l’historien médiéviste, ancien ministre de la République, plus tard Président du gouvernement de la République en exil (1962), Claudio Sanchez Albornoz. Américo Castro, dont l’œuvre est par ailleurs dominée par une véritable obsession panjudaïque et racialiste, valorisait les bonnes relations entre chrétiens et musulmans. A partir d’un monument d’érudition, Claudio Sanchez Albornoz, montrait au contraire que l’archétype de l’espagnol est né de l’opposition et de la lutte entre l’Islam et la chrétienté25. Fanjul ne s’étend pas non plus sur les nombreux ouvrages panarabistes et panislamistes qui, même dans les pays musulmans les plus modérés, présentent la culture médiévale comme née au sein du monde musulman, sans bien sûr expliquer ni même rappeler l’immense héritage hellénistique, latin, byzantin et perse. Il se limite à quelques commentaires suggestifs et édifiants. Ainsi, ces auteurs islamistes ou philo-islamistes, oublient que l’empereur byzantin Constantin VII envoya en 948 une ambassade à Abd alRahman III avec l’œuvre du médecin, botaniste grec Dioscoride. Ils oublient qu’al-Andalus s’est implanté à Cordoue, berceau du poète Lucain (Lucanus) et des deux Sénéques (l’ancien et le jeune, le rhéteur et le philosophe) ; qu’al-Andalus s’est établi à Bilbilis (dans la province de Saragosse), lieu d’origine du poète Martial, à Calagurris (Calahorra) ou est né le rhéteur Quintilien, à Cadix d’où viennent l’agronome Columelle et le géographe Pomponius Mela, à Italica (près de Séville), qui est le lieu de naissance de l’empereur Trajan. Ils oublient, ou feignent d’ignorer, que les conquérants musulmans ont trouvé en Hispanie un humus culturel et technique très dense qu’ils ont assimilé comme ils le firent d’ailleurs dans tout l’orient méditerranéen. Aborder l’histoire d’al-Andalus n’est pas sans risques nous dit Fanjul. Le premier danger, c’est de voir son histoire comme un tout unitaire et homogène sans tenir compte de l’évolution de la composition sociale et
culturelle aux diverses époques. Il y a d’abord une minorité de musulmans qui s’imposent par les armes au début du VIIIe siècle. Il y a ensuite une majorité de chrétiens islamisés dans la seconde moitié du IXe siècle. Il y a une fragmentation du califat au XIe siècle, pour une bonne part en raison de conflits interethniques. Et finalement, il y a, au cours des 250 dernières années, le pouvoir de Grenade, qui est celui d’une communauté caractérisée par le monolinguisme, le monoculturalisme et l’absence de minorités religieuses. Ce royaume de Grenade, qui dura deux siècles et demi (12381492), n’était pas lui non plus identique à l’al-Andalus des périodes antérieures. C’était une société terriblement intolérante, par instinct de survie, puisqu’elle était acculée à la mer. Le second risque, que souligne Fanjul, est de ne pas comprendre qu’alAndalus, était, avant tout un pays musulman, de langue et de culture arabe dominantes. La présence d’autres communautés (essentiellement des chrétiens et une communauté réduite de juifs, moins de 50 000 personnes au XIe siècle) était tolérée au début, puis acceptée seulement en fonction des circonstances. Elle était tolérée dans des proportions qui n’ont cessé d’être limitées jusqu’au XIIe siècle, lorsque les Almohades ont décidé d’en finir avec les vestiges du passé. Déportés en masse en Afrique, réfugiés dans le nord de l’Espagne ou convertis à l’Islam, les chrétiens-mozarabes26 ont disparu d’alAndalus lorsque les chrétiens du nord ont déferlé sur la vallée du Guadalquivir, l’Andalousie actuelle. Et il en est de même des juifs. Fanjul relève également que la société arabo-musulmane de la péninsule n’était pas non plus affranchie des préjugés raciaux comme l’a écrit l’historien anglais Arnold Toynbee. Bernard Lewis et, avant lui, l’un des pères de l’orientalisme scientifique, le juif hongrois, Ignaz Goldziher, ont montré, à partir de nombreux textes arabes de l’époque, que les critères ethniques étaient couramment utilisés dans al-Andalus. Arabes du nord contre arabes du sud, berbères contre arabes, arabes contre slaves, arabes et berbères contre muladis (musulmans convertis d’origine hispanique) et bien évidemment tous contre les noirs, et réciproquement. Si chaque étape de l’humanité est marquée par des faits négatifs, l’histoire d’al-Andalus en foisonne, depuis les persécutions antichrétiennes de la moitié du IXe siècle à Cordoue, jusqu’au martyr des frères missionnaires qui osèrent
pénétrer dans le royaume de Grenade pour diffuser la parole du Christ, en passant par les déportations de chrétiens en Afrique sous les almoravides et les almohades et les destructions, à toutes les époques, de livres et de manuscrits par le feu. Les chroniques, tant musulmanes que chrétiennes, nous parlent d’un état de guerre, de rapine et de pillage intermittent, jusqu’à la fin du royaume de Grenade. Parmi les nombreux exemples de prohibitions et de châtiments édictés par le pouvoir ou défendus par les intellectuels d’al-Andalus, Fanjul cite le traité d’Ibn Abdun, magistrat musulman de Séville au début du XIIe siècle. On y lit des phrases explicites : « Il ne faut pas vendre de vêtements de lépreux, de juif, de chrétien, ni de libertin ». « Le mieux serait de ne permettre à aucun médecin ni juif, ni chrétien, de soigner des musulmans, parce qu’ils ne nourrissent aucun bons sentiments à l’égard des musulmans ». « Il ne faut pas vendre de livres de science aux juifs ni aux chrétiens […] parce qu’ils les traduisent et en attribuent la paternité à eux et à leurs évêques alors qu’il s’agit d’œuvres de musulmans ». Autre exemple que cite l’auteur, celui du jurisconsulte al-Wansarisi, un contemporain des dernières années d’alAndalus. Al-Wansarisi demande expressément la peine de mort pour les dhimmis qui insultent le prophète ou l’islam. Il nie la possibilité pour un musulman de demeurer sur un territoire conquis par les chrétiens car cela lui rendrait impossible le djihad et augmenterait les risques de mariages mixtes27. Fanjul souligne qu’« al-Andalus a été un état de religion islamique et de culture arabe depuis son introduction en 711, jusqu’à sa fin en 1492 »28. On peut évidemment ajouter de très nombreuses nuances pour tenir compte des survivances d’éléments culturels antérieurs, du processus d’acculturation de la population soumise, des différentes vagues d’envahisseurs nord-africains, des arrivées d’arabes orientaux, des fuites vers le nord et des déportations vers l’Afrique de mozarabes chrétiens. On doit aussi ne pas oublier les massacres de juifs. Le premier pogrom important se produit à Grenade en 1066. Il se termine par la crucifixion du vizir, le rabbin Joseph Ibn Nagrela et par la mort de 4 000 juifs. La communauté juive est à nouveau très durement attaquée sous les almoravides, en 1090. Mais cela dit, une fois prise en compte les nuances liées aux différentes époques, il faut encore souligner l’essentiel. « On peut accepter comme hypothèse, nous dit Fanjul, qu’au Xe siècle la moitié de la population d’al-Andalus était déjà islamisée, 80 % au
XIe siècle
et 90 % au XIIe siècle »29. La tolérance islamique permettait la survie de communautés minoritaires, mais dans la plus stricte et la plus rigoureuse ségrégation de fait et de droit. Le sentiment de persécution, la souffrance et l’oppression quotidienne a d’ailleurs conduit très tôt les mozarabes à émigrer vers le nord du moins lorsqu’ils le pouvaient. Soulignons-le à nouveau : la pression islamique, l’obligation de se convertir ou d’émigrer a fini par rendre la présence des juifs et des chrétiens dans al-Andalus tout à fait résiduelle. Les mozarabes qui fuient al-Andalus pour se réfugier dans les Asturies, dès le règne d’Ordoño Ier, roi des Asturies (en 850), sont nombreux. Ces mozarabes apportent avec eux le savoir isidorien, c’est-à-dire le patrimoine culturel de la chrétienté de Tolède et de la province romaine de Bétique (l’Hispania Baetica, du nom latin du fleuve Guadalquivir). Ce savoir était contenu dans des textes mais relevait aussi de la tradition orale. Parmi les sources écrites, il y avait bon nombre de codex historiques et géographiques et pas seulement religieux. Les clercs de l’Église étaient évidemment ceux qui transportaient ce patrimoine, ceux qui jouaient le rôle de passeurs de la tradition culturelle hispano-gothique. Lorsqu’on parle d’hellénisation de la culture islamique, il ne faut pas se tromper, nous dit Fanjul. Celle-ci fut brève et limitée à quelques milieux éclairés. Elle fut totalement éradiquée par les Almoravides (en 1086) et par les Almohades (en 1146). En ce qui concerne la transmission du patrimoine hellénistique à une époque ultérieure – au XIIIe siècle –, un point capital doit être relevé. Les études et les traductions réalisées entre le XIIe siècle et la moitié du XIIIe siècle30, avant et après Alphonse X le Sage (roi de Castille et de Léon, de 1252 à 1284), n’avaient pas pour fin de connaitre, d’admirer, ou d’adopter les réalisations culturelles de l’islam et encore moins les croyances musulmanes. Il s’agissait de transmettre à la Castille et à l’Europe latine les connaissances helléniques qui avaient été assimilées par les musulmans. C’est la raison pour laquelle les philosophes (par exemple l’irakien al-Kindi, l’iranien al-Fârâbî, le persan Avicenne, le natif de Cordoue Averroès, les juifs Ibn Gabirol, né à Malaga, et Maïmonide, né à Cordoue), furent préférés aux théologiens, aux ésotéristes, aux juristes et aux mystiques31. Dans son Discours de réception à l’Académie royale d’histoire, Fanjul
consacre des commentaires très denses et très documentés à la transmission des anciennes sciences grecques à l’Europe par les musulmans d’Hispanie et par les autres voies essentielles que furent la cour carolingienne, l’empire germanique d’Oton, la Sicile, Rome et Constantinople (VIIIe, IXe et Xe siècles)32. À cette occasion, il enfonce un peu plus le clou : « Qu’on le veuille ou non, sur le plan religieux, l’Europe n’a pratiquement rien pris de l’islam, ni des dogmes, ni des arguments théologiques, ni des références textuelles […] elle n’a rien pris non plus dans le domaine juridique, institutionnel ou politique »33. Au lendemain de la prise de Grenade et pendant tout le XVIe siècle, la liste des œuvres (romans, comédies théâtres, musique) composées en Europe pour glorifier l’exploit des Rois catholiques, est extrêmement nourrie. Au XVIIe siècle, bien des livres exaltent encore l’épopée de la Reconquête, notamment en France et en Angleterre, mais ils critiquent désormais âprement la puissance impériale espagnole. Aux XVIe et XVIIe siècles, l’Espagnol est perçu à l’étranger comme grave, sérieux, orgueilleux, réfléchi et amoureux de l’ordre. Mais dès le XVIIIe siècle, la description flatteuse cède la place à un portrait calomnieux et réprobateur, celui d’un être passionné, frénétique désorganisé et imprévisible. Fanjul le montre bien : la propagande anti-espagnole prétend désormais fixer les traits caractéristiques, a-historiques et inaltérables de l’Espagnol. Parmi eux, la condition d’héritier d’al-Andalus occupe bien sûr une place privilégiée 34. L’Espagnol, est inquiétant, sinon inférieur ; il est considéré comme inextricablement lié aux maures. Et cela, paradoxalement, en dépit de tous les efforts que font les autorités et le peuple espagnols pour éliminer les vestiges matériels et spirituels du prétendu « sang maure » (on sait la prolifération au XVIe siècle des enquêtes de pureté de sang pour empêcher les nouveaux convertis d’occuper certains métiers et certaines fonctions de l’enseignement et de l’administration ; des statuts adoptés par de nombreuses institutions publiques ou privées en dépit des avis contraires du Pape). Les lettrés et les philosophes italiens de l’époque ne sont pas moins critiques. Ils reprochent aux Espagnols d’être de mauvais chrétiens en raison de leur fond hébraïque et mauresque. Luther, féroce antisémite, les assimile aux maures et aux juifs. Ulrich von Hutten, humaniste et grand propagandiste
de la Réforme, laisse libre cours à ses obsessions. Les Espagnols sont, selon lui, des mamelouks, des marranes, des paresseux, des traitres et des porcs. Les libelles publiés à Frankfort, le centre éditorial ou pullulent protestants et juifs qui ont fui la domination espagnole, ne se comptent pas. En France, au XVIIIe siècle, l’encyclopédiste Masson de Morvilliers, qui ignore tout de la culture de la péninsule, pose la question : « Mais que doiton à l’Espagne ? Et depuis deux, quatre, dix siècles ? Qu’a-t-elle fait pour l’Europe ? » Et on devine sa réponse : rien !35 Effacé l’humanisme de la Renaissance et tout le « Siècle d’or », l’époque de la culture classique espagnole des XVIe et XVIIe siècles… Gommé le mouvement de la Ilustración au XVIIIe siècle, le réformisme de l’Espagne des Lumières de Philippe V à Charles IV… Au XIXe siècle, les Espagnols afrancesados, partisans des Lumières, importent l’idée que le fanatisme chrétien a détruit la tradition de tolérance religieuse. Ce fanatisme chrétien aurait, selon eux, étouffé la tradition industrieuse féconde et créatrice d’un peuple de poètes, d’artisans et de chevaliers. L’intelligence, le travail et le sens de l’honneur auraient été alors abandonnés au profit de la brutalité la plus stupide36. Toujours au XIXe siècle, le voyageur parisien, Théophile Gautier, aveuglé par les inévitables stéréotypes, constate devant Irun, ville du Pays Basque espagnol, que « tout est blanchi à la chaux selon l’usage arabe ». Valladolid est selon lui « une ville propre élégante, et se ressentant déjà de la proximité avec l’Orient »37. L’Espagne est tenue pour une nation semi-africaine. À la même époque, le peintre finlandais Edelfelt déclare : « Les maures ont laissé tant d’œuvres magnifiques que je ne saurais dire s’il y aurait encore grandchose si on effaçait ces 700 ans de domination arabe »38. Exit donc, le riche patrimoine artistique chrétien, l’art roman, le millier de monastères, les splendides cathédrales, les palais de la renaissance, le baroque, etc. Pendant des décennies, les voyageurs romantiques ne cessent de répandre leur arabophilie et leur maurophilie littéraire dans toute l’Europe. Tous ou presque tous, répètent à l’envi que les coutumes espagnoles sont différentes des coutumes européennes parce qu’elles sont en grande partie d’origine arabe. À les entendre ce qui a vraiment tout gâché c’est le feu corrupteur du catholicisme inquisitorial39. L’Espagne sous la domination des romains puis
des maures était un Eden, un jardin d’abondance et de délices. Les chrétiens espagnols n’ont apporté que ruine et désolation. Tous les grands épisodes qui jalonnent l’histoire d’Espagne auraient été marqués par les pires calamités : la Reconquête, un exemple de fanatisme religieux ; la conquête de l’Amérique, un modèle de pillage et de génocide40 ; les guerres européennes de la Réforme et de la Contreréforme, une manifestation extrême d’intolérance, de sauvagerie et de violence… L’Histoire le démontre, les pays qui exercent une hégémonie mondiale ou continentale font tôt ou tard l’objet d’une légende noire. Mais la propagande antiespagnole a été singulièrement mordante, agressive et malhonnête41. Marqués par les théories positivistes, laïcistes, matérialistes et racialistes de leur époque, les voyageurs romantiques du XIXe siècle inventent un type physique arabe qu’ils veulent voir dans l’espagnol. Ils méconnaissent totalement l’histoire de l’Espagne et ignorent que les repopulations du territoire ont laissé peu de place aux descendants des musulmans. Ils ne savent pas davantage ou feignent de ne pas savoir que ces musulmans d’Hispanie descendaient pour leur immense majorité d’hispano-romains et d’hispano-wisigoths convertis à l’islam. Le phénotype moyen des hispanoromains et hispano-wisigoths est demeuré stable depuis l’époque romaine. Il peut difficilement être « arabe ». L’entrée d’un total de 30 000 à 50 000 guerriers arabes et berbères sur 4 à 5 millions d’habitants ne pouvait pas modifier substantiellement la composition raciale de la péninsule. Et cette situation de disproportion s’est maintenue jusqu’au XVIe siècle (de 3 à 4 millions au VIIIe siècle la population est passée à 5 millions au XVe et à 8 millions au XVI-XVIIe siècles). Si le métissage s’était vraiment produit à grande échelle, commente Fanjul, le choc de deux cultures aurait été impossible par manque de base sociale pour la confrontation et cela quelque soit la volonté du pouvoir politique et du bas clergé42. À coté de ce prétendu « physique arabe », il existe toute une mythologie espagnole de carton pate, avec ses inévitables gitans, et même ses indigènes païens qui auraient repeuplés une partie de l’Espagne après l’expulsion des Morisques. Mais par bonheur, il y a encore des historiens honnêtes et rigoureux, qui osent dire la vérité sur le paradis et la non-discrimination d’alAndalus ; qui ont le courage de dire que le musulman se déplaçait à cheval et le chrétien avec un âne ; qu’un chrétien qui tuait un musulman, même en cas
de légitime défense, était immanquablement condamné à mort, alors que cette règle ne s’appliquait pas dans le cas inverse ; que le témoignage d’un chrétien contre un musulman n’était pas recevable devant un tribunal ; qu’un chrétien devait se lever lorsqu’un musulman entrait et qu’il ne pouvait le croiser que du côté gauche, considéré comme maudit ; qu’un chrétien ne pouvait pas avoir de serviteurs musulmans ni une maison plus haute que celle d’un musulman sans être obligé de la démolir ; qu’une église lorsqu’elle n’était pas rasée devait être plus basse que la mosquée ; que le chrétien dhimmi devait payer un impôt plus élevé et indépendamment de sa fortune parce qu’il était chrétien ; que les amendes infligées pour les mêmes infractions étaient inférieures de moitié pour les musulmans ; que les mariages mixtes entre les membres des populations soumises et islamisées et les femmes arabes étaient quasiment impossibles et absolument interdits entre musulmans et païens (musrikies) ; que la soumission de la femme aux hommes de sa famille était totale ; que l’intransigeance avec les autres religions était insoutenable… Abordons maintenant un thème moins douloureux et beaucoup plus favorable à l’Hispanie musulmane. Que reste-t-il de l’art hispano-musulman dans la culture espagnole actuelle ? Quelques monuments impressionnants ont survécu aux dommages du temps. Leur impact visuel donne un poids incontestable à l’idée d’une pénétration de l’art arabe dans la culture espagnole. Mais il faut préciser ici ce qu’est ce patrimoine architectural hispano-musulman, hispano-mauresque ou hispano-arabe. Pour cela, il faut répertorier plusieurs types d’architecture. Premièrement, l’art califal, limité au IXe et Xe siècle. Le centre quasi exclusif de cet art est Cordoue avec un monument unique, la Mosquée-Cathédrale (dont les colonnes romaines ont été récupérées et les mosaïques posées à partir du savoir faire byzantin). À Tolède on trouve aussi la Mosquée Ermitage du Christ de Lumière. Deuxièmement, il faut citer l’art almohade qu’illustre la Giralda de Séville (fin du XIIe siècle) et, plus tard, l’art nasride, avec le Palais de l’Alhambra de Grenade du XIVe siècle. Enfin, troisièmement, il faut distinguer deux arts syncrétiques : l’art mozarabe, survivance de l’art hispano-visigotique (des Xe et XIIe siècles), et l’art mudéjar, art beaucoup plus répandu, art aux caractéristiques à la fois chrétiennes et arabes. Cet art mudéjar s’est développé du XIIIe siècle au XVe siècle, dans les territoires reconquis par les
chrétiens. Les exemples d’art mudéjar sont : l’Alcazar de Séville, la Synagogue El Tránsito de Tolède ou le Palais de l’Aljaferia à Saragosse. Cela étant dit, il faut aussi souligner que les limites entre l’art hispanique antérieur et postérieur à l’occupation arabe ne sont pas claires. Les deux étapes, nous dit Fanjul, sont intimement liées et doivent une bonne part de leur esthétique à la production gothique. C’est le cas de l’église de Melque de Cercos (commune de Ségovie) ou des éléments primitifs du monastère Saint-Jeande-la-Peña (province de Huesca), qui comportent de nombreux arcs outrepassés (arc en fer à cheval). Ces arcs ne sont pas le produit de l’influence mauresque mais de la tradition wisigothique. Ajoutons pour être complet, que ce ne sont pas seulement cinq ou six monuments remarquables qui nous sont parvenus, mais un nombre relativement important d’anciennes mosquées (une dizaine qui ont été souvent réutilisées comme églises et qui avaient été parfois avant des temples romains ou des églises wisigothiques), des ruines de palais, des bains, des forteresses, etc. Tout cela est bien connu. Mais cet ensemble de constructions éparses et datées, relevant d’époques très différentes, ne dépasse pas les limites de l’« architecture érudite », d’une architecture aujourd’hui morte. Qu’en est-il alors de l’architecture populaire hispano-musulmane, c’est-à-dire des traces vivantes ? Ces traces sont extrêmement rares. Fanjul rappelle que l’étroitesse des rues et des maisons, dans les centres urbains des époques passées, n’est pas une spécificité du monde hispanomusulman, mais un phénomène généralisé dans toute l’Europe. Les constructions à partir de terres argileuses que l’on retrouve en des endroits très différents de la péninsule ne sont pas davantage le résultat d’une influence arabo-musulmane. Des documents attestent l’existence d’habitations et de murs en pisé depuis le premier âge du fer. La tuile, objet d’origine romaine, domine dans l’habitat de tout le pays, Andalousie comprise. Les toitures sous forme de terrasse n’existent que dans les zones à faible pluviosité. Il n’y a qu’une seule exception : l’habitat de la région des Alpujarras. L’habitat typique d’Estrémadure se retrouve dans les provinces de Huelva et de Cordoue, tandis que la province de Jaén est influencée par l’habitat castillan. À vrai dire, souligne Fanjul, il n’existe pas de maison andalouse typique qui soit le modèle de tout un habitat régional. Lorsque l’on pense aux grilles à avant-toit et aux patios « andalous », on se réfère en réalité
au modèle sévillan et cordouan qui est inspiré (en ce qui concerne le patio) de la domus romaine telle qu’elle est reprise au XVIe et XVIIe siècle. Le prototype sévillan de « maison populaire andalouse » (que l’on retrouve rarement à Almería ou Jaén) ne présente aucun élément arabe. Même la blancheur des murs ne donne aucune indication en ce sens car elle n’est pas le monopole de l’Afrique du Nord. Fanjul écrit des pages définitives sur la prétendue présence voire empreinte socio-culturelle des arabes en Amérique avant le XIXe siècle43. Les élucubrations littéraires sur les « réminiscences arabes » dans la langue et la culture populaire traditionnelle espagnole ne résistent pas davantage devant la solidité de ses connaissances. On répète ad nauseam qu’il existe un vocabulaire espagnol très conséquent dont la racine est arabe. Cette influence linguistique serait soi-disant un argument de plus en faveur de la thèse du legs arabo-musulman. Mais en réalité, cette influence est très marginale. Voilà ce qu’en dit Fanjul, résumant ses travaux : « La phonétique, la prosodie, la morphosyntaxe de l’espagnol n’ont rien d’arabes. Rien ! Dans le lexique vivant il subsiste 450 mots vraiment en usage, bien qu’il y ait environ 950 étymons, qui, avec les dérivés composent un total de 3 000 vocables, auxquels il faut ajouter environ 2 000 toponymes. C’est très peu en proportion, et d’autant moins qu’il s’agit d’un vocabulaire qui se rapporte à des techniques médiévales (agricoles, armes, construction) qui ont été remplacées ou sont en net recul. Il n’y a pas non plus de lexique d’origine arabe à signification spirituelle ou abstraite, ce qui est très révélateur »44. Les influences arabo-musulmanes dans les domaines alimentaires, vestimentaires, des fêtes populaires, de la musique (de la topographie et de la toponymie) sont tout aussi limitées. Fanjul montre, là encore avec une érudition sans faille, que dans ces domaines les origines arabo-musulmanes sont marginales alors que les filiations latino-germaniques et chrétiennes sont prédominantes voire écrasantes. Un exemple cocasse : le flamenco et le cante jondo. Ce chant typiquement andalou des gitans serait, selon certains, d’origine arabe. Mais ceux qui le disent oublient qu’il n’y a aucun pays arabe où on chante et où on danse de cette manière. Quant aux gitans des Balkans, ils ne chantent pas et ne dansent pas non plus de la même façon. En réalité, les coplas flamencas n’ont pas
plus de deux siècles. Elles datent des XVIIIe et XIXe siècles. Le flamenco n’a commencé à intéresser l’aristocratie libérale, qui prétendait alors s’encanailler, qu’au XIXe siècle. À cette époque, il n’était pas du tout en odeur de sainteté dans le peuple. La danse populaire était la jota, mais certainement pas le flamenco qui n’est devenu populaire que bien plus tard, au XXe siècle45. Un mot enfin sur trois thèmes polémiques, que Fanjul affronte sans chercher à les esquiver : l’expulsion des juifs, en 1492, l’expulsion des Morisques, en 1609, et le déclin de l’Espagne, à partir de la fin du XVIIe siècle. À la veille de l’expulsion, ordonnée par les Rois catholiques à Grenade, en 1492, il y avait en Espagne environ 200 000 juifs. Près de la moitié, souvent les plus riches et les plus cultivés dont un bon nombre de rabbins, acceptèrent de se convertir au christianisme pour rester dans le pays ; les autres, entre 80 et 100 000 préférèrent l’exil. À peine un tiers retournèrent plus tard en Espagne en déclarant s’être fait baptisés. Les auteurs modernes condamnent à l’unanimité cette expulsion parce qu’elle fut un drame social et un acte cruel. Mais il revient à l’historien de l’expliquer sans pour autant la justifier. Il faut d’abord rappeler que les Juifs avaient été expulsés du Royaume d’Angleterre par Edouard Ier en 1290, du Royaume de France par Philippe Auguste et Philippe IV en 1182, 1306, 1321 et 1394, de l’Archiduché d’Autriche en 1421, et des duchés de Parme et de Milan en 1488 et 1490. Le cas de l’Espagne n’était donc pas aussi isolé et « révélateur d’un climat » que le prétendra la légende noire antiespagnole. Beaucoup d’auteurs voient également dans cette expulsion une calamité socioéconomique et même l’origine du déclin de l’Espagne. L’évènement ne fut cependant pas perçu de cette façon à l’époque puisque l’Université de la Sorbonne félicita les Rois catholiques. Cela dit, les dommages économiques doivent être relativisés ou remis en perspective. Les juifs les plus riches choisirent majoritairement de rester en Espagne. Quant au déclin de l’Espagne, il ne commença pas en 1492 mais cent cinquante ans plus tard. Autre donnée à prendre en compte : à la veille de l’expulsion, les juifs convertis au christianisme étaient au nombre de ceux qui faisaient le plus pression sur les autorités pour l’obtenir. Ces derniers alléguaient que les
judaïsants, « faux chrétiens », étaient nombreux en raison de l’influence et du prosélytisme des juifs pratiquants. Le dominicain, Tomas de Torquemada, un juif converti, confesseur de la reine Isabelle la Catholique et premier Inquisiteur général de Castille et d’Aragon était l’un des principaux avocats de l’expulsion. Les Rois catholiques, la haute noblesse et le haut clergé étaient plutôt réservés. Ils étaient même parfois les protecteurs et amis des juifs (les rabbins Abraham Senior et Isaac Abravanel, pour ne citer qu’eux, étaient des financiers de la cour et des conseillers des Rois catholiques ; c’est un financier juif, Luis de Santangel, qui a signé le 17 avrill 1492 les « Capitulations de Santa Fe », contrat entre Christophe Colomb et les Rois catholiques). Mais la principale préoccupation était la pleine intégration des juifs convertis ; une intégration qui était d’autant plus difficile qu’ils étaient suspects aux yeux d’une grande partie du peuple. Cette méfiance populaire reposait fondamentalement sur trois facteurs : l’accusation de déicide, l’exercice du prêt et de l’usure et la pratique rigoureuse de l’endogamie. Elle se traduisait par des tensions sociales périodiques, ce que précisément les Rois catholiques voulaient le plus éviter. La conversion des juifs de stricte observance se révélant impossible, l’expulsion fut finalement considérée comme la seule solution pour parvenir à intégrer pleinement les juifs convertis. Fanjul mentionne l’expulsion des juifs, sans s’étendre davantage sur un sujet qui n’est pas au centre de son champ d’étude, mais il consacre en revanche de précieux développements à l’expulsion des Morisques46. La cour de Philippe III est restée longtemps divisée entre modérés et partisans de la solution radicale. Le roi a hésité pendant près de dix ans avant d’ordonner l’expulsion. Environ 275 000 Morisques ont été expulsés et transférés, entre 1609 et 1614, pour la plupart dans les possessions espagnoles d’Afrique du nord. En dehors des motivations religieuses voire idéologiques, de l’antipathie pour une communauté fermée qui tendait à l’endogamie, et, plus accessoirement, des arguments économiques (le niveau socio-économique moyen des Morisques étant nettement plus bas que celui des juifs), les Espagnols avaient trois raisons concrètes de se défendre contre les Morisques. Il y avait d’abord, les révoltes répétées des Morisques, dès 1492, surtout en haute Andalousie. La rébellion sanglante des Alpujarras, sur le
flanc sud de la Sierra Nevada entre Grenade et Almería, dura près de trois ans (1568-1571). L’historien et anthropologue, Julio Caro Baroja, insiste sur l’absence de « ductilité » du Morisque, sur son « incapacité à s’accommoder d’une situation de biculturalisme comme le judaïsant »47. Il y avait ensuite, la piraterie, le brigandage, la complicité et la participation des Morisques à la pénétration des Turcs et des barbaresques sur le territoire espagnol. En plein XVIe siècle, Alger extorquait plus de 100 000 pesos or annuels à l’Espagne pour le rachat de captifs chrétiens. Il y avait enfin, la méfiance à l’égard des Morisques en raison de leur collaboration et de leur connivence avérées avec les protestants d’Europe et les royaumes ennemis déclarés de l’Espagne. Ainsi, malgré la conversion au catholicisme d’Henri IV, les Morisques valenciens dirigèrent au roi de France, en 1602, un mémoire dans lequel ils lui demandaient de soutenir leur liberté religieuse et de les libérer de l’oppression. Les Morisques offraient en contrepartie une armée de 60 000 hommes et assuraient : « ne vouloir obéir qu’à la volonté de SM le roi de France ». Des agents ou espions français furent arrêtés à Valence, notamment Monsieur de Panissaud et Pascal de Saint-Estève. Dernier sujet de débats et de controverses interminables : la perte d’influence ou la décadence de l’Espagne. Parmi les causes de ce déclin, une série de facteurs endogènes et exogènes ont été infiniment plus décisifs que les expulsions de populations en 1492 et 1609. Reprenant pour l’essentiel les travaux de l’historien britannique John Elliott, Fanjul cite plusieurs raisons48 : – Les impôts excessifs qui ruinèrent et dépeuplèrent le royaume de Castille au cours du XVIe siècle. – La terrible épidémie de peste de 1599-1600 et ses effets de dépopulation et de manque de main d’œuvre. – L’exode rural vers les villes qui généra une pénurie de produits agricoles. – Le puits sans fond des dépenses creusées par les guerres de religion en Europe. – L’insuffisance des envois de métal d’argent d’Amérique, qui ne couvraient qu’une faible partie des dépenses (moins du ¼ du budget annuel). – Enfin, la dépendance croissante des importations provenant du nord de l’Europe. La véritable inflexion date de 1643, le déclin s’accélérant par la suite sous Charles II dit l’ensorcelé (1665-1700), puis, sous le règne des Bourbons. Une interprétation somme toute fort éloignée des inévitables clichés sur l’Empire guerrier, despotique, mercantiliste et intolérant, dominé par une caste oisive obsédée par la hidalguia.
On en finirait pas de présenter les données, les informations et les arguments développés au fil des pages de ce livre. L’abondance des sources, la qualité de la documentation, la rigueur de l’analyse et la clarté de l’exposition sont impressionnants. Mais ce qui frappe le plus chez Serafín Fanjul c’est le courage et la probité scientifique. Sa force est de ne jamais quitter le solide terrain des faits historiques vérifiés. Luttant résolument contre les falsifications et les manipulations de l’Histoire, il honore sa profession.
1 La polémique sur la titularité de la propriété est régulièrement alimentée depuis décembre 2014. La Cathédrale de l’Assomption de Notre Dame de Cordoue a été établie sur la mosquée construite à partir de 785 par Abd alRahman Ier, fondateur omeyyade de l’émirat. Cette mosquée avait elle-même été élevée sur l’emplacement de la Basilique Saint Vincent Martyr, du VIe siècle, en réutilisant une partie de ses matériaux. Consacrée cathédrale, en 1283, ce temple chrétien a fait l’objet d’importants travaux et altérations en 1523. L’Église en est propriétaire depuis la reconquête de Cordoue par le roi Ferdinand III (Saint Ferdinand de Castille), en 1236. 2 La violence des réactions lors de la publication du livre de Gougenheim, la façon dont ses thèses ont été discutées et les étiquettes infamantes qui ont été utilisées pour pétitionner contre lui, donnent une piètre image des conditions du débat intellectuel en France. L’ouvrage collectif Les Grecs, les arabes et nous. Enquête sur l’islamophobie savante, 2009, qui prétend répondre aux arguments de Gougenheim, regorge d’idées tendancieuses, de jugements à l’emporte-pièce, de procès d’intention et d’invectives. Il incarne à la perfection l’esprit de la Tchéka. En 2012, j’avais interrogé l’auteur du présent livre, Serafín Fanjul, sur cette polémique haineuse. Voici sa réponse : « Le livre de Gougenheim est excellent, bien structuré, magnifiquement documenté, et c’est ça qui fait mal. Comme il est difficile de le contredire, avec des arguments historiques, on a recours à l’attaque personnelle. Une vieille méthode ! Il fait preuve d’un grand courage (d’ailleurs indispensable à l’heure actuelle) en remettant en cause des tabous et des routines sacralisées. L’étude et la pensée doivent être libres ; elles ne sauraient être soumises à la tyrannie du politiquement correct, ce complexe qui nous est venu de l’Université nord-américaine, et qui asphyxie jusqu’à la liberté d’expression.
C’est un comble ! ». 3 Al-Andalus ne doit pas être confondu avec l’Andalousie. En arabe, alAndalus désigne toute l’Hispania musulmane (c’est-à-dire jusqu’au fleuve Douro, la frontière du Nord au Xe siècle, ou seulement le royaume de Grenade au XIVe siècle). Le vocable Andalucia (Andalousie), n’est utilisé en espagnol que dans le courant du XIIIe siècle. C’est la conséquence de la conquête castillane de la vallée du Guadalquivir. Jusqu’en 1833 (date de l’actuelle division des provinces), l’Andalousie était seulement la partie occidentale, avec la vallée du Guadalquivir (Huelva, Séville, Cadix, Cordoue et Jaén). L’Andalousie orientale, l’ancien royaume de Grenade (Grenade, Malaga et Almería), constituait jusqu’alors une unité politique et administrative différenciée. L’unité de l’Andalousie (occidentale et orientale) date du début du XIXe siècle. 4 Un exemple récent d’écrit fictionnel est le livre d’Elysabeth Drayson, The Moor’s Last Stand : How Seven Centuries of Muslim Rule in Spain Came to an End, Londres, Profile Books, 2017. Selon Drayson la victoire des chrétiens contre Boabdil ne marquerait rien moins que « la fin de sept siècles de vie le plus souvent pacifique et profitable à tous ». Un autre exemple d’ouvrage tendancieux est celui du lexicologue et socialiste, ancien inspecteur de l’éducation nationale, Jean Pruvost, Nos ancêtres les arabes. Ce que notre langue leur doit, Paris, J-C. Lattès, 2017. 5 Les Morisques sont les musulmans convertis au christianisme de gré ou de force après la fin de la Reconquête. Les mudejares sont les musulmans vivant dans la zone chrétienne pendant la Reconquête. 6 María Jesús Viguera Molins, “Cristianos, judíos y musulmanes en España”, in Cristianos, musulmanes y judíos en la España medieval : de la aceptación al rechazo / Julio Valdeón Baruque (dir.), 2004, p. 50. Dario Fernández-Morera, professeur à la Northwestern University, auteur de The Myth of the Andalusian Paradise : Muslims, Christians and Jews Under Islamic Rule in Medieval Spain, Intercollegiate Studies Inst., 2016, n’est pas moins catégorique : « […] l’exaltation d’al-Andalus a un double avantage, favoriser subrepticement le multiculturalisme et déprécier la chrétienté, qui est l’une des fondations de la civilisation occidentale » (« The Myth of the Andalusian Paradise », Intercollegiate Review, Fall 2006, https://home.isi.
org/myth-andalusian-paradise). 7 Voir la déclaration du professeur, Rafael Sánchez Saus, à l’occasion de la publication de son livre Al-Andalus et la Croix (2016) : “Los musulmanes implantaron un « régimen perverso » en Al-Andalus para « la humillación » de los cristianos”, EFE / Madrid et Journal ABC, 13/01/2016. 8 Serafín Fanjul, “El mito de las tres culturas” in La quimera de alAndalus, Madrid, Siglo XXI, réimpression 2006, p. 28-29 et “La época de alAndalus fue terrorífica”, La Opinión de Málaga, 27/07/2015. 9 Siglo XXI a longtemps été l’éditeur espagnol emblématique de la pensée socialiste et marxiste. 10 Le discours de réception de Serafín Fanjul, Al-Andalus, una imagen en la Historia, suivi d’une réponse de l’helléniste Francisco Rodríguez Adrados, a été publié par la Real Academia de la Historia, en 2012. 11 Voir les explications de l’auteur dans sa « Préface pour le lecteur francophone ». 12 En ce début de XXIe siècle, le « drame » de l’Espagne s’explique par des raisons spécifiques et générales. L’Espagne moderne, démocratique, et multinationale, l’Espagne dénationalisée, agrégat de territoires, « patrie commune et indivisible de tous les Espagnols » qui « reconnait et garantit le droit à l’autonomie » s’est construite sur le rejet absolu de la dictature franquiste ce qui n’a pas été sans conséquences pour les nouveaux courants historiographiques. Depuis la fin de la période de « Transition » (1975-1982), l’idéologie dominante célèbre le « fluidisme » théorico-historique absolu (la constante mise en valeur des interrogations, des ruptures et des discontinuités historiques) et prône la mythification / sacralisation de la Constitution de 1978. Pendant des décennies, la « rhétorique essentialiste », les stéréotypes du passé, la longue mémoire et la valorisation de la continuité, ont été inlassablement dénoncés et raillés. Simultanément, le « drame » de l’Espagne moderne s’est révélé semblable à celui des autres grandes nations européennes : il n’y a plus de projet suggestif de vie en commun, plus de sentiment collectif d’appartenance à une unité de destin. D’une part, le patriotisme ou nationalisme historico-culturel et le nationalisme ou patriotisme constitutionnaliste, voire leur combinaison ou conciliation, ont
cessé d’exercer leur attrait sur la majorité du peuple. D’autre part, l’idée d’une Europe libre-échangiste, multiculturaliste, vassale, sans cadre géographique, historique, et culturel, portée par une élite mondialisée, déconnectée de la réalité, a cessé de séduire et a été discréditée en moins de vingt cinq ans. Le résultat est aussi déconcertant qu’inquiétant. 13 Depuis quelques années, plusieurs « intellectuels » espagnols, très médiatisés, ont atteint le niveau zéro de la réflexion et du débat intellectuels. À titre d’exemples, on citera ici quatre déclarations édifiantes : celle du romancier Rafael Sánchez Ferlosio (fils du théoricien phalangiste Rafael Sánchez Mazas) : « Je hais l’Espagne depuis toujours » (Efe, 30 septembre 2008) ; celle de l’essayiste, Fernándo Savater, « Moi l’idée d’Espagne j’en ai rien à foutre […] c’est une idée pour les semi-curés et les fanatiques » (Efe, 15 novembre 2005 ; la traduction française « rien à foutre » n’étant qu’une version très « soft » du « me la suda » en espagnol) ; celle du romancier et académicien, Javier Marias (fils du très orteguien Julián Marias) : « La marque Espagne je m’en fiche […] cette question de patrie me gonfle » (Efe, 30 mai 2012) ; ou enfin, celles du romancier, islamophile, Antonio Gala : « La Reconquista est une illusion ». « L’histoire de l’Espagne est un grand mensonge » (El País, 9 mai 1984 et La Jornada, 31 mars 2007). A entendre ces polémistes et leurs émules, la question historicophilosophique de l’Espagne serait dépassée et n’intéresserait que quelques fascistes ou franquistes fanatiques. Mais cette attitude est d’autant plus stupide, absurde et affligeante, qu’elle fait fi de l’œuvre immense des principales figures intellectuelles de l’Espagne des deux derniers siècles, dont les convictions étaient, pour la plupart, républicaines ou démocrates (Seule une minorité d’entre eux défendait la vision « catholique-traditionnelle de l’Espagne » et à peine une ou deux individualités se réclamaient du fascisme européen, dans sa double version réactionnaire ou révolutionnaire). Le thème de l’être ou de l’identité de l’Espagne est en effet présent dans une bonne centaine d’ouvrages importants, dont les auteurs, historiens, philosophes et économistes, ont pour noms : Feijoo, Cadalso et Ponz (au XVIIIe siècle), Balmes, Costa, Ganivet et Menéndez y Pelayo (au XIXe siècle), Gumersindo de Azcárate, Giner de los Ríos, Unamuno, Ortega y Gasset, Maeztu, Baroja, Azorín, Menéndez Pidal, José Maria Sallaverria, les frères Machado, Valle Inclán, Zuloaga, Perez de Ayala, Araquistain, Marañon, D’Ors, Gimenez
Caballero, Madariaga, Américo Castro, Sanchez Albornoz, García Morente, Laín Entralgo, Calvo Serer, Maravall, Francisco Ayala, Caro Baroja, (au XXe siècle) et, plus récemment (au tournant du XXIe siècle), Julián Marias, Luis Suárez Fernández, Juan Pablo Fusi, Gustavo Bueno, Fernández Sanchez Drago et bien d’autres encore. 14 Cette question fait l’objet de débats, mais je partage le point de vue de l’historien américain, Stanley Payne, qui écrit à ce propos : « Il n’y a pas dans le monde d’Histoire plus extraordinaire ni plus grande que celle de l’Espagne. Le processus de récupération et de création, que résume le mot Reconquête, du moins si l’on prend en compte toutes ses dimensions, est un événement absolument unique dans l’histoire ; il aurait donné à l’Espagne, et à lui seul, une place éminente et sans précédent dans l’Histoire universelle, et cela quand bien même elle n’aurait jamais posé le pied ni laissé de trace en Amérique. La marque la plus distinctive de l’Histoire d’Espagne est son histoire médiévale presque davantage que son histoire impériale ». Stanley Payne « Discurso de investidura como Doctor Honoris causa por la Universidad Rey Juan Carlos », in La Albolafia, revista de humanidades y cultura, n° 11 extra, juin 2017, p. 41. 15 Le régénérationnisme est un mouvement intellectuel espagnol du tournant du XXIe siècle qui entend étudier objectivement et scientifiquement les causes de la décadence de l’Espagne. L’un de ses principaux représentants est l’aragonais Joaquín Costa. 16 Parmi les nombreux historiens médiévistes et arabistes espagnols, outre l’auteur du présent livre et les auteurs « classiques » que sont Miguel Asin Palacios et Ramón Menendez Pidal, il faut citer : Eloy Benito Ruano, Agustín Alcázar Segura, Miguel Cruz Hernández, Luis Agustín García Moreno, Alejandro García Sanjuan, Miguel Ángel Ladero Quesada, José María Minguez, Emilio Mitre Fernández, Manuel Alejandro Rodríguez de la Peña, Juan Ignacio Ruiz de la Peña, Rafael Sánchez Saus, Luis Suárez Fernández, Julio Valdeón Baruque et José Luis Villacañas. Sur la Reconquista, les travaux de vulgarisation scientifique du journaliste José Javier Esparza sont particulièrement appréciés du grand public. En France, outre les défunts auteurs « classiques » que sont Évariste Lévi Provençal (Makhlouf Évariste Lévi), Louis Massignon, Henri Terrasse, Albert de
Circourt, Fernand Braudel ou Jacques Heers, une bonne douzaine d’universitaires occupent aujourd’hui le terrain. Ils ont pour chefs de file Pierre Guichard, Louis Cardaillac, André Bazzana et Patrice Cressier (Voir : Sénac, Philippe. « Al-Andalus en la historiografía francesa : un breve balance de la cuestión ». Miscelánea de estudios árabes y hebraicos. Sección Árabe-Islam. Vol. 63 (2014), p. 319-333). Parmi les titres publiés en français signalons trois synthèses : Al-Andalus : 711-1492. Une histoire de l’Espagne musulmane, de Pierre Guichard (Hachette, 2000), l’Histoire médiévale de la péninsule Ibérique, d’Adéline Rucquoi (Paris, Seuil, 1993) et L’Histoire de la Reconquista, de Philippe Conrad (PUF, 1999). Voir aussi l’ouvrage collectif : Manuela Marín (dir.), Al-Andalus/España. Historiografías en contraste. Siglos XVII-XXI (Casa de Velázquez, 2009). 17 Manuel González Jiménez, “Re-conquista ? Un estado de la cuestión”, in Eloy Benito Ruano (Coordinador), Tópicos y realidades de la Edad Media I, Madrid, Real Academia de la Historia, 2000, p. 173. Voir aussi Emilio Mitre Fernández, “La Historiografía sobre la Edad Media” in José AndrésGallego (Coord.), Historia de la historiografía española, Madrid, Ediciones Encuentro, 1999. 18 M. A. Ladero Quesada, La España de los Reyes Católicos, Madrid, Alianza Editorial, 2008, p. 14. 19 Dans son Historia de regibus Gothorum, Vandalorum et Suevorum (619), Saint Isidore de Séville explique que les rois wisigoths concevaient l’Hispanie romaine comme une unité. Il se réfère à la Laus Spaniae dans un chapitre introductif et nomme roi de “totius Spaniae”, le roi Swinthila (621631), qui a expulsé les Suaves et les Byzantins. Isidore de Séville, né en 560 ( ?) à Carthagène et mort à Séville en 636, enseignait la philosophie d’Aristote bien avant que les arabo-musulmans n’envahissent l’Hispanie. Son œuvre majeure Etymologiae ou « Les origines », est une encyclopédie (en 20 volumes), une synthèse du savoir antique. Très populaire durant le Moyen Âge, avec plus de 1000 manuscrits conservés, cette œuvre sera rééditée à la Renaissance. 20 L’arianisme affirme que si Dieu est divin, son Fils est humain, mais un humain disposant d’une part de divinité. 21 Pour donner une vision complète des travaux de l’auteur sur le sujet,
nous nous référons ici à la fois à ses deux volumes, La quimera de alAndalus, Madrid, Siglo XXI 2004, 4° réimpression 2006 (dont la traduction fait l’objet du présent livre) et Al-Andalus contra España. La forja del mito, Madrid, siglo XXI, 2000, 2e éd 2002, 4° réimpression 2010, et à son discours devant l’Académie, Al-Andalus, una imagen en la Historia, Madrid, Real Academia de la Historia, 2012. 22 Une version complète a été publiée en Espagne, en 1974, avec pour titre : La revolución islámica en Occidente (La Révolution islamique en Occident). 23 Elle a été notamment adaptée par Emilio González Ferrín, professeur à l’Université de Séville. Cette thèse selon laquelle il n’y aurait pas eu d’invasion islamique mais une rencontre bénéfique et une intégration spontanée et agréable, a fait l’objet d’une sévère critique de la part du professeur Alejandro García San Juan de l’Université de Huelva. Elle n’est qu’une « stupide mystification historique » écrit Serafín Fanjul (Al-Andalus contra España. La forja del mito, supra, p. 109). 24 Sigrid Hunke, Allahs Sonne über dem Abendland – Unser arabisches Erbe, Stuttgart, Deutsche Verlags-Anstalt, 1960 ; trad. fr., Le soleil d’Allah brille sur l’Occident : notre héritage arabe, Paris, Albin Michel, 1963. 25 Voir Américo Castro, España en su historia. Cristianos, moros y judíos, Buenos Aires, Losada, 1948 et Claudio Sánchez Albornoz, España, un enigma histórico, Buenos Aires, EDHASA, 1956. 26 Sur les mozarabes voir : Cyrille Aillet, Les mozarabes. Christianisme, islamisation et arabisation en péninsule Ibérique (IXe-XIIe siècle), Madrid, 2010. 27 Voir S. Fanjul, Al-Andalus, una imagen en la historia, supra, p. 41. Sur les relations des musulmans avec les juifs et les chrétiens, Fanjul rappelle quelques commandements du Coran qui ne laissent pas de place aux incertitudes et interprétations casuistiques, notamment les Sourates 5, 51 et 9, 29. 28 S. Fanjul citant María Jesús Viguera Molins, “Cristianos, judíos y musulmanes en España” in Al-Andalus, una imagen de la historia, supra, p. 65.
29 Ibid., p. 65. 30 Ce qu’il est convenu d’appeler l’École de traducteurs de Tolède, phénomène culturel promu par les rois chrétiens et les évêques de la Reconquête (au cours des années 1136 – 1256), n’était pas à proprement parler une École au sens d’une institution. Les traducteurs n’étaient pas réunis dans un même lieu et à une même époque, et très souvent ils ne se connaissaient pas. Le nom d’École de traducteurs de Tolède leur a été attribué en tant que groupe, en France, au début du XIXe siècle et en Espagne à la fin du XIXe siècle. Julio César Santoyo, professeur à l’Université de Léon, spécialiste de la Traduction médiévale dans la péninsule Ibérique du IIIe au XVe siècle, titre de son livre publié en 2009, estime qu’il y a eu à Tolède une production conséquente mais qu’il s’agit de traductions individuelles et successives dans le temps qui ont été faites par un petit nombre de traducteurs qui ne peuvent être dénommés école ou groupe. 31 Ibid., p. 105. 32 Ibid., p. 41. 33 Ibid., p. 59. 34 Sur l’Espagne et les Espagnols vus par l’étranger voir Serafín Fanjul, Buscando a Carmen, Siglo XXI, Madrid, 2012 et Al-Andalus, una imagen en la Historia, supra, p. 132-139. 35 Nicolas Masson de Morvilliers, “Espagne”, in Encyclopédie méthodique ou par ordre des matières Géographie moderne vol. I, París, Panckoucke, 1782, p. 565. Sur les débats suscités par Masson de Morvilliers en Espagne, voir : Victor Cases Martínez, « La polémica España de Masson de Morvilliers », Biblioteca Saavedra Fajardo de Pensamiento Pólitico Hispánico, http://www.saavedrafajardo.org/Archivos/LIBROS/Libro0665.pdf 36 Réinventant le passé de l’Andalousie, certains auteurs en font rien moins qu’une victime politico-économique de l’Espagne chrétienne. Un détail leur échappe : l’Andalousie est aujourd’hui, avec l’Estrémadure, l’une des régions les plus pauvres de la péninsule, mais en 1856, elle était la deuxième région de l’Espagne pour le niveau d’industrialisation. Le retard de son économie, par rapport aux autres régions, ne se creuse qu’à partir de la dépression qu’elle subit à la fin du XIXe siècle.
37 Th. Gauthier, Voyage en Espagne. Suivi de España, Paris, Gallimard, 1983. p. 44, cité par S. Fanjul, Al-Andalus, una imagen en la Historia, supra, p. 136. 38 A. Edelfet, Cartas del viaje por España (1881), Madrid, Polifemo, 2006, cité par S. Fanjul, Al-Andalus, una imagen en la Historia, supra, p. 136. 39 En ce qui concerne les victimes de l’Inquisition espagnole, les chiffres les plus fantaisistes sont inlassablement repris (notamment ceux de Juan Antonio Llorente). En se fondant sur les travaux des spécialistes modernes (Henry Charles Lea, Jaíme Contreras, Gustav Henningsen, Ricardo García Carcel) on peut estimer, qu’entre 1478 et 1834, il y a eu 1 400 à 5 000 exécutions, soit 20 à 30 fois moins que la chasse aux sorcières en Europe de 1450 à 1750. 40 L’étendue de la catastrophe démographique, due essentiellement aux épidémies, qui frappa la population précolombienne (et que les indigénistes qualifient de « génocide »), est d’autant plus difficile à évaluer sérieusement que le nombre approximatif des habitants avant l’arrivée des Espagnols demeure la grande inconnue. Selon les auteurs et la qualité de leurs travaux statistiques, ce chiffre oscille entre 300 millions (Riccioli), 110 (Dobbyns, Borah), 60 (Chaunu), 13,3 (Rosenblat) et 8,4 millions (Kroeber). L’Europe, qui était probablement beaucoup plus peuplée, comptait 80 millions d’habitants, en 1500, après la récupération du collapsus démographique du siècle antérieur. Par ailleurs, en travaillant à Saint-Domingue, Lynn Guitar, professeur à l’Université de Vanderbilt, a démontré que les recensements espagnols du XVIe siècle (qui montraient la chute démographique et qui ont été extrapolés à tout le continent par le dominicain Las Casas), n’étaient absolument pas fiables. 41 Sur la légende noire, lecture dépréciative de tous les épisodes de l’histoire d’Espagne, voir : Julian Juderias, La leyenda negra : estudios acerca del concepto de España en el Extranjero / La légende noire : études sur la vision de l’Espagne à l’étranger (1917) ; Philip Wayne Powell, The Tree of Hate : Propaganda and Prejudices Affecting Relations with the Hispanic World /L’arbre de la haine. Propagande et préjugés affectant les relations avec le monde hispanique (1971) ; Romulo Carbia, Historia de la leyenda negra hispano-américana (1943) ; Joseph Pérez, La légende noire
de l’Espagne (Fayard, 2009) et les travaux de Von Humboldt, Henry Pirenne, William Thomas Walsh, Fernand Braudel, John Elliot, Pierre Chaunu ou Bartolomé Bennassar, pour ne citer qu’eux. 42 S. Fanjul, La quimera de al-Andalus, supra, p. 245. 43 S. Fanjul, “Los moriscos y América”, in La quimera del al-Andalus, Chapitre 6, supra, p. 132-193. 44 Le mythe de l’Espagne musulmane : entretien avec Serafín Fanjul », NRH, n° 62, septembre-octobre 2012. Voir aussi, « De toponimias y otras rechuflas », Al-Andalus contra España, supra, p. 188-204. 45Voir S. Fanjul, “¿ Trajeron los moros el Lerele ?”, Al-Andalus contra España, chapitre 6, supra, p. 156-187. 46 S. Fanjul, “Al-Andalus contra España, supra, p. 1-23, 57, 72-74. 47 Caro Baroja, Los judíos en la Edad Moderna y Contemporanea, vol. III, Madrid, Istmo, 2° édition, 1978 cité par S. Fanjul, Al-Andalus contra España, supra, p. 72. 48 John Elliott, Imperial Spain ; La España imperial (1519-1716), Barcelona, Vicens Vives, 1989, cité par S. Fanjul, Al-Andalus contra España, supra, p. 76.
CHRONOLOGIE DE L’ESPAGNE MUSULMANE ET DE LA RECONQUÊTE
La conquête islamique et la première résistance chrétienne (711-756)
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Après plus d’un demi-siècle de lutte et de résistance, l’Afrique du Nord romaine et chrétienne, byzantine et berbère, passe sous le contrôle des musulmans. Mort du roi d’Hispanie Witiza. À l’heure de la succession, l’élite wisigothe se divise. Un conflit éclate entre les partisans du roi Rodéric et ceux d’Agila II, qui règne dans le nord-est de la péninsule ibérique. Tariq ibn Ziyad, général berbère, franchit le détroit de Gibraltar avec une armée de 7 000 hommes. Il bat le roi wisigoth Rodéric à la bataille de Guadalete (ou de Wadi Lakka/Rio del Lago). Tolède capitale de l’Hispanie wisigothe est conquise par le général yéménite Musa Ibn Nusayr. Le fils de Musa, Abdal-Aziz ibn Musa, signe un pacte avec le potentat wisigoth Teodomire, celui-ci se soumet afin de conserver une partie de son pouvoir sur le sud-ouest de la péninsule. Abdal-Aziz est wali (gouverneur) d’al-Andalus. Les musulmans atteignent les Pyrénées. Cordoue devient la capitale d’al-Andalus. Pélage (Pelayo), noble wisigoth, fonde le royaume des Asturies
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et initie la résistance chrétienne. Pélage bat les musulmans à la bataille de Covadonga, considérée traditionnellement comme le début de la Reconquête. Charles Martel bat les troupes musulmanes à Poitiers. Le roi Alphonse Ier des Asturies expulse les armées musulmanes de Galice et du nord du Portugal. Soulèvement étouffé de berbères d’al-Andalus Chute du Califat des omeyyades et début du Califat des abbassides. L’omeyyade Abd al-Rahman, petit fils du dixième calife, fuit Damas et se réfugie en al-Andalus. Al-Andalus, émirat indépendant (756-929) Bataille d’Alameda qui oppose les armées musulmanes du dernier vali (gouverneur d’al-Andalus) à Abd al-Rahman. Vainqueur, ce dernier devient premier émir « indépendant » de Cordoue. Fruela Ier, roi des Asturies, repeuple la Galice jusqu’au fleuve Minho. Rédaction du « Commentaire de l’apocalypse » du Beatus de Liébana qui mentionne saint Jacques en tant qu’évangélisateur de l’Hispanie. Le Breviarum apostolorum, rédigé à la fin du VIe siècle ou au début du VIIe siècle (en France ou en Italie), et que Saint Isidore de Séville connaissait, se référait déjà à la prédication de l’apôtre saint Jacques dans la partie occidentale de l’Hispanie. Charlemagne crée la Marche d’Espagne au sud des Pyrénées (des comtés qui dépendront des monarques carolingiens), afin de protéger la frontière sud de l’empire. Début de la construction de la mosquée de Cordoue en lieu et place de la Basilique de Saint Vincent Martyr. Alphonse II des Asturies assiège Lisbonne. L’ermite Pélage découvre le sépulcre de saint Jacques. Abd al-Rahman II est proclamé émir d’al-Andalus. Iñigo Arista fonde la dynastie royale de Pampelune. Premier pèlerinage d’Alphonse II et de sa cour sur les lieux du
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sépulcre de saint Jacques. Abd al-Rahman II repousse une flotte de vikings qui remonte le Guadalquivir après avoir pillé Séville (bataille de Tablada). Bataille légendaire de Clavijo remportée par Ramire Ier des Asturies. Mort des martyrs Saint Euloge et Sainte Lucrèce à Cordoue. L’héritier du trône de Pampelune Fortun Garcés et sa fille Onneca sont capturés par les armées musulmanes. Le futur émir Abd Allah Muhammad Ier de Cordoue, se marie avec la princesse Onneca. L’émir de Cordoue bat l’armée chrétienne du roi des Asturies, Ordoño Ier, à Morcuera près de Miranda de Ebro. Alphonse III des Asturies conquiert Porto. Garcia Ier transfère la cour du royaume des Asturies d’Oviedo à Léon. Abd al-Rahman III bat les forces chrétiennes (de Léon et Navarre) à la bataille de Valdejunquera. Abd al-Rahman III s’empare de Pampelune. Mort de Saint Pélage de Cordoue, adolescent, martyr torturé à mort par les musulmans.
Le Califat de Cordoue (929-1031)
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Abd al-Rahman III est proclamé calife indépendant de Cordoue. Abd al-Rahman III occupe Burgos. La reine de Pampelune, Toda Aznarez, signe un traité avec lui. Les chrétiens battent les musulmans à la bataille de Simancas. Les vikings attaquent Lisbonne mais sont repoussés par les musulmans. Les vikings remontent le Guadalquivir et sont mis à nouveau
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en déroute. Almanzor s’empare du pouvoir. Almanzor rase Coimbra, Zamora et Astorga. Almanzor pille Barcelone. Les troupes d’Almanzor pillent Saint Jacques de Compostelle et détruisent la cathédrale. La ville de Léon est rasée par les musulmans. Alphonse V est couronné roi de Léon. Almanzor assiège et pille le monastère de San Millán de la Cogolla. Après l’assassinat du fils d’Almanzor, une période d’instabilité et de guerre civile s’ouvre qui débouche sur la fin du Califat et l’avènement des royaumes des Taïfas (factions). Indépendance du royaume de Grenade. Indépendance de Badajoz. Indépendance de Séville.
De la création des royaumes de Taïfas à l’arrivée des Almoravides et des Almohades
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Désintégration du Califat de Cordoue, désormais remplacé par les royaumes de Taïfas. Ramire Ier devient le premier roi d’Aragon. Ferdinand Ier de Léon devient roi de Léon et de Castille. Sanche Ier Ramirez, roi d’Aragon, obtient l’aide du Pape Alexandre II qui proclame la croisade de Barbastro. Une coalition internationale (armées provenant surtout d’Espagne mais aussi de France) s’empare de la ville détenue par les
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musulmans. Ferdinand Ier de Léon reconquiert définitivement Coimbra. Sanche II de Castille accède au trône. Il est servi par son ami le Cid Campeador, Rodrigo Diaz de Vivar. Massacre de Juifs à Grenade. Alphonse VI de Léon devient roi de Léon et de Castille. Alphonse VI de Léon reconquiert Tolède. Les Almoravides débarquent à Algésiras. Début de la conquête des royaumes de Taïfas par les Almoravides. Alphonse VI de Léon s’empare de Santarem, Lisbonne et Cintra. Le Cid et Pierre Ier d’Aragon battent les Almoravides lors de la bataille de Bairen (près de Gandia) Les Almoravides assiègent Valence. Mort du Cid. Alphonse Ier d’Aragon reconquiert Saragosse. Alphonse Ier Enriquez « le Conquérant » est couronné roi du Portugal. Début de l’intervention des Almohades dans al-Andalus. Alphonse Ier du Portugal reconquiert Lisbonne. La même année les armées chrétiennes s’emparent provisoirement d’Almería. Alphonse VII de Léon assiège Cordoue mais sans succès. Mozarabes et Juifs fuient vers les royaumes chrétiens du nord. Les Almohades transfèrent leur capitale à Séville. Les Almohades dominent la quasi-totalité d’al-Andalus.
Vers la Reconquête finale : XIIIe, XIVe et XVe siècles
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Une coalition de royaumes chrétiens défait l’armée des Almohades à la Bataille de Las Navas de Tolosa.
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Décadence et disparition de l’Empire Almohade et résurgence provisoire des Royaumes de Taïfas. Cordoue capitule devant l’armée de Ferdinand III de Castille. Les portugais libèrent l’Algarve (région la plus méridionale du pays). Jacques Ier le Conquérant entre dans Valence. Création du royaume musulman de Grenade. Murcie est reprise par les armées chrétiennes. Ferdinand III de Castille conquiert Jaén. Le royaume de Grenade accepte d’être le vassal du royaume de Castille. Les troupes de Ferdinand III de Castille reprennent Séville. Soulèvement de mudéjares à Valence. Soulèvement de mudéjares à Murcie. Émigration de musulmans de Murcie vers le royaume de Grenade Émigration de musulmans valenciens vers le royaume de Grenade. Sanche IV de Castille tente de s’emparer du royaume de Grenade mais échoue. Jacques II d’Aragon assiège Almería mais sans succès. Alphonse XI de Castille conquiert provisoirement Algésiras. Les portugais conquièrent Ceuta. Les castillans conquièrent les Iles Canaries. Les Rois catholiques conquièrent le Royaume de Grenade. Traité de Grenade entre les Rois catholiques, Isabelle Ire de Castille et Ferdinand II d’Aragon, et l’émir Boabdil (25 novembre 1491), qui met fin à la Reconquête. Rébellion des Alpujarras, sur le flanc sud de la Sierra Nevada entre Grenade et Almería. Expulsion des Morisques d’Espagne. Promulguée par
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Philippe III, le 22 septembre 1609, elle s’effectue jusqu’en 1614.
AVANT-PROPOS POUR LE LECTEUR FRANCOPHONE
Mes deux livres, Al-Andalus contra España et La quimera de al-Andalus, ont connu un certain succès en Espagne et dans les pays hispaniques auprès d’un public cultivé et peu enclin à la consommation de best-sellers. Chacun a fait l’objet de plusieurs réimpressions. Comme on pouvait s’y attendre, l’accueil des médias spécialisés, universitaires ou académiques, a été plus inégal. Je remercie les représentants de notre Culture – avec un grand « C » – de l’avoir reçu aussi favorablement. Ils ont été nombreux à donner leur avis, en toute liberté et indépendance, avec pour seuls critères la recherche de la vérité historique et une vision globale des intérêts du monde hispanique aussi bien dans l’histoire que dans la période actuelle. Il me faut aussi remercier ceux qui m’ont attaqué violemment. Ces derniers ont centré leurs critiques quasi exclusivement sur ma personne, montrant ainsi leur incapacité à démonter des arguments de fond. Devant la solidité de mes données, ils n’ont eu d’autre recours que l’argument ad hominem, le procès d’intention et l’ins-cription de ma biographie dans une généalogie idéologique qui m’est totalement étrangère. À l’évidence, pour ces gens-là, seul un extrémiste de droite peut s’attacher à rééquilibrer l’interprétation de l’histoire d’Espagne. Le respect de nos ancêtres et de nous-mêmes, la juste répartition des responsabilités historiques, le refus de l’autoflagellation, du masochisme et de la division entre bons et méchants sont pour eux aussi problématiques que suspects. Et pourtant, que les survivances arabes en Andalousie et dans d’autres régions d’Espagne soient peu nombreuses est un fait incontournable.
On m’a prêté bien des intentions négatives, des allusions entre les lignes, des propos acerbes, allant même jusqu’à omettre volontairement la simple référence générale à mon œuvre. C’est évidemment une manière facile d’éviter de débattre et d’avoir à apporter des preuves contraires. Mais il n’en reste pas moins que si le flamenco, le figuier de Barbarie et les femmes sévillanes n’ont rien d’arabe ou d’oriental à l’origine, ce n’est pas la faute de celui qui le dit à voix haute, mais tout simplement la réalité des faits. Que cela soit extrêmement embarrassant pour ceux qui propagent la fiction des Habits neufs de l’empereur, j’en conviens, mais la vérité n’en est pas moins que l’empereur est nu. Je remercie donc tout le monde y compris ceux qui n’ont rien dit, car leur silence a été éloquent. Au lendemain de la publication d’Al-Andalus contre l’Espagne, l’intérêt manifesté par les lecteurs, le besoin d’apporter de nouveaux éléments de jugement et de fournir davantage d’arguments pour résister au déluge de lieux communs et de contrevérités, la volonté enfin d’explorer d’autres domaines, m’ont conduit à rédiger un second livre : La quimera de alAndalus. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une suite du premier, mais plutôt d’un complément, d’une exploration de thèmes et d’aspects déjà annoncés que je n’avais pu jusqu’alors traiter avec suffisamment de détails et de profondeur. La présente édition française réunit en un seul volume les deux ouvrages Al-Andalus contre l’Espagne et La chimère d’al-Andalus. Pour des raisons éditoriales, les deux textes originaux ont été allégés d’un certain nombre de citations érudites afin d’en faciliter la lecture auprès du grand public francophone1. Toutes les références de ces citations ont en revanche été conservées et permettront aux spécialistes ou aux lecteurs intéressés de se reporter auxdits extraits des versions originales. En outre, des notes explicatives ont été ajoutées par le traducteur, et en accord avec lui, pour aider les lecteurs francophones qui ne sont pas versés dans l’his-toire d’Espagne. J’ajoute, comme j’ai l’habitude de le faire, que je me soumets au verdict du lecteur : lui seul jugera.
S.F. Níjar-Madrid, mai 2017
1 Les hispanistes et hispanophones sont invités à lire le chapitre 8 (« Os Mouros en la cultura popular gallega ») et l’« Antología de textos » dans AlAndalus contra España. La forja del mito et la fin du chapitre 6 (« Los Moriscos y América » : Nueva España, Perú, Cuba, Cartagena de Indias y Textos) dans La quimera de al-Andalus. Ces textes, destinés plus particulièrement à un public de spécialistes et d’érudits, ont été exclus de la présente édition afin de pouvoir offrir au grand public francophone une édition en un seul volume pratique et maniable.
AVERTISSEMENT À PROPOS DE LA TRANSCRIPTION
L’acharnement stérile d’un grand nombre d’arabisants, qui cherchent à imposer un système de transcription donné, est un terrain sur lequel nous préférons ne pas nous engager. Il implique trop de pédanterie érudite, d’absence de perspectives au-delà du détail et d’oubli de l’essentiel. Un système de transcription n’est rien de plus qu’un ensemble conventionnel de signes (« de graphèmes », corrigeront les plus cuistres) qui sert à rapprocher les représentations écrites respectives de deux langues afin de faciliter l’approche du lecteur. C’est pourquoi nous rejetons également l’avantdernière attitude à la mode qui consiste à ignorer la phonétique et l’orthographe du castillan pour mieux compliquer l’effort du lecteur au nom d’un enthousiasme ridicule qui ne rend pas service aux spécialistes puisqu’il obscurcit la vision des gens normaux. Par conséquent, nous nous limitons à supprimer des points diacritiques, nous conformant par ailleurs à la transcription de l’École espagnole des Études arabes, dont l’auteur se réclame en tant que disciple frondeur.
REMERCIEMENTS
Tous mes remerciements vont à : la mémoire d’Elías Terés qui, sans le savoir, m’a inspiré ces pages ; à María Jesús Viguera, dont les généreuses suggestions m’ont aidé à donner forme à certains passages ; à M. Á. Ladero Quesada, qui a su comprendre la véritable portée de ce projet ; à Arnaud Imatz, pour son soutien désintéressé ; au peuple espagnol qui, malgré tout, est toujours vivant.
LIVRE I AL-ANDALUS CONTRE L’ESPAGNE
ANTIPROLOGUE UNE ANDALOUSIE ARABE ?1
« De-ci, de-là, toujours les échos mauresques des figuiers de Barbarie. »2
C’est ainsi que parle le poète. Et le gamin rêveur de Jerez de la Frontera3, Motril4 ou Cordoue s’extasie en évoquant de lointains ancêtres qui ont laissé de semblables traces, des traces vivantes – et pas seulement des pierres. Puis il consulte n’importe quelle encyclopédie et y lit, incrédule et perplexe, que le figuier de Barbarie est originaire du Nouveau Monde (ou « du Mexique », pour être plus précis). Le cliché de la rhétorique arabophile commence alors à se fissurer. Le figuier d’Inde prolifère bien des deux côtés du détroit de Gibraltar. Mais dans quel sens a-t-il traversé la mer ? Et à quelle date ? Certainement pas avant la reconquête de Grenade. Si l’observateur a tout à la fois le désir de ne pas céder à la fougue impétueuse du cri Viva er Beti 5 et de connaître un tant soit peu la culture et la vie quotidienne du monde arabe, il ne peut que ressentir une certaine gêne et – pourquoi ne pas le dire ? – une dose considérable de honte à la vue de l’actuel courant de recherche des racines arabes de l’Andalousie, courant plus sentimental que scientifique, plus fantaisiste qu’attaché aux faits. En fait de recherche, il s’agit plutôt de la justification et de la défense d’une nationalité récemment inventée, quand bien même ce cliché aurait pour origine les belles pierres du passé. En l’absence de bourgeoisie locale nationaliste et d’une
langue indépendante, il faut avoir recours à la machine à remonter le temps. Car alors, immédiatement, la pierre et le stuc nous éblouissent, nous sommes bouleversés par la lapalissade selon laquelle l’Andalousie est une accumulation d’éléments (dont l’élément arabe, bien entendu) et nous courons le risque de tomber dans le détail, les colifichets culturels voire le stéréotype anti-arabe (celui de Menéndez Pelayo, Simonet, Sánchez Albornoz, l’épée du Cid et saint Euloge6). Et nous courons aussi le risque de sombrer dans les uchronies et dans les conjectures sur l’avenir en nous laissant entraîner par les vers généreux de Machado7 ou de García Lorca8, de toute la sensiblerie arabophile à distance. « Et s’ils n’étaient pas partis », « et si l’Islam andalou existait encore », « et si Isabelle avait changé de chemise »9, etc. : autant de retours en arrière dignes du film La Planète des singes. Nous sommes alors également troublés par le pathétique graffiti, aussi revendicatif que vindicatif, qui proclamait dans les rues de Cordoue : « El arjamí a läh ehcueläh »10. Comme s’il s’agissait d’une langue distincte ! Car l’arjamí (nous supposons qu’il s’agit de l’aljamiado) n’est rien d’autre que notre langue romane du quotidien transcrite en caractères arabes. En fait, en Andalousie, toute chose d’origine inconnue ou douteuse se voit immanquablement déclarée « d’origine mauresque ». L’observateur honnête finit par se demander s’il n’est pas malvenu de jouer les rabat-joie, d’autant plus qu’aller à contre-courant est nocif pour la santé de l’âme comme pour celle du corps. Une fois écartée toute prétention de survivance ethnique arabe, sur quoi se fonde le cliché si largement admis ? Tous les indices semblent nous orienter vers deux clefs : la proximité géographique avec le Maroc et le fait historique indiscutable qu’une partie de l’Andalousie a été le dernier territoire musulman de la péninsule Ibérique. C’est sur des bases aussi fragiles et critiquables que repose l’arabité de l’Andalousie. Tout le reste (la nourriture, les vêtements, les habitudes du quotidien, l’attitude des hommes dans leur environnement) ont, dans leur ensemble, peu de points communs avec des survivances arabes. Lorsqu’il y a des coïncidences, il faut plutôt chercher les explications du côté des racines méditerranéennes que du côté des influences arabes. Pour prendre un exemple, en quoi l’atroce pastiche de l’Alcaicería de Grenade11 serait-il comparable à l’alcaicería de Fès, avec ses tissus et ses fragrances échappées du souk des parfumeurs tout proche ?
Froide et sévère, la machine à remonter le temps nous rappelle cependant certaines incongruités. Ainsi, les expulsions et repeuplements massifs perpétrés par les envahisseurs chrétiens dans diverses régions de l’Andalousie (vallée du Guadalquivir, Alpujarras, Sierra Morena) à partir du XIIIe siècle et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle ont défiguré la composition sociale et le comportement des populations. La consommation massive de porc, de liqueurs et de vin en est un bon exemple – même les pinchos morunos12 sont faits à partir de viande de porc !
Et la langue ? L’un des arguments les plus couramment utilisés pour défendre le caractère arabe de l’Andalousie et de l’Espagne en général est la présence d’un lexique emprunté à l’arabe. Peut-être n’est-il pas vain de rappeler que ces vocables sont présents dans toute la géographie péninsulaire – qui oserait dire qu’Orense13 est une région arabisée car l’on y utilise des termes comme almofía14, regueifa15 ou bien d’autres encore, bien plus que ce que l’on pourrait croire ? N’oublions pas de rappeler qu’en castillan, comme dans toutes les langues, l’adoption de vocabulaire isolé n’affecte en rien la structure générale. Il ne semble pas non plus que ces mots (nombreux, bien entendu, même si peu utilisés dans leur grande majorité) aient substantiellement modifié la mentalité du locuteur ; nous sentons-nous francisés parce que nous nous servons de gallicismes comme jardín, bayoneta, fusil, etc., alors que leur introduction est bien plus récente que celle du lexique arabe ? La vision que nous donne la machine à remonter le temps peut être aussi plus actuelle : deux femmes enceintes au fort accent andalou, grossièrement déguisées en Marocaines, clopinent en tirant plusieurs enfants le long d’une côte de l’Albaicín16. Elles passent devant des graffitis en arabe peu convaincants qui salissent / décorent les murs et qui effrayent peut-être les chanoines, bénéficiaires ecclésiastiques et archimandrites, qui ont peur du retour de la concurrence. Pourtant, quelque chose cloche dans le décor : le commerce d’à côté vend de la céramique maure… qui n’a rien de maure puisqu’elle est tout simplement marocaine. Les cris qui appellent Aïcha, distancée dans le raidillon, sentent plus l’anchois frit et le chorizo (mon Dieu, comment aurait-on pu se passer de chorizo ?) que la harira ou la molokheya.
Le maçon méritant qui a dessiné (plus qu’il n’a écrit) ce graffiti bourré de fautes d’orthographe et d’erreurs syntaxiques n’aurait pas eu la moindre idée de ce qu’il a tracé sans l’aide précieuse de la version bilingue dans la langue colonialiste et étrangère : « À mort Hassan II ». Un thème âprement débattu dans les rues andalouses, tout comme le chômage, le manque d’eau ou la dernière affaire du PSOE. L’imposture est facilement éventée. Et nous n’avons pas besoin de jouer ici les prophètes ou les astrologues. Nous savons tous que les mêmes côtes, les mêmes murs blanchis à la chaux, les mêmes maisons resserrées, etc. se retrouvent en Tunisie et au Maroc comme en Italie et en Grèce. Tout comme le ciel bleu, la chaleur et l’injuste distribution de la propriété, qui nous unissent plus que toutes les histoires et tous les répertoires lexicographiques. Mais qui donc promeut, dans cette partie de l’Espagne, les ennuyeuses querelles internes au monde arabe ?
1 Texte publié dans El País (11 août 1984). 2 Extrait du texte « Albaicín », in Impressions et paysages, de Federico García Lorca. [NdT] 3 Ville la plus peuplée de la province de Cadix. [NdT] 4 Ville balnéaire de la province de Grenade. [NdT] 5 Il s’agit du cri de ralliement des supporters du Real Betis Balompié, l’un des deux principaux clubs de football sévillans, auquel l’on rajoute généralement manque pierda (« même s’il perd »). L’orthographe Viva er Beti, incorrecte en castillan standard (où l’on devrait écrire Viva el Betis), est censée imiter l’accent andalou. Ce cri est ici considéré comme une attitude andalouse typique, voire caricaturale, censée rappeler les origines mauresques de la culture régionale. [NdT] 6 Personnage espagnol fêté le 11 mars, saint Euloge est décapité en 859 sur ordre de l’émir de Cordoue car il a refusé d’abjurer publiquement le catholicisme. [NdT] 7 Antonio Machado (1875-1939) est l’un des plus célèbres poètes de la génération de 1898. Il est notamment l’auteur de Champs de Castille. [NdT] 8 Federico García Lorca (1898-1936), à la fois poète et dramaturge, est l’auteur d’œuvres très célèbres comme le Romancero gitan, Noces de sang ou La Maison de Bernarda Alba. [NdT] 9 Il s’agit d’une allusion à la légende selon laquelle Isabelle la Catholique aurait fait le serment, au début des guerres de Grenade, en 1482, de ne pas changer de chemise tant que la Reconquête n’aurait pas été achevée. [NdT] 10 Cette inscription signifie « L’aljamiado à l’école » et revendique
l’enseignement dans les écoles andalouses de cette façon de transcrire la langue espagnole en caractères arabes. Le graffiti est là aussi reproduit avec son orthographe imitant un fort accent andalou. [NdT] 11 Ce terme, tiré du latin Caesar puis modifié par l’arabe, désigne les anciens souks d’Al-Andalus. L’alcaicería de Grenade, reconstruite après sa destruction par un incendie en 1843, a repris sa fonction de zone commerciale. [NdT] 12 Le pincho moruno est une sorte de brochette marinée dans un mélange d’épices proche du ras el hanout. L’adjectif moruno signifie littéralement « maure » ou « mauresque » [NdT] 13 Capitale de province en Galice, dans le Nord-Ouest du pays, au bord de l’Atlantique. [NdT] 14 Sorte de bassine pour se laver les mains et le visage. [NdT] 15 Chant à deux voix (ou plus) populaire dans le Nord-Ouest de l’Espagne. [NdT] 16 Célèbre quartier de Grenade fondé par les musulmans. [NdT]
PROLOGUE ETHNOCENTRISME ET ARABISME
« C’est comme si nous étions en train de parler avec nous-mêmes, avec les convaincus, presque à toute heure. »
(R. Hoggart, Literatura y sociedad)
Quelle étrange dénomination ! La dénomination elle-même nous choque : arabisant ? Notre interlocuteur retrousse alors le nez, fronce les sourcils et nous regarde d’un air perplexe, interdit. Dans le pire (et le plus fréquent) des cas, il fera référence à la mythique djellaba de notre garde-robe ou aux quatre épouses autorisées par ce coquin de Prophète. Celui qui pense connaître le sujet à fond ne déçoit assurément jamais : une visite touristique de Tanger durant six heures après une traversée du détroit de Gibraltar par le ferry d’Algésiras suffit amplement. Je suppose que ceux qui osent se déclarer écrivains, philosophes ou chercheurs doivent vivre la même expérience (sans les allusions à la crasse et aux djellabas) : on est généralement tenté de classer tout honnête employé du Conseil supérieur des Recherches scientifiques1 dans la catégorie des détectives. Nous faisons, en fin de compte, tous partie de cette espèce ignorée et marginale qui ne s’intéresse pas à la nature des sols, ne construit pas de ponts et ne crée pas de nouvelles variétés de blé. L’arabisant garde alors le silence, sans oser contredire les explications de son interlocuteur concernant la guerre Iran-Irak, la solution au
problème de Melilla ou l’indiscutable origine arabe du vocable alameda2, qui ne débute pas par « al » pour rien. Par où commencer ? Tandis que l’arabisant acquiesce à tout, il oublie la conversation et rumine sa biographie tout entière, celle de sa tribu – les autres arabisants – et celle de l’ensemble des clans semi-analphabètes qui composent l’Espagne, maudit son nom de famille peu courant (« C’est un nom d’origine arabe, non ? ») et, sur un plan scientifique, rappelle qu’il n’est finalement que l’avant-dernier maillon d’une chaîne qui a commencé en plein Moyen Âge, avec la réincorporation de l’Espagne à la latinité, avec le retour vers la mamma latine pour laquelle il professe assurément un profond amour filial, presque œdipien. Comment suggérer sans danger à son interlocuteur, qui est sur sa lancée (« Les Arabes, tous des pédés, on l’a bien vu durant la guerre ») qu’il aime lire Claude Élien, Apulée ou les graffitis érotiques de Pompéi ? Il y a des limites que même un arabisant ne peut franchir. Il songe d’ailleurs qu’il n’est pas le seul dont les sujets d’étude, qui constituent son travail quotidien, ne sont pas d’une furieuse actualité, en prise avec les préoccupations d’aujourd’hui ou à la mode. Mais il n’est résolument pas rassuré par ce terrible sondage : la moitié des Espagnols ne lira jamais un seul livre et l’autre moitié – au train où vont les choses dans le monde de l’éducation ou de la culture – sera bientôt elle aussi immunisée contre le virus du verbe – et surtout de l’écrit, sa variante la plus nocive. Il ne se sent pas davantage rassuré car il sait que dans tous les programmes éditoriaux, toutes les listes de livres, toutes les bourses, tous les postes, tous les plans d’étude, on lui réserve, à lui et aux siens, le rôle de faire-valoir à chaque fois que tel ou tel organisme régional décide de s’inventer un pédigrée exotique, entre le report sine die de la réforme agraire et la faillite prochaine de telle ou telle grande caisse d’épargne. Son interlocuteur, un tantinet irrité, finit par se montrer menaçant : « Vous n’êtes donc pas d’accord avec moi ? » Et l’arabisant, face à la menace de toute la cavalerie qui s’abat sur lui, préfère voir son ignorance confirmée face à ce lecteur de journaux si bien informé. C’est toujours mieux que de s’aventurer sur des chemins scabreux et d’expliquer que l’Iran n’est pas un pays arabe, que Bagdad n’en est pas la capitale ou que de dire « Yomeini » pour « Khomeini » est une idiotie, quelle que soit la façon dont on considère le problème.
Une fois seul, l’arabisant, endurci par un long catéchuménat de souffrances et une cérémonie d’initiation permanente, relit par pur masochisme sa collection de perles, en extrait quelques-unes et s’extasie : « le mal n’est pas venu des Arabes blonds aux yeux bleus, avec la saga des Omeyyades, mais de leurs accompagnateurs africains »3, ce qui n’est déjà pas une mauvaise déclaration préalable ; « depuis que les baasistes ont transféré à Bagdad le califat qui avait jusqu’alors eu Damas pour siège »4, etc. L’émotion est trop forte, il faut se résoudre à laisser tomber. Il projette d’écrire une lettre au journal mais le doute l’assaille : cette publication mérite-t-elle de se sauver de la corbeille ? Faut-il informer ce journaliste expérimenté que le parti Baas a été fondé en plein milieu du XXe siècle par un chrétien syrien et que le siège du califat a été transféré de Damas à Bagdad en l’an 756 après Jésus-Christ par les Abbassides ? Après tout, les termes « baasistes » et « Abbassides » sont-ils si différents ? Notre arabisant ne serait-il qu’un érudit soupe au lait, pointilleux et ridicule ? Un millénaire de plus ou de moins, est-ce si important pour nous qui sommes plongés dans la culture de l’image. La peur de la corbeille paralyse notre arabisant, qui se dirige alors vers la cuisine et avale un sandwich au jambon pour combattre la dépression (« Vous ne mangez pas de porc en tant qu’arabisant, non ? »).
Lorsqu’à la fin du XVIIIe siècle, Napoléon lance la campagne d’Égypte, il est suivi d’une véritable armée de scientifiques et c’est ainsi que débute le contact direct et massif de philologues, archéologues et naturalistes européens avec des territoires sur lesquels planera inexorablement la future expansion coloniale en Méditerranée. Ils passent des cabinets et des laboratoires à la confrontation avec la réalité. Au fur et à mesure que la pénétration politique de la France et de l’Angleterre s’accentue dans ces pays, l’arabisme contemporain va en se développant : on crée des revues scientifiques, des chaires et des instituts d’études orientales (dans les pays sous protectorat ou colonisés et dans les métropoles respectives) ; on envoie des missions scientifiques et on accorde des bourses et des aides à des indigènes remarquables qui, à l’avenir, seront des pions utiles dans la stratégie d’influence et d’absorption. L’arabisme participe de manière décisive au contact entre les cultures. Bien qu’il se soit d’abord agi de mieux connaître
pour mieux dominer, les résultats n’ont pas toujours correspondu aux objectifs de départ : les scientifiques finissent par s’identifier, de façon plus ou moins importante, avec leur objet d’étude. Les initiateurs de ce courant et les générations qui les ont suivis ont-ils été conscients de l’instrumentalisation de leurs travaux et de leurs connaissances dans les domaines les plus divers (ethnographie, philologie, histoire, littérature, etc.) ? La question ne présente pas un réel intérêt. Ces chercheurs ont joué leur rôle et il faut souligner que, grâce à leur effort et en dépit du manque de moyens et des techniques de l’époque, nous disposons aujourd’hui d’un nombre impressionnant de matériaux (publiés ou non), avec des écoles d’étude par lesquelles sont déjà passées plusieurs générations et dont la bonne foi globale ne peut être raisonnablement mise en doute. À la fin du XIXe siècle, les puissances coloniales ayant des intérêts dans la région (la France et l’Angleterre, principalement, et l’Allemagne qui aspire à accroître son influence à travers l’Empire ottoman) disposent déjà d’écoles d’arabisants avec une longue tradition et des champs d’étude vastes qui n’excluent aucun thème ni aucune aire géographique. En ce qui concerne l’Espagne, le phénomène est plus tardif (le rachitique colonialisme espagnol sur le Maroc ne se concrétise pas avant le début du XXe siècle et le pays agit, bien entendu, sous les ordres de la France et de l’Angleterre) et il est notablement plus complexe. L’Espagne n’a qu’un champ d’action coloniale très réduit dans les pays arabes. Elle a, en revanche, l’avantage de compter une particularité historique atypique en Europe, exception faite du cas parallèle de la Sicile et de certains pays balkaniques : une partie de son histoire nationale se confond avec celle de l’Islam. Cette caractéristique va, dans une grande mesure, donner le ton dans la trajectoire des études arabes espagnoles : al-Andalus sera l’axe quasi exclusif autour duquel se construira la minuscule tribu solidaire des arabisants espagnols, les Banu Codera5. À ces facteurs déjà signalés s’en ajoutent dans notre cas d’autres plus secondaires mais qui, tel un fleuve aux mille détours, ressurgissent de temps à autre. L’arabophobie latente dans la société et la culture dominante, en effet, contribuent à faire ignorer les champs d’étude qui ne sont pas directement liés à al-Andalus et auxquels on ne pourrait pas attacher les adjectifs « hispano-arabes », « arabo-andalous », « andalousien »6, etc. Et pourtant, certains des arabisants espagnols les plus lucides et les plus
éminents de ce siècle ont fait preuve d’un esprit ouvert et universaliste qui, pour diverses raisons, n’a pas été compris à sa juste valeur et encore moins suivi. C’est le cas d’Asín Palacios ou d’E. García Gómez lui-même, dont les déclarations en ce sens sont paradigmatiques. Prenons par exemple cette défense de la « […] succession ininterrompue d’une association scientifique soutenue en toute liberté, sans obligations contraignantes et avec des idéaux toujours nouveaux et illimités dans la pratique. Car rien de tout cela n’est incompatible avec la tradition qui nous vient des Banu Codera. […] Ne vous freinez jamais et consacrez-vous aux spécialités vers lesquelles vous porte votre vocation, car c’est dans cette multiplicité et cette diversification que réside la fécondité de votre labeur »7. L’autre facteur qui a poussé l’arabisme espagnol à se refermer sur luimême, restreignant son propre domaine, est l’habitude funeste (qui n’est imputable à personne en particulier mais qui a une forte influence) de n’avoir aucune curiosité intellectuelle à l’égard des phénomènes humains étrangers au nombril du monde : l’Espagne. Pourquoi n’avons-nous pas de spécialistes en études germaniques, slaves, anglaises, etc. de renommée internationale, de la même façon qu’il existe des hispanistes allemands, russes ou anglais ? Il ne faut pas oublier que, lorsque notre pays a joué un rôle à l’échelle universelle (en dépit de ses errements et de ses insuffisances), il a développé un labeur de conservation et d’étude d’autres manifestations culturelles qui, sans les Sahagún8 du moment, se serait perdu. Ce labeur est le fruit paradoxal de la colonisation américaine elle-même, car c’est à elle que nous faisons ici référence : des langues entières, des codex, des traditions, des souvenirs historiques, etc. À l’heure actuelle, le particularisme hispanique tend vers une nouvelle phase de repli : les communautés autonomes, dans un effort certes louable, promeuvent des études et travaux régionaux et locaux, riches en enseignements par eux-mêmes, mais elles ont généralement tendance à exclure tout ce qui n’a pas de rapport avec leur identité locale. Il est certain que la façon de considérer les productions culturelles arabes (littérature, histoire, philosophie) comme des instruments ou des productions n’ayant d’intérêt que dans la mesure où elles ont un rapport, d’une façon ou d’une autre, avec notre univers, n’est pas exclusive des Espagnols. Il existe une autre conséquence liée aux circonstances historiques qui ont présidé à la naissance de l’arabisme occidental (c’est-à-dire la colonisation
susmentionnée) : il s’est caractérisé par sa vision paternaliste et eurocentrée ainsi que par sa volonté de tout instrumentaliser. Une œuvre littéraire, un philosophe, une chronique historique acquièrent plus ou moins d’importance en fonction de l’influence qu’ils ont eue dans notre propre littérature, philosophie ou histoire, puisque l’on part le plus souvent de l’axiome selon lequel la culture européenne est le canon indiscutable et unique auquel on doit comparer les autres cultures. Plus ces dernières s’éloignent du modèle européen, plus elles deviennent barbares, ce qui rend l’intervention civilisatrice encore plus justifiée. Cet alibi, naïf de brutalité, n’a rien de nouveau car Martyr d’Anghiera9, au début du XVIe siècle, faisait déjà de l’expansion méditerranéenne un motif métaphysique, la manifest destiny espagnole. Ainsi s’interrogeait-il au cours de son ambassade égyptienne : « […] pourquoi cette race d’hommes barbares et sauvages nous estime si peu depuis son origine et pour quelles raisons ce peuple penserait-il, lui qui est grossier, dépourvu de toutes les sortes de vertus, enlisé dans la frivolité, embourbé dans de détestables erreurs, totalement privé de raison ? » De tels arguments ne peuvent trouver leur légitimité dans le fait (certes indéniable) que les musulmans de l’époque montraient la même incompréhension à l’égard d’autres peuples encore plus barbares (noirs, asiatiques) ou à l’égard des Européens eux-mêmes. Les différences culturelles, exacerbées par l’infériorité technologique, ont en effet été l’un des prétextes les plus commodes pour justifier la domination sur d’autres sociétés, sous toutes les latitudes et à tous les moments historiques. Car, comme l’établit M. Eliade, « depuis quelque temps, les recherches des orientalistes et des ethnologues ont démontré qu’il existait et qu’il existe toujours des sociétés et des civilisations éminemment dignes d’estime bien qu’elles ne puissent revendiquer aucun mérite scientifique (dans le sens moderne du terme) ni de prédisposition quelconque pour les créations industrielles mais qu’elles ont élaboré malgré tout des systèmes métaphysiques, moraux et même économiques parfaitement valides »10. Mais pour en revenir à l’Espagne, nous pouvons affirmer que le panorama présent de nos études arabes est plus que bon. Non seulement le nombre de professionnels de l’arabisme s’est multiplié par cent, avec les apports non négligeables de personnalités venues d’autres activités, mais aussi les matériaux se sont réellement approfondis et diversifiés. De jeunes diplômés
poursuivent leurs travaux et leur vie en dehors de l’université ou de la recherche fondamentale. Commerce, administration, diplomatie, journalisme sont également des terrains explorés. Et ils pourraient l’être davantage à l’avenir, avec une meilleure exploitation des ressources que l’État consacre à former ces nouvelles générations. Les problèmes généraux de l’Espagne, toutefois, ressurgissent continuellement : la situation des promotions bien fournies qui sortent de nos universités est loin d’être satisfaisante. L’Espagne est en effet un pays éternellement jeune sur lequel le temps n’a pas de prise : si la réforme agraire ou l’alphabétisation générale étaient il y a un siècle des urgences dont la résolution ne pouvait être remise au lendemain, ces carences et ces erreurs ont aujourd’hui toujours la même fraîcheur car elles sont sempiternellement ajournées. De la même façon, une partie de nos élèves les plus doués connaît la frustration que dénonçait déjà Julián Ribera au début du XXe siècle : « Nous avons créé des chaires d’arabe dans nos grands centres d’enseignement avec une organisation telle que les élèves, convaincus que ce qu’ils y apprennent leur sera complètement inutile, les désertent avec aversion, sans prendre goût à ces passions »11. Chercher des responsabilités individuelles lorsque c’est la structure générale de l’université qui pèche n’a assurément aucun sens : la prééminence de la bureaucratie sur l’instruction, des arguties administratives sur l’étude, des visites opportunes au ministère sur le travail austère, voilà ce qui pose problème. Mais les aventures et mésaventures générales de l’université sont un tout autre sujet – bien qu’il faille également comprendre dans ce cadre les insuffisances de l’arabisme traditionnel. Nous esquissions plus haut les bases idéologiques et les fondements sur lesquels l’Espagne impériale a justifié son expansion méditerranéenne à travers Martyr d’Anghiera, l’un de ses serviteurs. Notre pays, cependant, n’a pas été le seul à projeter et à mener à bien une entreprise coloniale tout au long de l’époque moderne et contemporaine : toutes les puissances européennes qui en ont eu la possibilité ont développé des plans expansionnistes comparables et ont, à leur tour, échafaudé des théories pour se doter de l’indispensable légitimité historique et morale qui, au moins au sein de leur peuple, a eu son utilité.
Sur le plan culturel et idéologique, il n’est pas nécessaire de s’étendre longuement en énumérant de manière exhaustive l’interminable liste des déformations, des manipulations de l’information, des incompréhensions (y compris de bonne foi) ou des manques de respect envers les colonisés que recèlent les écrits ou les récits de voyage de ceux qui, au cours du XIXe siècle, sont entrés en contact avec les cultures africaines ou asiatiques. La manifestation raciste, au sens pur et dur, dont fait preuve sans ambages ni remords un personnage comme Stanley lorsqu’il parle des femmes noires correspond à la même époque aux efforts acharnés du cardinal Lavigerie (soutien spirituel et bras théorique d’une France héritière de l’Espagne) pour tenter de rechristianiser les Maghrébins afin de faciliter leur absorption coloniale – l’histoire musulmane de ces territoires n’étant alors qu’un simple interrègne incommodant qu’il valait mieux oublier. L’utilisation des textes arabes venait valider ces thèses de façon providentielle – même si tout cela ne doit rien au hasard. Concrètement, des fragments d’Ibn Khaldoun servaient à défendre l’œuvre « civilisatrice » de la France en la confrontant aux désastres, réels ou non, que l’historien tunisien imputait à l’invasion hilalienne12 du XIe siècle et, en général, aux arabes ou, plus exactement, aux nomades13. Yves Lacoste a déjà démontré l’extrapolation de passages et les généralisations sorties de leur contexte auxquelles ont été soumises les pages d’Ibn Khaldoun. Si nous citons cet exemple, c’est parce qu’il résume de manière paradigmatique la vision eurocentrée des autres sociétés : pour déclarer que leurs terres n’appartiennent à personne, on commence par nier le droit de ces communautés à s’organiser socialement et culturellement selon ce qui leur convient le mieux. Le mécanisme de manipulation idéologique se fonde communément sur la comparaison d’éléments culturels isolés, sortis de leur contexte, privés de leur fonction et de leur signification dans le milieu qui les a vus naître, ce qui mène nécessairement à la distorsion et à la condamnation finale (ou préalable) de toute institution ou manifestation culturelle étrangère. Si l’on compare, par exemple, le mariage type européen avec le système du « prix de la mariée » en vigueur dans d’autres sociétés (la société islamique, par exemple), on simplifie le problème et, entre deux vulgarisations mal documentées, deux comparaisons ou commentaires moqueurs avec des chèvres ou des chamelles, on perd de vue le véritable rôle qu’une telle institution remplit. Il s’agit en effet d’offrir une compensation
économique à la famille de la femme dont la force de travail bénéficiera au mari et à son clan, alors que les coûts liés à la subsistance et à l’éducation durant l’enfance et la puberté (âges non productifs) ont été assumés par sa famille d’origine. Dans le même temps, les biens qu’une famille cède à une autre en échange de sa fille servent à cette dernière à « acquérir » des femmes pour leurs propres fils. L’interprétation péjorative de ces échanges ne leur est pas consubstantielle : c’est nous qui en sommes les auteurs, soit par frivolité, soit par méconnaissance, soit par mauvaise intention, comme peut l’être la prétention susmentionnée de justifier la colonisation. Mais l’eurocentrisme ne doit pas être un alibi, un baume qui efface toutes les responsabilités d’autrui, qui nous empêche de réaliser le simple exercice de la critique ou de l’étude d’autres sociétés si nous ne nous présentons pas à genoux devant elles ou en demandant pardon pour les actes de nos ancêtres. Retournons l’argument, non pas pour légitimer des injustices passées mais pour ne pas occulter les injustices présentes, quels que soient ceux qui les commettent. Force est d’admettre, dans ce sens, que ce n’est que par la quantité (lorsque nous disposons de meilleurs moyens de destruction ou de coercition) que diffèrent les abus ou les crimes perpétrés par l’une ou l’autre de ces sociétés. L’eurocentrisme se prête à bien trop de critiques désinvoltes ou à des dénonciations opportunistes dans lesquelles le manichéisme est roi pour renoncer à soumettre à révision quelques-unes des diatribes les plus enflammées qu’il a suscitées. Parmi les Espagnols d’aujourd’hui qui ont le mieux excellé dans la dénonciation de l’eurocentrisme figurent Rafael Sánchez Ferlosio, avec ses attaques (démesurées et guère originales, à notre sens, de la colonisation des Indes) et Juan Goytisolo , qui a l’habitude de fonder sa défense des Arabes et des musulmans davantage sur les défauts des autres sociétés que sur les vertus de celle qu’il soutient. Laissons de côté le premier, qui fait preuve de ce sens hispanique si particulier de l’autodestruction, voire d’un désir d’occuper le premier plan afin de distraire l’attention et de détourner le regard des autres activités moins louables de ce romancier. Nous consacrerons nos commentaires à quelques-uns des textes de Juan Goytisolo, dont la bonne intention ne peut être remise en cause. Mais la bonne intention n’est sans doute pas suffisante. L’écrivain commence par exprimer des vœux pieux dont les perspectives
actuelles (il écrivait ces mots en 1978) ont démontré l’optimisme, pour ne pas dire l’aveuglement pur et simple : « Nous avons pratiquement liquidé les derniers résidus du colonialisme politique, l’intervention militaire directe des vieilles métropoles européennes et l’impérialisme américain en Asie, en Afrique et en Amérique latine »14. Nous passons ensuite à une attaque passionnée (fruit de l’enthousiasme) contre nos fautes passées : « L’Espagne est le premier pays moderne à avoir « résolu » de manière péremptoire le problème des races, harcelant, persécutant, spoliant et, enfin, expulsant massivement les Maures et les Juifs afin de protéger la pureté sans tache de la caste majoritaire »15. La recherche historique ne montre pas un désir de pureté raciale mais plutôt d’uniformisation politique nécessaire aux États absolutistes alors en formation en Europe et il est indiscutable que l’hétérogénéité multiconfessionnelle, plus que l’hétérogénéité « raciale », s’opposait frontalement à de tels projets. Considérons cela dans le contexte et avec les yeux de l’époque : l’existence de minorités nombreuses (c’est le cas des Morisques16, dont le danger s’ajoutait à celui de l’expansion méditerranéenne ottomane) ou de groupes réduits mais au pouvoir fort et à l’importante influence économique (c’est le cas des Juifs) étaient de sérieux obstacles à la consolidation d’États absolutistes. D’où leur éradication. Que ladite éradication n’ait pas respecté l’éthique, personne n’en disconvient aujourd’hui, pas même pour prétexter qu’il s’agissait de sauver l’âme des infidèles, mais de telles actions ont existé à des époques plus ou moins lointaines en Europe et dans des États islamiques. Mais n’anticipons pas. Les guerres de religion européennes, qui se poursuivaient alors que le XVIIe siècle était déjà bien entamé, nous renseignent sur les tentatives de renforcement des États constitués par la persécution des hétérodoxes – surtout des minorités religieuses. Protestants et catholiques ont souffert dans les mêmes proportions, selon les pays et les époques, des pressions, de l’exil, de la mort. L’Angleterre, la France, la Suisse, l’Allemagne ou l’Espagne ont été sans pitié avec les sectes minoritaires mais la composante raciale n’est jamais intervenue dans ce processus, car on persécutait alors ses propres compatriotes. Mais il y a plus intéressant encore. La tolérance religieuse, ou plus exactement la pluriconfessionnalité, qui est une conquête postérieure à la Renaissance, n’est pas toujours motivée par le progressisme ou des raisons
progressistes. La pénétration en Amérique latine de sectes protestantes, patronnées et financées par la CIA, illustre parfaitement l’utilisation que l’on peut faire du sentiment religieux à des fins aussi peu défendables que l’atomisation d’une société en groupuscules constamment opposés pour des raisons objectivement secondaires comme la confession religieuse. Les cas du Liban, de l’Irlande du Nord ou de la Yougoslavie sont révélateurs de cet aspect. Et, au risque de commettre le péché mortel de lèse-progressisme, nous affirmons que l’unification plus politique que religieuse (nous insistons à ce sujet) entreprise par les Rois catholiques et poursuivie par leurs successeurs a évité à l’Espagne de très graves conflits internes qui subsistent dans des pays comme la Turquie. Dans ces pays, on a finalement eu recours au même procédé blâmable et brutal : l’expulsion et l’extermination des Arméniens, soigneusement oubliées par Juan Goytisolo. Il semble qu’il ne se souvienne pas non plus de la pratique ottomane bien peu exemplaire qui consistait à réduire en esclavage ses propres sujets, comme cela est arrivé durant la révolte kurde de 1847 : des femmes et des enfants yézidis ou nestoriens ont été faits prisonniers et vendus dans la région de Mossoul-Diyarbakir17. Nous pouvons et nous devons revendiquer avec Goytisolo les valeurs d’autres races et d’autres cultures, leur héritage et leur contribution au patrimoine humain commun mais, si nous voulons être conséquents et désirons nous départir de complexes liés à des événements passés pour lesquels nous n’avons pas de responsabilité, il nous faudra mener jusqu’à ses dernières conséquences cette formidable déclaration faite par l’auteur : « Être tiers-mondiste, c’est faire preuve de la capacité (difficile à acquérir, semble-til) d’abandonner la perspective eurocentrée des faits et de mesurer avec les mêmes instruments les actes et les entreprises des blancs d’un côté et des Chinois, des hindous, des Arabes ou des noirs de l’autre »18. Utilisons en effet les mêmes instruments de mesure et peut-être serons-nous alors d’accord pour dire que l’histoire de l’infamie est, comme le suggérait Borges, universelle et que personne n’y est étranger. Dans tous les cas, il nous faut rejeter l’autoflagellation unilatérale si, pendant ce temps, les « tiersmondistes » (terme vague qui englobe dans une même catégorie les habitants de Buenos Aires et ceux de Malaisie) ne renoncent pas à la victimisation éternelle et ne réalisent par leur autocritique. C’est une chose qui fait grandement défaut dans la société arabe dominante, qui doit cesser d’éluder
ses responsabilités et d’utiliser les crimes des autres civilisations comme un moyen de justifier toutes les erreurs (pour le dire gentiment) qu’elle seule a commises ou commet encore. Nous ne nous laisserons pas aller au simplisme ou à la bêtise de balayer d’un coup d’œil tous les « Occidentaux » ou tous les « tiers-mondistes », comme s’il s’agissait de groupes homogènes. On ne peut formuler d’accusations ni de plaidoyers généraux comme ceux-ci : « Qui a créé l’Inquisition ? Qui a expulsé des centaines de milliers de Juifs et de Morisques ? Qui a rayé de la carte les peuples indigènes des Caraïbes et d’Amérique du Nord ? Qui a anéanti les civilisations maya, inca ou d’Araucanie ? Qui a institué la traite des esclaves noirs pour remplacer la malheureuse main-d’œuvre indienne ? – la civilisation européenne et chrétienne. […] Qui est à l’origine des deux guerres les plus barbares et mortifères de l’histoire ? Qui a mené à bien l’extermination de plusieurs millions de Juifs ? Qui a lancé les bombes d’Hiroshima et Nagasaki ? – la race blanche si avancée »19. Nous, qui n’avons jamais accordé beaucoup d’importance à la couleur de notre peau, nous retrouvons subitement, en raison de cette même pigmentation, responsables de la bombe d’Hiroshima, bien que nous soyons nés un mois après son lancement par une puissance militaire précise et sur ordre d’un président qui avait aussi une identité précise. Si nous ne nous sentons absolument pas solidaires des coupables, nous avons du mal à comprendre pourquoi nous devrions partager avec eux la responsabilité de leurs crimes, tout particulièrement s’ils n’ont pas partagé avec nous les biens matériels issus des mêmes crimes, si tant est qu’il y en ait eu. Voici donc un curieux syllogisme : la race -blanche a lancé la bombe atomique et, comme je suis blanc, j’ai lancé la bombe atomique. Peut-on vraiment nous taxer d’eurocentrisme si nous n’approuvons pas ce raisonnement avec enthousiasme ? La connaissance d’autres groupes humains (ce en quoi réside l’une des utilités réelles de l’arabisme) ne sert pas uniquement à relativiser les valeurs et axiomes indiscutables de notre société. Elle nous confronte également, pour être tout à fait sincères, à une conclusion pessimiste concernant la nature humaine et l’accablante régularité avec laquelle les comportements se répètent en des lieux et à des époques très éloignés. Néanmoins, nous pouvons aussi nous réfugier dans les jupons rassurants du manichéisme et admettre de façon plus ou moins éhontée l’infériorité des Arabes, des indiens,
des noirs, etc. pour justifier la spoliation de leurs richesses, leur état de misère et notre ignominieuse alliance tacite ou explicite avec les groupes dominants de ces pays. Ou bien nous pouvons également réduire les nombreux maux qui touchent ces sociétés à des facteurs externes, ignorant les raisons internes et encourageant lesdites sociétés à continuer sur le même chemin, bien qu’en leur rendant un tel service, nous ne faisions pas preuve d’un grand sens de la morale. Comment trouver le juste milieu, le point d’équilibre où se retrouveraient le respect et la critique honnête ? Nous comprendra-t-on avec rectitude ou une telle opinion servira-t-elle, une fois de plus, à renforcer l’alibi de la défense contre l’eurocentrisme ? Nous ne voudrions pas entrer dans l’énumération d’une casuistique systématique des crimes parallèles dans différentes sociétés mais il n’est sans doute pas inutile de nous rafraîchir la mémoire en commençant par parler de nous-mêmes. À tout seigneur, tout honneur : les massacres et sévices perpétrés par les Espagnols durant la colonisation américaine (empalement, éventrement, garrot, travail forcé dans les mines – ce qui revenait à une condamnation à mort à court terme – et une longue liste du même acabit) sont bien connus. Pourtant, écorcher vivants des prisonniers chancas ou yungas par centaines, voire par milliers, et remplir leurs corps de cendres – ainsi que nous le rapportent Pascual de Andagoya ou Cieza de León20 – estce légitime quand c’est le pouvoir inca qui en est l’auteur ? La condition d’autochtone autorise-t-elle de telles pratiques ou en permet-elle l’oubli ? Les crimes d’un conquistador extracontinental sont-ils moralement plus répréhensibles que ceux d’un conquistador indigène, alors que les Incas de Cuzco étaient aussi étrangers pour les Cañaris ou les Chancas que les Européens ? D’ailleurs, Ibn Battûta recueille des informations identiques21 concernant des écorchements pratiqués en Inde par des musulmans, alors même qu’écorcher des êtres humains et se servir de leur peau est juridiquement proscrit en Islam, surtout si les victimes sont elles aussi musulmanes – mais, si ce n’est pas le cas, il peut y avoir des variations d’opinions22. Relire notre histoire directement à partir des textes nous apprend les dégradations et avilissements subis pour des raisons diverses par des Espagnols issus du vulgaire : humiliation publique, coups de fouet, port de la coroza 23 et exil ; prostituées, entremetteuses, sorcières et voleuses
recouvertes de miel et de plumes24 ; démembrements25 ainsi qu’une large gamme de supplices qu’il est inutile de détailler au vu des exemples présentés ici. Voyons cependant comment agissaient les contemporains sur l’autre rive de la Méditerranée, non pas pour justifier un crime par un autre mais pour situer « nos » injustices dans leur contexte historique et pour ne pas nous laisser piéger par cette dichotomie bien commode entre bourreaux et victimes : « [Les Turcs], ces misérables, ont coupé les oreilles et le nez de quatre chrétiens jusqu’au crâne et aux dents »26. Plus récemment, nous pouvons lire la terrifiante description que fait Landberg d’une mutilation (en Arabie, à la fin du XIXe siècle) : « Si vous vous faites voler quoi que ce soit, on coupe la main du voleur de la façon suivante : on attache deux de ses doigts avec une ficelle et on tire cette dernière jusqu’à ce que l’articulation soit déboîtée. Un autre bourreau s’approche alors et lui coupe la main avec une machette. Après avoir été rogné, le moignon est plongé dans de l’huile de sésame bouillante pour qu’il ne sente pas mauvais. On attache sa main à son cou et on l’expulse de la région »27. On peut trouver des exemples comparables dans n’importe quelle société ou communauté historiquement différenciée et il est donc injuste de concentrer sur une seule nation, une seule « race » ou un seul bloc culturel les reproches pour des faits de cet acabit. On ne peut introduire de distinctions comparatives que pour l’ampleur ou le volume desdits crimes, non par pour leur condition ou leur nature. Leur quantité ne diffère d’ailleurs pas en raison d’une supériorité morale mais en raison de l’absence de moyens matériels ou techniques qui permettraient d’infliger des sévices plus importants à l’adversaire ou au prisonnier. Si l’on passe des petits crimes particuliers aux grandes injustices qui ont duré des siècles et ont impliqué des millions de personnes, le panorama ne change guère. L’un des exemples les plus connus est, malheureusement, la traite des esclaves, tellement reprise à l’heure actuelle par le cinéma et les médias et dont le modèle est, sans aucun doute, la mise en marche de l’économie coloniale américaine, qui consistait à capturer et transporter par la force d’importants contingents de noirs pour le compte de commerçants portugais, anglais, hollandais, français, espagnols, etc. Une telle politique pratiquée de manière systématique durant une longue période doit être moralement condamnée mais cela ne peut nous obnubiler au point d’ignorer
que l’esclavage a existé sous toutes les latitudes ou qu’il subsiste aujourd’hui, bien que masqué, précisément dans des pays musulmans. Mais l’on ne doit surtout pas oublier que, tandis que les navires des négriers européens jetaient l’ancre dans le golfe de Guinée, les côtes orientales de l’Afrique et le désert du Sahara étaient témoins depuis bien longtemps28 d’un trafic aussi honteux en direction des pays arabes et de l’Empire ottoman. Si le nombre d’esclaves exportés vers cette destination a sans doute été moins important, cela est dû à une demande inférieure (liée à des besoins économiques moindres), non pas à une quelconque considération morale. La condamnation morale pourrait être aggravée par une pratique inexistante dans la traite américaine : la fabrication massive d’eunuques par castration, voire par mutilation complète des parties génitales. Les commerçant occidentaux ou orientaux n’ont cependant pas été les uniques responsables du désastre et il faut rappeler que la capture et la vente postérieure des noirs, aussi bien en Afrique occidentale qu’orientale ou centrale, n’a été rendue possible que par la participation, la collaboration et l’enrichissement des chefs noirs locaux. Ce ne sont pas les négriers anglais ou hollandais, les Syriens, Égyptiens ou Soudanais du Nord qui ont, à eux seuls, enlevé ou acheté des millions de personnes durant quatre longs siècles. Les guerres tribales ainsi que l’enlèvement et la vente volontaire d’enfants par leurs parents ont été la source à laquelle a bu l’infâme commerce européen et arabo-ottoman29. Or, cet aspect du problème est systématiquement ignoré par les tiers-mondistes passionnés ou par les habitants actuels de ces mêmes pays qui ont souffert de la traite, ce qui peut s’expliquer par la difficulté à rejeter la faute sur des personnes concrètes qui ont pourtant existé. Peut-être est-il plus simple de généraliser la culpabilité et de la sortir de son contexte, les groupes dominants locaux étant par conséquent exemptés de rendre des comptes pour les actes de leurs ancêtres. De la même façon, on exige la repentance des descendants ou des héritiers moraux des Européens qui ont participé à la traite. De nos jours, un noble sentiment peut nous pousser à nous mettre du côté du plus faible (l’émigrant marocain en France, par exemple), mais la situation du Marocain aisé qui exploite et maltraite ses propres compatriotes dans son pays est-elle bien comparable ? Les oligarchies arabes ou tiersmondistes en général méritent-elles notre solidarité alors que leur seul argument historique consiste à nous rappeler nos fautes passées et à passer
sous silence, de manière éhontée ou cynique, l’alliance effective qu’elles entretiennent contre leurs propres peuples avec les anciennes puissances colonisatrices dans le cadre d’indépendances fictives depuis la décolonisation ? Il ne me semble pas raisonnable d’émettre des jugements sur des groupes humains en bloc, comme si les concepts « marocain », « arabe » ou « noir » représentaient une communauté homogène. Le colonialisme impitoyable qui s’est abattu sur l’Afrique, l’Asie ou l’Amérique latine au XIXe siècle et a dévasté des peuples entiers correspondait au développement d’un capitalisme européen qui a été avec ses propres concitoyens tout aussi impitoyable. Nous n’insisterons pas davantage, pour éviter le hors-sujet. Il faut pourtant dire que le colonialisme a trouvé dans les pays sous protectorat ou colonisés des classes d’exploiteurs avec lesquelles il a fréquemment noué des alliances en fonction des différents degrés de développement social que présentaient ces pays. Ignorer les responsabilités qui pèsent sur ces groupes reviendrait à totalement manquer de rigueur historique et d’arguments sérieux. Nous autres, arabisants, ne pouvons défendre dans sa globalité l’histoire et la culture arabes, sans aucune nuance. Et ne parlons même pas de l’histoire « tiers-mondiste ». Nous n’étudions pas une société parfaite et immaculée car l’observation nous montre la présence de préjugés et d’abus comparables à ceux que nous condamnons dans nos sociétés. Les affrontements entre nations ou ethnies sont faciles à trouver dans les textes et les préjugés transmis de génération en génération sont légion, qu’il s’agisse de « stupidité »30, de lâcheté31, de simple dégoût32 ou de saleté33. Les affrontements existent entre des secteurs sociaux divers34 ou avec des communautés religieuses ou raciales minoritaires, comme les Juifs35. Les théoriciens de la pureté (et de la supériorité) de la « race » arabe n’ont d’ailleurs pas manqué : « On perçoit une forme de contagion en toi : tu as été corrompu par le métissage »36. Une telle prétention se répète des siècles plus tard, à l’autre bout du monde musulman : « C’est un homme loyal. Issu d’une race de braves dont le sang ne s’est jamais mêlé à une race étrangère »37. On a même pratiqué la falsification de hadiths du Prophète pour justifier la supériorité de peuples, de nations, d’ethnies ou même de cités (les Perses, les Farsis, les habitants de Merv)38 ou, au contraire, leur infériorité. Des philosophes comme Dirar ben ‘Amr al-Gatafani et Tumama ben Asras
ont embrassé la cause de la défense des Nabatéens et de leurs supériorités sur les Arabes. Al-Jahiz lui-même a été accusé de suivre les Dirariens car il avait cité leurs opinions dans le Kitab al-Hayawan39. La société arabe et musulmane en général n’a pas été protégée de telles dérives du comportement humain, dérives qui ne sont pas plus blâmables chez elle que dans d’autres sociétés – mais pas moins non plus. Il est à craindre que la défense à outrance, aveugle et sourde des tiersmondistes40 (qui sont parfois sincères, comme Juan Goytisolo) ne soit qu’un moyen d’échapper, au moins sur le plan moral, à notre propre société sans solidarité, aliénée, ennuyeuse, repue de sa vulgarité et de sa routine. On ne peut rien objecter à cette fuite, qui est à la fois un exercice de liberté et un rejet de coutumes indéfendables à bien des titres. Nous nous trouvons assurément face à une réédition au goût du jour de la recherche du Bon Sauvage, sur lequel notre imaginaire projette l’image inversée de nos tares : tout ce qui, chez nous, est défaut ou vice devient chez lui une vertu attachante. Mais les tiers-mondistes ne comprennent pas qu’en le transformant en archétype, nous le déshumanisons et nous nous éloignons, toutes voiles dehors, de la terre ferme de la réalité. Nous sommes mus par un espoir presque religieux d’attribuer à d’autres êtres humains le monde idéal que nous n’avons pas su ou ne savons pas créer et habiter.
1 Fondé en 1939, le Conseil supérieur des Recherches scientifiques (CSIC, selon son sigle espagnol) est comparable au CNRS français. [NdT] 2 Ce terme signifie « peupleraie » ou « promenade plantée de peupliers ». Il est dérivé d’un mot d’origine gothique. [NdT] 3 La Voz de Galicia, 03/09/1981. 4 El País, 14/06/1986. 5 Disciples de Francisco Codera y Zaidín (1836-1917). [NdT] 6 Relatif à al-Andalus, à l’Espagne musulmane. Il s’agit d’une adaptation de l’adjectif espagnol andalusí. [NdT] 7 Al-Qantara, III, 1986, XII 8 L’auteur fait ici référence à Bernardino de Sahagún (1499-1590), missionnaire franciscain, spécialiste de l’histoire du Mexique avant la conquête espagnole. [NdT] 9 Pierre Martyr d’Anghiera (1457-1526) est un diplomate et historien de l’Espagne originaire du Piémont qui travaille au service des Rois catholiques puis de Charles Quint. [NdT] 10 Herreros y alquimistas, Madrid, Alianza-Taurus, 1974, 14. 11 Disertaciones y opúsculos, II, 397. 12 La tribu arabe des Hilaliens (ou des Banu Hilal) s’est installée, après de nombreuses guerres de conquête, dans le Nord de l’Afrique (Maroc, Algérie, Tunisie et Libye). [NdT] 13 À ce sujet, voir Yves Lacoste, Ibn Khaldoun. Naissance de l’histoire passée du Tiers-Monde, Paris, Maspero, 1973, 89-90.
14 Libertad, libertad, libertad, Barcelone, Anagrama, 1978, 109. Nous passons sous silence, pour ne pas nous éloigner du sujet, l’énumération exhaustive des actions militaires réalisées depuis lors, mais il suffit de rappeler des noms come celui du Tchad, de Grenade, des Malouines, du Nicaragua, de Panama, de l’Irak, de la Yougoslavie, etc. pour constater, une fois encore, que l’époque de la contrainte par la force n’est pas terminée. 15 Op. cit., 120. 16 Le terme « morisque » désigne les musulmans d’Espagne convertis de manière plus ou moins sincère et forcée au catholicisme après la Reconquête. [NdT] 17 E.R. Toledano, The Ottoman Slave Trade and its Suppression, Princeton, 1982, 16. 18 Op. cit., 115. 19 Op. cit., 112. 20 P. de Andagoya, Relación y documentos, édition d’A. Blázquez, Madrid, Historia, numéro 16, 1986, 139 et P. Cieza de León, El Señorío de los incas, édition de M. Ballesteros, Madrid, 1985, 141, 224 et al. 21 Ibn Battûta, A través del Islam, Madrid, Alianza, 1987, 492, 570, 572, 573. 22 al-Wansarisi, al-Mi’yar al-mu’rib wal-yami’ al-mugrib `an fatawi ahl Ifriqiya wa-l-Andalus wa-l-Magrib, volume XII, 258. Rabat, 1981, numéro 3, 13 volumes. 23 Il s’agit d’un couvre-chef en papier ou en carton peint que portaient les personnes condamnées par l’Inquisition en signe de pénitence. [NdT] 24 C. Pérez de Herrera, Amparo de pobres, Madrid, Espasa-Calpe, 118. 25 Un empoisonneur repenti du XVIIIe siècle a subi, « attaché à un poteau dans sa prison, cent coups de fouet et on lui a coupé les doigts de chaque main qui lui servaient à répandre le chlorure de mercure » (A. de Contreras, Vida del capitán A. de Contreras, Madrid, Alianza, 1967, 189). 26 Vida y trabajos de J. de Pasamonte (Autobiografías de soldados del siglo XVII), BAE, volume 90, Madrid, 1956, 15 ; et, dans la même œuvre (16)
: « [les Turcs] lui ont cassé les bras et les jambes en deux morceaux et l’ont laissé implorer Dieu à grands cris, allongé sur le sable. Vers minuit, un renégat l’a égorgé et son chef s’en est réjoui ». 27 C. de Landberg, Études sur les dialectes de l’Arabie méridionale, II, 73, Leyde, Brill, 1905 ; à propos du même châtiment (au Maroc, en 1791), l’on peut lire Potocki, Voyages en Turquie et Égypte, en Hollande et au Maroc, I, 265, Paris, Fayard, 1980. 28 La grande révolte des Zanjs dans les marais et salpêtrières du Sud de l’Irak au IXe siècle illustre parfaitement l’exploitation inhumaine à laquelle étaient soumis de nombreux esclaves noirs, qui n’étaient pourtant pas la propriété de planteurs brésiliens ou des gérants des mines de Potosí. À ce sujet, voir at-Tawhidi, Kitab al-imta’ wa-l-mu anasa, I, 18 : 71, 2 : 74, 9 : 77, 9 : 212, Le Caire, 1373 H.(1953), édition d’A. Amin et A. az-Zayn ; mais aussi at-Tabari, Ta rij ar-rusul wa-l-muluk, Le Caire, 1969, édition de M. A. Fadl, IX, 410, 470, 477, 504, 505. 29 Sur les modes d’acquisition des esclaves, voir 15-19 dans E.R. Toledano, The Ottoman Slave Trade and its suppression, Princeton, presses universitaires ; sur le commerce des esclaves entre le Soudan et l’Égypte à l’époque ottomane, voir aussi A. Raymond, Artisans et commerçants au Caire au XVIIIe siècle, I, 157-164, Beyrouth, 1974 ; et A. Raymond et G. Wiet, Les Marchés du Caire, 223-229, Paris-Le Caire, IFAO, 1979. 30 Voir, par exemple, les récits qui, dans le corpus des contes algériens, nous montrent bien le phénomène (Mouliéras-Lacoste, Légendes et contes merveilleux de la Grande Kabylie, Paris, 1965, 347, 523, 534). 31 Les contes du Sahara occidental tendent à justifier l’esclavage mérité que subissent les noirs, par exemple chez J.A. de Marco, « Análisis de los cuentos escuchados entre los Erguibat », Almenara, 7-8 (1975), 222-228. 32 Comme la répulsion éprouvée par les Arabes à l’égard des noirs (L. Marcel Devic, Le Pays des Zendjs ou la Côte orientale de l’Afrique au Moyen Âge, Paris, 1883, republié à Amsterdam en 1975, 132). 33 Ibn Battûta, A través del Islam, 344. 34 « Le Bédouin envie le sédentaire ; il essaye aussi de se venger de lui au
nom d’antiques traditions. Lorsque la récolte est arrivée, les Bédouins ont laissé les gens en paix car poursuivre de telles pratiques ne leur aurait rapporté que de maigres profits » (in 1799, al-Yabarti, Ta rij ‘aya ib al-atar fi-t-tarayim wa-l-ajbar, II, 351, Beyrouth, s. d.) 35 Sur les interdictions et les discriminations faites aux chrétiens, que l’on obligeait à porter du noir ou du bleu, voir Yabarti, II, 481 ; ou à propos des préjugés antijuifs, voir Ibn Battûta, 393. Il existait même une interdiction de monter à dos de mule dans une ville peuplée de musulmans (voir Potocki, Voyages, I, 172). 36 al-Jahiz, Libro de los avaros, 211, Madrid, 1984. 37 al-Muqtabis, Barcelone, Barral, 1986, 213, cité par P. Guichard, AlAndalus. 38 Voir I. Goldziher, « The Shu’ubiyya », Moslem studies, Londres, 1967, I, 157. 39 Goldziher, op. cit., 145-6. 40 Nous insistons sur le caractère incorrect de cette dénomination qui est non seulement vexante mais aussi ambiguë et fausse à bien des égards.
CHAPITRE 1 QUELQUES ÉLÉMENTS POUR UNE RÉVISION
Parler de contacts multiculturels, de pluralité ethnique, de vivre-ensemble pacifique entre religions, d’interpénétration et de fusion de sociétés est devenu l’un des clichés les plus à la mode de nos jours. Nous ne pouvons nier la bonne foi de la plupart de ceux qui soutiennent de telles idées mais nous ne pouvons non plus oublier qu’il s’agit presque d’injonctions acceptées sans recul critique et sans nuance, constamment répétées dans les médias. Sans entrer dans la discussion sur le caractère utopique de ces thèses, nous pouvons admettre qu’en ce qui concerne les Arabes (les Maures, selon l’expression populaire) et l’Islam, la proximité et la relation durant de nombreux siècles, aussi bien dans la confrontation que dans la coexistence, n’ont pas produit de résultats bénéfiques dans le cas espagnol. Bien au contraire, cette coexistence a eu pour résultat ce que Sánchez Albornoz a désigné sous le nom d’« antibiose », par opposition à la « symbiose » revendiquée par Américo Castro1, c’est-à-dire le rejet, la négation, la méconnaissance des Espagnols à l’égard des Maghrébins – et de leur part à notre égard. De manière simpliste et intéressée, des historiens, sociologues, écrivains ou journalistes des deux rives du détroit de Gibraltar ont résolu la contradiction entre leurs analyses (la cohabitation pacifique entre chrétiens et musulmans) et la réalité en imputant le choc entre les deux civilisations à l’obscurantisme du christianisme médiéval, à son héritier national-catholique2 ou à une étrange tare génétique dont seraient victimes les Espagnols et qu’ils ne définissent bien entendu jamais – une sorte de maladie démoniaque qui nous pousserait à être intransigeants et sadiques. Diviser le monde entre bons et méchants facilite beaucoup les choses. Un ancien impérialisme vaincu il y
a longtemps est par ailleurs un bouc émissaire commode qui sert de dépotoir aux déchets actuels ou d’écran dont les ombres chinoises permettent de détourner l’attention de malheurs présents et bien vivants. On fait l’amalgame de concepts, de problèmes et d’actes très différents et il est aisé d’arriver au but recherché par des extrapolations bien pratiques. Il est pourtant vrai, comme s’en plaignent souvent certains arabisants espagnols, que notre société fait preuve d’une profonde méconnaissance à l’égard du monde arabe, ce qui donne lieu à des erreurs d’appréciation colossales qui ont bien souvent dépassé le cadre de la simple opinion et se sont traduites par de criantes injustices. Cette idée vaut pourtant dans les deux sens car l’ignorance est le fondement tant des préjugés qui courent et ont couru sur les Maures (indolence, saleté, etc.) que de ceux, très à la mode aujourd’hui, qui les présentent comme d’éternelles victimes ayant droit à des réparations, quelles que soient les circonstances. Illustrant ces premiers préjugés, Mercedes García-Arenal3 rappelle que le tribunal de l’Inquisition de Cuenca, en pleine répression anti-morisque, s’adonnait à de singulières considérations éloignées du sujet, comme la suivante : « Les Maures croient et sont persuadés que les rapports charnels entre un jeune homme et une jeune femme ne sont pas un péché ». Ce type de déclarations est dans la lignée de la sensualité mythique attribuée aux musulmans de l’époque, y compris dans des lieux aussi éloignés que les Indes4. Pourtant, la confusion régnante s’exprime aussi par l’accusation fallacieuse et récurrente d’intolérance contre les musulmans lorsqu’il ne s’agit que d’un retard administratif tout à fait justifié, par exemple, qui retarde la construction d’une mosquée à Grenade5. Fernand Braudel6 a bien compris le conflit qu’a connu l’Espagne et qui l’a poussée à mener à bien l’expulsion des Morisques, d’abord à Grenade puis dans tous le pays. Il s’agissait de répondre de la manière la plus radicale possible à une minorité inassimilable, qui se refusait à l’intégration et dont la connivence avec l’ennemi du moment n’était ni passive, ni méconnue. Un choix leur était alors offert : la conversion sincère, qui entraînerait une absorption culturelle logique, ou l’exil. Si l’interlocuteur se scandalise, par une naïveté compréhensible ou par pure mauvaise foi, et s’obstine à juger le passé à l’aune de nos valeurs contemporaines, il suffira de lui rappeler qu’à cette époque (le XVIe siècle), il n’y avait dans le Nord de l’Afrique plus de chrétiens, exception faite des prisonniers capturés par les pirates. Cela faisait
en effet longtemps (plus de quatre siècles) que les autochtones avaient été invités, voire forcés, à s’islamiser. Cela explique que les cultures locales (berbère et néolatine) aient été écrasées et supplantées par une civilisation arabe urbaine, qui a laissé le monde berbère isolé dans les montagnes (c’està-dire en dehors de l’histoire). Si ce monde berbère a ressurgi par moments (comme avec les Almoravides7 ou les Almohades8), il n’a été que le véhicule chargé de la propagation de la culture arabo-musulmane dominante. Bien que la tension entre Espagne et Islam remonte aux siècles précédents, c’est dans le courant du XVIe siècle et durant les premières décennies du XVIIe siècle qu’éclate une crise aux funestes conséquences pour les personnes concernées et ce sont les séquelles psychologiques de ces événements qui perdurent dans l’inconscient collectif. Nous devons cependant insister avec Braudel, non pas pour légitimer un passé qui se légitime par lui-même mais afin de comprendre ces événements et de mieux saisir leurs effets ainsi que les mécanismes qui expliquent l’arabité de l’Espagne, ses fondements et son importance – ou qui expliquent tout le contraire. Mettons de côté la nécessité, jamais assez réaffirmée, de ne pas juger le passer avec les idées de notre temps, et affirmons que le traitement infligé aux Morisques a pu être rigoureux et même cruel mais jamais injustifié, surtout lorsque l’on prend en compte les éléments dont disposaient les autorités politiques, les idéologues religieux et le petit peuple qui les suivait. Citons la technologie de l’époque, qui accentuait les souffrances, ainsi que les notions d’humanisme et de respect de la personne humaine, qui n’apparaîtront que plus tard et qui n’ont toujours pas pénétré dans de nombreux pays musulmans. Depuis la reconquête de Grenade, la grande scène géopolitique sur laquelle se déroule la tragédie des quelques musulmans espagnols restants regroupe dans des séquences rapides (et parfois simultanées) des stratégies et de graves événements : la fin de la Reconquista, la projection des Espagnols et des Portugais sur les côtes maghrébines, le harcèlement des pirates nord-africains (ou des Morisques en exil) sur les côtes hispaniques en guise de représailles, la pénétration ottomane dans le Nord de l’Afrique, l’inévitable collision avec l’impérialisme espagnol en Méditerranée ainsi que la fragmentation politique et la crise économique du Maghreb. Voilà un panorama qui favorisait la survivance d’une mentalité de croisade, avec tout ce que cela implique d’objectifs économiques (le pillage, pour être le plus clair possible). Il
s’agissait aussi d’établir des présides9 ou des garnisons frontalières10 qui devaient assurer le contrôle relatif du territoire et rendre plus difficiles les incursions des corsaires convertis, particulièrement sur les côtes mal gardées du Levant espagnol. Pour des raisons de sécurité interne, en 1525, Charles Quint a étendu à Valence le décret de 1502 qui proposait l’alternative entre conversion et exil, mesure qui a suscité la deuxième rébellion des Morisques depuis la prise de Grenade, dans la chaîne d’Espadán. Ce décret a également rendu plus difficile l’attaque sur Valence de 1529 par les galères de Barberousse, qui a cependant capturé de nombreux prisonniers11. Ces incursions étaient souvent réalisées en collaboration avec les monfíes12 et les Morisques en général, sans que nous puissions aujourd’hui mesurer l’influence de telles razzias en Espagne ni connaître la façon dont elles étaient vécues. Luis del Mármol décrit bien la situation13 : « [Les Morisques] ont commencé à s’angoisser excessivement et à se radicaliser dans leurs mauvais penchants, ce qui explique qu’augmentaient à chaque heure l’inimitié et la haine contre les chrétiens. S’ils faisaient preuve de mœurs acceptables dans leurs rapports et leurs entretiens avec les chrétiens mais aussi dans leur façon de s’habiller, ils abhorraient dans leur for intérieur le joug de la religion chrétienne et ils s’embrigadaient en secret les uns les autres par les rites et cérémonies de la secte mahométane. […] Ils accueillaient les Turcs et les barbaresques dans leurs fermes et leurs demeures, leur donnant des conseils pour pouvoir tuer, voler ou capturer des chrétiens et ils n’étaient pas les derniers à les capturer et les vendre. C’est ainsi que les corsaires venaient s’enrichir en Espagne comme on peut le faire aux Indes […] ».
C’est pourquoi la dureté avec laquelle ils étaient traités et réprimés à la moindre occasion était aussi extrême. C’est aussi pourquoi ceux qui recevaient le pire traitement dans les galères espagnoles, condamnés « à vie » comme esclaves du roi, étaient précisément les apostats capturés, les chefs morisques ennemis14 (« pour éviter qu’ils puissent orienter, avec leur expérience, de nouvelles entreprises de piraterie ») et les Morisques euxmêmes (« ils étaient considérés particulièrement dangereux en raison de leurs contacts avec les Turcs et les barbaresques en raison de leur connaissance de la langue et de la terre espagnoles, de ses criques, de ses embarcadères et de ses ports »). Les dégâts matériels et humains étaient en effet énormes. Selon
le mot de Manuel Fernández Álvarez15 : « de la même façon que les Portugais avaient pris goût à la chasse aux noirs sur les côtes du Nigeria et de Guinée, les barbaresques la pratiquaient de préférence sur les côtes espagnoles ». En réaction, les Morisques devaient par exemple financer par l’impôt les dépenses (fardas) occasionnées par le système de tours de guet16 ou par l’application de normes qui pourraient aujourd’hui nous faire sourire du fait de leur naïveté comme une « ordonnance interdisant à tous les Maures de marcher sur la côte durant la nuit, sauf en compagnie de chrétiens ou avec l’autorisation écrite d’un corrégidor17 ou le bourgmestre dont il dépendait »18. C’est qu’en effet, la capture d’Espagnols constituait une source florissante de revenus grâce aux rançons exigées. Il s’agissait certes d’une pratique antérieure aux musulmans et qu’ils n’étaient pas les seuls à avoir adoptée mais certaines cités-États ou de petites principautés (comme Salé ou Alger) s’étaient spécialisées dans ce commerce, tant et si bien qu’elles en retiraient de juteux bénéfices. Ainsi Alger extorquait-elle à l’Espagne vers le milieu du XVIe siècle 100 000 pièces d’or environ par an au titre des rançons pour les prisonniers19. C’est pourquoi l’on comptait, parmi les pieuses œuvres à la portée de tout bon chrétien, l’inscription dans les testaments de legs destinés à libérer les chrétiens, comme dans le cas de celui d’Isabelle la Catholique20. Il existe un consensus autour de la clémence initiale des capitulations de Grenade21 entre Boabdil22 et les Rois catholiques, de même qu’il existe aussi un consensus sur la politique d’attraction des vaincus développée par Hernando de Talavera23. Pourtant, cet irréductible affrontement ne fera que s’envenimer jusqu’au départ des Morisques suite à l’application de la ligne imposée par Cisneros24, dont les méthodes coercitives se sont soldées par la première rébellion des Alpujarras25 (1500)26. Dans tous les cas, la présence des Morisques était perçue comme un danger potentiel, qui devenait souvent effectif avec les incursions des pirates. Ce danger était omniprésent au sein de la communauté morisque qui, vaincue, refusait d’accepter les formes culturels du groupe dominant, suscitant ainsi une sourde irritation au cœur de ce dernier. C’est pourquoi les pouvoirs publics ont fait face au coût de l’expulsion des Morisques du royaume de Grenade, en dépit de la désastreuse banqueroute qu’elle a supposée pour le trésor royal. Caro Baroja chiffre ladite banqueroute à 17 310 441 maravédis27 et estime le nombre de foyers morisques concernés à cent mille environ28.
Certains auteurs font preuve d’une légèreté manifeste, d’autant plus grave s’ils sont espagnols puisque l’on peut alors exiger d’eux plus de rigueur, en réduisant aux termes actuels le conflit morisque. Ils en viennent à le qualifier de colonial29 et appliquent par mimétisme au XVIe siècle les critères qui définissent l’impérialisme contemporain, ne prenant pas en compte les facteurs religieux et culturels et se fourvoyant dans des concepts étrangers à cette époque, y compris dans la terminologie utilisée. Comment peut-on plaquer sur le passé l’impérialisme colonialiste du XIXe siècle (par exemple, ce qu’a fait la France en Algérie), conséquence d’un développement capitaliste intérieur ? Qu’ont en commun le cadre juridique des fors30, des chartes de peuplement31, des terres royales32, des ordres militaires, des législations particulières, des capitulations, etc. et les codes juridiques unifiés de l’Occident contemporain ? Peut-on dire que l’implacable politique française d’extirpation de la langue arabe en Algérie (encore aujourd’hui, le problème créé par les Français n’est pas résolu) est comparable aux hésitations, à l’indulgence et aux normes contradictoires concernant l’usage de l’arabe par les Morisques ? Peut-on assimiler les pieds-noirs33 aux habitants de Castille, des Asturies ou de Galice qui, en fin de compte, se déplaçaient au sein de leur propre pays pour venir repeupler des zones désertes ? La dépendance économique largement voulue, notamment par la monoculture (voir, par exemple, la généralisation de la vigne dans un pays musulman comme l’Algérie), est-elle équivalente à la politique d’insertion économique de la Castille ? Quelle éclosion capitaliste ou quelle débordante révolution industrielle a précédé la reconquête de Grenade ? Quelles différences technologiques abyssales y avait-il entre les Nasrides34 et les Trastamares35 ou les Habsbourgs ? Peut-on comparer ces différences à celles qui existaient entre l’Algérie et la France (avec un fossé qui allait en se creusant toujours plus vite) en 1830 ?36 On ne prend pas non plus suffisamment en compte la croissance démographique, épée de Damoclès qui planait en permanence sur les vieux chrétiens37 là où ils étaient minoritaires (par exemple, en de nombreux endroits du royaume de Grenade38 ou même en Aragon). Ce phénomène aurait pu avoir des répercussions à moyen terme sur l’équilibre entre les deux communautés, au détriment des chrétiens et de la foi39. Certaines comarques40 aragonaises qui dépendaient d’un seigneur étaient majoritairement peuplées
de Morisques, tandis que les terres dépendantes de la Couronne réunissaient davantage de vieux chrétiens, ce qui explique les dissensions entre ces régions41. Il ne s’agit pas d’histoire-fiction ou d’uchronies fantaisistes puisque l’on prévoyait effectivement la domination numérique d’une population fraîchement convertie ou cryptomusulmane, qui agissait en secret ou à découvert, pour le siècle suivant dans la région du Levant ou de Grenade. Seule une catastrophe humaine comparable à celle de 1609 aurait pu changer la donne. Les raisons de la plus forte natalité des Morisques ne sont pas claires à nos yeux, bien que les chiffres soient indiscutables. Nous considérons par ailleurs ridicule et sans fondements l’idée selon laquelle la plus faible fécondité des chrétiens était due au fait que beaucoup d’hommes et de femmes prenaient l’habit et n’avaient donc pas de descendance. En premier lieu, ils entraient le plus souvent dans les ordres à un âge avancé, après être devenus veufs et avoir eu des enfants. En second lieu (et c’est le plus important), le nombre de ceux qui entraient dans les ordres était bien faible42. Une fois que les nouveaux chrétiens ont abandonné, au moins officiellement, la polygamie comme arme de multiplication et de procréation43, ils disposent d’aussi peu de moyens de contraception que les vieux chrétiens et l’on ne comprend alors pas bien le phénomène. Avoir recours, en effet, à l’explication de la sensualité, de l’érotisme, etc. attribués aux Arabes signifierait tomber une fois de plus dans le piège des fantasmes et des stéréotypes. Cela signifierait également ignorer la façon sordide dont les sociétés arabes répriment et ont réprimé la sexualité. Quoi qu’il en soit, à Valence, en 1609, les Morisques (135 000 personnes) représentaient un quart de la population totale, avec une tendance à l’augmentation. Entre 1533 et 1609, en effet, la population morisque a crû de 70 %, contre 45 % à peine pour les vieux chrétiens44. Il y avait sans doute des explications partielles à même de faire comprendre le résultat final : l’abstinence choisie par le petit pourcentage de vieux chrétiens qui entraient dans les ordres (mais il y avait aussi des Morisques dans les rangs ecclésiastiques) ; le mariage plus précoce, juste après la puberté, des femmes morisques, ce qui leur offrait une période de fécondité plus longue (bien que, comme le note Hernán Núñez dans les Refranes y proverbios glosados, les deux communautés se mariaient à un âge sensiblement égal) ; les migrations intérieures qui provoquaient le dépeuplement de certaines régions au profit d’autres zones45, du départ vers les Indes46 ou de l’engagement au sein des tercios47 impériaux, etc. Mais l’on
ne peut non plus écarter d’autres facteurs ni ignorer la propension généralisée des vieux chrétiens à exagérer le danger morisque, par exemple en grossissant les données démographiques48. L’attitude de la société chrétienne face aux Morisques a consisté en une aversion toujours plus grande, au fur et à mesure que le temps passait et que la fusion des nouveaux chrétiens dans la société dominante ne se produisait pas. Comme nous le verrons plus loin, la fuite ou l’expulsion généralisée des musulmans a commencé au XIIIe siècle, lorsque la reconquête castillane a ouvert la route vers la vallée du Guadalquivir et lorsqu’a débuté l’installation des chrétiens venus du Nord. L’hostilité causée par la cohabitation forcée de deux communautés juxtaposées qui ne se mélangeaient pas a néanmoins mis presque deux siècles à se manifester, en même temps que la réaction antijuive, dont les massacres de 1391 ont été le premier exemple retentissant. G. Marañón explique que le voyageur Tetzel, lors d’une visite à la cour d’Henri IV de Castille (1454-1474), a trouvé le roi assis à même le sol, à la manière morisque, et a découvert que le peuple désapprouvait de semblables coutumes49. Il critiquait de même ses penchants homosexuels, également attribués à son commerce avec les Maures et à sa passion pour leurs modes et leurs goûts, ce qui provoquait l’indignation « du royaume et même de toute la société chrétienne »50. Marañón nous dépeint ainsi la situation, non sans une certaine superficialité : « Il est bien connu que, durant cette phase de décadence des Arabes d’Espagne, l’homosexualité a atteint un tel degré de diffusion qu’elle en est presque devenue une relation habituelle et compatible avec les relations normales entre les deux sexes. Alonso de Palencia51 nous dit bien que « les Maures de la garde royale entretenaient des rapports abjects aussi bien avec de jeunes hommes qu’avec de jeunes filles ». Le roi Henri ne s’est pas contenté d’adopter les vêtements de ces gens ainsi que leurs habitudes et leurs aliments, il en a également repris certains comportements condamnables, qui mènent à un déclin honteux ».
On accuse également les Maures d’accepter la promiscuité dans des proportions considérables pour la Castille du début du XVe siècle, à l’époque d’Álvaro de Luna52. On peut par exemple citer certains personnages comme Luis Méndez de Sotomayor qui, « après avoir abandonné sa femme, vivait
dans la turpitude et s’adonnait aux vices et à la corruption des mœurs la plus scandaleuse »53, comportement qu’on attribuait à ses relations avec les Maures. Le châtiment mis en place par la suite (exécution sur le bûcher et confiscation des biens), à partir de 1497, est le résultat (selon Marañón) de la large diffusion de ces comportements en Castille, bien qu’il note l’existence d’un antécédent avec le Fuero Juzgo54, qui punissait la sodomie par la castration. Même si l’objectif de ce chapitre n’est pas d’offrir une étude sur l’homosexualité au sein des sociétés arabes, il n’est sans doute pas inutile d’en dire deux mots afin de rétablir l’équilibre de la balance. Il est aujourd’hui courant de croire que la sodomie était largement diffusée parmi les Arabes, et ce à toutes les époques. La réalité est pourtant bien plus complexe, même si tant les chrétiens que les musulmans partagent le même arrière-plan judaïque, qui condamne et punit de manière radicale cette pratique55. On déclare aussi parfois que la condamnation formelle que les sociétés arabes contemporaines et occidentalisées réservent à cette forme de sexualité est le résultat de l’influence européenne. Bien que la répression et le discrédit social associés à l’homosexualité dans la culture arabe n’aient pas atteint le même degré que dans notre propre culture56, on ne peut non plus affirmer que l’homosexualité soit ou ait été bien vue et considérée normale, exception faite de certaines communautés isolées (comme c’est le cas de l’oasis de Sioua, toujours cité comme exemple mais qu’il faudrait nuancer). Nous n’avons pas non plus l’intention de rentrer dans des considérations sur les motivations sporadiques ou temporaires des sociétés arabes au sujet de l’homosexualité, motivations généralement psychologiques ou socioéconomiques (le caractère tardif du mariage de très nombreux hommes, l’impossibilité d’avoir une relation avec une femme célibataire, etc.) Nous ne nous aventurerons pas non plus sur le terrain scabreux de la psyché humaine, pas plus que nous n’aurons recours à des considérations d’ordre moral. Il est en revanche nécessaire de rappeler le caractère péjoratif des termes qui, en arabe, désignent les homosexuels, le rejet global de la société à l’égard de ceux qui se manifestent explicitement comme tels ou le halo de moquerie méprisante qui entoure, comme dans de nombreuses cultures, de telles pratiques. Il s’agit d’une ambiance railleuse, parfois féroce, mais jamais d’acceptation ou d’encouragement. C’est ce que nous révèlent les textes,
depuis les passages les plus dramatiques d’Ibn Battûta57 jusqu’aux plus légers et divertissants des célèbres vers d’Abû Nuwâs, en passant par l’accusation formulée à l’encontre des hommes de telle ou telle région d’être efféminés, de se comporter comme des femmes ou d’utiliser des termes, des manières ou des parfums attachés aux femmes58. Le Sévillan Ibn ‘Abdun reflète bien l’opinion des fuqahā’ 59 : « Les homosexuels devraient être expulsés de la ville et châtiés où qu’ils se trouvent. On ne les laissera pas évoluer parmi les musulmans ni circuler dans les fêtes car ce sont des fornicateurs maudits de Dieu et du monde entier »60. Le même auteur associe l’homosexualité à ce qu’il voit comme le summum de la vie dissolue, celle des curés chrétiens61, rejoignant en cela le poème d’Abû Nuwâs cité dans le Cuadro del diablo (macama 35 d’al-Hamadhânî 62) :
« J’ai visité son lit avant l’aurore, lorsque la voix des cloches signalait l’aube. Il a dit : qui va là ? C’est le curé qui te rend visite, ai-je répondu, car ton couvent a besoin d’être administré par un prêtre. » 63
Plus près de l’époque et du lieu qui nous intéressent, dans la ville de Fès, à la fin du XVe siècle, Léon l’Africain nous décrit un panorama comparable, fait de railleries envers les hommes efféminés, les travestis, etc. qui tenaient les auberges64. Il fait aussi état d’une condamnation ironique pour les prophétesses saphiques qui erraient dans les villes65 et une autre, non moins sanglante, pour les soufis homosexuels66. Les exemples de cet acabit abondent dans la littérature arabe même si la proscription et la persécution n’ont pas pris un tour aussi sévère que dans la culture occidentale judéochrétienne. Mais revenons à la coexistence entre vieux et nouveaux chrétiens. On ne peut tirer de conclusions généralisables d’une période aussi longue et soumise à autant de circonstances locales et variées, bien que nous puissions
noter une certaine tolérance jusqu’en 1550. Il faut néanmoins distinguer la position du petit peuple, des hidalgos pauvres et du bas clergé d’un côté et, de l’autre, celle des grands aristocrates et propriétaires fonciers, lesquels profitaient économiquement de ces nombreux Morisques. Ils leur imposaient de lourdes taxes en échange de leur tolérance à l’égard de leurs coutumes et de leur religion. Les nouveaux chrétiens supportaient ces charges financières et ces exigences personnelles, obtenues de force, ce qui leur conférait un caractère travailleur et un train de vie sobre et leur permettait même un petit enrichissement. Cela suscitait des critiques de la part des autres habitants des villes, le problème purement idéologique se mâtinant ainsi de considérations économiques. Nous avons d’ailleurs des exemples de la façon dont la bureaucratie extorquait les Morisques, aisés ou pas. C’est pourquoi, au moindre signe de conflit social, les Morisques, pleins de ressentiment, s’en prenaient à leurs ennemis directs et visibles : greffiers, notaires, curés de village, etc. C’est ce qui est arrivé dans les Alpujarras67 et, de manière symétrique, ce qui est survenu lors des révoltes et des attaques contre les quartiers juifs au cours du XVe siècle : la foule faisait irruption dans la maison des prêteurs sur gage juifs et mettait la main sur toutes les reconnaissances de dette, les certificats de prêts sur gage, etc. qu’elle trouvait sur son chemin. Le processus d’affrontement ne saurait cependant être réduit à de tels conflits économiques68, pas plus que nous ne pouvons penser que le choc était permanent entre les deux communautés du XIIIe au XVIIe siècle. Il y a également eu de nombreux mariages mixtes (surtout entre vieux chrétiens et femmes morisques, ce qui « purifiait » l’origine des enfants, étant donné que le lignage était transmis par voie masculine), des Morisques qui sont entrés dans les ordres (et qui étaient les victimes favorites des insurgés, notamment dans les Alpujarras), d’autres qui ont étroitement collaboré avec le pouvoir (Alonso del Castillo, par exemple) et même d’autres Morisques qui ont connu de belles promotions sociales, comme León Pinelo (nouveau chrétien d’origine marrane) qui, en 1644, est devenu rapporteur suppléant au Conseil des Indes69 puis, en 1658, magistrat de la Casa de Contratación70 de Séville et chroniqueur des Indes. À sa mort, survenue en 1660 à Madrid, il était considéré comme un homme pieux et digne de respect71. Les Morisques ont vécu, dans leur ensemble, un lent processus d’acculturation depuis la prise de Grenade jusqu’en 1609, acculturation qui a
connu des degrés divers et des manifestations plus ou moins virulentes selon les régions. Ils maintenaient cependant l’espoir de survivre en se réfugiant dans des prophéties cabalistiques, des souvenirs toujours plus flous d’un passé glorieux (ou qu’ils tenaient pour tel) et une haine à fleur de peau contre le christianisme, les chrétiens et les ecclésiastiques. Lors d’explosions de violence, ils étaient presque toujours assurés de perdre face à une société dominante. Les communautés étaient dirigées par des individus qui manifestaient un fanatisme religieux à toute épreuve et qui, en dépit de leur fonction de guide spirituel dissimulé, ne cessaient d’exciter des personnes peu instruites (musulmanes ou chrétiennes) et par conséquent facilement influençables72. Ils regrettaient d’être obligés (plus pour des raisons pratiques qu’en vertu d’une quelconque interdiction qui n’aurait de toute façon pas été respectée) de se servir de l’aljamía73 honnie (la langue « barbare », « étrangère », car son nom désigne le castillan en arabe). Ils croyaient en effet dur comme fer que la langue de la révélation coranique était immuable et éternelle, comme Dieu lui-même et son Livre – une attitude qui a beaucoup pénalisé le développement et l’évolution du monde arabe. L’acculturation des sociétés morisques variait énormément puisque les Levantins74 et les Grenadins constituaient jusqu’en 1570 un noyau résistant, tandis que les Castillans et les habitants de La Manche présentaient une culture bien plus dégradée quant à leurs croyances, leurs coutumes, leur cohésion sociale et leur capacité de résistance. Mercedes García-Arenal nous donne un détail intéressant : au sein de l’évêché de Cuenca, la circoncision avait pratiquement disparu et, au début du XVIIe siècle, « les Morisques du royaume de Valence [partis pour Alger] étaient tous circoncis tandis que la moitié d’entre eux l’était en Aragon et que plus aucun d’entre eux ne l’était en Andalousie [occidentale] et en Castille »75. À Murcie et Jaén, au XVIIe siècle, les nouveaux chrétiens pratiquaient encore le jeûne pour le mois du ramadan, priaient et faisaient leurs ablutions76, mais leurs homologues de Cuenca pouvaient, pour le simple fait de ne s’être pas lavés au bon moment (selon les critères étroits et arbitraires des vieux chrétiens), être poursuivis par l’Inquisition77. Les usages sociaux et même l’hygiène intime revêtaient en effet un caractère suspect, tant par ignorance et mauvaise volonté des voisins que par volonté délibérée de la communauté concernée de mélanger la religion et les habitudes quotidiennes. C’était en effet au stade de pure
habitude qu’avait été réduite leur foi islamique – quelques gestes rituels qui constituaient leur unique et dernière résistance. Une fois qu’ils avaient perdu presque tout leur arabe, leur pharmacopée, leurs procédés médicaux et même les rares principes abstraits qu’ils avaient retenus de l’Islam, de nombreux Morisques faisaient face en évitant le porc, en assistant à des fêtes mauresques qui leur coûtaient parfois cher et en conservant en mémoire quelques phrases liturgiques presque totalement dépourvues de sens. Ce phénomène était très lié à leur appartenance à une paysannerie pauvre, illettrée et sans bagage culturel réel auquel se raccrocher. « Les Morisques castillans constituent », selon les termes de Mercedes García-Arenal78, « une classe sociale, sans moyen pour certains d’entre eux de s’élever au-dessus de leur condition ». Aux accusations de nature religieuse (on les taxait d’apostats, de renégats ou d’hypocrites puisqu’ils avaient été baptisés) et superstitieuse (on les disait amateurs de magie ou de divination astrologique et enclins à un fatalisme contraire au libre arbitre) s’ajoutaient celles de nature linguistique (certains avaient conservé la langue arabe et, lorsqu’ils s’exprimaient en castillan, ils le faisaient en commettant des fautes qui provoquaient l’hilarité79), liées aux us et coutumes (vêtements, alimentation, fêtes, propreté, manière de travailler) ou même à certaines différences biologiques (sobriété dans l’alimentation, luxure, fécondité) – que ces accusations soient vraies ou pas. L’Islam, religion aux fondements élémentaires, concentre toute la pression sur l’individu et sur certains aspects de son comportement extérieur et il se retournait d’une certaine manière contre ses adeptes péninsulaires puisqu’ils étaient faciles à identifier précisément à cause de tels usages. C’est de là que vient la défense que fait Núñez Muley dans son Memorial à Philippe II80 des coutumes grenadines. Il considérait en effet, en tant que personne de formation musulmane, qu’une fois le christianisme formellement admis, il n’y avait aucune raison de faire davantage pression sur les Morisques concernant ce qui intéressait le plus les vieux chrétiens, à savoir leur style de vie : « Nos mariages, fêtes, réjouissances et plaisirs ne nous empêchent pas d’être chrétiens. Je ne comprends pas comment l’on peut parler de « cérémonies mauresques » ; les Maures honorables ne participent jamais à de telles réunions et les fuqahā’ (juristes musulmans) partent toujours quand on commence à chanter ou à jouer d’un instrument. Lorsque le roi maure sortait de la ville en passant par l’Albaicín, où il y avait de nombreux cadis (juges) et fuqahā’ qui se
considéraient honorables, il exigeait que cesse la musique jusqu’à ce qu’il ait franchi la porte de la ville. Il n’y a rien de moins mauresque pour une femme que d’utiliser du henné : il ne s’agit que d’une coutume qui vise à se laver les cheveux car le henné en ôte toute impureté et s’avère bon pour la santé. Et si cette femme utilise de l’indigoberry, c’est pour se teindre les cheveux et faire ses tâches quotidiennes. L’utilisation de cette plante ne va pas à l’encontre de la foi ; au contraire, elle est bonne pour le corps car elle raffermit la peau et guérit les maladies. »
La langue arabe, dans ses différentes formes dialectales, subsistait à des degrés très divers, bien que de façon précaire le plus souvent. Nous savons que, parmi les Morisques de La Manche, on ne trouvait que peu de gens qui savaient la parler et ils étaient presque toujours originaires de Grenade ou du royaume de Valence. Ils conservaient de pieuses expressions isolées bien que très déformées (bizmiley au moment de commencer le travail ou le repas ; alhanduruley lorsqu’ils éternuaient, etc.). Les habitants des Alpujarras, au moment de leur rébellion, ne parlaient qu’arabe, de même que les Valenciens, comme le prouve la documentation existante81. Au moment de leur expulsion, il y avait encore des Morisques qui savaient s’exprimer en arabe, bien que leur proportion soit difficile à estimer. Cette connaissance de l’arabe a toujours été le signe distinctif le plus apprécié des nouveaux chrétiens, où qu’ils se trouvent82, tout comme la possession de livres en arabe, qui a constitué l’un des délits les plus durement punis par l’Inquisition. Les textes dans cette langue revêtaient en effet des connotations presque magiques pour le Morisque, tandis qu’il s’agissait d’un motif d’inquiétude pour les vieux chrétiens, qui avaient peur de l’inconnu83. Les autodafés indistincts, massifs et aveugles dont on a tant parlé n’ont toutefois pas eu lieu : « L’archevêque de Tolède [Cisneros] leur a pris un grand nombre de volumes en arabe touchant à de nombreux domaines, a brûlé ceux qui concernaient leur religion, a ordonné que les autres soient reliés et envoyés à son collège d’Alcalá de Henares pour qu’ils y ornent la bibliothèque »84.
Nous devons encore nuancer la réalité en nous intéressant aux faits euxmêmes et en dépassant les interprétations et les clichés établis. La colère
suscitée chez les vieux chrétiens par les survivances de l’arabe doit être comprise dans un contexte précis : les textes de loi formaient davantage un ensemble de vœux que de dispositions concrètes et nous savons qu’à Grenade, avant le soulèvement morisque, il y avait quatre interprètes officiels et douze crieurs publics, dont six s’exprimaient en arabe et six, en castillan. Il y avait même un bourreau « dans chaque langue »85. Cela signifie que la situation était acceptée telle quelle et les Morisques avaient recours à mille subterfuges pour ne pas respecter la législation en vigueur : ils apprenaient les prières nécessaires pour se marier (rappelons une fois de plus qu’ils étaient baptisés, bien que de force) et certains évitaient même d’apprendre le castillan uniquement afin d’avoir une bonne excuse pour ne pas avoir à assimiler la liturgie chrétienne86. Dans le Memorial de Núñez Muley que nous citions plus haut, le point de vue morisque à ce sujet est clairement exposé dans quelques paragraphes auxquels souscrirait avec enthousiasme n’importe quel tiers-mondiste actuel mais qui ne convainquaient pas les magistrats de l’Audience87 de Grenade (Espinosa ou Pedro de Deza88) : « Parlons de la langue arabe, qui pose le plus de problèmes à tout le monde. Comment pourrait-on interdire à quiconque de s’exprimer dans sa langue maternelle, qui est celle de sa naissance et de son éducation ? Les Égyptiens, Maltais et autres chrétiens arabes parlent, lisent et écrivent en arabe et sont aussi chrétiens que nous. On ne trouvera d’ailleurs pas dans ce royaume un seul musulman qui, depuis sa conversion, ait écrit un document, un contrat ou un testament en arabe. Nous souhaitons tous apprendre la langue castillane mais nous ne le pouvons tous. Combien de gens y a-t-il dans les bourgades, les campagnes ou cette ville qui ne parlent pas même correctement la langue arabe ? Combien y a-t-il de différences entre chaque personne, d’accents divers, à tel point qu’il suffit d’écouter un habitant des Alpujarras pour savoir de quelle région il est originaire ? Ils sont nés et ont grandi dans de petits hameaux, où personne n’a jamais parlé l’aljamía et où personne ne la comprend, sinon le curé, le moine ou le sacristain, qui parlent d’ailleurs toujours en arabe. Il sera difficile et presque impossible que les plus âgés apprennent le castillan au cours du reste de leur vie, surtout dans une période de temps aussi courte que trois années. »
Mais Núñez Muley commet une grave erreur lorsqu’il cite la façon dont les
chrétiens d’Orient parlaient en arabe. Ces derniers avaient été forcés d’abandonner leur langue maternelle (copte, araméen, perse) au bénéfice de la langue des conquérants musulmans. Rappeler que ce changement linguistique s’était produit au cours d’une acculturation lente mais implacable, sous l’effet de la cohabitation matérielle, ne change en rien les faits : les langues et cultures préislamiques s’étaient évanouies en Orient, tandis qu’au Maghreb, même les religions préexistantes avaient disparu. Il n’est pas extravagant de penser que, de la même manière, pour des raisons matérielles, le Sud-Est de l’Espagne aurait fini par connaître un phénomène identique, comme on l’avait déjà observé chez les Mudéjars anciens89 qui existaient encore en Andalousie occidentale et en Castille, régions dans lesquelles, sans contrainte directe, le castillan s’était substitué à l’arabe. Peutêtre l’erreur de Pedro de Deza avec sa pragmatique sanction du 1er janvier 1567, qui a entraîné la rébellion morisque, a-t-elle été de vouloir précipiter les choses et de ne pas permettre que la cohabitation sur plusieurs générations avec les vieux chrétiens fasse son effet, sur le même modèle que le processus qui a eu lieu dans les pays que nous appelons aujourd’hui « arabes ». Ainsi donc, on a formellement interdit de parler, de lire et d’écrire en arabe au bout de trois ans ; on a annulé les contrats rédigés dans cette langue (ce qui dépassait le simple cadre culturel et religieux pour entrer dans des considérations économiques plus scabreuses) ; et on a ordonné que soient remis aux autorités les livres écrits en arabe pour qu’ils soient examinés (mais pas nécessairement détruits). Et tout cela sans compter toute une série de dispositions les vêtements, les fêtes, le travail le vendredi, l’onomastique, les ablutions, le maquillage féminin ou la propriété d’esclaves noirs. Sans perspective temporelle et pleinement engagé dans le combat contre ce qu’il estimait être le danger morisque, Deza s’est éloigné de l’attitude d’Antonio de Guevara, qui défendait les nouveaux chrétiens en réprimandant ceux qui les appelaient « chiens », « Maures », « marranes », « juifs », etc.90 Ce livre n’est pas l’endroit approprié pour faire l’historique des différents soulèvements morisques survenus depuis 1492, d’autant que nous disposons déjà d’études et de chroniques minutieuses qui nous permettent de nous éviter ce travail, surtout concernant la plus grave de ces rébellions (Mármol, Diego Hurtado de Mendoza, Pérez de Hita). Il faut en revanche rappeler que la répression qui a suivi la grande rébellion de 1568 a complètement détruit le
style de vie des Morisques de Grenade par l’expulsion et la réinstallation dans d’autres territoires espagnols. Pendant ce temps, l’Inquisition nationale, instituée le 1er novembre 1478, contribuait à éradiquer non seulement les déviances et hypocrisies des simulateurs mais également les manifestations quotidiennes que les Morisques tentaient de préserver. Nous pensons avec Caro Baroja91 que les arguments utilisés en faveur et à l’encontre de cette institution se répètent de manière mécanique depuis plus de quatre siècles. On lui attribue ainsi des objectifs purement économiques92 et on en noircit le portrait car elle a constitué l’un des points d’ancrage du pouvoir espagnol, jadis hégémonique. On ne peut s’étonner, donc, que les historiens protestants et juifs répètent sans cesse les critiques d’hier, oubliant leurs propres responsabilités historiques93 (s’ils veulent vraiment s’aventurer sur ce terrain). Les conséquences des procès, comme la loi du talion, retombent aussi sur les descendants de ceux qui ont été remis au bras séculier de la justice, avec des peines d’incapacité concernant de nombreux emplois publics, des bénéfices ecclésiastiques ou des charges honorifiques : « ils ne peuvent transporter de l’or, de l’argent ou des pierres précieuses, porter des parures de corail, de la soie, de l’astrakan ou des tissus fins, aller à cheval ou porter des armes jusqu’à la troisième génération »94. C’est à nouveau la modération qui doit s’imposer, toutefois, si l’objectif est de nous faire une idée approximative (et non pas une idée hystérique) de ce qui s’est passé : sur les 480 procès contre des morisques consignés dans les archives diocésaines de Cuenca (XVIe-XVIIe siècle), seuls 15 se sont soldés par un jugement séculier (c’est-à-dire par la peine de mort – et pour trois d’entre eux, uniquement en effigie)95. Il ne s’agit pas de se vanter d’un tel chiffre mais il ne correspond pas non plus à l’hécatombe dont on fait constamment état. Il nous faut toutefois prendre en compte la plus grande indulgence dont il était fait preuve à l’égard des Morisques que des judaïsants96, car ils étaient considérés comme plus facilement assimilables et moins dangereux et obstinés que les marranes, précisément en raison de leur statut socioculturel inférieur et de leur moindre capacité d’influence sur d’autres groupes humains. On pensait qu’ils étaient plus récupérables par le biais de l’action pastorale, d’où la moindre rigueur que l’on a mise à les persécuter, tant en intensité qu’en nombre97. Cette tendance est confirmée dans la comarque d’Orihuela par Juan Bautista Vilar ou, dans des termes plus généraux, par
Caro Baroja98 qui signale, en dehors d’un plus grand acharnement sur les judaïsants, une chute spectaculaire de la présence des mahométans, qui se circonscrivent aux esclaves et aux barbaresques prisonniers, c’est-à-dire aux étrangers. Citons également des exemples d’accusés morisques originaires d’Espagne même, pour lesquels Vilar99 indique : « D’autres personnes accusées d’avoir subverti le dogme ont mérité un châtiment comparable, exception faite des Morisques, systématiquement relâchés avec une amende, quelques coups de fouet et quelques mois à passer dans un couvent pour y être instruits dans le christianisme ». Le problème morisque a cessé d’exister au milieu du XVIIe siècle, bien que l’on se rappelle encore quelques affaires retentissantes (preuve de leur caractère exceptionnel) au XVIIIe siècle, comme l’autodafé réalisé à Grenade le 9 mai 1728, dans l’église du couvent des Mercédaires déchaux, où se sont réconciliés (c’est-à-dire, sont revenus dans le giron de l’Église) quarante-six personnes accusées d’être des mahométans100. L’intégration a fini par se produire. Déplacés ou dilués dans la société chrétienne, les descendants des Maures qui sont restés en Espagne ont reproduit le comportement religieux, politique et culturel de la société dominante. Il ne subsistait qu’un modeste bagage lexical encore en usage, quelques survivances culinaires et la dénomination de certains outils artisanaux qui servaient à semer le doute. De l’engrais et de l’irrigation destinés à des touristes désireux de découvrir des bizarreries et que l’on allait ressusciter trois siècles plus tard pour des raisons opportunistes, dépourvues de rigueur intellectuelle : al-Andalus était sur le point de se réinventer.
1 Dès la fin des années 40, Claudio Sánchez Albornoz (1893-1984) et Américo Castro (1885-1972) entretiennent une vive polémique historiographique à propos de l’« être de l’Espagne », de la trajectoire historique de leur pays et plus particulièrement du rôle joué par la domination musulmane en péninsule Ibérique. Le premier se montre critique à l’égard des thèses du second, puisqu’il estime que l’Espagne a rejeté un hypothétique héritage arabo-musulman pour se tourner résolument vers la chrétienté dans le cadre de la Reconquête. [NdT] 2 Le terme « national-catholicisme » désigne l’idéologie officielle du franquisme. [NdT] 3 M. García-Arenal, Inquisición y moriscos…, 61. 4 Les Maures deviennent l’exemple même de la luxure et de la salacité chez les chroniqueurs du Nouveau Monde, qui les comparent à des indigènes. Voir, par exemple, Ocaña, 144 et 175. 5 Le bâtiment aurait été préjudiciable à l’esthétique générale de l’Albaicín et les prospections archéologiques sur le terrain choisi ont poussé la Junte d’Andalousie à en repousser la construction. Les musulmans ont pourtant parlé de « nouvelle forme d’intolérance » et ont même affirmé que « les archéologues ne concluent pas ces prospections car ils pourraient alors se retrouver sans emploi » (El Mundo, 20/04/1996). Ils se disqualifient euxmêmes en ayant recours à de tels arguments. Notons enfin que la mairie de Grenade a autorisé la construction du bâtiment après modification du projet initial, lequel ne respectait pas les restes archéologiques présents sur place (El Mundo, 07/01/1998). 6 Braudel, El Mediterráneo, II, 192 et ss. La nuance géographique
introduite par Mercedes García-Arenal (op. cit., 117) pour les Morisques de Nouvelle-Castille est néanmoins intéressante : « En dépit de leur volonté de se séparer du reste du monde, certaines forces internes désiraient gommer ce qui les en différenciait. L’expulsion de 1609-1614 est en fait venue couper court à un processus déjà bien avancé d’intégration et de dissolution des Morisques comme groupe, au moins en ce qui concerne la Castille ». 7 Dynastie berbère ayant fondé un Empire qui comprenait le Nord de l’Afrique et le Sud de la péninsule Ibérique (1040-1147). [NdT] 8 Mouvement religieux d’origine berbère ayant étendu sa domination sur les mêmes régions (1147-1269). [NdT] 9 Le terme « préside », traduit de l’espagnol presidio, désigne les anciennes places fortes établies par l’Espagne sur les côtes africaines et qui servaient le plus souvent de lieux de déportation. [NdT] 10 Elliott, La España imperial, 52. Ceuta a été conquise en 1415 par les Portugais et Melilla, en 1497 par les Espagnols, de même qu’Oran en 1509 et Tripoli en 1511, dans le cadre de la stratégie de Ferdinand le Catholique, qui voulait renforcer la route vers le grenier à blé sicilien en Afrique. Voir Braudel, El Mediterráneo, I, 178. 11 J. Lynch, España bajo los Austrias, 117. D’autres attaques ont eu lieu contre Cullera (1503), Almería (1523), etc. 12 Bandits musulmans impénitents qui se cachaient dans les montagnes et pratiquaient une guérilla irrégulière qui avait plus à voir avec le brigandage qu’avec une lutte pour la foi. [NdT] 13 Mármol, Rebelión, livre II, chapitre I, 157. 14 F.F. Olesa Muñido, La Galera en la navegación y el combate, I, 164. 15 M. Fernández Álvarez, La Sociedad española en el Siglo de Oro, I, 208. 16 Voir Gámir, 127 et ss. 17 Fonctionnaire royal dont la charge est créée au XIVe siècle et qui a pour mission, entre autres choses, de maintenir la paix et l’ordre public. [NdT] 18 Gámir, op. cit., 86.
19 Fernández Álvarez, op. cit., I, 214. Caro Baroja (Los moriscos del reino de Granada, 188) explique comment les bourgades de Sorbas et Purchena (province d’Almería) sont devenues durant la rébellion des Morisques de 1569 de grands centres de vente et d’échange de prisonniers chrétiens contre des armes données aux pirates algériens. 20 Fernández Álvarez, op. cit., I, 209. Nous trouvons aussi dans le testament du roi Henri II de Castille (1366-1379) un legs destiné au paiement des rançons : « Nous ordonnons par ailleurs que soient délivrés en terre musulmane cent prisonniers, uniquement des jeunes femmes de quarante ans ou moins, des hommes, des femmes et des enfants » (Crónica del rey don Enrique de Castilla in Crónicas de los reyes de Castilla, II, édition de C. Rosell, page 40). De même, nous trouvons dans le testament de Jean II de Castille (1406-1454) la demande suivante : « Nous ordonnons par ailleurs, pour le salut de notre âme, que soient libérés cent prisonniers, aussi bien des hommes que des femmes ou des enfants » in Crónicas de los reyes de Castilla, II, 187. 21 Ce traité signé le 25 novembre 1491 entre les Rois catholiques et le souverain musulman de Grenade règle les conditions du transfert de souveraineté de la ville et de ses territoires. [NdT] 22 Surnom donné à Mohammed XII, dernier sultan de Grenade (14861492). [NdT] 23 Confesseur et conseiller d’Isabelle la Catholique, ce prêtre hiéronymite est aussi le premier archevêque de Grenade après la Reconquête et tente d’attirer au christianisme par la persuasion les populations musulmanes restées sur place. [NdT] 24 Francisco Jiménez de Cisneros, cardinal, archevêque de Tolède, primat d’Espagne et troisième inquisiteur général de Castille a notamment été régent du royaume de 1516 à 1517. Il était partisan d’une conversion des Morisques par la force. [NdT] 25 Région historique du Sud de la Sierra Nevada, en Andalousie, à cheval sur les provinces de Grenade et d’Almería. [NdT] 26 Navarro y Rodrigo, 46 et ss. 27 Caro Baroja, Los moriscos del reino de Granada, 83.
28 Ibid., 81. 29 Mercedes García-Arenal accepte l’utilisation de l’adjectif « colonial » pour le conflit des Morisques d’Aragon, de Valence et de Grenade, bien qu’elle nuance cette position concernant les Morisques de Castille (Inquisición y moriscos, 115). 30 Les fors (en espagnol, fueros) constituent un système de droit local et de privilèges accordés par les rois de Castille, d’Aragon, de Navarre, etc. à des zones déterminées tout au long de la Reconquête. [NdT] 31 Les chartes de peuplement (en espagnol, cartas pueblas) sont des documents émis par le pouvoir royal ou seigneurial dans l’Espagne médiévale afin d’assurer le peuplement par des chrétiens des zones reconquises, en accordant auxdits chrétiens des privilèges et avantages fiscaux. [NdT] 32 Les terres royales (en espagnol, tierras de realengo) dépendent directement, durant l’Ancien Régime espagnol, de l’autorité du roi. [NdT] 33 En français dans le texte. [NdT] 34 Les Nasrides constituent la dynastie qui règne sur Grenade de 1237 à 1492. [NdT] 35 Il s’agit de la dynastie qui règne sur la Castille (depuis 1369) et l’Aragon (depuis 1412) au moment de la reconquête de Grenade. C’est à cette famille qu’appartiennent les Rois catholiques. [NdT] 36 À propos de la technologie comme moyen de renforcer les politiques impérialistes, voir E.J. Hobsbawm, La Era del imperio (1875-1914), 15 et ss., Barcelone, Labor, 1989. 37 Durant l’Ancien Régime, le concept de « vieux chrétien » (cristiano viejo), opposé à celui de « nouveau chrétien » (cristiano nuevo), désigne les chrétiens « de souche », dont les ancêtres ne sont pas des juifs ou des musulmans convertis. [NdT] 38 Voir Münzer, 71, à son passage par Sorbas ou Tabernas ; et Mármol, Rebelión, livre II, chapitre X, 165. 39 « La fécondité des Hébreux, unie à leur tendance à la consanguinité, par opposition à la stérilité des « vieux chrétiens » (sujet qui a préoccupé de
nombreux économistes du XVIIe siècle, qui voyaient la même fécondité importante parmi les Morisques), est une chose dont avaient conscience des hommes comme le bachelier Felipe de Nájera » (Caro Baroja, Los judíos en la España moderna y contemporánea, I, 417). Concernant les Morisques, le problème était plus grave car ils étaient plus nombreux, vivaient dans des zones rurales, étaient donc dispersés et étaient plus prolifiques que les marranes, juifs convertis au christianisme ; voir Caro Baroja, Los moriscos del reino de Granada, 51. 40 Traduction de l’espagnol comarca, qui désigne une contrée, une région. [NdT] 41 Caro Baroja, Los moriscos del reino de Granada, 207. 42 « On a avancé un nombre total de 200 000 religieux réguliers et séculiers durant le règne de Philippe IV, mais il n’existe pas de statistiques dignes de confiance à ce sujet. Un écrivain contemporain des faits, Gil González Dávila, fixe à 32 000 le nombre de dominicains et de franciscains et, selon le Parlement de 1626, il y avait en Espagne 9 000 établissements religieux réservés aux hommes en Castille » (Elliott, 339). 43 Il n’est pas superflu de rappeler que la polygynie (unique polygamie acceptée parmi les musulmans) existe et a existé en réalité dans des proportions bien inférieures à ce que l’on croit en Europe, et ce à toutes les époques. Il se produit parfois dans la vie d’un homme une série de monogamies après qu’une première femme a été répudiée, par exemple après avoir vieilli. Sur la polygamie, voir le Coran, 4-3 et 4-128. Concernant le problème général de la polygamie, Beals et Hoijer notent la chose suivante : « Dans la majorité des cas, sinon dans toutes les sociétés polygames, la monogamie est statistiquement la forme prédominante. La raison en est claire : le rapport à la naissance entre les garçons et les filles est approximativement le même dans toutes les sociétés et si ce rapport se maintient à la puberté, la prépondérance des mariages multiples signifie qu’un nombre considérable d’hommes ou de femmes resteront célibataires. Aucune société ne peut subsister dans de telles conditions ; les tensions émotionnelles seraient trop grandes pour qu’elles perdurent » (Beals, R. et Hoijer, H., Introducción a la antropología, 522, Madrid, Aguilar, 1972). 44 Elliott, La España imperial, 332.
45 C’est ce que pense Elliott (op. cit., 319), mais l’argument peut être retourné car les régions du Sud (qui accueillaient des émigrants venus du Nord et de Castille suite à l’appauvrissement causé par les guerres des Flandres et la rupture du commerce avec les Hollandais à l’époque de Philippe II) auraient alors été les bénéficiaires du mouvement. 46 On connaît bien les difficultés rencontrées par les Morisques désireux de partir vers les Indes, même si ces difficultés ne les ont pas totalement empêchés d’émigrer, contrairement à ce que l’on a pu dire. La corruption des fonctionnaires royaux et l’impossibilité, dans de nombreux cas, de vérifier la généalogie des candidats ont dû créer de nombreuses failles dans le système, dont l’efficacité était relative. En ce qui concerne ceux qui pratiquaient le judaïsme en secret, tout a été très bien dit par Caro Baroja (Los judíos en la España moderna y contemporánea, II, 357 et ss.), qui montre comment des personnages et, bien entendu, des commerçants haut placés dans la société coloniale ont été persécutés et punis de diverses façons. 47 Le terme tercios désigne, dans l’Espagne d’Ancien Régime (15341704), les redoutables unités de base de l’infanterie espagnole. [NdT] 48 Les hausses et les baisses dans la population de l’époque correspondent à des circonstances très variées. Dans tous les cas, les données de la Couronne de Castille ne sont pas transposables à la Couronne d’Aragon : lors de l’expulsion de 1609, 12,6 % d’« Aragonais » sont partis contre seulement 1,3 % de « Castillans ». Cela représentait 25 % de la population dans le royaume de Valence et 15,2 % en Aragon proprement dit. On peut comparer ce « faible » pourcentage castillan avec la mort de 500 000 personnes durant la peste de 1598-1602 ou avec le départ de 5 000 personnes pour l’Amérique chaque année. Le point culminant de la densité de population en Castille se situerait autour de 1530-1570, avant une baisse notable. En Catalogne, la hausse se serait poursuivie jusqu’au début du XVIIe siècle (voir, à ce sujet, J. Nadal, La población española, Barcelone, 1971, 35, 38-9, 54). 49 G. Marañón, Ensayo biológico sobre Enrique dixième édition, Madrid, 1964.
IV
y su tiempo, 104,
50 Marañón, id. 51 Alfonso Fernández de Palencia (1423-1492), dit « Alonso de
Palencia », est un humaniste castillan qui a occupé le poste de chroniqueur officiel d’Isabelle la Catholique. Son témoignage concernant la cour d’Henri IV, demi-frère de la future reine, est sujet à caution car il s’agit avant tout d’un récit apologétique qui vise à justifier l’accession de la jeune femme au pouvoir. [NdT] 52 Le noble castillan Álvaro de Luna (1390-1453) a acquis un pouvoir et une influence considérables sous le règne de Jean II (1406-1454). Il était, au sommet de sa gloire, connétable de Castille, grand maître de l’ordre de SaintJacques-de-l’Épée et favori du souverain. [NdT] 53 Marañón, op. cit., note 1, 108. 54 Le Fuero Juzgo est la version en langue romane du Liber Iudiciorum, code juridique wisigothique promulgué par le roi Receswinthe en 654. [NdT] 55 Lévitique, 18-22, condamnation catégorique ; Lévitique, 20-13, peine de mort. 56 Pragmatique sanction des Rois catholiques du 22 août 1497 (Nueva Recopilación, 1, première partie, titre 21, livre huitième, Valladolid, 1982). Auparavant, le voyageur Münzer affirme la chose suivante : « La même journée, après avoir mangé, alors que nous quittions Almería, nous avons vu dans les faubourgs la colonne d’une muraille à laquelle étaient attachés par les pieds six chrétiens d’Italie, convaincus de sodomie. On les attache d’abord par le cou, comme nous autres [en Allemagne], puis par les pieds. Avant [sic] le jugement, on leur coupe les testicules et on leur accroche au cou car les Espagnols abhorrent ce vice et le châtient durement – et avec raison, car il est bestial et contre-nature » (Münzer, 83). 57 Un maître et son disciple, exécutés aussi bien pour sodomie que pour « blasphème » contre le Prophète (Ibn Battûta, 744). 58 C’est le cas de la ville Zabid (Yémen), selon Ibn al-Muyawir, Ta rij almustabsir, I, 70, édition de Löfgren, Leyde, Brill, 1951. 59 Juristes musulmans, spécialistes du fiqh (jurisprudence islamique). [NdT] 60 Ibn ‘Abdun, 157. 61 Ibn ‘Abdun, 150.
62 al-Hamadhânî, Venturas y desventuras del pícaro Abu l-Fath de Alejandría (Maqama), traduction de S. Fanjul, Madrid, Alianza, 1988. 63 L’on retrouve la même idée des dominicains licencieux au monastère d’al-Mirbad dans le Cuadro báquico (macama 49) d’al-Hamadhânî. 64 Léon l’Africain (Descripción, 144) : « On ne permet pas à cette vermine d’entrer dans une mosquée, les quartiers commerçants, les bains ou les maisons honorables et il lui est encore moins permis de posséder les pensions proches des temples, là où logent les commerçants de la haute société. Le peuple tout entier veut leur mort ». 65 Léon l’Africain, Descripción, 155. 66 Léon l’Africain, op. cit., 157. 67 Caro Baroja (Los moriscos del reino de Granada, 57) insère le commentaire suivant : « Le roi [autoproclamé] qui s’est rebellé dans les Alpujarras s’appelle Hernando Ceguer. Il était alguazil de Cádiar ; il a fait capturer tous les greffiers d’Ugíjar, les a fait sortir dans la rue en les accusant de vol et les a fait pendre. Il a ensuite fait brûler sur la place publique tous les documents et papiers qu’ils possédaient ». Mármol et Diego Hurtado de Mendoza illustrent par de nombreux exemples de la même nature ce qui a pu arriver aux titulaires de bénéfices ecclésiastiques, aux curés, etc. Voir infra. 68 La rivalité économique présentait de multiples facettes, depuis le déclin de la production et de la commercialisation de la soie – remarqué dès 15281529 par N. Cabrillana (Almería morisca, 116 et ss.) et associée à l’introduction de tissus catalans à Almería – jusqu’à l’affluence de marchands et de marchandises de toute nature dans l’ancien royaume nasride depuis l’époque de la Reconquête. Cette affluence était préjudiciable pour le petit commerce traditionnel, familial, musulman (Cabrillana, op. cit., 115), incapable de tenir la distance face à tous ceux qui bénéficiaient d’un plus grand soutien financier. 69 Le Conseil des Indes, créé en 1511, constituait l’administration centrale des territoires espagnols situés en Amérique et en Asie. [NdT] 70 Institution créée en 1503 afin de réguler le commerce et la navigation entre l’Espagne et les territoires que le royaume possédait en Amérique et en Asie. [NdT]
71 Caro Baroja, Los judíos en la España moderna y contemporánea, II, 363. Caro Baroja lui-même (ibid., II, 365) expose bien la situation : « […] le concept de nouveau chrétien a donné lieu à des situations contradictoires : il ne se définit pas par le comportement d’individus qui appartiennent à une communauté et suivent une règle générale. Certains sont évêques, gouverneurs de forteresses et corrégidors ; d’autres, de simples indigents. Certains meurent en catholiques fidèles ; d’autres, comme martyrs de leur ancienne foi. Certains défendent les intérêts de l’Espagne ; d’autres s’adonnent à la contrebande et à l’espionnage. […] Les récits maintes fois répétés selon lesquels beaucoup d’entre eux fouettent des effigies du Christ et dégradent de pieuses images sont douteux. Il est néanmoins évident que les nouveaux chrétiens ont dû contribuer à plus d’une reprise à ce que certains territoires du Nouveau Monde tombent entre les mains des ennemis de la monarchie espagnole, redevenant ensuite des juifs ». 72 Caro Baroja, Los moriscos del reino de Granada, 129. 73 Voir supra à propos de l’aljamiado. [NdT] 74 En Espagne, le Levant correspond aux provinces côtières catalanes, à la région de Valence, aux Baléares, à la Région de Murcie ainsi qu’à l’extrême Sud-Est de la Castille-La Manche et de l’Andalousie. [NdT] 75 M. García-Arenal, Inquisición y moriscos, 59. 76 Caro Baroja, Los moriscos…, 130. 77 M. García-Arenal, op. cit., 50 et ss. 78 M. García-Arenal, ibid., 97. 79 C’est-à-dire les mêmes erreurs que commettent aujourd’hui les Arabes qui apprennent l’espagnol, comme la confusion entre les voyelles « e » et « i » ou entre les consonnes « b » et « p », l’usage mal à propos ou l’absence d’articles, etc. Les comédies de Lope de Vega nous donnent, par leurs dialogues, des bons exemples de ce phénomène (Caro Baroja, Los moriscos…, 135). 80 Mármol, Rebelión, livre II, chapitre X, 164. 81 Caro Baroja, Los moriscos…, 132. 82 Ibid., 133.
83 M. García-Arenal, op. cit., 55. 84 Mármol, Rebelión, livre I, chapitre XXIV, 154. Concernant l’« Inquisition », la censure et la destruction d’œuvres musulmanes hétérodoxes par des musulmans, le rappel fait par le Fihrist d’Ibn an-Nadim au Xe siècle est très révélateur : un très grand nombre d’ouvrages d’écoles théologiques comme le mutazilisme ont été éliminés et toute copie a été interdite – on les a donc empêchées de survivre. 85 Caro Baroja, Los moriscos…, 161. 86 Mármol, Rebelión, livre I, chapitre I, 157. 87 En espagnol, y compris à l’heure actuelle, le terme Audiencia désigne un tribunal ayant juridiction sur un territoire donné. [NdT] 88 Mármol, op. cit., livre II, chapitre X, 165. 89 Le terme « mudéjar » désigne les musulmans qui sont restés en terre chrétienne après la Reconquête. [NdT] 90 Caro Baroja, Los moriscos…, 141. C’est la même ligne qu’avait établie Alphonse X de Castille (1252-1284) (« De que pena merescen los que baldonan a los conversos », Código de las siete partidas, III, 433). 91 Caro Baroja, Las formas complejas de la vida religiosa (s. 505.
XVI
y
XVII),
92 « Je ne crois pas, en somme, à l’interprétation marxiste de l’Inquisition, selon laquelle elle a été fondée pour trouver des fonds ; mais je ne crois pas non plus à l’interprétation conservatrice, qui en fait un tribunal honorable comme un autre […]. Je crois qu’elle a simplement été un instrument intraitable du pouvoir politique et qu’elle a fini par être plus forte que ses créateurs […]. L’Inquisition a mis fin à de nombreuses institutions, ne servant aucune d’entre elles et trouvant en elle-même sa propre fin. Et c’est peut-être le pire vice qui puisse lui être reproché » (Caro Baroja, Los judíos en la España moderna y contemporánea, I, 356-7). 93 « On estime que 500 000 personnes ont été déclarées coupables de sorcellerie et sont mortes sur le bûcher en Europe entre le XVe et le XVIIe siècle » (M. Harris, Vacas, cerdos, guerras y brujas, 181, Madrid, 1985). À propos de la chasse aux sorcières, voir également F. Ortiz, Historia
de una pelea cubana contra los demonios, 412, La Havane, 1975. 94 M. García-Arenal, Inquisición y moriscos, 45. Le labeur anti-morisque de l’Inquisition, commencé au début du XVIe siècle, est bien résumé par R. Benítez Sánchez-Blanco in « Carlos V y los moriscos granadinos », in Historia de la Inquisición en España y América, I, 475-487. 95 M. García-Arenal, op. cit., 38. Les chiffres proposés par García Cárcel (Historia de la Inquisición en España y América, 911-913) pour Valence et Saragosse sont tout à fait comparables. À Valence, de 1566 à 1615, on dénombre 3 661 procès avec un taux de réconciliation de 53,7 %, un taux de pénitence de 28,8 % et 1,4 % de bûchers (soit 38 individus). À Saragosse, de 1566 à 1620, l’on compte 3 928 procès, dont 60,1 % se sont soldés par la réconciliation des inculpés, 22,6 % par leur pénitence et 3,7 % par leur condamnation à mort. Le même García Cárcel, qui classe les accusés dans différentes catégories (judaïsants, Morisques, luthériens, hérétiques, illuminés, superstitieux, bigames, irrespectueux à l’égard du Saint-Office, divers, etc.) en conclut : « Le nombre de personnes jugées par l’Inquisition a été sujet à polémique. Llorente l’a estimé à un total de 348 021. Aujourd’hui, l’étude de sources comme les registres des affaires religieuses, qui n’existent malheureusement que pour la période 1550-1700, nous permettent de penser que le chiffre de Llorente est exagéré. En nous fondant sur diverses hypothèses, le nombre global de personnes jugées [c’est moi qui souligne : il est évident que « jugées » ne signifie pas « condamnées » et encore moins « brûlées »] par l’Inquisition espagnole jusqu’à sa disparition en 1833 a dû atteindre les 150 000, moins de la moitié du nombre proposé par Llorente » (R. García Cárcel, Las culturas del Siglo de Oro, 168, Madrid, 1989). 96 Voir J.B. Vilar in Historia de la Inquisición en España y América, I, 778. 97 Vilar, ibid., 779. Immédiatement après la guerre des Alpujarras et la bataille de Lépante, on note un regain dans la persécution des Morisques en Aragon et dans le royaume de Valence, car ils ont repris leur caractère d’ennemi le plus dangereux. 98 Caro Baroja, Los judíos en la España moderna y contemporánea, III, 19.
99 Vilar, op. cit., 780. 100 Caro Baroja, Los judíos en la España moderna y contemporánea, III, 19-3.
CHAPITRE 2 L’ESPAGNE, PERDUE ET RETROUVÉE
Le choc a été brutal. L’Espagne wisigothique n’a pas connu une simple conquête, un changement de régime ou l’un de ces régicides récurrents qui substituaient un souverain à un autre tout en laissant intacts les mécanismes du pouvoir, les superstructures culturelles et la conception de la vie et du monde. Il ne s’agissait même pas d’une division entre factions qui aurait provoqué des rivalités ou causé l’exil ou la mort de quelque personnage, comme cela avait été le cas avec les priscillianistes1 ou avec la lutte entre ariens et catholiques2. Les Hispano-Romains avaient accepté la présence des peuples germaniques qui, en échange, s’étaient soumis à un processus d’assimilation culturelle qui avait déjà bien progressé au début du VIIIe siècle. Ainsi l’écriture wisigothique perdure-t-elle jusqu’en 730 (date d’apparition du Livre de prières de Vérone), tandis que la « wisigothique ronde » apparaît en 775 (diplôme du roi Silo des Asturies), survit en Catalogne jusqu’au IXe siècle et subsiste dans le reste de l’Espagne jusqu’au XIIe siècle3. L’empreinte culturelle des Wisigoths, la permanence de leur droit ainsi que la survie du substrat hispano-latin n’ont pas pu disparaître brusquement car les conquérants musulmans n’en avaient pas les moyens. Ce qui se produit, en revanche, c’est un cataclysme politique et social qui affectera une partie de la péninsule tout au long de plusieurs siècles. Ce qui nous intéresse ici, cependant, n’est pas tant le récit d’événements historiques (l’occupation et le début de l’acculturation de l’Hispanie) dont on sait, en réalité, bien peu de choses, que l’impression et les réactions des Espagnols de l’époque face à ces événements. En d’autres termes, quelles traces ils ont laissé dans la société de ce siècle et des siècles suivants. Subitement, les vaincus voient s’abattre sur eux en même temps une religion
totalisante et fascinante, exaltée par ses triomphes militaires, une organisation sociale qui n’avait pas encore dépassé le stade du tribalisme et une culture embryonnaire qui devait tout aux pays récemment conquis, encore loin de sa splendeur à venir. Que l’on pense, par exemple, qu’en 711, l’école grammaticale de Bassora (et, par conséquent, la codification linguistique, littéraire, etc. de l’arabe) n’en était même pas à l’état de projet ou qu’il fallut encore attendre quatre-vingts ans avant la naissance d’al-Jahiz, premier écrivain arabe d’envergure universelle. Bien que nous ne puissions (du fait de la perte de nombreux documents ainsi que de l’éloignement temporel) envisager nettement l’état d’esprit des victimes de cette époque à l’égard de ces conquérants étrangers, nous distinguons deux étapes bien différenciées dans la vision du musulman, arabe ou maure par l’historiographie chrétienne médiévale, comme l’explique María Jesús Viguera4. Dans un premier temps, les textes compris entre le VIIIe et le XIe siècle, étape de prépondérance islamique, et dans un second temps, les productions qui vont du XIe au XVe siècle, époque à laquelle les royaumes chrétiens deviennent lentement hégémoniques dans tous les domaines. Durant la première phase, al-Andalus est vu comme un danger5 (loin d’être imaginaire) auquel il faut avant tout résister pour survivre et ébaucher par la suite, autour du XIe siècle, une reconquête. Durant la seconde période, une fois l’ennemi repoussé vers le Sud, l’Islam cesse d’être synonyme de disparition pour les chrétiens du Nord et devient un problème6 dont la solution ne peut être trouvée qu’au prix d’un long travail. Il s’agit alors d’un pôle d’attraction négative qui galvanise les consciences et surgit à chaque instant dans la littérature, suscitant au moins le désir de récupérer l’intégrité politique et religieuse de la péninsule. La Chronique byzantine de 741 et la Chronique mozarabe de 754 7reflètent bien l’image de brutalité et de cruauté des musulmans tels que voyaient ou voulaient les voir les mozarabes8 – population qui avait le plus à souffrir de leur présence. Mais c’est sous le règne d’Alphonse III (866-911), roi des Asturies, à la faveur d’une reconquête naissante, que la Chronique prophétique annonce le retour du royaume des Goths et la récupération de tout le territoire espagnol sous la férule d’un même roi. Il faut ajouter à cette chronique celle d’Albelda, dans laquelle se dessinent les grands axes de la conception postérieure du Maure : cruauté, prédisposition à la fourberie, lâcheté et luxure9. Pourtant, au cours des siècles qui suivent, l’attention se
porte surtout sur les causes de cette catastrophe, sur les causes de la perte de l’Espagne et de sa transformation en un pays différent de celui qui existait avant 711. On élabore naturellement un ensemble de légendes qui peuvent expliquer (mais pas faire accepter) un événement aussi dramatique. Les Arabes ou les musulmans n’apparaissent quasiment pas dans ces histoires car cette hécatombe historique est imputée à nos propres péchés ou plus précisément aux péchés des dirigeants wisigothiques, qui ont provoqué la colère divine. Le châtiment de Dieu s’incarne dans les Maures, mais il faut chercher son origine dans les transgressions, les manquements et les turpitudes manifestes de ces princes qui ont de la sorte exposé leur peuple à la justice du Ciel. La faute (ou le péché originel) s’abat sur les habitants de l’Hispanie, qui doivent purger par des siècles de soumission et d’aliénation l’inconduite de Wittiza10, Rodéric11 ou du comte Julien12. Bien qu’elle soit la plus répandue et la plus connue, la légende de Florinda et Rodéric13 n’est pas la seule à avoir été créée pour expliquer la chute de l’Espagne. Menéndez Pidal14 a souligné l’origine orientale (et parfois musulmane) de certains de ces autres mythes. C’est le cas de l’épisode du talisman caché de Tolède et dont le secret aurait été violé par Rodéric, qui aurait ainsi commis la transgression à l’origine de la punition divine15. Une autre légende a les mêmes fondements : celle du palais fermé par autant de verrous que de souverains ayant gouverné le royaume. Téméraire et irresponsable, Rodéric en aurait forcé les portes, tout obsédé qu’il était par le contenu du bâtiment. Il en aurait fait sauter les serrures et les verrous, ne trouvant à l’intérieur qu’une prophétie gravée sur l’irruption des Arabes, et aurait reçu par la suite le châtiment qu’il méritait, la conquête musulmane16. Mais d’autres histoires étaient elles aussi répandues dans le Nord de la péninsule, comme celle du roi Wittiza, que les chrétiens survivants ont taxé de dépravé en raison de sévices et d’actes immoraux qui lui auraient valu la colère du Ciel et auraient entraîné la perdition de l’Espagne. C’est ce que mentionnent au IXe siècle deux textes susmentionnés, la Chronique d’Albelda et celle d’Alphonse III qui, par ailleurs, expliquent les succès faciles des Arabes par les traîtresses manœuvres des fils de Wittiza. Cela ne concorde pas vraiment avec d’autres histoires qui circulent à la même époque, pour lesquelles le seul et unique traître est le comte Julien17. Inversement, la légende mozarabe de la fille du comte Julien était inconnue dans les Asturies
étant donné que les écrits méridionaux ne parvenaient qu’avec difficulté aux chrétiens du Nord, à tel point que ces derniers ignoraient même l’existence de la Chronique mozarabe de 75418. C’est pourquoi la première mention de Julien n’apparaît dans le Nord qu’au début du XIIe siècle, après la reconquête de Tolède, dans la Chronique de Santo Domingo de Silos19. La thématique du péché et du repentir du roi Rodéric, toujours mise en poème au XVe siècle par Juan de Padilla el Cartuxano20 (« le Chartreux »), par exemple, apparaît également dans les romances21. Elle trouve ses principaux fondements, lors de sa diffusion au Moyen Âge, avec le récit relativement objectif de la « perte de l’Espagne » tel qu’il se présente dans la Première chronique générale de l’Espagne d’Alphonse X22. Il porte d’ailleurs le titre De la fuerça que fue hecha a la fija o la muger del cuende Julian, et de como se coniuro por ende con los moros. La légende de Rodéric correspond dans ses motivations, sa narration et son développement aux légendes norvégiennes du roi Sigurd Sleva, qui a violé Olava, ou d’Ermanaric23, violeur d’Odila. Dans la version espagnole, le comte Julien, offensé, se venge en donnant de funestes conseils à Rodéric, à la manière de Sifka qui, outragé, a recours à la ruse dans l’histoire d’Ermanaric. Le Poème de Ferdinand González (écrit par un auteur inconnu vers 1250), contemporain d’Alphonse X le Sage, rapporte la façon dont le comte Julien a leurré Rodéric en lui conseillant de désarmer le royaume car ce dernier n’avait, selon lui, pas d’ennemis à craindre24. L’élémentaire stratagème du traître produit l’effet désiré et la perte de l’Espagne, avec son cortège de malheurs, devient inévitable. Le monde incarné par l’Islam pour les chrétiens espagnols du Moyen Âge y est de nouveau dépeint25.
C’est ainsi qu’est reproduite, cinq siècles plus tard, l’image forgée par les mozarabes au milieu du VIIIe siècle, avec une particularité cependant : l’auteur du Poème de Ferdinand González ne vit plus sous le joug des musulmans. Il faudrait alors (en fonction des critères à la fois ouverts, idiots et exclusifs de notre temps) exiger de lui davantage d’objectivité ou moins d’agressivité dans la propagande anti-arabe. Trouve-t-on pourtant un accès comparable d’impartialité chez les Arabes de cette période lorsqu’ils évoquent les chrétiens ?
Quoi qu’il en soit, la condition de Maure telle qu’elle est reflétée dans la littérature sur une période aussi large est la conséquence des besoins de la guerre idéologique et de la rivalité sur un même territoire entre des conceptions opposées de la vie. Elle est aussi le fruit du contact et de la confrontation permanente entre chrétiens et musulmans. Les premiers sont d’abord victimes des aceifas26 systématiquement menées par les émirs chaque été ou des incursions occasionnelles des potentats et gouverneurs frontaliers. Ils deviennent par la suite des agresseurs qui, de la même manière que leurs opposants, entrent en territoire ennemi pour dévaster, détruire et ravager les récoltes. En dépit du contact soutenu, pacifique ou guerrier, on constate le caractère fréquent non plus des condamnations ou descriptions négatives des Maures mais des erreurs pures et simples, des confusions ou des conceptions erronées. Les anachronismes historiques pullulent ainsi dans les chroniques et poèmes médiévaux lorsqu’il s’agit d’évoquer les musulmans en raison de l’ignorance inévitable de leurs auteurs. Notre objectif n’est pas de faire des procès d’intention mais d’essayer de montrer un monde dont la réalité nous échappe, quand bien même nous voudrions nous en approcher. C’est pourquoi il convient de rappeler, bien qu’il s’agisse d’une évidence, les énormes difficultés matérielles qu’impliquaient les moyens de communication de l’époque ainsi que les instruments déficients qui existaient pour élaborer, conserver et diffuser la pensée, les écrits historiques, etc. Dans certains cas, lorsque la proximité temporelle était grande, comme dans le Poème d’Alphonse XI, contemporain des événements, on en venait à préciser jusqu’au plus exquis des détails. « Je ne vous reverrai plus jamais / ah, Fátima la Tunisienne ! »27, s’exclame ainsi Abû al-Hassan après avoir été défait à la bataille du Salado28. Mais ces précisions ne constituent pas la norme. Les erreurs historiques peuvent être limitées, comme lorsqu’un texte présente le combat entre Ferdinand González29 et Almanzor30 lors de la bataille de Carazo31 – à moins que le surnom d’Almanzor ne soit utilisé pour désigner tout roi musulman. On peut aussi mentionner la confusion32 entre le découvreur Tarif 33 et le conquérant Tariq34 ou la constante utilisation du terme « roi » pour désigner Almanzor (Mudarra35 joue aux échecs « face au roi Almanzor »36). Mais les confusions et les erreurs importantes augmentent au fur et à mesure que croît la distance temporelle et spatiale avec les chroniqueurs. Ainsi, dans la
Chronique du roi Alphonse XI37, le personnage historique Mahdi Ibn Tumart, promoteur de la doctrine almohade, se divise en deux personnes distinctes (Benatumero et Almohadi), tandis que les Almohades auraient débuté (toujours selon cette chronique) leur mission prophétique sous la direction du « calife de Balac » (sic). L’incohérence atteint son summum lorsque divers groupes, ethnies et dynasties deviennent des amis et alliés alors qu’ils appartiennent à des époques différentes ou ont été des rivaux et des ennemis acharnés. Ces incohérences finissent par passer pour des problèmes mineurs, de simples détails visibles uniquement pour les lecteurs familiarisés avec le domaine qui s’expliquent par la vision qu’en avaient les chrétiens dans leur conscience collective. Cette vision ne manquait pas de traits négatifs inspirés par le souvenir des musulmans, traits qui venaient réalimenter les images toutes faites les concernant38. Assurément involontaires, ces confusions perdureront jusqu’à la fin de la Reconquête et se retrouveront bien entendu aussi chez des auteurs étrangers venus visiter l’Espagne39. Dans le même temps, cette ignorance est alimentée par la volonté de rejeter toute information véridique sur les musulmans, ce qui contribue à favoriser la méconnaissance de réalités qui étaient pourtant bien connues à l’époque. C’est ainsi que le faible nombre, voire l’absence de mythes ou légendes arabes que l’on trouve chez Gonçalo Martines de Medina40 (mais aussi chez bien d’autres auteurs) est contrebalancée chez le même poète par la surabondance de mythes hébraïques (Salomon, Gédéon, Judas Maccabée, Samson, etc.), ce qui crée un évident déséquilibre. La culture gréco-latine est mise à l’honneur de la même façon. Preuves de la maîtrise d’une certaine culture, la littérature et l’histoire antiques se déroulent devant le lecteur en un chapelet interminable (Virgile, Aristote, Alexandre le Grand, Jules César, Darius, Pompée, Priam, etc.), comme pour affirmer consciemment ou inconsciemment l’appartenance à une civilisation donnée. L’auteur se définit donc aussi bien par ce qu’il dit que par ce qu’il tait. L’Espagne de l’époque (XIV-XVe siècle), qui cherche à être cohérente avec sa propre identité latine retrouvée, marginalise de plus en plus, à la veille de la Renaissance, les éléments arabes de sa culture, réduits au souvenir d’un passé résiduel et surmonté par la force de la volonté. Il ne s’agissait pas de rejeter une part de soi-même (comme l’a soutenu la modernité, plus par fantasme masochiste que par rigueur scientifique) mais d’être conscient du fait qu’on
ne faisait plus partie d’une autre culture – qui était une culture ennemie, en fin de compte. Les descriptions extrêmement sombres qui caractérisent les Maures dans les écrits médiévaux finissent par sembler irréelles précisément du fait de leur exagération. Elles se concentrent généralement sur plusieurs aspects qui constituent encore aujourd’hui la vision populaire des Arabes, aussi bien en Espagne que dans d’autres pays. Il faut cependant équilibrer ce constat car nous ne pouvons affirmer que ces descriptions soient entièrement dues à de l’invention pure et simple ou à de la mauvaise foi. Ce serait en effet une attitude aussi extrême et critiquable que la précédente. Rien ne surgit du néant et la confrontation permanente ne pouvait que donner lieu, d’un côté comme de l’autre, à des conceptions réductrices et des simplifications nécessaires pour renforcer et justifier sa position et ses actes au détriment de la raison et de toute considération humanitaire. C’est pourquoi le Maure est chargé de défauts comme la sauvagerie, la tromperie, la rapine, la salacité, la trahison, la cruauté, etc. Il provoque avant tout la peur puis une réaction défensive41. Le Maure, dont la personnalité regroupe de nombreux peuples (ce dont a conscience l’écrivain espagnol), suscite de la terreur par le souvenir proche et omniprésent de ses forfaits véritables ou exagérés. Ainsi Alphonse X le Sage a-t-il recours à la figure des zenetes ou genetes 42pour ridiculiser la lâcheté de certains combattants chrétiens, qu’il appelle coteifes43. Les Maures sont aussi habitués à la dissimulation et au mensonge44, tandis que celui qui bavarde excessivement est comparé à un faqīh45. La noblesse morale et les gens de bonne extraction, de leur côté, doivent être exempts de tout soupçon46 car la trahison est chose courante parmi les Maures. Ainsi Almofalas tue-t-il deux chevaliers castillans (le comte García et l’infant47 don Ramire) par fourberie dans son château de Rueda, comme nous le rapporte le Romancero du Cid48. Ce motif selon lequel le Maure, par la duperie, tue ou tente de tuer des rois, des princes ou des généraux chrétiens et qui se répète dans d’autres romances est davantage littéraire qu’historique. On le retrouve dans la Chronique d’Alphonse XI ainsi que dans d’autres œuvres, ce qui nous indique qu’il s’est consolidé comme un motif attendu par le public, de la même façon que, dans les westerns actuels, il faut obligatoirement en passer par une scène finale de poursuite à cheval dans laquelle le gentil capture le
méchant. Il s’agit de motifs, de séquences et de scènes mécaniques que le lecteur ou l’auditeur attend et considère naturels car il a été éduqué, en bien ou en mal, dans ce sens. C’est ainsi que la trahison de l’arbalétrier maure qui assassine l’adelantado49 dans le romance intitulé Álora, la bien cercada50 est une thématique que l’on retrouve dans le romance intitulé El Cerco de Málaga51, lorsqu’un Maure cherche à s’entretenir avec le roi pour le tuer, ce qu’il ne parvient pas à faire à cause d’une erreur. La même scène se répète donc : siège d’une ville musulmane, enchaînement de séquences et de fonctions (tentative de démoraliser les chrétiens, assassinat réussi ou non, déguisements ou pièges, abus de confiance, etc.) et, dans tous les cas, contraste avec les vertus chrétiennes, qui sont l’exact inverse du triptyque tromperie-simulation-souhaits funestes attribué aux Maures. Il est aussi logique que l’on retrouve souvent chez les poètes et prosateurs des allusions aux pillages perpétrés par les Maures en grande profusion. Ces allusions se fondent en effet sur des faits réels et touchent à l’un des points les plus sensibles de n’importe quel être humain (les biens matériels et la possibilité ou l’impossibilité de survivre qui leur est attachée)52.
Lesdites allusions ne nous offrent généralement pas de détails sur chaque pillage, pas plus qu’elles ne nous permettent d’en dresser une liste exhaustive, mais elles suffisent à établir une corrélation entre Maures, pillage, bétail, prisonniers, destruction et panique53. Il s’agit donc d’une guerre à la fois économique et psychologique, comme nous le démontre amplement la Chronique d’Alphonse X54. Les cruautés dont les chrétiens sont les auteurs sont relatées avec naturel tandis que celles de l’adversaire sont décrites dans un cri d’indignation55. En dépit de la proximité qu’entretenaient avec eux les chrétiens, l’image des Sarrasins oscille entre, d’un côté, le réalisme le plus cru et le plus concret, fondé sur des faits précis, et de l’autre sur des exagérations négatives ou des idéalisations fantasques. La description la plus plausible, la plus acceptable et la plus humaine, celle du moyen terme, est proscrite car, quelle que soit la latitude, les tonalités grises ou les personnalités discrètes ont rarement pu jouer le rôle d’archétypes littéraires. Au cours de la seconde étape historiographique déterminée par María Jesús Viguera56, l’on a affaire à une
idéalisation rétrospective et à distance des musulmans, à l’image de ce que font certains de nos arabisants contemporains. Cette idéalisation atteint son zénith lors de l’époque morisque, alors même que les musulmans de cette époque sont continuellement et explicitement condamnés en tant qu’ennemis faits de chair et d’os. On peut exalter le courage de l’adversaire (afin d’accentuer son propre courage lorsqu’on le défait), comme dans le Poème d’Alphonse XI, daté de 1348 par Diego Catalán57. On peut aussi manifester son admiration pour les gloires passées (et inoffensives) de l’adversaire, comme Almanzor, Saladin58, Abû al-Hassan ben Uthman59, Abû ‘Inân Fâris60, Hussein61 ou Abû Tâshfîn62-63. On peut enfin développer, du règne de Jean Ier de Castille (1379-1390) à celui des Rois catholiques, un certain esprit chevaleresque, d’origine strictement littéraire, qui se reflète dans les romances frontaliers. Ces derniers montrent en effet le chevalier chrétien et le chevalier musulman qui, après bien des tournois et des défis, finissent par devenir amis, s’entraidant et souffrant ensemble. Il va de soi que les principaux triomphes et récompenses sont attribués au chrétien tandis que le Maure est entouré d’un halo mélancolique et romantique. Caro Baroja64 rappelle à ce sujet que les aventures et mésaventures amoureuses ou les exploits intrépides d’Abenámar, Azarque, Gazul, Abenhumeya, Zaide, Tarfe, Abindarráez, Muza, Reduán, etc. ont suscité une telle vague d’enthousiasme en tant que personnages poétiques que leurs pérégrinations ont non seulement été chantées dans toute la péninsule Ibérique mais ont aussi provoqué, au XVIe et XVIIe siècle, la réaction opposée, plus caustique et moqueuse. Les poètes ont alors tourné en ridicule la vendeuse ambulante morisque, pauvre et déguenillée, avec son chargement de confiseries, savons, figues ou orangeades65, opposant ainsi à l’antique paladin hardi le Morisque véritable, muletier de basse extraction. Étant donné que les relations humaines sont complexes et bien souvent contradictoires, les textes nous les présentent de la sorte. C’est ainsi que la mort de don Sancho, archevêque de Tolède, suite à la bataille de Martos (à l’issu de laquelle il est désarmé, fait prisonnier et dévêtu), apparaît dans le Romancero español comme un exemple d’acharnement méprisable66, tandis que la Chronique d’Alphonse X67 offre une fin plus en accord avec les règles de chevalerie en vigueur, bien que don Sancho soit toujours assassiné. Cette vision chevaleresque attribue aux Maures leur propre conception de
la vie, du combat, de la trêve68 mais aussi des sentiments comme la douleur qu’ils causent à d’autres personnes, par exemple aux infants de Lara 69-70. Elle leur attribue une autre qualité, la générosité, à l’image d’Almanzor, dont nous est donnée une vision chevaleresque idéalisée dans le Cantar de los siete infantes de Lara71, qui montre comment Gonzalo Gustios dans un premier temps puis Mudarra par la suite font tout leur possible pour leurs proches. Ils font montre de coutumes comparables à celles de leurs adversaires lors des défis72 et utilisent les mêmes formules, concepts et termes que les chrétiens dans leurs relations de soumission et de vassalisation73. C’est ce qui a amené les romanistes à commettre des erreurs amusantes, puisqu’ils ont déduit de ces éléments l’identité et le comportement des Arabes jusque dans leurs formules de politesse… La dynamique oscille, même chez un auteur unique, entre la réalité et les clichés littéraires, sociaux et idéologiques : « Les Sarrasins sont sobres dans leur alimentation et ne boivent que de l’eau. Ils se consacrent principalement à la culture de la terre et des champs. Un mahométan donne chaque année à son seigneur un tribut plus important que trois chrétiens. Les musulmans sont sincères, justes et assez loyaux », nous dit Münzer en 1494 à propos des Maures de Guadix74. Nous pouvons pourtant nous demander quelle est la crédibilité de ces interprétations de la part d’un auteur allemand qui effectue dans la région un voyage rapide et n’en connaît pas les langues. Cette question est d’autant plus pertinente que l’écrivain lui-même assure quelques pages plus loin que Mahomet dans son livre « place le paradis dans les plaisir de la bouche et de la boisson, dans les vêtements, dans l’amour, dans la musique75 et dans d’autres jouissances de la chair, selon ce qui est écrit dans toutes les pages de ce stupide Coran »76. Bien que le voyageur ne parle que de ce qu’il a pu entendre dire, le témoignage de Münzer est tout à fait représentatif des conceptions courantes de l’époque. Il s’agit d’une image floue et imprécise qui se prête volontiers à des évocations tout aussi dommageables (« J’ai goûté le miel du grand roi de Socotra », nous dit Ruy Paes de Ribera pour conjurer la pauvreté77) car elles ont recours à des images fantastiques ou irréelles, y compris dans des œuvres dont l’historicité est indiscutable, comme le Poema de Mío Cid. Ce dernière ouvrage ignore ou invente des personnages qui sont justement tous musulmans (Tamin, roi de Valence ; Fáriz ; Galve, sans doute né de la confusion avec Galib, général du
calife Al-Hakam II ; Búcar, personnage difficile à identifier, etc.). La seule exception dans cette liste est Youssef ben Tachfine, premier sultan almoravide (1059-1116). Ces fantaisies que se permet l’auteur contrastent avec l’historicité dont nous parlions plus haut ou avec son exactitude géographique. Les Maures présentent par ailleurs une image de raffinement, de luxe et de richesse incalculable avec leurs animaux exotiques, leurs fastueux cortèges, leurs chevaux ornés comme à la parade et leurs présents justement qualifiés de « princiers »78. Dans la conscience collective (y compris des siècles après que cette situation a changé), le Maure symbolise le progrès technique, en vertu du modèle forgé durant le haut Moyen Âge. Ainsi, quand il faut convoquer l’image d’un médecin ancrée dans la culture populaire, ce sera à coup sûr un Maure79. De la même façon, on lui attribue généralement la maîtrise des sciences, et en particulier celle de l’astronomie et de son inévitable corollaire, l’astrologie, si pratique pour prédire l’avenir80. Cela explique que même les succès des chrétiens soient prévus par les augures des astrologues musulmans81, car il n’y a aucune honte à reconnaître les qualités divinatoires de l’ennemi. Les prophéties ne sont en effet que plus crédibles lorsqu’elles concernent la principale préoccupation collective des chrétiens, à savoir la fin de la Reconquista82. Les chrétiens n’ont d’ailleurs pas de scrupules lorsqu’il s’agit d’écouter les conseils que donnent les astrologues musulmans, y compris lorsqu’ils ne sont pas expressément demandés. Ainsi « un grand savant maure, philosophe et favori du roi de Grenade » envoie-t-il deux missives à Pierre Ier de Castille dans lesquelles il critique durement son train de vie, sa convoitise, ses cruautés, etc. Peu importe que de telles missives soient ou non une invention postérieure d’Henri II ou de ses partisans. C’est davantage l’utilisation de l’image d’un « savant maure » qui nous intéresse puisqu’elle permet de discréditer le « roi cruel »83 en ayant recours à la « missive dont on dit qu’elle a été trouvée dans les coffres de la chambre du roi Pierre après sa mort à Montiel »84. C’est cependant sur un terrain purement religieux (ou dans des domaines secondaires liés à la religion) que se manifeste le plus directement le rejet le plus cru du monde musulman. Les considérations générales que suscite l’Islam parmi les Espagnols de cette époque, savants ou incultes, se résument parfois à des invectives comme celle d’Alfonso Álvarez de Villasandino («
Le Coran, écriture idiote »85). Le faq’h qui, très honorablement, va à dos d’âne86, mérite bien d’être moqué et raillé et toute allusion de nature religieuse finit toujours par une condamnation87 ou un cri d’alarme face aux funestes desseins des Maures88. Tout comme leurs adversaires musulmans, les chrétiens vivent dans l’obsession des rituels extérieurs et du respect qui leur est dû, ce qui explique que, parmi les plus graves offenses que les Maures peuvent faire à tout chrétien, on compte des insultes (réelles ou inventées) comme celle du héros Garcilaso dans le romance intitulé Cercada está Santa Fe89. L’accusation gratuite que l’on retrouve dans ce texte est sans aucun doute une invention du poète, tout comme l’est sûrement la majeure partie des accusations comparables formulées contre les Juifs ou les musulmans de la même époque. Pourtant, la multitude de blasphèmes envers le Christ, la Vierge, l’Enfant Jésus, les reliques, etc. que l’on trouve disséminées dans de nombreux textes, depuis Gonzalo de Berceo (Milagros de Nuestra Señora) jusqu’à Mármol en passant par Diego Hurtado de Mendoza (avec son histoire de la guerre des Alpujarras) semble prouver que toutes ces accusations ne sont pas uniquement diffamatoires. Alphonse X luimême (pourtant consacré par les progressistes actuels comme l’archétype de la tolérance et le champion de la défense des trois cultures90) a dû prendre partie dans cette affaire en fixant de sévères peines pour ceux qui commettraient de tels délits, sans laisser place à l’imprévu ou à la contestation : « Quelle peine méritent les Juifs et les Maures qui insultent Dieu, sainte Marie, les autres saints ou commettent les fautes susmentionnées ». Ces fautes sont les suivantes : « […] cracher sur la croix, sur l’autel ou sur une image pieuse qui se trouve dans une église […]. Il est normal et juste que les Juifs et les Maures, à qui nous avons permis de vivre dans nos royaumes alors qu’ils ne communient pas dans notre foi, ne soient pas exempts de peine s’ils insultent notre Seigneur Jésus-Christ ou commettent ouvertement un blasphème à son encontre, à l’encontre de sainte Marie sa mère ou à l’encontre de notre foi catholique, qui est tellement sainte, bonne et vraie. […] Qu’aucun des Juifs et Maures de nos royaumes n’ose insulter notre Seigneur Jésus-Christ de quelque manière que ce soit, pas plus que sainte Marie sa mère ou aucun des autres saints car quiconque s’en prendrait à eux devrait en subir les conséquences dans sa chair et dans ses biens, selon ce que nous établirons en fonction de la gravité de la faute commise »91.
La diatribe antimusulmane se concentre sur deux aspects principaux. En premier lieu, sur la personne de Mahomet, qui symbolise tout ce que les chrétiens voient de méprisable et de honteux dans l’Islam. Il est par conséquent taxé d’imposteur, d’escroc et de menteur92 et il convient de le démasquer par la connaissance et la diffusion de ses erreurs, comme le proposent et le mettent en pratique à l’époque des intellectuels lucides comme Alphonse X. Bonaventure de Sienne l’explique lui aussi dans l’introduction à sa version en latin de l’Échelle de Mahomet93, ouvrage qu’il a réalisé à la demande du roi. La guerre idéologique emploie la méthode bien connue du « mieux connaître pour mieux combattre et mieux dominer ». Or, c’est à notre avis la seule explication de l’immense œuvre historique et littéraire d’Alphonse X et de ses collaborateurs en matière d’Islam, car il nous semble anachronique de la justifier par une volonté de connaissance désintéressée et de compréhension œcuménique d’autres ethnies et religions. C’est une attitude très en vogue à l’heure actuelle mais contaminée par des conceptions et des intentions que le roi pouvait difficilement avoir présentes à l’esprit. C’est ainsi que les Sept Parties marginalisent les Maures et les Juifs par une série de normes juridiques, que l’Échelle de Mahomet tente de faire la liste de tous les excès eschatologiques du prophète des musulmans et que la Première Chronique générale (aussi appelé Histoire de l’Espagne) cherche à estomper la critique directe contre l’Islam derrière le discrédit personnel de Mahomet. Cette dernière œuvre a commencé à être rédigée en 1269 et a été poursuivie à l’époque de Sanche IV de Castille (1284-1295), mais les chapitres consacrés à Mahomet sont dus, selon Menéndez Pidal, au roi luimême. La Première Chronique générale constitue donc l’une de ses œuvres les plus personnelles puisqu’elle n’indique le nom d’aucun collaborateur ni d’aucun traducteur, pas plus qu’elle ne mentionne la phrase fiz facer este libro94, au contraire d’autres ouvrages attribués au roi. Il convient aussi de rappeler que cette œuvre a été rédigée en castillan, ce qui reflète l’intention du monarque de la diffuser la plus largement possible mais témoigne aussi du fort développement de la conscience nationale telle qu’elle était ressentie au XIIIe siècle au sein du royaume de Castille et León. Alphonse le Sage rédige son œuvre historique alors que l’Islam d’alAndalus connaît un net déclin, que la pensée politico-militaire dominante est celle de l’unité nationale telle qu’elle apparaît dans la conscience castillane et
que la société, sous le contrôle du clergé et de la noblesse, se sert de la littérature en langue romane pour répandre ses idées et croyances, aussi bien en matière politique que religieuse95. C’est dans l’Histoire de l’Espagne que se réaffirme de manière absolue la conscience nationale hispanique qui apparaissait déjà dans les chroniques latines antérieures. On peut la déceler au XIe siècle dans l’Epitome ovetense (aussi intitulé Chronicon albeldense), et au XIIe siècle dans la Chronique de Nájera. C’est pourtant dans deux œuvres du XIIIe siècle que cette pensée devient la base du discours national. Il s’agit du Chronicon mundi de Lucas, évêque de Tuy (surnommé el Tudense), et De Rebus Hispaniae, de l’archevêque de Tolède Rodrigo Ximénez de Rada (surnommé el Toledano). L’influence de ce dernier ouvrage se fera d’ailleurs sentir jusqu’au XVe siècle. Ces chroniques ont été des instruments de propagande antimusulmane mais n’ont pas été les seules en la matière. L’esprit de l’époque a aussi donné des œuvres comme un poème castillan sur les croisades intitulé ¡ Ay, Jherusalem !, lequel a échoué dans sa tentative de recruter des croisés mais a été une contribution supplémentaire à la diffusion d’une idée fondamentale : la nécessaire lutte contre l’ennemi musulman. Conforme en cela à la posture traditionnelle de l’Église catholique durant plus de douze siècles, Alphonse le Sage ne reconnaît pas à Mahomet une once de sincérité et n’admet même pas qu’il ait pu agir de bonne foi tout en se trompant. C’est le faux prophète par excellence qui a commis le crime d’avoir fondé une religion mensongère, qui, de surcroît, est celle du peuple qui a très vite mis fin à l’ordre du royaume wisigothique de Tolède96. Le fait que ce prophète prétende avoir apporté une révélation supérieure à celle du christianisme était pour la chrétienté médiévale à la fois une énormité et un mensonge impie et tout ajout ou retranchement aux textes chrétiens un blasphème intolérable. C’est pour cette raison que Dante Alighieri le place, dans la Divine comédie, aux enfers comme le premier des condamnés97. Les chapitres 488 et 489 de l’Histoire de l’Espagne revêtent une importance particulière. Ils sont consacrés au mi’ray ou voyage céleste du prophète, passage largement répandu parmi les musulmans d’al-Andalus, à tel point qu’au IXe siècle, les mozarabes connaissaient parfaitement ce récit eschatologique et l’incluaient dans leurs écrits apologétiques du christianisme contre l’Islam. Ils faisaient allusion à des histoires légères et ridicules liées à
Mahomet, tandis que d’autres auteurs parlaient des « fantaisies, vanités, mensonges, boniments et affabulations » lorsqu’ils évoquaient ce type de hadiths. La conscience populaire musulmane, en opposition avec le Coran, qui avait tendance à nier tout miracle réalisé par le prophète (à quelques exceptions près, comme le mi’ray), les lui a attribués peu à peu, omettant les affirmations explicites du Coran selon lesquelles de tels miracles étaient interdits pour prouver la véracité des dires du prophète (Coran, XVII, 90-95). Plusieurs raisons expliquent ce fait. Dans la mentalité populaire, il n’était pas possible que Mahomet ne soit qu’un homme et rien de plus. Par ailleurs, les croyants ont compensé les vides du Coran sur la vie du prophète par des histoires miraculeuses. Enfin, la polémique avec les chrétiens (lesquels démontraient la supériorité de Jésus sur Mahomet par la capacité du premier à réaliser des miracles) a obligé les musulmans à attribuer eux aussi des miracles à leur prophète pour qu’il n’apparaisse pas diminué face à leurs adversaires. De façon générale, ces récits, complétés par le Livre de l’échelle dont nous parlions plus haut, ont poussé les chrétiens à condamner irrémédiablement Mahomet. Alphonse X ne pouvait accepter qu’il y ait la moindre trace de sincérité religieuse chez Mahomet, en raison à la fois de sa foi chrétienne (dont il était le garant en tant que roi) et de sa condition de souverain castillan et, par conséquent, d’héritier du royaume wisigothique qu’avaient renversé les musulmans – en vertu de la légitimation historico-idéologique de l’époque. Même dans un climat de relative tolérance (on ne saurait trop insister sur le mot relative) comme celui qui régnait à Tolède au XIIIe siècle, musulmans et chrétiens se supportaient mais ne se comprenaient pas et c’est dans ce contexte qu’il faut replacer la vision d’Alphonse X concernant l’Islam et Mahomet. Les contacts entre les deux cultures n’ont jamais dépassé le stade de l’utilisation, de la part de la culture dominante, des valeurs pratiques de la culture dominée, sans que l’une ne reconnaisse les valeurs morales ou religieuses de l’autre. L’affirmation d’Asín Palacios selon laquelle les progrès de la Reconquête sous Ferdinand III (1217-1252) ont offert à son fils Alphonse de nouveaux domaines de diffusion de la culture islamique est l’archétype même de la naïveté, car jamais les conquérants ne se sont consacrés à la diffusion de la culture des vaincus : ils n’ont fait que l’utiliser pour leur propre bénéfice. Le fait qu’Alphonse X ait fondé à Séville une
Étude et École générale du latin et de l’arabe dans laquelle officiaient des professeurs musulmans de médecine et de sciences ne dénote pas une considération particulière à l’égard de la culture islamique mais révèle surtout une tentative pragmatique d’utiliser certaines connaissances auprès de ceux qui en disposaient. Dans le cas contraire, devrions-nous supposer que les États-Unis ont eu l’ardent désir de diffuser la culture allemande puisqu’ils ont eu recours à Werner von Braun et à tant d’autres ingénieurs et scientifiques allemands ? Les traductions médiévales du Coran en castillan (parmi lesquelles figure celle commandée par Alphonse X) ne procédaient pas nécessairement de la pure bonne volonté. Elles ont été réalisées dans l’objectif de réfuter l’Islam en connaissance de cause comme cela est arrivé, par exemple, avec celle de l’archidiacre de Pampelune Roberto de Retines , réalisée en 1143. Elle était accompagnée d’un petit traité dont le titre est le suivant : Summa brevis contra haereses et sectam Sarracenorum. La Première Chronique98 présente l’essor et le triomphe de Mahomet avec de notables anachronismes et bien des erreurs historiques. Elle commence ainsi par lui faire conquérir la ville de Damas et distingue les personnages d’Hadaya (sa tante) et de Cadiga (sa première épouse) alors que tous les spécialistes admettent aujourd’hui que le personnage réel (Khadija) était à la fois sa tante et sa première épouse. Cette chronique reprend aussi l’idée selon laquelle le prophète était épileptique et qu’il aurait eu ses révélations supposées au cours de crises. Une fois remis, il s’en serait servi de manière frauduleuse (ce qui est une circonstance aggravante) pour donner une base à sa mission prophétique99. L’opinion officielle d’Alphonse le Sage (qui est aussi l’opinion dominante de son époque) à ce sujet est exposée clairement : « Il a écrit un grand livre divisé en chapitres, que les musulmans appellent Coran, mais il a écrit des sourates (c’est-à-dire des commandements) si pleines de malveillance et de mensonges que c’est une honte pour quiconque de les réciter ou de les écouter, et plus encore de les suivre. Ces sourates ont pourtant été accueillies par ces malheureux peuples, tout excités par le poison du diable et engourdis par le péché de luxure. Aujourd’hui encore, ces peuples sont tenus par de tels préceptes, s’obstinent dans leur erreur, ne veulent pas suivre le chemin de la foi véritable, ni accueillir la loi de Dieu, ni écouter ses enseignements »100.
La tentative de discrédit atteint son climax avec la mort cruelle et romanesque de Mahomet (qui est empoisonné). Qui plus est, il ne peut alors pas respecter la promesse qu’il avait faite de ressusciter au troisième jour (en contraste manifeste avec le Christ) et son cadavre n’est pas inhumé et finit dévoré par les chiens101, outrage gravissime à l’époque. Nous faisons référence à tous ces extraits non pas pour que les zélateurs des trois cultures incluent également Alphonse X dans leur index des auteurs interdits ou dans leur bestiaire des infréquentables mais pour démythifier un tant soit peu les visions édulcorées et les versions forgées par des vulgarisateurs plus partiaux que cultivés. À partir de la fin du XIVe siècle et du début du XVe siècle, au fur et à mesure que s’exacerbe le conflit religieux, la littérature de l’époque reflète le second aspect susmentionné de la confrontation (ou de la difficile cohabitation) entre Mudéjars, Hébreux, convers (juifs ou maures) et vieux chrétiens : l’inextricable confusion entre les questions de foi et les questions purement culturelles. C’est au prix d’un parcours exhaustif dans les recueils de chansons satiriques de cette période que nous trouvons d’abondantes allusions péjoratives aux marranes (surtout dans les Coplas del Provincial et chez Antón de Montoro). Ces allusions se font moins fréquentes pour les Mudéjars, ce qui semble montrer que ces derniers ne sont pas autant dans le collimateur des écrivains puisqu’ils ne représentent pas un danger économique ou politique de gravité comparable, étant donné leur basse extraction sociale. Dans les féroces Coplas del Provincial102, on voit défiler tout un cortège d’évêques, connétables, magistrats, etc. auxquels sont attribuées, à tort ou à raison, des origines marranes mais l’on ne trouve qu’une allusion claire à des descendants de musulmans103. Le faible nombre de Mudéjars que l’on retrouve dans les Coplas est corroboré par le fait que même Juan Baharí, dont le nom pourrait être celui d’un musulman converti, est en réalité Juan Arias, prélat de Ségovie d’origine marrane104. L’inimitié entre deux communautés (comme entre Mudéjars et marranes) est continuellement en germe105 et l’on passe, dans les textes, d’une tonalité acerbe à un ton plus grave qui ne dédaigne pas pour autant la moquerie. C’est le cas lorsque chrétiens et Maures entretiennent des rapports intimes106 et le pape lui-même est parfois impliqué dans l’affaire107. Dans le Romancero, le plus haut degré de dramatisation est atteint lorsqu’il est fait référence à
Alphonse V de León (999-1028), qui arrange le mariage de sa sœur avec le roi musulman de Tolède108. C’est grâce à cet événement que nous découvrons le double problème posé par les conversions. D’un côté, en effet, on doutait de la sincérité des convers et, dans tous les cas, les vieux chrétiens indigents voulaient trouver un exutoire à leur ressentiment et à leurs frustrations chez des personnes plus modestes encore. De l’autre côté, on tournait en dérision avec beaucoup de cruauté ceux qui se convertissaient à l’Islam, qu’ils aient été chrétiens ou juifs auparavant. Le voyageur Pedro Tafur, conscient de la signification du passage d’une religion à une autre109, visite l’Égypte au milieu du XVe siècle et y décrit la situation avantageuse des mamelouks (qui se sont convertis à l’Islam) – lesquels appartiennent à la caste féroce qui asservit l’immense majorité de la population, il faut bien le dire. Le chrétien est inquiet non seulement pour des raisons de dogme ou de croyance mais aussi pour des raisons de nature culturelle110 plus visibles et risibles à son sens – ce qui explique ses critiques contre de tels aspects. Bien que les vêtements, l’alimentation et l’attitude générale suscitent la moquerie, les allusions les plus crues appartiennent généralement au domaine de la sexualité – avec l’homosexualité et la circoncision comme cibles principales111.
Les histoires de renégats sont encore un motif récurrent aux XVIe et XVIIe siècles112 et leur châtiment réel a dû marquer les esprits, car en 1494, Münzer se souvient encore de la peine infligée après la prise de Málaga (1487) à plusieurs renégats par Ferdinand le Catholique113, renégats qui avaient par ailleurs contre eux le fait de s’être distingués dans la résistance face aux chrétiens. La conversion à l’Islam (ou le rejet de ladite conversion) est une préoccupation cyclique des chroniqueurs, poètes et ménétriers. Le romance intitulé « La mort de Sayavedra » exalte ainsi le chevalier chrétien capable de mourir pour ne pas trahir le Christ, même s’il admet que le traitement qui lui est réservé est le même que celui qu’il aurait infligé au roi musulman en une occasion similaire114. Le supplice comme alternative et motif littéraire suite à un refus de conversion à l’Islam apparaît tantôt dans les chroniques115, tantôt dans les vers plus légers et populaires du Romancero116. Cette alternative doit cependant être relativisée étant donné la
présence écrasante d’une autre figure récurrente, tout autant historique que littéraire : celle du prisonnier. Une telle figure est ancienne : lorsque Mudarra demande à doña Sancha et à Gonzalo Gustios de le convertir au christianisme pour « sauver mon âme »117, le poète sert de porte-parole à l’idéologie dominante de l’époque, selon laquelle le salut de l’âme passe par la libération physique et morale à l’égard de toute domination musulmane sur les chrétiens. C’est dans ce cadre que l’on peut comprendre l’attention que prêtent les différents rois dans leur testament à la libération des prisonniers ou les efforts déployés par Jean Ier pour sauver le roi d’Arménie, prisonnier du roi de « Babylone » (il s’agit en réalité du roi du Caire). Une fois sa libération acquise, le souverain va jusqu’à lui octroyer, en 1383, la commune de Madrid comme fief non héréditaire118. La notion de libération s’apparente à celle de conversion (de gré ou de force) des habitants de la péninsule, la mission prophétique de l’Espagne s’achevant ainsi – quand bien même cette mission aurait été présentée auparavant comme une simple prémonition, un souhait à long terme119.
Dans la conception fondamentale de toute religion, on retrouve bien entendu l’idée que « Dieu est toujours avec nous », sans quoi il n’y aurait pas de fidèle qui se laisserait guider spirituellement. Les chrétiens médiévaux, tout comme leurs opposants musulmans, brandissent ce privilège à chaque occasion. Ainsi la divinité les protège-t-elle tout en châtiant simultanément leurs ennemis lorsque ces derniers osent, par exemple, profaner la tombe supposée120 de l’apôtre Jacques le Majeur121. C’est ainsi que sont établies les bases idéologiques dont avait besoin la Reconquista : d’un côté, on développe la notion d’infidèle ; de l’autre, on légitime la prise de possession de l’Espagne par les chrétiens. Ces deux axes se sont considérablement renforcés au XIe siècle, époque à laquelle semble apparaître l’idée de convertir les musulmans122, cette idée étant la conséquence logique de la récupération de la péninsule par ses maîtres légitimes. Par son importance et sa large diffusion, cette conception influence aussi les textes arabes de la période123, qui en font une représentation très répandue parmi les chrétiens. Il faut dire que la restauration de la notion historique et politique de l’Espagne est une obligation pour les chrétiens, tandis que la péninsule n’est pour les Arabes
qu’une notion géographique et une vague continuité du dar al-Islam124. Ainsi s’expliquerait le manque de ténacité dans la défense de l’Espagne de la part des musulmans ; il s’agit en effet du fruit d’une mauvaise conscience historique, ces derniers se sachant étrangers à la terre qu’ils dominent, y compris à des époques assez avancées, come le IXe siècle. Le poète ‘Abd Allah al-‘Assal évoque ce problème sans ambiguïté après la prise de Tolède, en 1085.
Aucun autre pays européen n’a ressenti d’une façon aussi impérieuse que l’Espagne le besoin collectif de combattre les infidèles. Petits et grands ont compris l’effort qu’impliquait à long terme cette restauration historique, ce qui a conduit la littérature à recueillir cette opposition drastique et sans concessions en tant que porte-parole de toute une société, y instillant parfois une ambiance fantastique mais conservant toujours un ton et un contenu généraux tout à fait réalistes. Alors qu’à la même époque, dans la littérature française, la description des Sarrasins est la conséquence évidente de l’ignorance d’une société et d’individus donnés (les Français) qui auraient difficilement pu voir un Arabe en chair et en os, les chrétiens d’Espagne connaissent clairement ceux qu’ils affrontent. Les exagérations, personnages mythiques, anachronismes et invraisemblances abondent dans les ouvrages français, comme les rois sarrasins d’Angleterre dans la Chanson de Gormont et Isembart ; les Saxons confondus avec des musulmans dans la Chanson des Saisnes ; les païens pittoresques et polythéistes aux noms fabuleux et burlesques qui peuplent la Chanson de Roland, etc.125 En Espagne, au contraire, en dépit des conventions et extrapolations inévitables, on vit en direct le choc avec l’ennemi, qui n’est ni imaginaire, ni lointain. Ce message est réutilisé à satiété par les poètes et chroniqueurs qui savent, un peu comme nos publicitaires actuels, que c’est dans la répétition que réside son efficacité. Il ne s’agit pas d’une lamentation mais d’un rappel impératif. À l’insistance des écrivains espagnols correspond, à l’instar du delenda est Carthago de Caton le Censeur, cette idée omniprésente dans l’esprit des dirigeants et de leurs sujets : il faut ramener la péninsule à son état originel. Cette idée est fermement défendue dès le XIe siècle. Les musulmans du Sud sont, selon Américo Castro et tous ses disciples, des
habitants à part entière du pays, tout comme les chrétiens du Nord, alors que même au XIIe, XIIIe ou XIVe siècle, ils persistent avec enthousiasme à s’inventer une généalogie arabe (dans le sens strictement ethnique du terme) – ce qui prouve qu’ils sont étrangers à toute idée de continuité de l’Hispanie romaine et wisigothique. Parmi les chrétiens, en revanche, la guerre contre les Maures transforme les malandrins en personnes dignes, honnêtes et courageuses, c’est-à-dire pieux et repentis : « Nul ne doit s’imaginer qu’il s’agit d’une chose exceptionnelle […]. Étant donné qu’ils menaient cette vie [pieuse], il ne faut pas s’étonner qu’une poignée d’entre eux puisse vaincre de nombreux Maures »126. La lutte contre l’ennemi n’est pas seulement une obligation morale, elle dote aussi de vertus supérieures, rachète les fautes passées et elle est, en définitive, une obsession de presque tous les écrivains : don Juan Manuel (qui n’est pas celui qui insiste le plus à ce sujet)127 ; Jorge Manrique, dans les célèbres Stances à la mort de son père, énumère les mérites de ce dernier, dont le fait d’avoir guerroyé contre les Maures128 ; le Romancero, même lorsque la Reconquista est achevée, ne cesse d’encourager et de soutenir ceux qui ont libéré l’Espagne de ce corps étranger129 ; le Cancionero de Baena présente différents poètes qui lancent des déclarations prémonitoires, expression de leurs souhaits et réaffirmation de la mission historique de l’Espagne 1 face à la fin prochaine de la domination musulmane sur Grenade ; Juan de Padilla el Cartuxano énumère avec délectation les rois et seigneurs d’Espagne qui sont devenus célèbres en combattant les Maures130 ; Juan García Manrique, archevêque de Saint-Jacques-deCompostelle et grand chancelier131, adresse en 1393 un discours révélateur à Henri III, roi de 1390 à 1406 (« […] jusqu’à ce que vous ayez grandi et que vous puissiez aller là-bas [à la frontière avec l’Espagne musulmane] et faire la guerre, comme c’est votre obligation, aux Maures, vos ennemis »132), etc. Quant aux Espagnols des comtés catalans puis de la Couronne d’Aragon, ils ne sont pas en reste puisque le courage, l’honneur et même la sainteté des rois qui ont combattu et ont vaincu l’ennemi musulman133 sont soulignés dans leurs ouvrages en tant que fondements incontournables de l’estime personnelle. La mission historique de l’Espagne, qui consiste à récupérer son intégrité territoriale, est avant tout, pour ses principaux acteurs, un acte de justice, comme l’indique Íñigo de Mendoza dans son éloge des Rois catholiques134 et
comme le déclare à de très nombreuses reprises la Chronique du roi Alphonse IX135. Dans tous les cas, le roi « désirait travailler au service de Dieu en faisant la guerre aux Maures »136 car non seulement il pouvait compter sur le secours divin mais il devait aussi se soumettre à sa volonté137. Le souci de reconquête est une préoccupation qui est parfois plaquée sur la psychologie de l’adversaire, comme dans les strophes 905-915 du Poème d’Alphonse XI, qui présentent une intéressante vision de la douleur d’Abû alHassan suite à la mort de son fils ‘Abd al-Malik. Celui-là parle à la première personne, maudissant les chrétiens, les accusant de trahison et jurant de se venger. Le texte donne donc au sultan mérinide le droit d’utiliser tous les artifices rhétoriques propres aux héros chrétiens, ce qui constitue la dernière étape dans l’idéalisation du Maure (noble, courageux, pugnace, comme s’il était lui-même castillan). Dans cette lamentation, le souverain musulman reprend les objectifs, les idées et même la terminologie des aspirations et des valeurs propres à la Reconquista et à la croisade. Nous pouvons certes trouver à la même époque, en ce même lieu et avec les mêmes acteurs (Alphonse XI, Abû al-Hassan, ‘Abd al-Malik, Algésiras, Gibraltar, etc.) des sentiments comparables chez Ibn Battûta138, qui souhaite reprendre l’Espagne et écraser les chrétiens. Il n’existe pourtant pas, dans l’ensemble des textes arabes, un modèle comparable en importance, en intensité et en opiniâtreté à ce qui existe dans la littérature espagnole, profondément engagée dans le domaine. Face à cette accumulation (non exhaustive) de textes, certaines questions se posent nécessairement : tous les écrivains et intellectuels espagnols de l’époque se fourvoyaient-ils lorsqu’ils se prononçaient de la sorte ? Un mouvement idéologique aussi long et intense peut-il simplement se réduire à de la mauvaise foi ? Et d’où naîtrait cette mauvaise foi ? Tous les éléments historiques, implicites ou explicites, de cette littérature sont-ils de pures inventions, des déformations, des exagérations ? Dans tous les cas, on assiste tout au long de ces sept siècles à la constitution d’un esprit d’auto-défense d’abord, de vengeance ensuite et enfin de reprise collective de l’idée d’une justice divine. C’est ce qui pousse le roi Ferdinand le Catholique, dans une lettre envoyée à Séville depuis Loja et datée du 29 mai 1486, à décrire la reconquête de la bourgade en ces termes : « Poursuivant notre sainte entreprise contre les Maures du royaume de Grenade, j’ai pris le parti de marcher sur Loja »139.
1 Priscillien d’Ávila (340-385) était un évêque d’Hispanie. Il est considéré comme le premier condamné à mort pour hérésie de la chrétienté. Le priscillianisme confondait notamment le Père avec le Saint-Esprit et rejetait la consommation de la viande et la pratique du mariage. [NdT] 2 L’arianisme, qui niait la consubstantialité de Jésus avec Dieu, était l’hérésie chrétienne professée par de nombreuses peuplades germaniques de l’Empire romain finissant. C’était notamment la religion officielle des Wisigoths jusqu’au Troisième Concile de Tolède, en 589. [NdT] 3 J.M. Ruiz Asencio, « La escritura y el libro » in España visigoda, volume 2, tome III, in Historia de España de R. Menéndez Pidal, 164. 4 M. J. Viguera, « al-Andalus como interferencia », in Comunidades islámicas en Europa, Madrid, Trotta, 63-64 5 Viguera, id. 6 Viguera, id. 7 Viguera, id. 8 Les mozarabes sont les chrétiens qui vivent dans les territoires de la péninsule Ibérique dominés par les musulmans. [NdT] 9 Viguera, ibid., 64. 10 Roi wisigoth d’Hispanie de 702 à 710. [NdT] 11 Dernier roi wisigoth d’Hispanie (710-711), il accède au pouvoir de façon violente, créant une situation de guerre civile en Hispanie, ce qui favorise l’invasion arabo-berbère. [NdT] 12 Gouverneur byzantin de Ceuta qui aurait, selon une légende persistante
dans l’historiographie espagnole, facilité le passage des musulmans d’Afrique du Nord vers la péninsule Ibérique. [NdT] 13 Fille du comte Julien, Florinda aurait été envoyée, selon la légende, à Tolède pour y poursuivre son éducation. Proche de Rodéric, elle aurait été violée par ce dernier puis forcée à se marier avec lui, ce qui aurait provoqué la colère de son père et, indirectement, l’invasion musulmane. [NdT] 14 Ramón Menéndez Pidal (1869-1968) est l’un des plus renommés philologues, médiévistes et folkloristes espagnols. Il est considéré comme le créateur de l’école de philologie espagnole. [NdT] 15 R. Menéndez Pidal, Floresta, volumen I, XLVI. 16 « De como el rey Rodrigo abrió el palacio que estava cerrado en Toledo et de las pinturas de los alaraves que vio en el panno » (Primera Crónica general de España, volume I, chapitre 553, 307, édition de R. Menéndez Pidal, Madrid, Gredos, 1955). 17 R. Menéndez Pidal, Floresta, volumen I, XLIX. 18 R. Menéndez Pidal, Floresta, volumen I, XLVIII. 19 R. Menéndez Pidal, Floresta, volumen I, XLIX. 20 « De como hallaron el Rey D. Rodrigo en un gran cenagal, penando y llorando su grave pecado : y como vino allí súbitamente el Rey Pelayo, y dixo la causa de la pena de este Rodrigo ; y cuenta Pelayo brevemente la destrucción de España, que es cosa de dolor » (Juan de Padilla el Cartuxano, en Cancionero castellano del siglo XV, I, 358 et ss., Madrid, 1912). 21 Forme poétique traditionnelle en Espagne, le romance était en vogue au XVe siècle, où il était déclamé en public. Il s’agit d’une forme narrative d’une grande variété thématique (histoires d’amour ou de chevalerie, faits historiques plus ou moins idéalisés, etc.) [NdT] 22 Primera Crónica general de España, volume I, chapitres 554 à 559, 307-314, édition de R. Menéndez Pidal, Madrid, Gredos, 1955. 23 Roi des Ostrogoths mort en 376. [NdT] 24 Poema de Fernán González, 14. 25 Ibid., 26-7.
26 Terme d’origine arabe qui désigne les razzias menées chaque été dans les territoires chrétiens de la péninsule Ibérique par les musulmans. [NdT] 27 Strophe 1712, Cantares de gesta, 201, édition de G. Guardiola, Saragosse, 1971. 28 Le 30 octobre 1340, le roi Alphonse XI défait les musulmans de la dynastie mérinide qui tentent de s’implanter en péninsule Ibérique non loin de Tarifa, dans le Sud de l’Andalousie. Il s’agit de la dernière tentative d’invasion de l’Espagne par un empire situé de l’autre côté du détroit de Gibraltar. [NdT] 29 Comte de Castille, Ferdinand González (appelé Fernán González en espagnol) règne sur ce qui n’est alors qu’une marche du royaume de León de 931 à 970. [NdT] 30 Muhammad ibn Abî’Amir (938-1002) est le grand vizir du calife de Cordoue Hichâm II (976-1013). Son surnom, « al-Mansûr » (hispanisé en Almanzor), signifie « le Victorieux » et témoigne de ses nombreux succès face aux chrétiens en péninsule Ibérique. Les premières razzias menées par Almanzor ne débutent qu’en 977 et il n’a donc pas combattu Ferdinand González sur le champ de bataille. [NdT] 31 Poema de Fernán González, 59 et ss. 32 Crónica del rey don Pedro i de Castilla (1350-1369) par Pedro López de Ayala, in Crónicas de los reyes de Castilla, I, 403, Madrid, 1953. 33 Personnage semi-légendaire, Tarif ibn Malik aurait été le commandant de Tariq ibn Ziyad lors de l’invasion arabo-berbère de la péninsule Ibérique, au début du VIIIe siècle. Certaines théories veulent qu’il ait donné son nom à la ville de Tarifa, même si les opinions des spécialistes divergent à ce sujet. [NdT] 34 Tariq ibn Ziyad, mort vers 720, est le stratège militaire qui mène les troupes arabo-berbères à la conquête de l’Hispanie dans les années 710. [NdT] 35 Mudarra González est un personnage légendaire, fils d’un Castillan (Gonzalo Gustios) et de la sœur d’Almanzor. Il apparaît dans plusieurs romances médiévaux. [NdT]
36 Romancero español, 355, sélection de L. Santullano, Madrid, 1961. 37 I, 310 et ss. 38 Poema de Fernán González, 117. 39 En 1494, lors de son passage dans la ville d’Almería, qui vient d’être reconquise, Münzer écrit la chose suivante : « […] c’est là que leur cadi, c’est-à-dire leur prêtre suprême [c’est nous qui soulignons], leur parlait […]. À l’époque des Sarrasins, la ville disposait de cinquante prêtres que l’on nomme fuqahā’ et qui dirigeaient l’office » (Münzer, 75). Il n’est sans doute pas inutile de rappeler que l’Islam ne connaît pas les prêtres et que les fuqahā’ n’ont pas pour mission de diriger l’office. 40 Cancionero de Juan Alfonso de Baena, 389, Buenos Aires, 1949. 41 Primera Crónica, I, 312, chapitre 559 ; J. de Mena, « Laberinto de fortuna o Las Trescientas », in Cancionero castellano del siglo XV, I, 157, Madrid, 1912 ; Juan Álvarez Gato, in Cancionero castellano del siglo XV, I, 267. 42 Cavaliers musulmans au service de la dynastie mérinide. [NdT] 43 Alphonse X, Cantigas de escarnho e de maldizer, 37-39, Cantiga 21, édition de Rodrigues Lapa, Vigo-Coïmbre, Galaxia, 1970. 44 Juan Álvarez Gato, in Cancionero castellano del siglo XV, I, 231. La parole douteuse des Maures est corroborée par de nombreux textes. Ainsi, lors du siège de Priego (1409), un Maure converti au christianisme (Fernán Sánchez Almocadén) prévient les chrétiens de la nature traîtresse de ses anciens coreligionnaires : « Les Maures sont tels qu’ils ne tiendront aucune de leur promesse. Ou nous mourrons tous ici, ou nous serons tous faits prisonniers […] » (Chronique du roi Jean II de Castille, in Crónicas de los reyes de Castilla, II, 312). 45 A. Álvarez de Villasandino, in Cancionero de Baena, 143. 46 J. Alfonso de Baena, Cancionero de Baena, 453. 47 Le titre d’infant est réservé, en Espagne, aux enfants de roi qui ne sont pas les héritiers directs de la Couronne. [NdT] 48 Romancero del Cid, 123-4, édition de F.C.R. Maldonado, Madrid, Taurus, 1970.
49 Au Moyen Âge, l’adelantado est une figure qui, dans le royaume de Castille, est chargée de cordonner la surveillance et la protection de la frontière entre chrétiens et musulmans. [NdT] 50 Romancero español, 628-9, sélection de L. Santullano, Madrid, 1961. 51 Ibid., 639-641. Voir aussi la tentative d’assassinat du roi Ferdinand le Catholique par un Maure lors du siège de Málaga, in Mosén Diego de Valera, Crónica de los Reyes Católicos, 258, chapitre LXXXIV, Madrid, 1927. 52 Poema de Fernán González, 215. 53 Las Mocedades de Rodrigo, in Cantares de gesta, 128 ; Crónica del rey Alfonso el Décimo, in Crónicas de los reyes de Castilla, I, 50 ; Crónica de Juan II, op. cit., II, 305, etc. 54 Crónicas de los reyes de Castilla, I, 10. 55 C’est ce que rapporte la Chronique d’Henri III suite à une bataille acharnée entre des Turcs et des Hongrois en 1396, in Crónicas de los reyes de Castilla, II, 246). 56 M. J. Viguera, Al-Andalus como interferencia, 66. 57 Poema de Alfonso XI, strophes 1245-1246, in Cantares de gesta, 191. 58 Sultan d’Égypte et de Syrie (1174-1193), il combat les Francs installés en Terre Sainte et leur reprend Jérusalem. [NdT] 59 Sultan mérinide de 1331 à 1348. [NdT] 60 Fils et successeur du précédent, sultan de 1348 à 1358. [NdT] 61 Hussein bin Ali, fils d’Ali et Fatima, petit-fils de Mahomet, troisième des douze imams du chiisme duodécimain. [NdT] 62 Cinquième sultan zianide de Tlemcen (1318-1337), dans l’actuelle Algérie. [NdT] 63 Pero Ferrus, in Cancionero de J.A. de Baena, 343. 64 Caro Baroja, Los moriscos del reino de Granada, 145. 65 Ibid., 146. 66 Romancero español, 544. 67 Crónica del rey don Alfonso el Décimo, in Crónicas de los reyes de
Castilla, I, 51. 68 Les Maures ne veulent pas tuer un chrétien précisément parce qu’il est courageux (Crónica del rey don Alfonso el Décimo, in Crónicas de los reyes de Castilla, I, 9). 69 Les sept infants de Lara sont des personnages légendaires issus du mariage entre Gonzalo Gustios et Sancha Velázquez. Ils participent à la querelle entre leur famille et la famille de Ruy Velázquez, leur oncle. Ils apparaissent dans la légende homonyme compilée dans la Première Chronique générale. [NdT] 70 Romancero español, 347. 71 Cette chanson de geste est réécrite une première fois vers 1320. Voir Cantares de gesta, 62. 72 Crónica del rey don Alfonso el Onceno, in Crónica de los reyes de Castilla, I, 256. 73 Las Mocedades de Rodrigo, in Cantares de gesta, 131. 74 Münzer, 85. 75 À ce sujet, voir notre article « Música y canción en la tradición islámica », Anaquel de estudios árabes, IV, 1993, 53-76. 76 Münzer, 85. 77 Cancionero de Baena, 323. 78 Crónica del rey don Alfonso el Onceno, in Crónicas de los reyes de Castilla, I, 268 ; Crónica del rey don Alfonso el Décimo, op. cit., I, 8. 79 Voir les dictons et proverbes commentés d’Hernán Núñez in Refranero español, 343, compilation de F.C. Sainz de Robles, Madrid, 1944. 80 Crónica del rey Alfonso el Onceno, in Crónicas de los reyes de Castilla, I, 310 ; Poema de Fernán González, 140. 81 Voir la prédiction de la chute de Valence au profit du Cid, in Romancero del Cid, 140. 82 Romancero español, 560. 83 Dernier souverain de la dynastie de Bourgogne, Pierre Ier lutte contre
son demi-frère, futur Henri II, qui s’est rebellé contre son autorité, dans le cadre de la première guerre civile de Castille (1351-1369). Il est surnommé « le Cruel » par ses détracteurs, tandis que ses partisans l’appellent « le Justicier ». [NdT] 84 Crónica del rey don Pedro i, in Crónicas de los reyes de Castilla, I, 586. 85 Cancionero de Baena, 135 ; Cancionero castellano del siglo 385, n° 704.
XV,
II,
86 « Coplas que hizo Quirós a Juan de Panes, albardan, en nombre de su cavallo, porque aviéndole derrocado y medio quebrado un braço le acusava por traidor » (Cancionero castellano del siglo XV, 303, n° 570). 87 Romancero español, 337. 88 Les fuqahā’ prêchent ainsi la guerre sainte dans le Poema de Alfonso Onceno (in Cantares de gesta, 198). 89 Romancero español, 656. 90 À savoir la culture chrétienne, la culture musulmane et la culture juive. Alphonse X (1221-1284) et avant lui le moine clunisien, Raymond de Sauvetat (archevêque de Tolède de 1126 à 1152) sont deux des grands promoteurs de ce qu’il est convenu d’appeler l’École des Traducteurs de Tolède, un phénomène culturel qui s’étale du début du XIIe siècle à la moitié du XIIIe siècle. [NdT] 91 Las Siete Partidas, partie VII, titre XXVIII, loi VI, 690. 92 A. Álvarez Villasandino, Cancionero de Baena, 105 ; Poema de Fernán González, 2, strophe 7. 93 El Libro de la Escala de Mahoma, 28, Madrid, 1996. 94 Littéralement, « a fait faire ce livre ». [NdT] 95 A. García Algarra, Alfonso X y Mahoma, opuscule inédit. 96 Chapitre 555. 97 Ibid. 98 Primera Crónica, I, 269-270.
99 Primera Crónica, volume I, chapitre 478, 266, édition de R. Menéndez Pidal. 100 Primera Crónica, I, 274, chapitre 493. 101 Primera Crónica, volume I, chapitre 494, 274. 102 Dont l’auteur est, selon J.R. Puértolas, Juan Hurtado de Mendoza, qui revendiquerait ainsi ses droits personnels et familiers face à des arrivistes, des convers et des gens de basse extraction qui doivent leur élévation sociale à Henri IV (voir Puértolas, 236). 103 Coplas del Provincial, in Poesía crítica y satírica del siglo édition de Puértolas.
XV,
247,
104 Ibid., 251. 105 Antón de Montoro, Cancionero, édition d’E. Cotarelo, Madrid, 1900. 106 A. Álvarez de Villasandino, Cancionero de Baena, 34, et Cancionero castellano, II, 329, n° 629. 107 Cancionero de obras de burla provocantes a risa, 95, édition de Bellón et Jauralde. 108 Romancero español, 390. 109 P. Tafur, Andanças, 80. 110 Cancionero castellano, II, 707 ; Poesía crítica y satírica del siglo XV, 68, édition de Puértolas ; Sola-Solé, Sobre árabes, judíos y marranos y su impacto en la lengua y literatura españolas, 159-160, 1983. 111 Montoro, Cancionero, 250 ; voir aussi les critiques du comte de Paredes, Rodrigo Manrique, contre Juan Poeta, juif converti au christianisme puis à l’Islam, in Poesía crítica satírica del siglo XV, 295. 112 Romancero español, 815. 113 « Une fois Málaga reconquise, neuf prisonniers chrétiens qui avaient renié leur foi ont été déshabillés et percés de flèches jusqu’à ce que mort s’ensuive, sur ordre du roi très chrétien. Deux étaient des Lombards et sept, des Espagnols de Castille. Une fois tués par les flèches, leurs corps ont été brûlés. Ô, roi très chrétien, je chanterai éternellement tes louanges ! » (Münzer, 149). Quelques années plus tard, les capitulations de Grenade
(1491) garantissent la vie sauve aux anciens chrétiens qui seraient devenus musulmans (Mármol, Rebelión, 149). 114 Romancero español, 662-664. Les Maures tentent aussi de justifier la mort des infants de Lara (Romancero español, 348). 115 Crónica del rey don Alfonso el Onceno, in Crónicas de los reyes de Castilla, I, 321. 116 Romancero español, 364. 117 Cantar de los siete infantes de Lara, in Cantares de gesta, 69. 118 Crónica de Juan I, in Crónicas de los reyes de Castilla, II, 69 et 81. 119 A. Álvarez de Villasandino, Cancionero de Baena, 178 ; Cancionero castellano, II, 416, n° 756. 120 Jacques le Majeur (ou Jacques de Zébédée), apôtre et frère de Jean, est considéré comme l’évangélisateur de l’Espagne et il en est d’ailleurs devenu le saint patron. C’est au Moyen Âge qu’apparaît l’idée selon laquelle sa dépouille aurait été conduite par les anges depuis la Palestine jusqu’à la Galice, sur le site actuel de Saint-Jacques-de-Compostelle. Son tombeau présumé se trouve aujourd’hui dans la cathédrale de cette ville. [NdT] 121 Primera Crónica general, II, 449. 122 Viguera, « al-Andalus como interferencia », 64. 123 Viguera, ibid., 65. 124 Ensemble des territoires où la religion dominante est l’Islam. [NdT] 125 Maravall, 267. 126 Crónica del rey Alfonso el Onceno, in Crónicas de los reyes de Castilla, I, 306. 127 Don Juan Manuel, Libro de los Estados, deuxième partie, 363, in Escritores en prosa anteriores al siglo XV, BAE, édition de P. Gayangos, Madrid, 1952. 128 Jorge Manrique, Cancionero, 103, édition d’A. Cortina, Madrid, Espasa, 1980 129 Romancero español, 344.
130 Cancionero castellano del siglo XV, I, 353 131 Le grand chancelier de Castille avait non seulement pour charge d’apposer le sceau royal sur les lettres et édits mais aussi de traiter avec les notaires, écrivains publics, magistrats, gouverneurs de province, etc. [NdT] 132 Crónica de los reyes de Castilla, II, 121 133 « Raymond-Bérenger IV [comte de Barcelone entre 1131 et 1162] « a fait beaucoup de tort aux Sarrasins » ; Alphonse II [roi d’Aragon de 1164 à 1196] « n’a pas laissé de trêve aux Sarrasins ; Pierre II [roi d’Aragon de 1204 à 1213] « a pris de nombreuses forteresses aux Sarrasins », etc. C’est selon ces mêmes critères que sont jugés rois et comtes par les historiens et chroniqueurs catalans. Pour Desclot, la gloire de Raymond-Bérenger IV vient de ce que c’est lui qui a « reconquis le plus de territoires ». Chez Tomich, l’exaltation est portée à son paroxysme : le roi Jacques Ier [1213-1276] « est appelé « le saint » car il a pris la tête de nombreuses expéditions contre les Maures » (Maravall, 264). 134 Cancionero, 322-323, édition de Rodríguez Puértolas, Madrid, 1968. 135 Crónicas de los reyes de Castilla, I, 335 ; ibid., I, 223. 136 Ibid., I, 222. 137 Ibid., I, 203 ; voir aussi I, 208 ; I, 328 et Poema de Alfonso XI (vers 811) in Cantares de gesta. 138 Ibn Battûta, 757 et 760. 139 F. Janer, Condición social de los moriscos de España, 216, Madrid, Académie royale d’Histoire, 1857, fac-similé, Barcelone, Alta Fulla, 1987.
CHAPITRE 3 LA THÈSE DE L’INFILTRATION MORISQUE EN ESPAGNE
Avant d’aborder l’importance de la thématique morisque dans la littérature moderne espagnole (ou l’infiltration supposée des Morisques1), il n’est sans doute pas inutile de rappeler, même brièvement, quelle était la situation démographique et quel était le poids économique de cette minorité dans l’Espagne du XVIe et du XVIIe siècle. Nous savons par exemple que, dans les divers royaumes de Castille2, à la lumière des chiffres de 1610 et 1611, les « Mudéjars anciens »3 ne dépassaient pas les vingt mille et se trouvaient surtout concentrés dans la région de Murcie4. Les chiffres de Catalogne ne sont pas significatifs eux non plus : Lapeyre reconnaît que le nombre de dix mille qu’il avance est peut-être exagéré5. Quant à l’actuel Aragon, on y dénombre en revanche soixante-quatre mille Morisques expulsés, chiffre que Lapeyre emprunte à l’ecclésiastique Marcos de Guadalajara6, ce qui nous place face à un problème économique et humain de plus grande ampleur. Il faut ajouter à cela le fait que, dans cette région, l’expulsion a été presque totale, ce qui tend à prouver que le nombre initial de Morisques et le nombre d’exilés serait le même. C’est dans le royaume de Valence que l’on retrouve le panorama le plus préoccupant car, dans cette région, un régime de tolérance7 avait survécu jusqu’au début du XVIe siècle. Pourtant, les agermanados8 ont forcé les musulmans à se faire baptiser ; c’est pourquoi, dès 1521, ils ont commencé à être appelés « nouveaux chrétiens » ou Morisques. Les pressions qu’ils subissent, renforcées par l’action des pirates musulmans, poussent à l’exode massif de villages entiers (Callosa d’En Sarrià, Oliva, Valldigna, Cullera,
Parcent, Polop, Algar, Micleta, etc.) vers le Nord de l’Afrique entre 1526 et 1534. Cet exil provoque chez les vieux chrétiens une réaction contradictoire car, s’ils se réjouissent d’un côté de la disparition d’une cinquième colonne potentielle et de possibles concurrents économiques, de l’autre, ils constatent que leurs soupçons concernant la conversion (fausse et hypocrite, comme il ne peut en être autrement) des Morisques sont avérés. Ces soupçons sont aggravés par la peur sans cesse confirmée de voir les fugitifs renforcer les flottes des corsaires qui ravagent le Levant espagnol ou prennent d’assaut les navires marchands. Au XVIe siècle, les vieux chrétiens peuplent néanmoins les plus grandes agglomérations (Valence, Morella, Castellón, Alcira, Gandie, Alicante, Orihuela, Murviedro, Segorbe) ainsi que certaines zones secondaires. Les Morisques sont donc relégués dans les faubourgs, généralement en petit nombre, sans que l’on sache à quel moment, depuis la Reconquista, les chrétiens sont devenus majoritaires. On pense généralement que c’est la spectaculaire croissance de la ville de Valence entre le XIVe et le XVe siècle qui a déséquilibré la balance en leur faveur. À l’époque où est décidé l’exil, environ un quart de la population valencienne est composé de Morisques, ce qui pousse sur le chemin de l’Afrique 116 022 âmes, auxquelles on peut ajouter huit mille autres fugitifs, personnes décédées ou condamnées aux galères. Nous ne rappellerons pas nos doutes quant à l’utilisation de l’argument du célibat ecclésiastique comme origine de la stagnation démographique des vieux chrétiens au XVIe siècle9, thèse utile à certains bien qu’extrêmement peu sérieuse. Lapeyre y a lui aussi recours mais il reconnaît lui-même que d’autres raisons peuvent expliquer ce coup d’arrêt dans la croissance de la population, comme le déclin de l’industrie de la soie10. Il est néanmoins un fait qui apparaît comme une évidence lorsque l’on constate la prédominance des vieux chrétiens dans les principales agglomérations urbaines : l’industrie et le commerce à grande échelle étaient entre leurs mains (et nous parlons du royaume de Valence, où il y avait le plus grand nombre de Morisques). Ce constat affaiblit grandement les condamnations indignées et pseudo-historiques qui, depuis le XIXe siècle, visent les Espagnols, en les rendant responsables de l’expulsion des Morisques et de l’appauvrissement économique du pays11. Ce constat est d’autant moins crédible si nous prenons en compte les considérations de Lapeyre (que l’on ne peut soupçonner d’être un nostalgique de l’Empire) à
propos des réalités agraires dans la Valence de l’époque : « Si nous adoptons la distinction traditionnelle entre culture de secano et culture de regadío12, nous constatons que les Morisques prédominaient dans le premier cas, exception faite de l’actuelle province de Castellón13, dont les terres hautes, autour de Morella et du Maestrazgo, constituaient un solide noyau chrétien. À partir du Mijares14, presque tous les massifs montagneux et même les zones de collines (comme celle qui s’étend à l’Ouest de Valence, vers Chiva et Buñol) étaient majoritairement peuplées de Morisques. […] Cela nous amène à formuler un constat fondamental qui surprendra sans nul doute ceux qui croyaient, sur la base d’affirmations maintes fois répétées, que les huertas15 fertiles étaient le domaine de prédilection des Morisques. Au contraire, la carte nous montre que la huerta de Valence était chrétienne dans sa quasi totalité, tout comme la plaine de Castellón, la vallée du Júcar ainsi les huertas d’Alicante, Elche et Orihuela. Les Morisques n’étaient nombreux que dans deux zones de regadío, autour de Játiva et de Gandie. Ces deux villes chrétiennes étaient entourées d’un grand nombre de rafols16 et de fermes morisques. Mais, aussi importantes qu’elles aient été, ces deux plaines ne couvrent qu’une faible superficie. »17
Le problème morisque était donc circonscrit au royaume de Valence et, dans une moindre mesure, à l’Aragon. Son importance économique était assez nettement inférieure à ce qu’ont répété bien des prétendus experts et son importance culturelle, plutôt faible étant donné le niveau socioéconomique des groupes concernés. Oser réfléchir sur ce sujet, cependant, sans parti pris en faveur ou à l’encontre des Morisques et sans appartenir à aucune coterie est chose risquée, comme l’a déjà montré Caro Baroja18 : l’irrationalité des zélateurs de l’autodénigrement, nantis de leur catéchisme si particulier, plane au-dessus de celui qui s’aventurerait sur un tel chemin. Ils ne critiquent d’ailleurs jamais leurs propres idées, ne les soumettent jamais à révision et se limitent à noircir encore plus des facettes de notre histoire qui sont déjà sombres par elles-mêmes. Américo Castro et ses épigones béats, surtout parmi les Espagnols, ont construit la fiction de convers (qu’ils soient marranes ou morisques, peu importe) venus s’infiltrer dans les milieux culturels de l’époque pour y instiller leur propre identité19, y faire régner leur conception de la douleur de vivre20-21, leur inculquer leur critique du système
de valeurs dominant, la peur de l’Inquisition, la conscience d’appartenir à une caste particulière, la recherche de la gloire, etc. Tous ces éléments ne peuvent s’expliquer, selon eux, que par l’origine sémitique22 de bien des personnalités du monde culturel espagnol de l’époque. Ils analysent « la littérature du Siècle d’Or23 dans le cadre d’une société conflictuelle (quelle société ne l’est pas ?) faite d’affrontements entre castes », ajoutant que « dans toute cette littérature, on perçoit le règlement de comptes sous-jacent entre vieux chrétiens (le Romancero, les romans de chevalerie, la comédie de Lope de Vega24 ou Quevedo25 appartenaient à ce camp) et nouveaux chrétiens »26. Les origines juives de personnalités issues de milieux convers, comme sainte Thérèse d’Ávila27 ou Alemán28 (qui étaient tous deux de bons catholiques), conduisent à d’extraordinaires généralisations, lesquelles font oublier que les premiers à se conduire comme de fidèles serviteurs de la culture et de l’idéologie dominantes sont ces mêmes nouveaux chrétiens29. Mais cette théorie va encore plus loin : elle exclut l’idée selon laquelle vieux et nouveaux chrétiens auraient été totalement sincères dans leurs écrits et pleinement en accord avec les positions officielles (la politique anti-morisque et l’expulsion de ce groupe, par exemple30). Ces positions (il semble nécessaire de le rappeler) n’étaient pas de simples directives politiques mais elles répondaient aussi à un état d’esprit généralisé (ou à l’opinion publique, dirions-nous aujourd’hui). Les arguments des zélateurs de l’autodénigrement sont d’ailleurs forgés de façon à s’opposer à ce que disent explicitement les textes (« Le cordonnier Pérez de Hita31, apprécié de tous en raison de son « objectivité » historique à l’égard des chrétiens et des Morisques, doit avoir été contraint à parler de ces derniers comme d’« infâmes chiens sauvages » » 32). Si Ricote33 ou le prince Jarife34 renient leurs origines et maudissent leur race35, il faut inévitablement imaginer que Cervantes « achète sa liberté au prix fort »36. Si le même auteur fait manger à don Quichotte, entre autres plats, une préparation de duelos y quebrantos37 (fait d’œufs et de lardons), c’est pour mieux démontrer sa condition de nouveau chrétien – alors que les Morisques que l’histoire nous dépeint n’osaient pas réaliser de tels mélanges culinaires. Si sa bien-aimée, Dulcinée, sale des morceaux de viande de porc, c’est aussi parce qu’elle a des origines morisques38. Si don Quichotte a de l’imagination, fait preuve d’intelligence et lit des livres, cela prouve également qu’il a des ancêtres convers, etc. Il est impossible d’aboutir à un autre résultat si l’on suit cette technique de déduction, cette forme de
raisonnement. Auparavant, Américo Castro avait en effet établi le dogme selon lequel seuls les judéo-convers39 lisaient des livres ou montraient de l’intérêt pour les sciences, raison pour laquelle « […] l’histoire de l’Espagne n’a produit aucune activité scientifique originale ou valide en elle-même »40. Dans ce cas, les 32 universités qui existaient en Espagne au XVIe et XVIIe siècle se voient vidées de leur contenu et de leurs objectifs, tandis que les institutions des autres pays européens ont fait preuve d’un obscurantisme volontaire et incompréhensible en accueillant à l’époque une pléiade de scientifiques et d’enseignants espagnols – qui n’étaient majoritairement pas des protestants exilés41. On ne peut non plus comprendre le masochisme dont ont fait preuve les mêmes pays européens, acquis à la mode de la littérature espagnole avec ses traductions, reprises thématiques, modèles hispaniques, etc.42 Il est donc logique qu’un érudit et un lettré comme Américo Castro se soit laissé emporter par sa propre logorrhée ou sa mission prophétique, au point d’oublier intentionnellement les immenses apports espagnols en cosmographie et en géographie, fruit des grandes découvertes43, ou les études en médecine, sciences exactes, mécanique, botanique, linguistique, philosophie, etc.44 Rien de tout cela n’a de valeur si nous en avons décidé ainsi par avance. On ne peut manquer de mentionner le Dialogue des Martyrs d’Alger, d’Antonio de Sosa45, qui présente une collection de martyres de chrétiens faits prisonniers. Cette œuvre, dont la fiabilité en tant que document est indéniable dans son ensemble, souffre inévitablement du ton emporté et apologétique que l’on peut comprendre chez quelqu’un qui a personnellement été réduit en esclavage et qui savait logiquement l’effet que son texte allait produire sur ses lecteurs chrétiens. C’est pourquoi nous ne pouvons nous arrêter à son « emballage » (son expression ou l’idéalisation des victimes qu’il présente, si facile à caricaturer aujourd’hui) car nous considérons que ses récits effroyables doivent être pris en compte au moins pour relativiser les souffrances subies par les Morisques de la même époque. Sosa (ou Haedo) corrobore des données et des pratiques bien connues : l’exil massif et volontaire des Morisques valenciens vers la Barbarie, la rancœur qu’ils expriment à l’égard des prisonniers espagnols, l’établissement de villes spécialisées dans la piraterie sur la côte algérienne (Cherchell ou Alger), l’existence de musulmans christianisés qui acceptent le martyre plutôt que de
renier leur foi, la grande cruauté des exécutions (empalement, bûcher, lapidation, flèches, victimes enterrées vivantes et bien d’autres modes d’exécution) ou de châtiments mineurs (oreilles et nez coupés, flagellation, etc.) qui étaient, à l’époque, habituels en Méditerranée et dans toute l’Europe. Sosa (ou Haedo) attribue aux Barbaresques, Turcs, Arabes et Maures en général les mêmes sévices que d’autres écrivains hollandais, français ou allemands imputaient aux Espagnols46, avec tout un cortège de vignettes utilisées comme preuves de la légende noire et réimprimées sans discontinuer en tant que gravures intérieures ou couvertures de livres édités jusqu’à nos jours. Les uns et les autres exagéraient assurément mais ils n’inventaient certainement pas ex nihilo. Si l’Espagne d’alors, au lieu d’ignorer les pratiques de ses adversaires et de se contempler elle-même, s’était appliquée à constituer une industrie éditoriale pour dénoncer elle aussi les excès des protestants ou simplement de ses ennemis européens, elle aurait pu les concurrencer dans cette catégorie de propagande politico-religieuse et forger à son tour d’autres légendes aussi noires que la sienne. Peut-être le dédain à l’égard de l’adversaire, conséquence d’une surévaluation de ses propres forces, l’en a empêchée. Peut-être était-ce dû à l’impression d’éloignement ressentie dans la péninsule par rapport aux conflits européens, alors que l’Espagne était totalement impliquée dans ces derniers. En tout cas, Antonio de Sosa participe bel et bien avec son ouvrage à la confrontation avec l’ennemi immédiat (le Turc, le Maure) et propose une argumentation crédible et sérieuse à destination des Espagnols de son époque. N’oublions pas, en effet, que l’expulsion des Morisques n’est achevée qu’en 1614, deux ans après la publication de la Topographie et histoire générale d’Alger, ouvrage dans lequel s’insère le Dialogue des Martyrs. Son livre, cependant, n’est pas qu’un simple alibi moral fabriqué ad hoc mais un instrument raisonnable, accompagné d’un grand nombre de détails concrets, ou, en d’autres termes, le résultat et le témoignage de mauvaises expériences vécues en prison. Un appel à l’aide, en quelque sorte. L’apparition de Cervantes, qui n’a rien d’un motif littéraire47, apporte dans cet ouvrage au récit de Sosa une émouvante vraisemblance historique. Mais ce qui attire le plus l’attention dans ce livre, ce ne sont pas les tourments endurés et l’héroïsme des uns ou des autres mais l’attitude militante pro-musulmane de l’un des éditeurs, Emilio Sola. Ce dernier, aussi
bien dans cette œuvre que dans une autre qu’il a éditée48, ne cache pas son parti pris tout en cherchant à lui donner l’apparence de l’objectivité et le sens de l’autocritique, comme s’il souffrait du même mal que ressentent certains dès qu’ils voient un turban. Lorsqu’il est fait référence, par exemple, à la mort d’Arudj Barberousse49 lors d’un combat contre les Espagnols, au cours de l’une de ses expéditions50, Emilio Sola fait preuve à son égard d’une certaine sympathie, non sans ironie à l’égard de l’Espagne : « Les Espagnols l’ont tué car c’était un tyran et ils ne pouvaient permettre cela »51. L’auteur ne recule devant rien dans son attitude de flagellation hypercritique et, plus royaliste que le roi, il relate52 l’histoire d’un jeune berger de Carboneras53 qui, après avoir été enlevé par des pirates (1724), retourne en Espagne, sauvé par les Mercédaires à Alger. Cet épisode pousse Emilio Sola à conclure de manière extraordinaire et délirante : « Ce jeune garçon, nommé Francisco Hernández et âgé de sept ans, a sûrement dû garder de nombreux souvenirs de cette aventure de vingt-quatre jours à Alger et il ne serait pas surprenant qu’un jour ou l’autre, il soit retourné visiter la Barbarie ». Drôles d’aventures touristiques que celles de ce pasteur de la région d’Almería au beau milieu du XVIIIe siècle ! Si les Espagnols naviguent dans des eaux si troubles, il ne faut pas être étonné que les « spécialistes » étrangers de la question n’adoptent pas la prudence de Cirot54 (qui propose de se limiter à la compréhension des phénomènes) et s’adonnent à une condamnation facile et divertissante quatre siècles après les faits, oubliant les aspects qui les intéressent le moins (comme la connivence des Morisques avec les Turcs55) et se concentrant comme à l’accoutumée sur les accusations les plus stériles (« des mesures qui émanent d’une politique orientée vers l’ethnocide » 56) lorsqu’il s’agit d’aborder l’interdiction de la polygamie par le législateur espagnol au XVIe siècle. Il faut supposer, dans ce cas, que l’interdiction de la polygamie dans la France contemporaine a également pour objectif « une totale assimilation au modèle familial de la majorité »57. Le dérapage le plus surprenant et le plus cocasse de Bernard Vincent, cependant, se produit quand l’historien français affirme avec beaucoup de conviction que l’étymologie du verbe espagnol retajar58 vient de la racine arabe t’. h. r59 (ce qui donne lieu à toute une série de conclusions de la part de l’auteur concernant la large diffusion de cette pratique). Pourtant, ce sont non seulement les études de
Corominas60 mais aussi la simple existence du verbe français « tailler » qui démontrent clairement que nous nous trouvons face à un terme d’origine latine (taleare). Il semble que les Arabes ne soient pas les seuls à apprécier les inventions étymologiques fondées sur des apparences et des similitudes phonétiques. En définitive, ce que les uns et les autres ne veulent pas voir, que ce soit en Espagne ou dans d’autres pays, c’est que les Espagnols de l’époque avaient pour les musulmans (les « Maures ») les sentiments qu’ils pouvaient avoir en de pareilles circonstances. Ils ne partageaient donc pas les idées actuelles de « métissage », « compréhension » ou « cohabitation » qui brillent par leur absence du côté musulman. Chez les Européens en général et les Espagnols en particulier, les confusions entre les différentes ethnies ou sectes qui composaient le monde islamique au XVIIe siècle étaient les mêmes qu’au Moyen Âge61. C’est pourquoi l’opinion dominante défendait des inexactitudes manifestes comme celles que l’on peut retrouver à l’époque médiévale : les Maures font preuve d’impiété, d’irrationalité, d’injustice62, etc. Ils incarnent alors tous les maux, en premier car ils représentent le danger physique et concret le plus proche qui soit connu, danger accru par l’entrée des Turcs dans le problème (Kemal Reis63 arrive en mer Tyrrhénienne en 1501), suite à l’affaiblissement du pouvoir arabe en Afrique du Nord. Leur présence (utilisons un euphémisme politiquement correct) en Méditerranée occidentale implique la poursuite des pillages et des rapts d’esclaves commencée bien des années auparavant sur les côtes et les îles grecques. La prise et la mise à sac de Ciudadela (Minorque) en 1558 par Piali Reis ; la mort de Martín de Córdoba, comte d’Alcaudete, à Mostaganem, ainsi que la capture de huit mille autres Espagnols lors de cette bataille ; ou l’occupation de Chypre par les Ottomans, conjuguée au repeuplement de l’île par des musulmans originaires d’Anatolie, sont quelques-uns des événements au cours desquels le pouvoir islamique, installé sur la rive méridionale et orientale de la Méditerranée, répond à la guerre des Alpujarras ou aux pressions exercées sur les Morisques d’Espagne. Plus de 25 000 personnes sont retenues prisonnières à Alger en 1579 et une partie d’entre elles64 renie la foi catholique tout simplement pour survivre ou même, dans certains cas, pour améliorer sa situation sociale. C’est ce qui pousse certains, un peu trop enthousiastes, à s’extasier en parlant de « terre de liberté » pour désigner le
pays qui réduit des Espagnols sans défense en esclavage, sur mer comme sur terre65. Les écrivains de l’époque se font l’écho de tout cela. Ainsi, le père de Guzmán de Alfarache renie sa religion à Alger, se marie et prospère avant de fuir en Espagne66. On peut aussi citer le cas d’un bandit qui évoque les galères turques auprès d’une prostituée67. Plusieurs auteurs de traités, dont la thématique centrale est pourtant très éloignée de l’Afrique et des Maures, contribuent à renforcer la conception dominante68. Ils ne participent cependant pas à une conspiration ou à une campagne d’intoxication idéologique mais ils se font simplement l’écho d’une opinion largement répandue. La préoccupation pour le Nord de l’Afrique est constante dans les écrits espagnols des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècle. Les places fortes occupées par l’armée espagnole (Mers El Kébir et surtout Oran) attirent l’attention de premières figures comme Cervantes, Góngora69, Lope ou Quevedo, même si l’intérêt littéraire et sociologique qu’elles suscitent ne faiblit pas à des époques plus tardives (le XVIIIe siècle), notamment chez Gerardo Lobo70, Ignacio de Luzán71 ou Vicente García de la Huerta72 avec sa tragédie Rachel73. La façon dont sont dépeints les individus et la société adverses oscille, comme il fallait s’y attendre, entre l’exagération et l’ignorance, bien que l’arrière-plan du tableau soit un reflet fidèle et authentique de la situation réelle : un affrontement continuel entre les deux religions, les deux cultures, les deux rives de la Méditerranée. On n’y retrouve ni méchants, ni gentils et tous sont de potentiels pirates, bien que les chrétiens n’aient jamais développé en tant qu’industrie économique permanente et organisée (dans le but d’exiger des rançons) la capture de musulmans sur les côtes africaines. La férocité maligne que Duque de Estrada74 prête aux Maures75 de Kerkennah76 a pour glorieux précédent la Legatio Babylonica (1501) de Martyr d’Anghiera, dont l’œuvre nous montre un cortège de condamnations et d’observations, justes ou injustes, que l’on pourrait sans doute mieux comprendre si l’on prenait en compte la terreur ressentie par l’auteur dans l’Égypte des mamelouks77. De la même façon, les souffrances et les ennuis subis par Diego de Torres dans le cadre de sa mission au Maroc (il y sauvait des prisonniers) contribuent à expliquer ses insultes généralisées contre les Marocains78 et plus spécialement ses injures les plus crues contre Mahomet79 (dans la ligne de celles d’Alphonse X, que nous avons vues plus haut) ou contre des normes
sociales, comme le mariage polygame80. Domingo Badía (alias Ali-Bey)81 nous décrit de son côté avec ironie l’enseignement du Coran comme source de science et d’instruction quasi unique82. Son récit correspond pleinement avec celui d’Hassan al-Wazzan (plus connu sous le nom de Léon l’Africain) ou avec celui d’Ibn Battûta83, que l’on ne peut guère soupçonner d’être antimusulman. Sola-Solé84 souligne, chiffres à l’appui, l’intérêt littéraire de Cervantes pour les thématiques « morisques », qui deviennent un motif inspiré par les conflits politiques et sociaux de l’époque : « Si nous nous bornons aux dix comédies de Cervantes, le nombre de personnages orientaux, qu’ils aient ou pas un nom (« Maure », « page maure », « marchand maure », « jeune homme maure », etc.), atteint le nombre de 62, ce qui, sur l’ensemble de ses personnages dramatiques, représente le pourcentage élevé de 24 %. Si nous prenons en compte uniquement les personnages qui ont un nom propre (Zahara, Arlaza, etc.), ce pourcentage est de presque 17 %, ce qui s’oppose clairement avec la production de Lope, dans laquelle ces personnages avec un nom propre oriental ne sont que 7,5 % ». Mais ce spécialiste oublie l’écrasante profusion d’œuvres de Lope, auteur des plus féconds, ce qui provoque, dans la comparaison avec Cervantes, une déviation statistique étant donné le plus petit nombre d’ouvrages rédigés par ce dernier (ce qui réduit d’autant le champ de l’étude). Force est cependant de reconnaître que l’auteur ne cherche pas, à partir de ces chiffres, à inventer des sympathies cryptomorisques chez Cervantes – quels motifs d’affection pour les Arabes pouvait-il avoir alors qu’il avait subi une captivité longue et très pénible à Alger ? Il ne pousse pas non plus le vice jusqu’à tirer d’extravagantes conclusions concernant l’adaptation espagnole des noms arabes (Abindarráez, Abenámar, Abencérage ou, pour prendre des exemples plus proches de l’arabe, Muley Hamet, Hazén, Fátima, Halima, etc.) ou concernant l’utilisation d’arabismes dans ses œuvres, qui servent surtout à créer une « couleur locale », ce qui ne mérite pas de plus amples commentaires85. Sola-Solé lui-même86 rappelle le cas de Francisco de Rojas Zorrilla87, descendant avéré de Morisques et de Juifs, qui présente dans son œuvre Le Faux Prophète Mahomet (créée en 1635) une vision non seulement critique mais franchement irrespectueuse de ce personnage, traduisant ainsi l’état d’esprit de la population contre le Turc. Cette vision est aussi l’écho des
séquelles toujours très vives liées à la présence des Morisques, qui subsistaient dans la réalité psychologique, illustrant le proverbe « On n’est trahi que par les siens ». Cette œuvre, qui a rencontré un grand succès en dépit de ses anachronismes et de ses monstrueuses erreurs historiques, a été représentée de nombreuses fois et rééditée, ce qui prouve qu’elle relayait les sentiments populaires. Le peuple était d’ailleurs peu enclin à vérifier si cette pièce était fondée sur des documents dignes de foi ou sur l’Historia Arabum de Rodrigo Ximénez de Rada, la Chronique de Mahomet de l’archiprêtre Talavera ou la Première Chronique générale d’Alphonse X (autant de sources auxquelles s’était sans doute abreuvé Rojas Zorrilla) pour mettre à jour les éléments obscurs ou l’invraisemblance des accusations exagérées adressées au prophète. Cette œuvre, comme bien d’autres88 à cette époque, suscite un conflit intime chez beaucoup de convers, lesquels, pour réaffirmer leur attachement sincère à leur nouvelle foi (et à la nouvelle société dans laquelle ils s’intègrent) ne lésinent pas sur les attaques impitoyables (et parfois injustes) contre leur ancienne confession. C’est aussi peut-être le cas de Léon l’Africain, comme nous l’avons signalé dans un autre ouvrage89. Dans tous les cas, aussi bien Cervantes que Rojas répondaient avec leurs écrits aux exigences du public, lui donnant à voir des histoires et exploitant les arguments, les motifs littéraires, les différentes séquences et même les clichés que le spectateur, l’auditeur ou le lecteur s’attendaient à trouver dans leurs ouvrages. Ils y instillaient un esprit de lutte, de rejet et de condamnation sans appel du Maure, ce qui était en vogue à ce moment-là. Si Cervantes parle de sa captivité, c’est qu’il l’a vécue dans sa chair ; si dans son œuvre, on note la présence de divers personnages morisques, c’est simplement parce qu’ils faisaient partie du panorama social de son temps ; si le traitement collectif qu’il réserve aux convers hypocrites se caractérise d’abord par le rejet, c’est qu’un tel sentiment était généralisé et que le génial auteur du Quichotte partageait ledit sentiment – tant que l’on n’aura pas démontré le contraire avec des faits, pas avec des élucubrations. Cette évidence n’a rien de nouveau ; que pouvons-nous y faire ? Comme nous l’avons déjà indiqué, les premières décennies du XVIe siècle ont été marquées par une certaine attitude de tolérance à l’égard des Morisques. C’est ainsi qu’en 1535, à l’occasion de la conquête de Tunis, on a célébré les fêtes morisques de La Hoya et de l’Axarquía en même temps que
celles de la Saint-Louis à Málaga (25 août), ce qui prouve que les Morisques étaient parvenus à maintenir ce type de divertissements sans grande opposition. Le Conseil de Tolède de 1539 affirmait, dans un dernier avis rendu à ce sujet, que « si dans les fêtes morisques que les nouveaux chrétiens organisent, on ne tombe ni dans l’hérésie, ni dans l’apostasie ; que l’on ne peut rien y soupçonner de tel ; que l’on n’y trouve rien qui aille contre notre sainte foi catholique, alors les inquisiteurs n’auront rien à y redire. Mais si, au cours de ces fêtes morisques, on chante les louanges de Mahomet ou que l’on honore toute autre chose qui offense notre foi, comme nous l’avons dit, que justice soit faite »90. Saint Ignace de Loyola accepte de nombreux convers dans la Compagnie de Jésus et il montre son opposition aux statuts de pureté du sang91, posture partagée par saint Thérèse d’Ávila, le père Luis de la Palma ou le père Mariana – certains de ces personnages avaient d’ailleurs des liens de parenté plus ou moins directs avec des nouveaux chrétiens92. D’un autre côté, les Morisques présentaient les traits caractéristiques d’une caste, d’un groupe défini et cohérent en termes généraux (vêtements, coutumes, goûts artistiques, danses, musiques, modes de construction, langue, prédilection pour certains métiers, manière de vivre le christianisme beaucoup plus ambiguë qu’une simple dissimulation « cryptique »93). Même l’incorporation de certaines personnes issues des élites et de la notabilité à l’aristocratie espagnole locale (à Grenade, par exemple) ne pouvait réellement palier l’impression générale donnée par une communauté ankylosée dans ses traditions et fermée sur elle-même. Les éléments qui servent à décrire les Morisques (ou les Maures au sens large du terme) concernent leur apparence physique, leurs passions94 et surtout leurs manifestations culturelles extérieures, ce qui les distingue des gitans, qui n’ont jamais adopté une attitude obstinément anti-chrétienne et qui, au contraire, se déclarent catholiques. C’est, dans ce dernier cas, « la vie qu’ils mènent et leur aspect »95 qui causent le rejet dont ils sont victimes. La description des Maures prend parfois des tours burlesques et ils concentrent tout un ensemble de clichés concernant le vin, le lard, l’absence de foi en Dieu96 mais aussi leur manière de parler. On peut par exemple citer l’utilisation de l’article arabe al- qui précède les substantifs et adjectifs arabes et, par extension, tout le lexique de l’espagnol97, sans que soit faite de différence de genre ou de nombre dans ledit article puisqu’une telle
différence n’est pas marquée en arabe. Les Morisques, lorsqu’ils baragouinaient le castillan, tombaient facilement dans ce type d’erreurs, ce qui permettait une exploitation comique de leur façon de parler. Bien que la possibilité littéraire de ridiculiser la langue des Maures ait déjà été perçue par les auteurs deux siècles auparavant, par exemple par le comte de Paredes98, c’est le développement du théâtre qui en a favorisé la diffusion. C’est le cas, par exemple, dans la chanson morisque que Lope attribue à un Maure dans sa comédie intitulée San Diego de Alcalá99.
Lorsque le marquis de Mondéjar entre avec ses hommes dans les Alpujarras en 1569, il fait proclamer un décret dans lequel il déclare que la guerre qu’il mène se fait « contre les ennemis de la foi et les rebelles à Sa Majesté »100. Ces propos résument l’ensemble des accusations que les vieux chrétiens formulent à l’encontre des Morisques, dont la réputation est au plus bas au plus bas autour de 1600101. Comme nous l’avons déjà vu cet état d’esprit apparaît clairement chez Cervantes, qui a laissé des diatribes réparties dans Les Travaux de Persille et Sigismonde et Le Colloque des chiens102, tandis que le Quichotte 103reprend le corpus théorique des responsabilités supposées des Morisques. Cervantes confirme également la vision commune à leur égard, même sur des points de détail, comme dans Le Licencié Vidriera104, qui mentionne une sorcière morisque. En tant que membre d’une communauté isolée, qui se marginalise d’elle-même et qui est, par conséquent, indigente, elle réunit tous les attributs qui permettent de voir en elle une ensorceleuse. Cette description est comparable à celle que nous livre Jerónimo de Pasamonte105, qui présente une sorcière de Gaète, laquelle est morisque, bien entendu. On pouvait conférer à ces femmes converses un certain mystère, des pouvoirs malfaisants et d’obscurs desseins. Leurs coreligionnaires masculins, en revanche, comme les brigands monfíes, se cachaient bien moins et provoquaient la terreur106. Notons, en parallèle, la solidarité au sein des lignages (c’est-à-dire la forte cohésion des clans), la pratique clandestine de la polygamie (en dépit de la promiscuité qu’elle entraînait107) ou la duplicité qui poussait à imposer un double prénom à ses enfants (un prénom chrétien lors du baptême et un autre musulman lors de l’aqiqa108). Cette dernière pratique était bien entendu dissimulée et avaient surtout des adeptes parmi les plus pauvres et les plus acculturés109, peut-être
parce qu’ils s’accrochaient à leur prénom comme à l’un des derniers signes porteurs d’identité. Dans tous les cas, la différence entre Juifs convers et Morisques est importante car, tandis que les premiers s’adaptent et « pénètrent la société de mille façons, les seconds continuent à se comporter comme un corps social isolé à l’assimilation bien difficile qui finit par être expulsé dans sa quasi totalité vers l’Afrique du Nord et ne laisse aucune trace de son passage en Espagne après ladite expulsion. Les Juifs convers, en revanche, ont souvent été des hommes de grand talent dans tous les domaines […]. On mentionne souvent des auteurs d’ascendance hébraïque. Les Morisques, dans leur ensemble, ont montré n’avoir ni la subtilité, ni la combativité des Juifs. […] Les vieux chrétiens qui ont côtoyé des Juifs et des Morisques se sont faits l’écho de la capacité d’adaptation des premiers. Le Morisque ne peut se faire à une situation de « biculturalité » comme s’y font les Juifs. C’est leur manière d’agir, dans leur ensemble. […] Ce groupe va même jusqu’à modifier les prénoms et noms de famille chrétiens qu’on leur a fait adopter, ce qui les rend suspects. Il vit dans son quartier propre jusqu’à ce qu’il reçoive l’ordre de partir. Il ne connaît pas de grande promotion sociale »110.
C’est un portrait cassant mais réaliste que celui que nous propose ainsi Caro Baroja et nous sommes grosso modo en accord avec ce qu’il y décrit. Les écrivains de l’époque, cependant, qui ont par la suite été commodément classés comme représentants des vieux chrétiens, se montrent surtout préoccupés par ceux qui judaïsent en secret, sans nul doute car ils les estiment plus dangereux. Si les Morisques abondent dans les comédies avec leur folklore coloré ou les histoires et les bons mots auxquels pouvait donner lieu leur façon de parler, ceux qui continuaient de pratiquer le judaïsme en secret suscitaient une véritable haine, comme on le voit par exemple chez le meilleur des écrivains espagnols, Quevedo111 – si tant est que nous soyons capables de le percevoir sans avoir recours à nos préjugés postmodernes. Dans L’Île des Monopantos112, opuscule inséré dans L’Heure de tous et la fortune raisonnable, Quevedo fait montre d’un antisémitisme élémentaire et stéréotypé lorsqu’il relate une réunion de rabbins à Thessalonique en présence du comte-duc113 et de ses ministres. L’ascension sociale est leur objectif suprême, la dissimulation devient le moyen pour y parvenir et la
condamnation de l’auteur est, par conséquent, inévitable. Les Morisques ont commencé à pratiquer la résistance passive ou armée, voire le simple banditisme, dès 1492, au terme de la Reconquista114, et cette attitude s’est surtout manifestée en haute Andalousie115. Elle a donné lieu à des incarcérations116 et à d’autres formes de répression ou d’abus d’autorité. C’est ainsi que l’on note l’utilisation des prisonniers comme main-d’œuvre gratuite par les gouverneurs des prisons, l’un d’entre eux (Andrés de Castro, qui dirigeait la prison de Valence) ayant même été condamné à trois ans de galère suite aux accusations de ses victimes117. Cette exploitation des personnes les plus déshéritées et les plus vulnérables était une pratique courante à l’époque, et pas seulement en Europe : Léon l’Africain118 fait référence à la prison de Fès, où « le gouverneur touche 1,25 ducat pour chaque condamné. Par ailleurs, pour toute personne emprisonnée, il a droit à une certaine rémunération. […] [Les officiers de police] ne reçoivent pour salaire que le produit d’un tribut prélevé sur les personnes arrêtées, tribut dont le montant est calculé en fonction de la durée de détention et de la peine infligée ». Au Caire, Léon l’Africain119 rapporte que « […] le gouverneur de la prison rembourse ses créditeurs et fait envoyer ses malheureux prisonniers en ville chaque jour, attachés au cou et conduits par les gardiens, afin qu’ils y demandent l’aumône. Il s’approprie ensuite le montant des aumônes reçues et ne laisse aux prisonniers que le minimum pour qu’ils puissent subsister, bien que misérablement ». L’événement qui a impliqué le plus grand danger, cependant, et qui a donc eu les plus graves répercussions, a été le soulèvement des Alpujarras à la fin de l’année 1568. La rébellion et la réaction qu’il a entraînées n’ont en rien été différentes d’autres événements de la même époque, voire d’événements plus récents, comme la rébellion des anabaptistes en Allemagne, étouffée dans le feu et le sang ; celle des Irlandais à l’époque de Cromwell ; celle des camisards sous le règne du RoiSoleil ; ou celle des Polonais en plein XIXe siècle. On a longuement discuté, dans les sphères de pouvoir, entre lettrés et théologiens, afin de savoir si les rebelles qui étaient capturés devaient être réduits en esclavage pour trahison envers le christianisme, en vertu de la norme générale qui voulait que les païens faits prisonniers en temps de guerre soient réduits en esclavage (ce qui ne pouvait donc pas s’appliquer aux chrétiens). Philippe II, après bien des hésitations, a décidé, « avec une pieuse
modération, dont il voulait faire usage en tant que prince juste et réfléchi »120, de laisser libres les garçons de moins de dix ans et les filles de moins de onze ans. Diego Hurtado de Mendoza et surtout Mármol Carvajal121 nous proposent un tableau documenté et réaliste de cet épisode, bien que les artifices romanesques ne manquent pas (y compris chez Mármol) lorsqu’il s’agit d’expliquer des événements peu honorables comme le sont, en règle générale, les massacres de Morisques122. Le schéma suivi par l’auteur répond à des règles fixes : la cruauté (ou l’impiété) des Morisques suscite l’indignation des chrétiens et ces derniers appliquent à leur encontre une justice implacable, qui n’est pas racontée dans le détail par le narrateur. Le massacre du rocher d’Inox, situé au-dessus de Níjar, perpétré le 1er et le 2 février 1569, est justifié par les atrocités commises auparavant par les Morisques123. Il subsiste dans tous les cas des éléments difficiles à insérer dans le récit, éléments qui ne concernent ni les tentatives de Mármol pour se justifier, ni l’authenticité des atrocités commises par les rebelles – on note généralement des données très concrètes, des nombres, des filiations, etc. les concernant. Il s’agit d’éléments d’une autre nature. Dans le cas d’Inox, l’étude in situ de ce lieu remet en cause le nombre indiqué de Morisques d’abord réfugiés sur le rocher puis faits prisonniers (environ 3 000) puisqu’ils n’auraient jamais pu tous y tenir. La manière de faire est identique lorsqu’il s’agit de relater une autre exécution massive, avec une certaine tonalité romanesque, à Ugíjar124. Les séditieux avaient en effet raillé et ridiculisé une représentation du Christ125. Le massacre de Morisques prisonniers (110 morts) par la foule est justifié par le fait que « bon nombre d’entre eux étaient circoncis »126. De la même manière, à Los Guájares127, « l’indignation du marquis de Mondéjar a été telle que, sans se préoccuper de l’âge ou du sexe, il a fait passer au fil de l’épée tous les hommes et femmes qui s’étaient abrités dans les fortifications »128. Et il existe bien d’autres exemples de ces bains de sang. Le récit rapide, presque cinématographique, de Mármol, cependant, constitue régulièrement une autocritique efficace, quand bien même on y trouverait que peu de commentaires ou de déclarations de condamnation129. Dans tous les cas, la simple énumération et description des faits contraste grandement avec les cruelles épigrammes de divers auteurs qui tournent en ridicule l’exécution sur le bûcher (par exemple chez Góngora, Quevedo, le comte de Villamediana,
Velázquez de Ávila, etc.)130. Elle reflète en somme le sentiment général d’inimitié envers les faux convers. Ces derniers, même après leur départ pour le Nord de l’Afrique, ne cessaient de subir bien des tribulations : ils n’étaient pas toujours bien accueillis et ne trouvaient pas toujours des hôtes solidaires ou simplement miséricordieux et respectueux en raison de leur niveau technique bien supérieur ou de la concurrence économique qu’ils pouvaient représenter et, bien entendu, car ils possédaient des bijoux et objets qui éveillaient la convoitise parmi les Africains, habitués à vivre du pillage et du banditisme131. Il ne semble pas que les hommes de lettre de l’époque aient manifesté de la peine suite à l’expulsion des Morisques (1609-1614), bien au contraire : ils l’ont fêtée avec de grands débordements de joie non seulement pour flatter les passions de la foule ou pour se faire ainsi les porte-paroles de la politique officielle mais aussi parce qu’ils connaissaient l’importance relative du départ d’une partie guère appréciée de la population. Les conclusions d’Elliott132 sont catégoriques concernant l’appauvrissement espagnol généralisé : les lourds impôts qui ont ruiné le royaume de Castille et l’ont dépeuplé au cours du XVIe siècle, la terrible peste de 1599-1600 (qui a entraîné une réduction de la main-d’œuvre), l’exode vers les villes (à l’origine du renchérissement des produits agricoles), le puits sans fond des guerres de religion (Philippe II a dépensé dix millions de ducats rien que pour l’Invincible Armada), l’insuffisance des livraisons d’argent américain pour colmater les trous du budget (pas moins d’un quart des revenus annuels de la Couronne provenait d’Amérique133), la charge financière qui pesait surtout sur la Castille134, la dépendance toujours plus forte à l’égard des importations venues du Nord de l’Europe (aussi bien dans le domaine céréalier que dans celui des produits manufacturés) ont assurément été plus décisifs pour provoquer la décadence économique. On ne doit pas exagérer les conséquences du départ des Morisques et, dans tous les cas, il faut les envisager dans toutes leurs spécificités et pour toutes les régions, étant donné le poids différent qu’y représentaient les Morisques, comme nous l’avons signalé plus haut135. Et Lapeyre n’est pas moins catégorique au moment de conclure : « […] les précédentes observations nous autorisent donc à conclure que le départ des Morisques n’a pas été pour le royaume de Valence cette catastrophe sans précédent que certains auteurs ont imaginée, bien que les pertes aient
effectivement été sensibles et longues à combler »136. L’Espagne des XVIe et XVIIe siècles (notamment au début de ce dernier siècle) vit, en ce qui concerne les musulmans, un paradoxe psychologique et social qui trouve là aussi ses échos dans la littérature : l’opposition entre maurophilie et maurophobie. Nous faisons référence à l’idée toujours largement répandue des « Maures d’antan », auréolés de leur éloignement temporel, enjolivés et idéalisés par le passage du temps et par une évidence tactique : ils ne représentaient plus aucun danger. On pouvait même faire preuve à leur égard d’une sorte de générosité esthétisante liée à un cliché littéraire pur et dur, on pouvait les considérer avec un regard édulcoré qui se mariait mal avec la réalité douloureuse et gênante des Morisques contemporains, éternels pleurnichards qui refusaient obstinément de normaliser leur situation en s’intégrant à la société du moment. D’un côté, des évocations merveilleuses de personnages mystérieux et dignes de respect ; de l’autre, des pauvrets sans avenir, connus pour leur indigence et leurs mensonges continuels face aux autorités. Si les Maures des époques passées avaient été d’excellents historiens, astrologues, architectes, guerriers ou paladins galants, mais aussi des médecins, musiciens ou herboristes (métiers qui suscitaient l’admiration), les vieux chrétiens qui sortaient dans la rue tombaient sur des muletiers incultes, des vendeurs avares qui proposaient des babioles ou de misérables fabricants de pisé et de briques qui refusaient avec obstination la consommation du vin, du jambon ou du lard et qui tiraient de ce fait différentiel un orgueil tribal exhibé trop souvent pour qu’ils puissent préserver leur intégrité. De tels refus étaient en effet automatiquement interprétés comme une preuve d’hostilité envers la majeure partie de la population. Et il n’aurait pu en être autrement à l’époque : est-il nécessaire de rappeler la violence avec laquelle, encore aujourd’hui, les habitants de pays majoritairement musulmans (prenons par exemple l’Algérie, la Turquie ou l’Arabie Saoudite) réagissent si quiconque ose manger en public durant les horaires interdits par le rite du ramadan ? Ce constat permet de ne pas entrer dans des exemples plus embarrassants. C’est de cette attitude de marginal assumé adoptée par les Morisques que leur vient également le halo de héros et de martyrs sympathiques dont les ont affublés certains observateurs actuels, qui ont découvert en eux des résistants romantiques et pugnaces face à la pression de la majorité, laquelle était bien
entendu cruelle et dans l’erreur. Pourtant, rien de tout cela n’apparaît dans les romances ou les courts romans morisques : de riants et aimables paysages sont le cadre de pures amours ou d’adorables histoires de bergers dont la mode a été inaugurée par Montemayor137, bien que cette mode ait aussi eu recours à des éléments historiques et nationaux propres138. Les romances morisques sont rédigés sur la base d’une convention artistique selon laquelle les faits (c’est-à-dire le fondement plus ou moins réel de l’histoire) servent de squelette à des descriptions idéalisées, riches en sentiments amoureux et courtois139. Il faut comprendre qu’ils sont parfaitement dénués de prétentions réalistes non seulement à l’égard des Morisques du XVIe siècle mais aussi à l’égard de ceux de toutes les époques. Ainsi les poèmes qui les représentent prennent-ils les couleurs de l’amour, de la jalousie, du dédain transfiguré par un coup du destin, le tout plongé dans les idéaux et la morale chevaleresques que l’on peut retrouver dans Amadis140. La mode du romance morisque a atteint une grande importance141 et a été favorisée par le caractère flexible de l’octosyllabe et a fortiori par la veine éloquente du vieux romancero ainsi que par la brillante combinaison thématique d’exotisme et d’enracinement, notamment grâce à de multiples allusions à la tauromachie, aux récipients en usage, aux chevaux, aux armes, aux joutes, etc. Góngora a introduit la variante du romance morisque dont l’action se déroule en Afrique, avec ou sans prisonniers mais toujours marqué par des liens d’admiration et de respect entre adversaires. C’est le cas du motif, largement répandu dans l’Abencérage, d’un prisonnier maure auquel un chevalier chrétien rend la liberté pour qu’il puisse retrouver sa bien-aimée. C’est pourtant dans son succès même que le romance morisque portait le germe de son épuisement, fruit d’une érosion de sa popularité et de l’inexorable ascension de la poésie pastorale. Au début du XVIIe siècle, le genre est passé de mode et seules les comédies qui mettent en scène des Maures et des chrétiens réutilisent ses thématiques. L’exemple le plus célèbre du thème morisque est sans doute l’histoire de l’Abencérage, bien qu’elle n’ait que peu de rapport avec une quelconque réalité historique ou sociale : « À l’image des sauvages doux et agréables créés par Rousseau ou Chateaubriand, Abindarráez ou Jarifa ne sont pas des êtres faits de chair et d’os. Le romancier leur donne vie comme créatures fabuleuses tirées d’un songe, dont les actions mirifiques se déroulent en vertu
des codes d’honneur de l’époque et des goûts propres à leur genre littéraire »142. Et, comme le signale Cirot143, cette mise en scène est construite à partir de la culture classique. C’est pourquoi nous pouvons (et devons) nous étonner lorsqu’Abindarráez144 compare Jarifa, sa bien-aimée, à Salmacis145, idée extravagante pour un Maure de n’importe quelle époque. C’est dans la même veine que sont crées le décor, les dialogues et les sentiments implicites ou explicites qui correspondraient mieux avec Diane ou Amadis qu’avec des Arabes. La moquerie de Cervantes à l’égard des excès du roman pastoral146 peut être étendue à tous les romans morisques, étant donné leur irréalisme idyllique : Abindarráez, présenté comme un amant parfait, est aussi un irréprochable représentant des vertus chevaleresques, du courage et de la noblesse d’âme et ne démériterait pas aux côtés des autres personnages d’Amadis de Gaule. Des fontaines, du jasmin, de petits ruisseaux et des bassins forment le jardin qui devient le nid d’amour d’Abindarráez et Jarifa et, « si leur histoire répond à un quelconque courant littéraire, c’est au mouvement du platonisme tel qu’il a été compris par les humanistes du XVIe siècle »147. L’Historia de los vandos de Zegríes y Abencerrajes, cavalleros moros de Granada, publiée en 1595 par Ginés Pérez de Hita, ne présente pas moins d’intérêt dans sa mise en scène et son déroulement. Elle alterne en effet vertus chevaleresques, intrigues, calomnies, traîtrises sanguinaires d’un inévitable tyran, duels, champions et ordalies – ces dernières étant reprises, semble-t-il, de la Crónica sarracina de Pedro del Corral148. Cette œuvre a bénéficié d’un grand succès, ainsi qu’en attestent ses éditions successives149. On retrouve ces thématiques morisques dans les dixhuit premiers chants de l’Austriada, de Juan Rufo (1584), qui relate la rébellion des Alpujarras avec une indéniable fidélité historique, ou dans l’Histoire d’Ozmín et Daraja, de Mateo Alemán, insérée dans Guzmán de Alfarache (1599), récit à cheval entre l’Abencérage et les romanceros morisques. Les comédies « de Maures et de chrétiens », qui sont peut-être une réminiscence de mascarades qui existaient déjà au XVe siècle150, sont largement représentées par Lope de Vega, qui a enrichi le genre en cessant de présenter le Maure comme un simple personnage comique. C’est ce qui se dégage déjà de la première de ses comédies que nous conservions, El Cerco de Santa Fe, dans laquelle l’auteur utilise des romances issus de la région
frontalière avec le royaume de Grenade, mêlant à une trame narrative plutôt chaotique des histoires de jalousie, de femmes courtisées et toutes sortes d’aventures propres à la noblesse de Grenade151. De façon générale, dans ces comédies « de Maures et de chrétiens », Lope de Vega adapte des histoires connues (comme celle d’Abindarráez et Jarifa) ou nous présente des chevaliers amoureux ou jaloux qui finissent par se convertir au christianisme car la bonté de leur caractère trouve son écho dans leur âme qui est, en réalité, chrétienne. Il ne manque pas non plus de proposer des personnages castillans qui interviennent dans ces histoires amoureuses et ces réjouissances et qui, parfois, agissent comme protecteurs d’un Maure injustement persécuté. Le traitement entre les membres des deux religions, cependant, n’est pas égal : le chrétien est toujours au-dessus du musulman, bien qu’une amitié puisse être nouée entre adversaires. Les romances, la beauté des descriptions et certains éléments populaires morisques complètent la vision de Lope de Vega, très certainement influencée par la visite que le dramaturge a effectuée à Grenade en 1602 – ce qui témoigne d’un esprit intelligent et sensible. Il convient d’aborder un dernier aspect à ce sujet, à savoir la question des convers et des Indes. Comme dans tous les domaines où la documentation n’abonde pas, l’imagination prend ses aises. Nous avons quelques nouvelles éparpillées de judaïsants, presque tous d’origine portugaise, retrouvés et jugés par l’Inquisition152, qui s’étaient établis à Mexico et Lima, mais aucune mention, en revanche, des Morisques. Les deux répertoires existants concernant les « passagers des Indes » ne nous aident guère non plus, si ce n’est pour confirmer ce que nous connaissons aujourd’hui : il n’y a pas eu, au moins à titre officiel, d’émigrés morisques au Nouveau Monde. Il ne nous échappe pas que l’expression « au moins à titre officiel » ouvre la voie à des personnes enthousiastes et zélées qui tirent de leur imagination fertile toutes sortes de conclusions accommodantes ou de certitudes implacables auxquelles nous devrions croire fermement. Le simple fait que quelques nouveaux chrétiens aient pu voyager en Amérique devient pour ces personnes une évidence absolue, surtout s’ils découvrent l’existence de certains procès inquisitoriaux à l’encontre de marranes avérés. Nous préférons, de notre côté, nous en tenir aux faits et admettre que la corruption, l’ignorance intéressée ou la simple négligence ont sans doute permis que se faufilent parmi les
passagers des personnes ayant adopté un nom d’emprunt ou détenant de faux papiers. Dans tous les cas, cependant, si des Morisques dissimulés ont effectivement rejoint le Nouveau Monde, ils n’y ont laissé aucune trace visible, se sont dilués dans l’immensité du continent et se sont appliqués à démontrer leur adhésion à la confession, à la culture et à la société majoritaires. Une étude de terrain, en cours au moment de la parution de cet ouvrage153, cherche à démontrer la présence dans le Nord de l’Argentine de Gauchos (ou plutôt de paléo-Gauchos) qui descendraient de Morisques. Nous en attendons impatiemment les conclusions ; pendant ce temps, néanmoins, nous devrons nous contenter des données de Boyd-Bowman154 et de celles du Catalogue des passagers vers les Indes155, qui ne nous éclairent pas davantage. Dans le cinquième volume du Catalogue (1567-1577), qui correspond au principal moment de déplacement des Morisques, depuis les Alpujarras vers l’Ouest et le centre de l’Espagne, l’on note que les mêmes constantes se maintiennent : domination des voyageurs originaires d’Andalousie (et notamment d’Andalousie occidentale), suivis de ceux originaires d’Estrémadure, de La Manche, de Castille et des provinces basques (qui étaient eux aussi très nombreux) ; importante présence de voyageurs nés aux Indes (indiens, métis, noirs et blancs) et venus en péninsule Ibérique pour des raisons diverses ; faible nombre de voyageurs originaires de Grenade ou Valence (d’où la plus grande partie des Morisques pouvaient partir). Dans les rares cas où le prénom, le nom ou le lieu d’origine du voyageur ou de ses parents pouvait indiquer une ascendance morisque ou marrane, même lointaine, il s’agissait presque toujours de domestiques au service de personnages importants (évêques, docteurs, capitaines, hauts fonctionnaires, etc.) et inclus dans leur suite. Trop peu d’éléments pour en tirer une conclusion probante, donc. Il est en revanche sans doute plus intéressant de constater la façon dont les Espagnols des Indes ont reproduit pour la énième fois les mêmes schémas idéologiques et culturels concernant les Morisques, les Maures, les musulmans, l’Islam en général, même lorsque lesdits musulmans étaient absents. Certaines chroniques nous offrent des informations à ce sujet, bien qu’elles ne soient pas très abondantes étant donné les difficultés rencontrées par les découvreurs et colons, difficultés qui étaient bien différentes des problèmes de la péninsule Ibérique ou de la Méditerranée. Ainsi Diego de
Ocaña – l’un des voyageurs les plus intéressants du début du XVIIe siècle – reprend-il l’idée d’imprécision que nous signalions plus haut lorsqu’il explique que « les galions sont passés au large des Canaries, entre les îles de Lanzarote et de Grande Canarie, sans y faire escale, alors qu’ils venaient de Turquie et d’Afrique156 ». Lorsqu’il parle des monuments de Tiahuanaco157, il affirme de même : « Ce que l’on raconte à propos des pyramides d’Égypte ne peut égaler la grandeur de ces édifices en pierre »158. On peut néanmoins se demander ce qu’un moine hiéronymite pouvait imaginer à propos des pyramides égyptiennes en 1600. Le dernier (et le pire) des points de comparaison utilisés par Ocaña concerne les indigènes, qu’il rapproche des Arabes159. Lorsqu’il ne peut nommer ou décrire précisément un lieu de culte exécrable, il a recours au terme mezquita (« mosquée »)160, qui est suffisamment connu des Espagnols et doté de connotations païennes, tout du moins chez les chroniqueurs de la première époque. C’est ensuite qu’apparaissent logiquement les termes huaca ou guaca, tout comme le mot canoa (« canoë » ou « pirogue ») supplante bien vite le vocable arabe almadía. La référence aux Maures, à leurs coutumes et à leurs croyances réelles ou déformées est d’une aide précieuse pour faire comprendre et rendre plus clairs les phénomènes et objets des Indes, toujours surprenants et nouveaux. De la même manière, Fernández de Oviedo161, lorsqu’il évoque le chef indigène Catarapa, précise que « ce cacique était recouvert de peintures sur une grande partie de son corps ; des peintures noires et durables, tout comme celles que se font par coquetterie les Maures de Barbarie, tout spécialement les femmes, sur le visage et à d’autres endroits du corps ». Lorsqu’il s’agit d’évoquer des domaines plus fondamentaux (et par conséquent plus frappants pour des moines scrupuleux ou hypocrites), Diego de Ocaña nous propose une description osée mais divertissante des indiennes : « leur costume m’a paru plus lascif que celui des Morisques de Grenade, qui s’appliquent des peintures jusqu’à la moitié de la jambe. Ces Morisques, en effet, se couvrent avec des vêtements tandis que les indiennes vont nues, la peau semblable à de l’albâtre »162. Ce même Ocaña observe à Tucumán163 que les indigènes « travaillent peu ; sont très vicieux, en particulier les femmes (la liberté des femmes est générale dans toutes les Indes) ; et vivent de la sorte au paradis de Mahomet, comme l’on dit, mangeant beaucoup et dormant sans se soucier
de leurs tâches »164. C’est la même idée que l’on retrouve chez Reginaldo de Lizárraga165, moine et voyageur contemporain d’Ocaña : « les Mapuches croient qu’après la mort, ils s’en iront par-delà la mer, où ils auront de nombreuses femmes et s’enivreront. C’est le paradis de Mahomet ». Cette expression résume à elle seule tous les péchés imaginables. La comparaison entre le mode de vie des indigènes et celui des musulmans revient souvent166. Au vu de ce que nous avons dit dans toutes les pages précédentes, il manque à nos yeux une réflexion finale. Si nous sommes bien parvenus à notre objectif de montrer à travers les textes littéraires la position de la société espagnole des XVIe et XVIIe siècles à propos des convers d’origine musulmane et si nous accordons bien à ces textes une certaine crédibilité comme sources d’information, une question se pose alors : une attitude aussi généralisée et continue dans le temps, aussi dure soit-elle, aurait-elle pu perdurer et se maintenir avec une telle ténacité sans bases matérielles concrètes et sans logique interne ? Ce conflit entre chrétiens et musulmans n’a-t-il pour origine que des préjugés gratuits et sans fondements ? Nous nous sommes jusqu’à présent bornés à énumérer et commenter, pour l’essentiel, les cruautés, les injustices ou les représailles commises par des Espagnols chrétiens mais elles existent aussi de l’autre côté, de manière parallèle.
1 La thèse conspirationniste sémitique s’épanouit en même temps que la foi religieuse qui l’anime. 2 À l’époque moderne, l’Espagne est divisée en deux Couronnes principales (Castille et Aragon) lesquelles sont elles-mêmes divisées en un certain nombre de royaumes. La Couronne de Castille abrite par exemple les royaumes de Séville, de Tolède, de Galice, etc. ou encore la seigneurie de Biscaye. [NdT] 3 C’est-à-dire les musulmans soumis avant 1492 et qui avaient jusqu’alors conservé leurs croyances, restant en marge de la société dominante, tolérés mais guère appréciés ou intégrés, en partie parce qu’eux-mêmes ne voulaient pas l’être. 4 Voir Lapeyre, Geografía de la España moderna, 158. 5 Ibid., 119-120. 6 Ibid., 117 7 Nous insistons sur le fait que « tolérance » ne signifie pas « cohabitation cordiale » ou « fusion ». 8 Ce terme désigne ceux qui ont participé à la rébellion des Germanías, conflit qui secoue le royaume de Valence et celui de Majorque de 1520 à 1522. Il s’agit d’un mouvement d’artisans et de bourgeois qui se soulèvent d’abord contre les structures économiques et corporatistes de leur temps, refusant l’ordre des choses imposé par la noblesse. Les agermanados (du valencien germà, « frère ») s’en prennent également aux Morisques, qu’ils accusent de collaborer avec la noblesse. L’opposition de Charles Quint (roi d’Espagne de 1516 à 1556) à cette révolte provoque un affrontement avec les troupes royales qui se solde finalement par la défaite des insurgés. Cette
rébellion trouve un écho dans la guerre des Communautés de Castille (15201522), également menée par la bourgeoisie. [NdT] 9 Voir supra, chapitre 1. 10 Lapeyre, Geografía, 44-45. 11 Emilio Castelar, président de la République de 1873 à 1874, s’exclame dans un fameux discours : « Il n’y a rien de plus effrayant, de plus abominable que ce grand empire espagnol qui, tel un linceul, s’étendait sur la planète. Nous n’avons pas d’agriculture car nous avons chassé les Morisques […] ; nous n’avons pas d’industrie car nous avons chassé les Juifs […] », cité par J. Juderías, La Leyenda negra, 304, Madrid, reproduction de 1986. 12 Les termes secano et regadío font référence à une division classique de la géographie et de l’agriculture espagnoles : d’un côté, les terres qui ne sont pas irriguées massivement et artificiellement ; de l’autre, celles qui le sont. [NdT] 13 Dans le Nord de la Communauté de Valence. [NdT] 14 Cours d’eau originaire d’Aragon qui se jette dans la Méditerranée entre Almazora et Burriana, au Sud de Castellón. [NdT] 15 Le terme huerta fait référence à des espaces agricoles généralement faits de petites parcelles où sont cultivés citrons, oranges, légumes divers et fleurs. Ces parcelles sont abondamment irriguées par des systèmes complexes et souvent anciens. [NdT] 16 Terme valencien désignant une petite exploitation agricole. [NdT] 17 Lapeyre, Geografía, 36-37. 18 Caro Baroja, Las Formas complejas de la vida religiosa (XVI y 523.
XVII),
19 Lesdits zélateurs savent-ils que l’identité est un concept extrêmement récent ? 20 L’auteur utilise l’expression vivir desviviéndose, que l’on pourrait aussi traduire par « vivre dans l’inquiétude permanente ». [NdT] 21 R. García Cárcel, Las Culturas del Siglo de Oro, 17, Madrid, 1989. 22 L. López-Baralt (Huellas del Islam, 16), avec une désinvolture assez
peu originale (il reprend en effet cette idée d’Américo Castro) parle tout naturellement d’« ingrédients sémitiques », comme s’il s’agissait d’évidences liées à la nature même de l’univers. 23 Période de splendeur des arts et des lettres espagnols qui s’étend de 1550 à 1675 environ. [NdT] 24 Lope de Vega (1562-1635) est l’un des principaux représentants du théâtre espagnol du Siècle d’Or. Auteur de plusieurs centaines de pièces (certains spécialistes en dénombrent jusqu’à 1 800), il est considéré comme le fondateur du théâtre classique espagnol et le créateur de la « comédie nouvelle » (comedia nueva). [NdT] 25 Francisco de Quevedo (1580-1645) est considéré comme l’un des principaux poètes baroques espagnols. [NdT] 26 García Cárcel (Las Culturas del Siglo de Oro, 16-17) conclut : « S’il est manifestement impossible de faire reposer la nationalité d’une personne sur un caractère donné (un style de vie ou le contexte d’une existence donnée), comme le fait Sánchez Albornoz, il est tout aussi peu crédible de s’en remettre exclusivement à la foi dans la conscience supposée de sa propre appartenance comme élément fondamental, comme le fait Castro ». 27 Teresa de Cepeda y Ahumada (1515-1582) est la fondatrice de l’ordre des carmélites déchaussées. Docteur de l’Église depuis 1970, elle est l’auteur d’une importante œuvre mystique en espagnol. [NdT] 28 Mateo Alemán (1547-1614) est l’auteur de Guzmán de Alfarache, roman qui jette les bases du genre picaresque. [NdT] 29 Voir infra le cas de Francisco de Rojas. 30 « En ce sens, la lecture des textes clandestins, face à celle des textes « semi-officiels », procure une puissante sensation de soulagement : l’on y découvre qu’il se trouvait des gens capables d’écrire sans subir les entraves de l’Espagne du XVIe siècle. La littérature en aljamiado est probablement l’une des rares productions littéraires sincères de la Renaissance espagnole » (López-Baralt, 155). Ce procès d’intentions sans appel se passe de commentaires. 31 Ginés Pérez de Hita (1544-1619) est l’un des principaux romanciers du
Siècle d’Or espagnol dans la région de Murcie. Il est notamment l’auteur d’un ouvrage intitulé Historia de las guerras civiles de Granada, qui se fonde sur sa propre expérience de la rébellion des Morisques des Alpujarras (15681571). [NdT] 32 López-Baralt, 152. 33 Personnage de Morisque qui apparaît dans Don Quichotte, Ricote est l’un des voisins de Sancho. [NdT] 34 Ce haut dignitaire, auquel est attaché le titre de jadraque (que l’arabisant Miguel Asín traduit par « prince » ou « excellence »), apparaît dans Les Travaux de Persille et Sigismonde, de Cervantes. Son nom laisse supposer qu’il appartient au lignage de Mahomet. Il est lié à l’expulsion des Morisques hors d’Espagne. [NdT] 35 López-Baralt, 152. Mais que faut-il comprendre ? Les disciples d’Américo Castro pourraient-ils une fois pour toutes nous dire si les Morisques étaient espagnols ou s’ils appartenaient à une autre race ? 36 Il semblerait que Miguel de Cervantes ait eu des ancêtres convers aussi bien du côté de son père que de sa mère. Selon la théorie d’Américo Castro et de ses partisans, ces origines étaient connues de tous et auraient donc forcé Cervantes à critiquer Juifs et Morisques dans ses œuvres pour mieux se faire accepter des vieux chrétiens. [NdT] 37 Ce plat traditionnel de la gastronomie de La Manche porte un nom signifiant littéralement « deuils et détresses ». [NdT] 38 « Dulcinée sale de la viande de porc, ce qui est un comble : elle fait montre d’une habitude chrétienne, toute désespérée qu’elle est probablement de cacher des origines qui lui vaudraient le discrédit » (López-Baralt, 38). C’est nous qui soulignons. Le chiffre modeste de 138 Morisques recensés au Toboso en 1589 (Lapeyre, Geografía, 168) ne semble pas confirmer la théorie selon laquelle Cervantes aurait choisi ce lieu pour souligner l’origine de Dulcinée comme nouvelle chrétienne. D’autres localités de la région (rien que dans la province de Tolède, l’on peut citer Quintanar de la Orden, Corral de Almaguer, etc.) réunissaient des communautés beaucoup plus importantes et, par conséquent, significatives de Morisques. 39 Il n’évoque que peu les Morisques en la matière, étant donne leur faible
niveau économique et socio-culturel. 40 Castro, La Realidad, 16. 41 Voir la liste dressée dans toutes les disciplines possibles par J. Juderías, La Leyenda negra, 129, Madrid, 1986. 42 Juderías, 130-1. 43 Que l’on pense simplement, pour ne pas énumérer tous les cartographes et astronomes concernés, à la carte de 1500 du navigateur Juan de la Cosa (1460-1510). 44 À ce sujet, voir Juderías, 116-124. 45 D’après ses éditeurs (E. Sola et J.M. Parreño), l’œuvre a été attribuée auparavant à Diego de Haedo, in Antonio de Sosa, Diálogo de los mártires de Argel, Madrid, 1990. 46 Voir, à ce sujet, les pages 17-18 de l’introduction de J.M. Parreño dans l’édition du Diálogo. 47 Pages 178-181, in l’édition de Parreño-Sola susmentionnée. 48 Un Mediterráneo de piratas. 49 Arudj Reïs (1474-1518), surnommé « Barberousse », est un célèbre corsaire qui devient gouverneur d’Alger. Il meurt en défendant Tlemcen contre les Espagnols. [NdT] 50 Il est évident qu’il assumait pleinement les risques que sa vie aventureuse impliquait. 51 E. Sola, Un Mediterráneo de piratas, 301. 52 Ibid, 294. 53 Petite localité andalouse, proche d’Almería. [NdT] 54 « Et l’on peut croire, même si Cervantes n’a pas livré le fond de sa pensée, que l’opinion ainsi exprimée était bien l’opinion courante à cette époque : une phobie collective poussant tout un pays vers une mesure violente dont il nous est difficile aujourd’hui de nous faire juges et qu’il vaut mieux nous borner à nous expliquer dans la mesure du possible » (Cirot, « La maurophilie littéraire en Espagne au XVIe siècle », Bulletin hispanique, 1938,
152). 55 B. Vincent (in Minorías, 62) admet que les Morisques assumaient les frais de « coûteuses relations avec la Sublime Porte ». 56 Vincent, Minorías. 57 Id. 58 Circoncire. [NdT] 59 Vincent, Minorías, 84-85. 60 J. Corominas, Diccionario crítico etimológico castellano e hispánico, V, 381-2. 61 Bien que la conscience et la connaissance du problème aient été bien plus aiguës en Espagne, l’opinion suivante de Sola-Solé (87) correspond à la réalité : « L’on mélangeait et confondait ce qui tenait des Arabes, des Maures, des Morisques et des Turcs ». 62 « Presque aucun d’entre eux ne connaît la foi qu’il professe et ils vivent tous comme des Arabes, sans raison, sans justice et sans concorde » (C. Pérez de Herrera, Amparo de pobres, 37, Madrid, Espasa-Calpe, 1975). 63 Amiral de la flotte ottomane, Kemal Reis (1451-1511) intervient à plusieurs reprises en Andalousie sur l’ordre du sultan Bajazet II.[NdT] 64 Entre la moitié et les deux tiers (voir Sosa, Diálogo, 193). 65 E. Sola, Un Mediterráneo de piratas, 301. 66 M. Alemán, Guzmán de Alfarache, première partie, livre I, chapitre I, 33, Barcelone, Bruguera, 1982. 67 Anonyme, Vida y hechos de Estebanillo González, II, 192, Madrid, Espasa-Calpe, 1973. 68 « Puisqu’ils [ces prisonniers] servent de force un peuple barbare et cruel, sans Dieu, sans foi et sans justice, il est fort à parier qu’ils courent le danger de perdre leur âme » (Pérez de Herrera, Amparo, 84). 69 Luis de Góngora (1561-1627) est un poète et dramaturge du Siècle d’Or. Il est à l’origine du cultisme (ou cultéranisme), courant littéraire qui écarte le vocabulaire commun et a recours aux périphrases, aux métaphores complexes, etc. [NdT]
70 Eugenio Gerardo Lobo (1679-1750) est un militaire et poète, surtout pour ses œuvres épiques influencées par le cultisme. [NdT] 71 Ignacio de Luzán (1702-1754) est un écrivain et critique, grand introducteur des conceptions néoclassiques en Espagne. [NdT] 72 Vicente García de la Huerta (1734-1787), dramaturge néoclassique, a aussi été directeur de la Bibliothèque nationale. [NdT] 73 Ahmed Abi-Ayad, « Oran dans la littérature espagnole : XVIIIe siècle », in Sharq al-Andalus, 7 (1990), 211.
XVIe, XVIIe
et
74 Diego Duque de Estrada (1589-1647) appartient à la lignée des aventuriers espagnols qui ont relaté leurs voyages de manière plus ou moins romancée. [NdT] 75 Memorias de Diego Duque de Estrada, in Autobiografías de soldados, 308, édition de J.M. de Cossío, Madrid, BAE, 1956. 76 Archipel tunisien situé dans le golfe de Gabès. [NdT] 77 Legatio, 92, 104, 124, 130, 172, 210, etc. 78 Diego de Torres, Relación, 36 et 114. 79 Ibid., 201. 80 Ibid., 205. 81 Écrivain de la fin du XVIIIe siècle. [NdT] 82 « Lorsqu’un jeune homme a fini ses études (qui consistent à savoir lire et écrire, ce qui constitue toute la science d’un Maure), on le promène à cheval dans les rues » (Ali-Bey, Marruecos, 152, traduction de S. Barberá, Madrid, Nacional, 1984). 83 « Toute leur attention se porte sur l’apprentissage du vénéré Coran. Lorsque les enfants en négligent l’étude, on leur met des fers aux pieds et on ne les enlève pas jusqu’à ce qu’ils le connaissent par cœur » (Ibn Battûta, A través del Islam, 784). 84 Sola-Solé, 89. 85 Ibid., 91. L’inclusion de deux termes d’origine arabe (dans un fragment de soixante-trois mots), alfanje (cimeterre) et tahalí (pièce de cuir attachée à
la ceinture qui retient le sabre ou le poignard), pousse Ana María Cabo González et alii à conclure naïvement : « L’on peut noter l’absorption caractéristique du vocabulaire arabe andalou dans le domaine de l’habillement des chrétiens. Nous nous trouvons donc face à un mélange des deux langues dans ce type de descriptions » (Ana María Cabo González et alii, « La descripción del « moro » en El Quijote : rasgos físicos », in Boletín de la Asociación española de Orientalistas, XXV, 1989, 285-294). Plus sérieusement, Sola-Solé (90) résume le problème des arabismes que l’on peut trouver chez Cervantes : « Un décompte rapide des arabisme du Quichotte, par exemple, sur la base du Vocabulario de Cervantes (Madrid, Académie royale de la Langue espagnole, 1962) de Fernández Gómez, nous offre 1 900 termes d’origine orientale [c’est nous qui soulignons] sur un total de 378 486 vocables. Ils représentent donc un pourcentage de 0,50 %, c’est-à-dire qu’il y a environ deux cents mots pour chaque arabisme ». Pour comprendre la portée de ces chiffres, il faut rappeler qu’au XIIIe siècle, époque à laquelle les lettres castillanes étaient très influencées par l’arabe, le pourcentage d’arabismes en espagnol ne dépasse pas les 0,44 %, selon un décompte d’E.K. Neuvonen. 86 Ibid., 112. 87 Francisco de Rojas Zorrilla (1607-1648) est un dramaturge espagnol du Siècle d’Or, proche de Pedro Calderón de la Barca. [NdT] 88 Voir, par exemple, le livre antimusulman de Juan Andrés de Játiva, faqīh converti au christianisme, Libro nuevamente imprimido que se llama confusión de la secta mahomática y del Alcorán (Valence, 1515). 89 Voir notre introduction à la Descripción general de África de Léon l’Africain (Madrid, 1995), pages 32-33. 90 A. Gallego Burín et A. Gámir Sandoval, Los Moriscos del reino de Granada según el Sínodo de Guadix de 1554, 145, reproduit à Grenade, 1996. 91 Les statuts de pureté du sang, qui apparaissent à la fin du XVe sous l’impulsion de Pedro Sarmiento, consistent à écarter de la plupart des postes et institutions officiels (ordres militaires, certains ordres religieux, charges publiques, etc.) les nouveaux chrétiens ou descendants directs de nouveaux
chrétiens. [NdT] 92 J. Caro Baroja, Las Formas complejas de la vida religiosa (s. XVI y XVII), 522. 93 Ibid., 525. 94 Ibid., 531. 95 Ibid., 529. 96 Lope de Vega, Un pastoral albergue, acte I, in Obras de Lope de Vega, XXIX, BAE, CCXXXXIV, 207. L’on retrouve également ce type de clichés dans un romance morisque au ton clairement burlesque, satirique et autocritique de Góngora, in Obras completas, 78-79, Madrid, Aguilar, 1967, ainsi que dans un autre romance dans lequel il critique les poètes qui chantent les gloires présentes inexistantes des Morisques (ibid., 268-269). 97 Sola-Solé, 82. 98 Adresse du comte de Paredes à Juan Poeta, in Cancionero de obras de burlas provocantes a risa, 92, édition de J.A. Bellón et P. Jauralde, Madrid, Akal, 1974. 99 Cité par Sola-Solé, 82. Quevedo lui aussi se rit d’erreurs comparables commises par les Morisques lorsqu’ils parlent l’espagnol dans sa Confesión de los moriscos, in Obras completas, I, 101, Madrid, Aguilar, 1961. Citons également, parmi bien d’autres auteurs, Góngora (in Obras completas, 3734), qui se moque dans un rondeau du langage des Morisques. 100 Mármol, Rebelión, 247, livre V, chapitre XXII. 101 Voir Caro Baroja, Los Moriscos…, 223. 102 Cervantes, Obras completas, 1021. 103 Ibid., 1459. 104 Ibid., 879. 105 Vida y trabajos de Jerónimo de Pasamonte, in Autobiografías de soldados, 41, volume XC, BAE, Madrid, 1956. 106 B. Vincent, qui ne cache pas son enthousiasme à l’égard des Morisques, détaille les activités illégales des monfíes mais ne semble pas leur accorder beaucoup d’importance (Minorías…, 182 et ss.). Il finit par
reconnaître : « Il y a des monfíes partout et seule l’opération chirurgicale de 1609-1614 parviendra à en venir à bout » (ibid., 189). 107 B. Vincent se contredit lui-même à ce sujet : « On note la présence d’une seule épouse et mère dans chaque foyer » (Minorías, 21), à comparer avec « [La polygamie] était une pratique courante qui s’est maintenue jusqu’à l’expulsion des Morisques, au moins parmi les membres de la communauté qui avaient suffisamment de moyens » (Minorías, 55). La réalité historique et sociale montre que, dans toutes les communautés islamiques, la polygamie n’a jamais été courante mais sporadique et limitée à certains secteurs sociaux. C’est pourquoi sa première affirmation est plus proche de la vérité. 108 Cérémonie musulmane au cours de laquelle est sacrifié un mouton pour une fille et deux moutons pour un garçon après une nouvelle naissance. [NdT] 109 Vincent, Minorías, 43. 110 Caro Baroja, Los Judíos en la Edad Moderna y contemporánea, III, 15. 111 Buscón, in Obras completas, I, 332. 112 Quevedo, Obras completas, I, 266 et ss. 113 Gaspar de Guzmán y Pimentel (1587-1645), comte d’Olivares et duc de Sanlúcar la Mayor (plus connu sous les noms de « comte-duc d’Olivares » ou simplement de « comte-duc »), est le favori et le principal ministre du roi d’Espagne Philippe IV (1621-1665) entre les années 1620 et son exil, prononcé en 1643. Il est le dernier homme d’État à tenter de réformer la monarchie hispanique à l’ère des Habsbourgs en l’amenant à une centralisation et une unification plus poussées mais bute à la fois sur les résistances internes des différents royaumes et Couronnes et sur les échecs militaires de l’Espagne en Europe. [NdT] 114 Vincent, Minorías, 177. 115 C’est-à-dire en Andalousie orientale. [NdT] 116 La durée moyenne des emprisonnements prononcés par l’Inquisition de Grenade était de 167 jours, c’est-à-dire moins de six mois (Vincent, 170). 117 Vincent, 165.
118 Descripción, 150. 119 Ibid., 323. 120 Mármol, Rebelión, livre V, chapitre XXII, 247. 121 Mármol est parfois moins loquace que Hurtado. L’atroce supplice que subit par exemple l’un des chefs de la rébellion, Zamar (Diego Hurtado de Mendoza, Guerra de Granada, 176) ne suscite pas chez Mármol (Rebelión, livre V, chapitre XXXI, 247) de longs développements ni une foule de détails : « Il a été fait prisonnier et, à Grenade, le comte de Tendilla a rigoureusement appliqué la justice à son encontre ». 122 C’est le cas de la boucherie commise à l’encontre des Morisques à Juviles, non loin de Grenade (Rebelión, livre V, chapitre XX, 235). 123 « […] ils avaient fait prisonnier peu auparavant un espion envoyé par García de Villarroel et lui avaient donné la mort de façon cruelle en l’embrochant au-dessus d’un gril en fer […]. Ces barbares, qui n’avaient pas une grande confiance dans leur ennemi et soupçonnaient que le Morisque irait découvrir et espionner la fortification qu’ils avaient réalisée, l’ont fait prisonnier et l’ont fait mourir en l’empalant, le plaçant ensuite sur un rocher surélevé afin que nous puissions le voir » (Mármol, Rebelión, livre V, chapitre XXVII, 241-244). 124 Localité proche de Grenade. [NdT] 125 Mármol, Rebelión, livre V, chapitre XXIII, 237. 126 Ibid., livre V, chapitre XXXVIII, 252-3. 127 Bourgade située près de Grenade. [NdT] 128 Ibid., livre V, chapitre XXXI, 247. 129 Ibid., livre V, chapitre XXXIV, 249. 130 Caro Baroja, Los Judíos en la España moderna y contemporánea, I, 342. Voir Góngora, Obras completas, 531. 131 « Un groupe de 500 à 600 Morisques qui se dirigeait vers Tlemcen sans escorte a été dévalisé par les Arabes. Quelques jours plus tard, un autre groupe d’une quarantaine de personnes qui se dirigeait vers Mostaganem a lui aussi été attaqué » (Lapeyre, Geografía, 71). « À Arzew, où 14 navires (dont
6 destinés à la guerre) avaient fait descendre leurs passagers, il fallut recourir à l’artillerie et aux mousquets puisque lesdits passagers ont été mal reçus par les Arabes » (ibid., 78). 132 Elliott, La España imperial, 320, 321, 324, 332, etc. 133 Elliott, 309. 134 Id. Les tableaux réalisés par Elliott (page 311) semblent incontestables et étayent l’idée d’une « supériorité des contributions fiscales de la Castille face aux deux autres composantes de la monarchie ». R. García Cárcel, cependant, assure le contraire (Las Culturas del Siglo de Oro, 63, Madrid, 1989), bien qu’il ne fournisse pas de sources à cet égard : « En Castille, le problème est dû à un mauvais fonctionnement du fisc dans les différents royaumes, à l’écart entre la générosité castillane supposée et le manque de solidarité de la Couronne d’Aragon, à la confrontation entre deux options (l’une moderne, qui impliquerait la centralisation du pays, l’autre archaïque, qui supposerait le maintien de la législation forale) ». Ce paragraphe plaît tellement à son auteur qu’il le reproduit intégralement dans une autre de ses œuvres (La Leyenda negra – Historia y opinión, 25, Madrid, Alianza Editorial, 1992). 135 Elliott, op. cit., 334. 136Lapeyre, op. cit., 95. L’historien français fait également remarquer (93) : « Nous ne disposons jusqu’à présent que des travaux d’Hamilton concernant l’histoire des prix, travaux qui ne révèlent pas de brusques oscillations au moment de l’expulsion. […] Ces résultats ont poussé l’historien américain à réagir vigoureusement contre l’opinion habituelle, qui veut que cette expulsion ait ruiné l’Espagne. […] Il convient de ne pas être aussi naïf que bien des historiens du XIXe siècle (et même d’époques plus récentes) qui ont cru que le type même du Castillan était l’hidalgo trop noble pour travailler. Est-il nécessaire de répéter cette vérité élémentaire selon laquelle, à l’exception de l’extrême Nord (les Asturies et les montagnes de Santander), les hidalgos ne constituaient qu’une petite minorité, que les Basques se croyaient tous nobles mais que cela ne les empêchait pas de cultiver la terre ou de construire des navires, que la Castille comptait des milliers et des milliers de paysans travailleurs et que les magnifiques monuments qui ornent les villes castillanes n’auraient pu être construits sans
une armée d’artisans, lesquels n’étaient pas tous morisques, tant s’en faut » (161). Voir aussi Lapeyre, 92, 93, 94, etc. 137 Jorge de Montemayor (1520-1561) est un écrivain portugais de langue espagnole surtout célèbre pour avoir rédigé le premier roman pastoral connu en Castille, Les Sept Livres de la Diane. [NdT] 138 J. de Montemayor, Los Siete Libros de la Diana, 173-4, 4e édition de F. López Estrada, Madrid, Espasa-Calpe, 1967. 139 María Soledad Carrasco, El Moro de Granada en la literatura, 47-49. 140 Amadis de Gaule est un roman de chevalerie publié en 1508 et que l’on doit à Garci Rodríguez de Montalvo. Il a connu un grand succès en français suite à son adaptation par Nicolas Herberay des Essarts. [NdT] 141 « Il existe des romances morisques, généralement atténués dans leur ton, dans la Rosa española (1573), de Timoneda ; le Romancero historiado (1579 ou 1581), de Lucas Rodríguez ; le Tesoro de varias poesías (15751580), de Pedro de Padilla, et le Romancero y tragedias (1587), de Gabriel Lobo Lasso de la Vega. Toutes ces œuvres ont la particularité de présenter le thème romanesque de l’Abencérage. Le moment de plus grande splendeur du roman morisque est illustré par les petits volumes qui composent la Flor de varios romances nuevos, dont les neuf parties sont publiées entre 1591 et 1597. Le romance morisque prédomine dans les premières parties publiées, à tel point qu’ils correspondent à 40 % des poèmes qui composent la Flor initiale » (María Soledad Carrasco, op. cit., 50-51). 142 J. Goytisolo, « Cara y cruz del moro en nuestra literatura », Leviatán, été 1981, deuxième époque, n° 4, 90. 143 G. Cirot, « La maurophilie… », Bulletin hispanique, 1938, 282-3. 144 Héros de l’Histoire de l’Abencérage et de la belle Jarifa. [NdT] 145 Naïade mentionnée dans les Métamorphoses d’Ovide. [NdT] 146 Cervantes, Colloque des chiens, in Obras completas, 1001. 147 María Soledad Carrasco, op. cit., 61. 148 Ibid., 65. 149 Ibid., 68.
150 Ibid., 77. 151 María Soledad Carrasco (ibid., 81) cite une première liste de comédies morisques que nous avons perdues et une autre de comédies que nous avons conservées : La Envidia de la nobleza, El hidalgo Bencerraje, El hijo de Reduán, Pedro Carbonero, El remedio en la desdicha et El Cerco de Santa Fe. 152 Diego de Ocaña (A través de la América del sur, 97, Madrid, 1987) recueille vers 1600 le récit d’un autodafé contre des chrétiens judaïsants à Lima : « Il y avait vingt-trois Juifs, tous portugais, dont trois ont été brûlés vifs car ils n’ont pas voulu se convertir, tandis que tous les autres judaïsants se sont réconciliés avec l’Église et ont porté le sambenito [vêtement imposé à certaines personnes condamnées par l’Inquisition pour marquer leur repentance – NdT] ». Voir également Caro Baroja, Los Judíos…, I, 359 et ss.Solange Alberro (Inquisición y sociedad en México, 1571-1700, 453, Mexico, FCE, 1988) fait référence, comme exemple le plus frappant de ce qu’elle appelle « grande persécution inquisitoriale des années 1642-1649 », à la condamnation de 103 judaïsants, qui ont dû quitter le vice-royaume de Nouvelle-Espagne. Seuls 26 d’entre eux ont pris un bateau en direction de l’Espagne et, parmi ceux-ci, rares sont ceux qui y sont effectivement parvenus, car bon nombre d’entre eux ont décidé de descendre lors des différentes escales. Sur le faible nombre de procès et les moyens de l’Inquisition dans ses deux juridictions américaines (Lima et Mexico), voir J. Pérez Villanueva et B. Escandell, Historia de la Inquisición en España y América, I, 718-729, BAC, 1984. 153 Elle est réalisée par María Elvira Sagárzazu, chercheuse à Rosario (Argentine). 154 P. Boyd-Bowman, Índice geográfico de más de 56 mil pobladores de la América hispánica (1493-1600), 5 tomes, Mexico, FCE, 1985. Francisco López de Caravantes signale que « si des Morisques se glissent parmi les passagers, ils encourent une amende de mille pièces d’or […]. S’il s’agit de personnes pauvres qui n’ont pas de quoi payer cette peine, ils devront subir cent coups de fouet » (Noticia general del Perú, V, 76, BAE, 1988). 155 Catálogo de pasajeros a Indias, dont le premier volume (1509-1533) a été publié à Madrid en 1930 par le ministère du Travail et de la Prospective.
Le septième volume (1578-1585), réalisé par M. C. Galbis Díez, a été édité en 1986 avec le parrainage du ministère de la Culture et des Archives générales des Indes. 156 Diego de Ocaña, op. cit., 33. 157 Ancienne cité indigène de l’actuelle Bolivie, non loin du lac Titicaca. [NdT] 158 Ibid., 203. 159 Voir aussi G. Fernández de Oviedo (Historia general y natural de las Indias, volume V, chapitre XIII, 174, Madrid, BAE, CXXI, 1959), qui évoque les discussions d’Hernando Pizarro lors de l’arrivée d’Almagro depuis le Chili à Cuzco. 160 « Ces gens ont [à Cajamarca] d’autres sortes de sacrifices dégoûtants et de mosquées » (Francisco de Xeres, Verdadera relación de la conquista del Perú, 90, édition de C. Bravo Guerreira, Madrid, Historia 16, 1985) ; « dans chaque village, ils construisent leurs mosquées au soleil » (ibid., 104) ; « [au Nicaragua], il y avait un homme qu’ils tenaient pour leur pape et qui résidait dans la mosquée » (P. de Andagoya, Relación y documentos, 105, édition d’A. Blázquez, Madrid, Historia 16, 1986) ; « il a été trouvé dans une mosquée cent mille pièces d’or enterrées » (Andagoya, 104), etc. 161 G.F. de Oviedo, Sumario de la natural historia de las Indias, 92, édition de M. Ballesteros, Madrid, Historia 16, 1986. 162 Ocaña, op. cit., 173. 163 Région du Nord-Ouest de l’actuelle Argentine. [NdT] 164 Ibid., 144. 165 R. de Lizárraga, Descripción del Perú, Tucumán, Río de la Plata y Chile, 468, Madrid, Historia 16, 1987. 166 Voir également A. Pigafetta, Primer viaje alrededor del mundo, 21 et 89, édition de L. Cabrero, Madrid, Historia 16, 1985 ; Gabriel de San Antonio, Breve y verdadera relación de los sucesos del reino de Camboxa, 50, édition de R. Ferrando, Madrid, Historia 16, 1988.
CHAPITRE 4 CHAUVINISTES ET MAUROPHILES IGNORANTS DES FAITS1
Les chiffres, bien que peu nombreux, sont écrasants et dévoilent la vérité toute nue : entre 1970 et 1990, l’Espagne a vu la publication de 822 ouvrages (depuis des œuvres en plusieurs volumes jusqu’à des opuscules de quelques pages seulement) qui, dans leur totalité ou non, ont al-Andalus pour thème central2. Ce chiffre n’inclut d’ailleurs ni les articles scientifiques publiés dans des revues spécialisées, ni les travaux de vulgarisation insérés dans des publications d’information générale, lesquels viendraient encore nourrir un enchevêtrement de textes incommensurable et inextricable. Comme on pouvait s’en douter, ces textes se sont faits plus nombreux avec le passage du temps puisque l’on est passé de 118 titres entre 1970 et 1975 à près du triple entre 1986 et 1990 (293 œuvres). Il est fort probable que le nombre de ces textes ait encore notoirement augmenté entre 1991 et la fin du siècle. L’élément central de ces considérations numériques réside néanmoins dans l’attention évidente portée à cet épisode de notre histoire. Mais il s’agit cependant d’un travail désorganisé, chaotique et dilettante réalisé par des spécialistes d’autres domaines et par des amateurs ou des érudits locaux dont les recherches ou propositions ne sont pas toujours négligeables. Les résultats de ces études, qui n’ont rien d’« officiel », sont une multitude de textes consacrés à certaines époques ou certaines thématiques (tandis que d’autres périodes ou thèmes sont partiellement ou totalement laissés de côté). Cet ensemble de textes est par ailleurs dépourvu d’un plan général qui offrirait aux lecteurs la possibilité de se constituer des collections cohérentes et continues. Un seul exemple peut nous en convaincre : nous ne disposons pas jusqu’à présent d’une histoire de la littérature arabe d’al-Andalus digne de ce
nom3. La conséquence, presque inévitable, est que dans le cadre de notre société de consommation, l’étude des Arabes, de l’Islam et d’al-Andalus dépende toujours davantage des clichés et stéréotypes (positifs ou négatifs), de la revendication d’impressions mal documentées et sans recul critique et, dans tous les cas, des va-et-vient de la mode publicitaire ou audiovisuelle. Les Espagnols n’ont donc toujours pas d’idée, même approximative, sur les bonnes et mauvaises choses apportées par la civilisation d’al-Andalus. Leur conception de la période est même sans doute plus pauvre que lors des siècles passés car, de nos jours, l’informatique déplace la connaissance, lui substituant des sortes de comprimés de néant, une valse de claviers, de graphiques et de petits textes que personne ne lit. Des considérations généralistes et sans réel contenu dominent le panorama : les Maures étaient jadis de grands bâtisseurs ; ils sont sensuels, paresseux et exploitent les femmes ; les Espagnols sont à moitié arabes, selon l’idée actuelle, reprise de temps anciens, maintes fois répétée et jamais confrontée à un raisonnement sensé. Bien entendu, rares sont ceux qui n’étayent pas ces affirmations en recourant à des clichés comme les yeux noirs des Sévillanes, la mosquée de Cordoue ou des termes d’origine arabe comme algarabía4. Rien de nouveau sous le soleil, en somme. Les clichés négatifs à propos des Maures, que nous voyons se déployer depuis la Chronique générale d’Alphonse X jusqu’au Romancero de la guerra de España5, ont aujourd’hui leur pendant positif chez ceux qui échafaudent des théories sur l’influence des Arabes en péninsule Ibérique. Ces théories n’ont pourtant d’autre fondement que la répétition jusqu’à la nausée de propos vagues qui viennent corroborer l’idée selon laquelle, pour fabriquer une vérité, il suffit de répéter un mensonge cent fois. Ces amateurs n’ont sans doute pas lu Góngora et n’en connaissent donc pas les vers : « Est-il parvenu jusqu’à vos oreilles / qu’il existe des chrétiens en Espagne ? »6.
Des considérations politiciennes de court terme ont embrouillé davantage les rares idées claires que les Espagnols avaient à propos d’al-Andalus ou des Arabes d’aujourd’hui. Nous pensons notamment à la politique méditerranéenne, à la gestion des flux migratoires, à la nécessité (jamais
avouée mais indéniable) de mettre fin à la surpopulation future des pays musulmans (ou au moins d’en réduire la gravité), aux investissements en Afrique du Nord, etc. Il s’agit d’un ensemble d’arguments concrets et tangibles auxquels nos pays sont sensibles, au détriment une fois de plus de la réflexion et de la pensée (surtout lorsqu’il s’agit d’interpréter le passé). Nous pensons que faire des concessions envers la corniche nord-africaine ne nous coûte rien tant qu’elles sont confinées au domaine de la culture, par définition très flou. Nous pouvons affirmer, pour paraphraser James Monroe7, que c’est d’abord le point auquel nous voulions arriver qui a été défini et que, bien après, ont été élaborés de manière sommaire les arguments (ou les chemins) pour y parvenir. Il est tout aussi certain que la manipulation et l’utilisation ad hoc de textes anciens, de tranches d’histoire découpées selon le bon vouloir des auteurs et la falsification (favorable ou non pour les Arabes) d’événements ne sont pas des procédés propres à l’Espagne ou à l’époque contemporaine. Ainsi les colonisateurs français de l’Afrique du Nord ont-ils instrumentalisé à leur bénéfice des passages d’auteurs arabes médiévaux. Le cas le plus connu est celui d’Ibn Khaldoun et de ses considérations (exagérées ou non) sur les désastres provoqués par l’invasion hilalienne du XIe siècle8, ensuite utilisées pour légitimer moralement l’occupation française au Maghreb. Les Français ont développé simultanément (ce qui n’a rien de contradictoire) une forme d’exaltation romantique de la littérature arabe, notamment dans le domaine des œuvres narratives, afin d’accompagner dans le domaine de l’esthétique et de l’émotionnel leur expansion méditerranéenne, dont les pays concernés font encore les frais aujourd’hui. Ils ont ainsi créé un courant de fantaisies mauresques qui devait trouver racine en Espagne avec une grande facilité étant donné l’importance des ruines et monuments situés à Cordoue, Séville ou Grenade. De telles fantaisies ont vite été associées à des réminiscences locales, particulièrement dans l’imagination de certains écrivains du XIXe siècle (voire du XXe siècle), avides de démontrer in situ leurs introuvables filiations arabes ou, au moins, de montrer leurs chimériques arbres généalogiques moraux communs avec ceux qui se trouvaient simplement sur la même terre. On n’imagine pourtant pas les actuels habitants anglo-saxons de Californie se considérer comme des descendants de Junípero Serra9 alors que le saut civilisationnel est bien plus faible qu’entre l’Espagne musulmane et l’Espagne actuelle. Mais les
Espagnols ne se distinguent pas par leur sens de la logique.
Le poids du passé et de ses énoncés intellectuels continue de hanter nos milieux populaires ou, comme l’on dit, « l’opinion publique », bien que ces considérations ne soient le plus souvent pas publiées parce qu’elles n’intéressent pas la politique du moment. Dans le même temps, la énième idéalisation des Maures dans la littérature romantique est devenue un leitmotiv dans les milieux autorisés, qui y voient un authentique plaisir et une mine d’or inépuisable ou l’acceptent sans se poser de questions, par peur d’être accusés de racisme, en cas de désaccord ou de nuance à apporter. La tension dialectique entre eux et nous s’est simplifiée, elle est devenue une décevante vérité révélée, admise sans recul critique et peu documentée, pour laquelle tout se réduit à des scènes éparses présentant des gentils et des méchants, des victimes et des bourreaux. La distance et la méconnaissance augmentent sans discontinuer ; seuls importent vraiment les clichés superficiels à consommer immédiatement. D’où l’importance du travail de clarification et de mise à disposition d’éléments permettant de juger ces faits que devraient assumer les spécialistes et dont nous avons tant besoin. C’est en plein épanouissement culturel, technique et logistique de l’Espagne sous le règne de Charles III10 (une autre étape brillante de notre histoire) que se sont développés dans des cercles fermés (il ne pouvait en être autrement) une conscience érudite et un intérêt marqué pour les études arabes ou « orientales ». Cet intérêt débouche sur des résultats concrets, modestes mais dignes de considération pour leur temps, comme la Bibliotheca ArabicoHispana Escurialensis du maronite libanais Casiri (deux tomes, 1760-1770), qui a donné le coup d’envoi de la classification et de l’analyse de l’importante collection de manuscrits arabes du monastère royal de l’Escurial. Ces études balbutiantes ont aussi permis la publication posthume en 1820 de l’œuvre de José Antonio Conde, Historia de la dominación de los árabes en España. Ces deux livres sont cependant des travaux de cabinet, dont le contenu n’est pas destiné au grand public. Ils ne se préoccupent pas des phobies ou des philies de la rue et ne s’adressent même pas aux cercles éclairés. Ainsi le détroit de Gibraltar fonctionne-t-il encore comme fossé de protection et la barbacane de Ceuta ne contribue pas à sortir les relations
hispano-arabes du purgatoire. Même les Lettres marocaines11, en dépit de leur titre, n’ont pas grand-chose à voir avec le Maroc. Cadalso affirme que « certaines d’entre elles conservent le style, et même le génie, pour ainsi dire, de leur langue d’origine, l’arabe »12 mais il ne s’agit que d’un vœu pieux de l’auteur ou d’une tentative de donner un fondement réel à la fiction littéraire. Il convient de voir tout cela comme un simple jeu sans conséquence, comme un élément de couleur locale propre à la littérature de ce siècle ou comme le fruit de quelques vices que connaîtrait notre société depuis longtemps. Par ailleurs, pour réaliser de véritables calques stylistiques et sémantiques d’une langue à une autre, l’auteur doit parfaitement connaître ce qu’il cherche à reproduire, ce qui n’était pas le cas de Cadalso. Il faut savoir que les réitérations (insupportables selon nos critères esthétiques européens) que présente la langue arabe avec ses habituels pléonasmes, redondances, cacophonies, remplissages, répétitions lexicales désagréables pour nos oreilles et notre cerveau constituent pour elle de véritables trouvailles syntaxiques et sonores. Ces effets de style reçoivent même des dénominations approuvées par les grammairiens et les rhéteurs ; c’est le cas, par exemple, de l’un des genres littéraires les plus appréciés dans la littérature arabe (la prose rimée), genre adopté pour l’écriture du Coran et qui provoquerait chez nous des sourires, voire de francs éclats de rire. Ces considérations ne comportent aucun jugement de valeur positif ou négatif puisque nous partons simplement de structures morphosyntaxiques et culturelles différentes, ce qui élimine toute possibilité sérieuse de mener à bien les calques que se propose Cadalso. Cette imitation de l’arabe aurait irrémédiablement mené l’auteur à rédiger des textes insignifiants dans la langue d’arrivée. Emilio García Gómez lui-même, dont la maîtrise du castillan et de l’arabe est hors de doute, n’a pas écrit son meilleur livre (la traduction espagnole de l’œuvre Las Jarchas de la serie árabe en su marco) en suivant d’artificiels calques rythmiques à partir des muwashshahs13. Les écrivains qui n’ont jamais suivi de formation en langue arabe font donc preuve d’encore plus de fantaisie lorsqu’ils cherchent à écrire en calquant ladite langue car ils disposent, dans le meilleur des cas, de traductions parfois douteuses. C’est ainsi que l’on comprend le caractère naïf de l’observation d’Antonio Ramos à propos du Manuscrito carmesí d’Antonio Gala14 car ce dernier introduit dans ses textes des prières comme la basmala ou des phrases comme la fatiha, simples petits ajouts dans un texte sans aucune valeur stylistique.
Mais revenons à Cadalso. Dans ses Lettres marocaines, si appréciables pour l’autocritique qu’elles contiennent (que l’on soit d’accord ou pas avec certaines de ses remarques extrêmes15), l’on ne trouve guère de référence à la société nord-africaine, comme l’on pouvait s’en douter étant donné l’objectif de l’auteur et son ignorance concernant le Maroc. Les brèves allusions au passé de ce pays sont accessoires et sont contaminées par les clichés de son temps16. Cadalso montre clairement dans certains passages quelles sont ses idées réelles à propos de l’Empire chérifien et ces idées ne sont bien entendu guère flatteuses – pas plus qu’elles ne témoignent du désir de devenir maure17, bien que l’on semble aujourd’hui l’oublier. La conclusion de l’œuvre est éloquente. En dépit de nos défauts, José Cadalso montre comment le jeune Marocain, au moment de dire adieu à son ami espagnol, se prononce en faveur de la rive septentrionale du détroit de Gibraltar18 : « Je t’écrirai depuis Málaga et Ceuta ainsi qu’à mon arrivée. Je regrette de devoir quitter si vite ta terre et ta compagnie. Elles avaient commencé à m’inspirer certaines idées inédites pour moi, dont m’avaient privé ma naissance et mon éducation tandis que m’influençaient d’autres idées, qui me paraissent absurdes depuis que je médite à propos des conversations que nous avons eues tant de fois. La force de la vérité doit être bien grande – il suffit de comparer ces deux grandes façons de penser pour s’en convaincre. Puisse un jour se lever le soleil dont la lumière divine finira par dissiper les rares ténèbres qui obscurcissent encore les parties cachées de mon cœur ! »
Aux condamnations du Siècle d’Or succèdent donc dans notre littérature une certaine prise de distance, un sentiment d’éloignement général à l’égard des Maures à l’époque des Lumières. Les têtes pensantes du pays devaient à juste titre s’occuper d’autres travaux et de tâches plus impérieuses car la monarchie et la nation se trouvaient face à un dilemme crucial : ou elles se modernisaient, ou elles succombaient. Le triomphe de cette seconde possibilité, à la fois cause et effet du désastre général, est venu de phénomènes aussi patents que scandaleux : l’incompétence manifeste de Charles IV19 et de son favori, l’invasion napoléonienne, la perte de l’« Espagne d’outre-mer » et la sinistre personnalité de Ferdinand VII20. Il ne s’agit pourtant que de conséquences d’autres facteurs plus profonds et qu’il
ne convient pas de détailler ici : l’absence d’une véritable révolution technique et scientifique qui soit venue soutenir une industrialisation naissante, l’absence de mouvements sociaux paysans en raison du contrôle idéologique étroit de l’Église, la saignée intellectuelle causée par l’exil des afrancesados21, etc. Cette accumulation de problèmes a logiquement empêché les préromantiques espagnols de porter leurs regards de l’autre côté du détroit de Gibraltar où ne fleurissait aucun modèle dont on pouvait s’inspirer, il faut bien le dire. En revanche, lorsque les premiers romantiques se mettent à imiter le roman historique créé par Walter Scott, Victor Hugo ou Manzoni, ils développent, entre 1823 et 1830, un important courant centré sur le passé, tendance qui se prolongera jusqu’au milieu du XIXe siècle. Dans ce cadre, la thématique morisque apparaît alors en première ligne, aussi bien dans des œuvres en vers en vers (le Romance morisco d’Arolas, 1839 ; la Zulima de García Gutiérrez, 1842 ; ou le long poème Granada, de Zorrilla, reconstruction historique de la Grenade nasride considérée comme l’une des meilleures œuvres de l’auteur) que dans des œuvres en prose (Los expatriados de Zulema y Gazul d’Estanislao de Kotska Vayo, 1834)22 ou dans des ouvrages hybrides comme El moro expósito (1834) du duc de Rivas, qualifié de roman en vers ou de romance narratif. Le thème maure excite l’écrivain romantique espagnol, qui cherche à imiter ses coreligionnaires européens. Il s’agissait avant tout de les concurrencer dans le cadre géographique et vital où s’étaient déroulés les événements qui ont inspiré la fiction. Il n’y avait pas d’Aïcha, de Zulema ou de Zégris23 français, anglais ou allemands et les écrivains des autres pays européens devaient avoir recours à un passé et à un territoire étrangers. Au contraire, « parmi les décors exotiques de leur pays, il n’y en a peut-être aucun aussi séducteur pour les romantiques espagnols que celui de l’orientalisme »24. L’accumulation de lieux et de personnages éloignés dans le temps et l’espace s’accompagnait en effet de la force de l’authenticité, puisque les protagonistes étaient, pour les écrivains espagnols, d’ici. La Perse, l’Arabie, l’Orient, l’Afrique alternaient avec Cordoue, Grenade ou Almería, dans une valse colorée où apparaissaient également Almanzor, ‘Abd al-Malik, etc. ainsi que des objets, produits ou qualités dont le souvenir est devenu obligatoire chez ces écrivains (aromes et baumes, perles et coraux, cuirs et plumages, chevaux bais ou gris, générosités et cruautés). On ne saurait s’étonner dans ce cadre des influences devenues
presque obligatoires pour toute une série d’écrivains espagnols postérieurs comme P.A. de Alarcón, S. Estébanez et même Galdós 25, tous éblouis à divers degrés par une telle mine d’or pourtant si éloignée de leur propre réalité ou des réalités passées. Ne nous étonnons pas non plus si certains de ces écrivains (comme Zorrilla ou Serafín Estébanez Calderón) ont poussé leur passion et leur sympathie pour la chose maure jusqu’à l’apprentissage de la langue arabe elle-même, bien qu’il soit impossible (comme pour certains écrivains de notre siècle) de mesurer leur maîtrise réelle de cette langue. Plusieurs cycles épiques anciens (comme le Cantar de los infantes de Lara) ont été repris par les auteurs du XIXe siècle après avoir été conservés dans les romanceros (à l’image des romances « Pártese el moro Alicante » ou « Ya se salen de Castilla ») ou dans les diverses Silvas, Flores et Cancioneros de romances des XVIe et XVIIe siècles. Le théâtre n’a pas été en reste dans le domaine avec des œuvres de Juan de la Cueva (Los siete infantes de Lara) et de Lope de Vega (El bastardo Mudarra) ou certaines comédies qui ont poursuivi dans cette veine tout au long du Siècle d’Or. Le duc de Rivas a lui aussi montré de l’intérêt pour ces infortunés infants de Lara, tout comme García Gutiérrez (Los siete condes de Lara)26. Le malheureux attachement d’écrivains romantiques exaltés, toujours à la recherche du pittoresque et intéressés par les voyageurs étrangers, a fait de l’Espagne (et en particulier de l’Andalousie) un champ privilégié de leurs divagations (en dépit du choc que supposait leur confrontation avec la réalité)27. Une œuvre comme El Solitario, de Serafín Estébanez Calderón, transforme l’Espagne (à l’image des autres romantiques européens) en un pays oriental sans jamais exposer les fondements sociologiques ou historiques de ces affirmations, qui sont davantage des axiomes que des thèses à démontrer. L’auteur se borne à noter au passage un ensemble d’influences qu’il ne documente et n’approfondit pas mais qui s’avèrent utiles pour étayer et prolonger des généralités. Le poème El Fariz, d’A. Mickiewicz (1798-1855), traduit en espagnol depuis sa version en français sous le titre El Solitario, est un bon exemple d’artificialité romantique, irréelle, exaltée et truffée de clichés, de mises en scène d’Arabes d’opérette, comme les aimait tellement Serafín Estébanez Calderón28. La faible connaissance de l’arabe dont fait preuve l’auteur (devenu traducteur) est visible dans une note de la première édition de l’œuvre : « Fariz est un titre de courtoisie qui, chez les
Arabes, est équivalent à caballero. Les arabisants prétendent que du terme fariz vient le mot castillan alférez29 [sic] ». Ce n’est pas que les arabisants le prétendent : il n’y a aucun doute à ce sujet30. L’histoire peu originale de Catur et Alicak31 est agrémentée d’emportements amoureux inventés et endiablés, généreusement saupoudrés de lieux communs (gazelle, sérail, sultan, sirocco, moucharabieh, tour fermée sept fois, etc.) dans l’œuvre Híala, Nadir y Bartolo. Mais l’auteur atteint peut-être le summum de sa nostalgie maurophile avec le récit des amours malheureuses entre un chevalier chrétien et une Morisque à l’époque de Charles Quint, récit qu’il a baptisé Cristianos y moriscos. Novela lastimosa (1838). En participant sans y prendre garde au courant de l’orientalisme de bazar, préfabriqué par les Français et les Anglais, l’auteur entre en contradiction manifeste avec l’une de ses thèses (« Nous ne comprenons de notre pays que ce que veulent bien nous en dire les étrangers […] ; même si le génie et le talent des hommes se trouvaient entièrement de l’autre côté des Pyrénées, il faudrait bien faire appel aux Espagnols pour parler de l’Espagne »32). Il adhère pourtant avec un tel enthousiasme à l’éternelle vision stéréotypée de l’Andalousie (comme l’« imagination » des poètes romains de Cordoue33, allusion qui ridiculiserait les partisans exaltés des thèses d’Américo Castro, lesquels dénient toute importance à ce qui précède l’invasion musulmane), tout comme il fait sien le cliché sans fondements des « Arabes et de leur fantaisie fougueuse, pittoresque et imaginative »34. Faut-il rappeler que, dans l’Islam orthodoxe, la bid’a (« création », « innovation idéologique ou culturelle », etc.) a été non seulement condamnée à de multiples reprises mais aussi formellement poursuivie car considérée nocive pour la religion et la société, ce qui a eu pour résultat de créer une mentalité conservatrice, conformiste et allergique à la critique ? Et pourtant, le caractère extraverti, expansif, tapageur, exagéré, et l’ensemble des traits stéréotypés qui dessinent l’image de l’Andalou, seraient le fruit, selon Estébanez Calderón, d’une contamination, d’une osmose tellurique qui influencerait (peut-être via les pieds) ceux qui sont nés dans la région. Il faut ajouter à cela un mélange arabe indiscutable de son point de vue. Toute observation de nature historique, anthropologique ou démographique, toute étude culturelle nuancée est alors inutile. Face à une conception si essentialiste de l’identité andalouse, qui précède le cours du temps et restera après l’explosion finale du cosmos, on ne peut que reconnaître que Sánchez Albornoz était modéré lorsqu’il évoquait le caractère espagnol éternel.
Inutile d’insister sur le fait que l’idéalisation incessante des Maures du passé n’offre pas par contraste une vision flatteuse des Maures contemporains, que ce soit chez Estébanez ou chez d’autres écrivains de la même époque comme Pedro Antonio de Alarcón. Ce dernier est un exemple paradigmatique de la schizophrénie maurophile qui touche certains de nos contemporains pour des motifs esthétiques, sentimentaux ou (ce qui est pire) commerciaux et politiques. Comme il l’exprime quand il relate sa rencontre avec la société marocaine dans Diario de un testigo de la guerra de África, la réalité sociale et culturelle des Arabes de son temps répugne cet auteur. Pourtant, son « esprit maurophile »35 le pousse à prendre encore et toujours le train du romantisme, de la maurophilie à distance. Il voit partout des concomitances et des ressemblances entre le Maroc et l’Andalousie, qui ne sont la plupart du temps que de simples coïncidences superficielles dues à des phénomènes d’origines diverses ou à une influence méditerranéenne commune – quand il ne s’agit pas d’erreurs d’appréciation liées à son ignorance. L’écrivain a alors constamment recours aux fantaisies et extravagances issues de la littérature romantique du moment : odalisques, teint hâlé, fraîches pénombres, valeureux chevaliers vêtus d’un burnous et munis d’un cimeterre, etc. Les véritables Maures sont, à ses yeux, ceux que l’on trouve dans les livres car les Arabes en chair et en os le dégoûtent profondément. Son esprit a beau le pousser parfois à se confronter à ces êtres qu’il déteste, Alarcón se remet aussitôt en selle et son imagination débordante chante à nouveau l’authentique nature des Maures. Comme l’observe justement Caro Baroja36, les Espagnols du XIXe siècle devaient faire bien des contorsions pour conjuguer leurs sympathies pour les Morisques et la vénération des Rois catholiques qui agrémentait leurs considérations de postures politiques conservatrices. C’est le cas d’Antonio Cánovas37, qui défendait l’expulsion des Morisques d’un point de vue politique et juridique mais laissait transparaître sa tristesse lorsqu’il observait l’événement d’un point de vue sentimental : « Dans le fond, après l’époque d’érudition hispanique dans le domaine, qui s’étend de 1850 à 1920, il ne subsiste que la lutte entre libéraux et conservateurs, entre gauche et droite. Juger l’affaire de l’expulsion des Morisques dans le cadre de cette lutte est bien facile ».38 À notre avis, la manière dont l’Espagne aborde cette large part de son histoire souffre toujours de ces préjugés politiques sans que l’on ait pu avancer (en
particulier à gauche) sur le chemin de la rationalisation des phénomènes historiques, à la recherche d’une certaine démythification bien nécessaire qui ne diviserait pas le passé entre gentils et méchants mais qui chercherait (loin des catéchismes progressistes) à connaître et à comprendre. Alors que la droite39 idéologique a renoncé, nolens volens, à certains de ses mythes fondateurs (Covadonga40, saint Jacques, le Cid, la conquête de l’Amérique, les tercios des Flandres, l’invasion napoléonienne, etc.) ou en a adouci la charge en tentant de les redéfinir, la gauche (peut-être ragaillardie par le recul de son adversaire) persévère dans ses propres errements, qui sont toujours aussi peu documentés. Elle tente de renforcer l’agressivité et le caractère iconoclaste de ses propos contre l’identité hispanique (source de tous les maux, selon elle41) sans rien offrir en retour, si ce n’est des lapalissades généralistes comme « citoyens du monde », « tolérance », « cohabitation de toutes les races et cultures », etc. Ces évidences, par ailleurs, ne dépassent pas le stade de la simple déclaration et souffrent paradoxalement, en dépit des prétentions universalistes de leurs apôtres, d’un ethnocentrisme occidental facilement reconnaissable. Ils ignorent tout simplement l’opinion des trois quarts de l’humanité à ce sujet. C’est dans ce panorama inchangé qu’évolue toujours la gauche, évoquant sous des traits avantageux l’Islam de la péninsule Ibérique ou un monde arabe dont elle sait en réalité peu de choses. Elle est à l’image de Pedro Antonio de Alarcón qui, d’un côté, fait référence aux exigences de « tolérance à l’égard du culte chrétien et de protection de nos missionnaires » (dans le Maroc des années 1860, notamment dans les négociations de paix42), dénonce le statut social, culturel, juridique et même moral des femmes musulmanes43 et ne ménage pas ses insultes contre la société musulmane ou juive44 qu’il trouve à Tétouan, en reproduisant tous les préjugés qu’il a pu absorber ; pourtant, d’un autre côté, il glisse allègrement sur la pente des fantaisies à la mode ou des clichés les plus burlesques : on doit bien entendu la décadence espagnole à l’expulsion des Juifs et Morisques45 mais l’auteur ne fait aucun cas des facteurs que nous avons énumérés dans les chapitres précédents. Cela ne l’empêche pas d’attribuer au « Destin » le goût pour la guerre de « cette race fanatique »46, qui mérite des définitions comme celle de « peuple qui cause du dégoût et de la honte parmi les nations »47, etc. Lorsqu’il s’agit d’évoquer les similitudes entre peuples, il fait référence aussi
bien aux lampes à huile48, aux gonds des portes, au pétrin ou à la charrue (autant d’outils ou d’inventions qui sont en réalité d’origine romaine) qu’à la barbe ou aux traits du visage, rendant inconsistantes toutes ces observations : « cette barbe, extrêmement noire, avait l’aspect et la forme d’une barbe orientale, c’est-à-dire sémitique »49. Il insiste cependant essentiellement sur le thème du mystère : l’Afrique est un mystère (l’un des clichés eurocentrés les plus répétés tout au long de l’histoire méditerranéenne50) qui n’a bien entendu jamais été déchiffré51. Elle se prête évidemment aux énigmes les plus suggestives52, aux métaphores faciles et répétées comme celle du sphinx53 (créature dont l’Europe venait d’avoir connaissance grâce à l’égyptologie) ou à tous les secrets54. Et la lumière de l’Afrique projette avec tant de force son mystère qu’elle produit des mirages sur l’autre rive du détroit de Gibraltar, c’est-à-dire du côté d’Almería. L’auteur reconnaît ainsi implicitement laisser un peu trop galoper son imagination55 concernant les Maures et leurs univers, « à cause de je ne sais quelle dévotion puérile envers les Maures, innée chez les Andalous »56 – car c’est ainsi qu’il parle de lui-même et de tout le courant maurophile dont il participe. Mais tous ces éclairs de sincérité et de réalisme ne peuvent dissiper les ténèbres du mystère, du charme, de l’insondable, de tous ces arguments dégénérés utilisés par ceux qui n’en ont pas d’autres. Du pur baratin, en somme. Et si ces arguments semblent insupportables lorsque l’auteur évoque le Maroc57, l’incontinence verbale dont il souffre, le flot de ses propos devient épouvantable lorsqu’il décrit les terres espagnoles58.
À Almería59, Pedro Antonio de Alarcón évoque des aduares60 tout comme il se met à décrire deux pages plus loin, sans plus de raison valable, les habitants les plus aisés de la ville comme des dévots britanniques ou leurs femmes comme des ladys (sic) musulmanes. N’en jetez plus. Cette image, forgée arbitrairement, prévaut sur la réalité visible. Comme on pouvait s’y attendre, l’auteur s’émerveille par ailleurs, en faisant référence à une femme, de ses « […] énormes yeux noirs où brillaient toutes les fièvres des sables assoiffés, tandis que son teint pâle et si hâlé ainsi que son corps élégant, avec une taille si basse, rappelait à la mémoire des sujets bibliques tels que l’on en voit sur les peintures et les gravures ».
Il serait vain de préciser à Alarcón (car il le savait bien) que les habitants d’Almería ont, y compris aujourd’hui, une conscience plus que diffuse de leur identité andalouse61. Ajoutons que cette province se caractérise aussi par un aspect peu étudié et en voie de disparition, en raison de l’uniformisation que connaissent nos pays : la survivance culturelle des colons chrétiens du XVIe siècle se traduit par des archaïsmes castillans que l’on peut encore découvrir in situ dans le langage des gens les moins influencés par la consommation de masse. C’est ainsi une véritable surprise (et un vrai plaisir, ne le cachons pas) de pouvoir entendre sur place des termes comme aína62, trujo63, vide64, mercar65, ojos encarnizados66, etc., en bref, la langue de Cieza de León67 conservée et utilisée par des locuteurs analphabètes à la fin du XXe siècle – un constat démontrable que je n’exagère en rien. Notre chroniqueur nord-africain chevronné tomberait peut-être dans la perplexité ou l’incrédulité s’il découvrait également la véritable origine (l’Amérique centrale) de ces plantes d’Almería qu’il estime être des végétaux d’origine mauresque, comme tant d’autres avant lui : « Quant à l’aspect du paysage, on aurait dit que nous étions entrés en territoire africain. Les agaves et figuiers de Barbarie montraient leurs féroces feuilles charnues dans les ravins exposés au soleil de midi […] » 68. Dans son immense production, l’œuvre d’Alarcón n’a pas seulement été un maillon supplémentaire dans la chaîne de ce courant maurophile inconsidéré qui, bien entendu, ne se préoccupait guère alors (pas plus qu’il ne se préoccupe aujourd’hui) de son environnement culturel réel : un environnement espagnol, aux racines latines, tourné vers l’Europe et aux incontournables bases catholiques, qui trouvent leur écho dans notre manière de voir le monde (y compris lorsque les Espagnols renient leur appartenance au catholicisme). Les écrits d’Alarcón, avec toutes leurs incongruités et leurs contradictions, ont aussi servi de pont entre les romantiques et les auteurs de la fin du siècle qui ne communiaient plus dans les postulats romantiques (comme c’est le cas de Galdós). Ils ont également permis de renforcer par la suite le canevas moral des élucubrations d’Américo Castro et de sa coterie. Dans de son immense production, Pérez Galdós consacre en proportion peu de pages à la thématique « orientale » (la notion d’« arabité » ne devient claire et nette, y compris chez les Arabes eux-mêmes, qu’au XXe siècle). Ainsi le Maroc, les Maures et leurs relations avec l’Espagne sont-ils
essentiellement concentrés dans le roman Aita Tettauen, inséré dans les Épisodes nationaux. La comparaison avec l’œuvre d’Alarcón montre de manière irrévocable que Galdós (qui était canarien et ne pouvait donc avoir des origines arabes) s’est inspiré, sans doute plus que de raison, pour rédiger Aita Tettauen du Diario de un testigo de la guerra de África. Il y a ajouté des éléments intellectuels et historicistes afin de puiser à la source des clichés en vogue, en revendiquant la figure d’Almanzor et les yeux arabes des Sévillanes. Aucun musulman n’est pourtant resté à Séville après la Reconquista. La veine discursive et didactique de Galdós, qui occupe une grande partie de ce roman, se complaît dans un révisionnisme sociologique qui ne se fonde sur aucune étude nouvelle ni aucune découverte et ne fait aucun cas de la réalité que l’auteur pouvait percevoir dans les rues de Madrid. Il se limite, en l’occurrence, à suivre le chemin tracé par les romantiques et leurs emportements, se plaçant à la remorque du roman mauresque français. Ainsi, ses Maures et ses Juifs de Tétouan apparaissent comme des figurants de zarzuela69 qui récitent un livret non moins irréaliste que celui des gloires factices du Cid vues par le national-catholicisme70. La trame rocambolesque, l’hypertrophie des passages didactiques ou les excès rhétoriques tellement en vogue à cette époque n’empêchent pas en effet de distinguer les fondements socioculturels sur lesquels s’appuie Galdós dans Aita Tettauen . La prise de distance ironique avec l’action (abstraction faite de l’évidente condamnation de la guerre) peut nous pousser, à travers certains des personnages et de leurs valeurs (comme Ansúrez senior) à classer l’auteur dans le camp des zélateurs des trois cultures . Néanmoins, la déclaration finale d’Ansúrez junior (alias El Nasiry) à Juan Santiuste , dans laquelle il tombe le masque et exprime librement sa véritable opinion sur l’Afrique et l’Islam71, permet au moins de relativiser l’exaltation initiale. Cette dernière fait en effet suggérer peu ou prou à cette œuvre (ce qui n’a rien d’original) que les Espagnols, une fois privés de leur religion et de leur langue d’origine, bien entendu, ne sont que des « Maures sans djellaba ». Rien que ça72. La logorrhée d’Alarcón trouve un disciple fidèle avec Galdós : « cette Barbarie chrétienne que nous appelons Espagne »73 ; « avec ce foulard coloré retourné sur la tête, Perico Alarcón était un parfait musulman […]. Perico, Maure de Guadix, tu es un Espagnol à l’envers, un mahométan baptisé. Tu écris en castillan et tu penses et ressens tout comme un musulman »74 ; « […] je dis qu’entre un Basque
qui se laisse tuer pour don Charles75 ou pour la Vierge, sa Généralissime, et un Andalou qui, au nom de la liberté, a suivi Torrijos dans le piège de González Moreno76, il y a plus de différence qu’entre un habitant de Málaga et un Nord-Africain »77. Essayons-nous à bien d’autres comparaisons de ce genre : un habitant de Málaga libéral et un Nord-Africain intégriste (comme il pouvait en exister à l’époque de Galdós) ; un Basque libéral et un bigot andalou ; un Basque et un Andalou simplement modérés dans leurs opinions ; un Nord-Africain et un Basque tout aussi fanatiques l’un que l’autre, etc. Tout comme Alarcón, Galdós ne ménage pas les propos et expressions offensants qui se glissent dans le commentaire objectif du narrateur : « les fils rusés de Mahomet », « barbares » (IV, 591), « maudits musulmans » (IV, 592), « des Maures vaniteux, rugissants, féroces » (IV, 593), « Ils laissaient le cours des événements à la volonté d’Allah, ce qui est une manière bien commode de se sortir d’embarras », « ils s’en remettent à un fatalisme inhérent à leur race », « comme de bons musulmans qui remettent à Dieu les conflits qu’ils ne savent résoudre » (IV, 644). Nous ne pouvons alors que nous poser la question suivante : laquelle de ces deux visions reflète le mieux la pensée de Galdós ? Une fois mise de côté l’évidente condamnation de la guerre (considération généralement applicable à toute personne moyennement sensée), nous nous trouvons une fois encore face à la contradiction de l’écrivain. Ce dernier, tout en s’adonnant aux passages obligés sur les « Maures sans djellaba », reprend mécaniquement toutes les idées qui circulaient (et qui circulent encore) à propos de l’Afrique du Nord, que ces idées soient justes ou pas. Nous pouvons néanmoins préciser, à la décharge de Galdós et d’autres de ses contemporains, que les sciences historiques, la sociologie, l’anthropologie, l’ethnographie, etc. en étaient encore à leurs balbutiements à cette époque. De même, les écrivains, penseurs et intellectuels en général s’appropriaient des théories qui nous font aujourd’hui sourire lorsque nous découvrons la naïveté des énoncés et des propositions qui voyaient alors le jour. Ces énoncés et propositions emportaient avec eux une humanité à la recherche d’information, d’idées et d’idéaux en la plongeant dans les grands mouvements sociopolitiques du XIXe siècle. Ne songeons qu’aux erreurs de Marx et Engels dans L’Origine de la famille (nous savons aujourd’hui qu’il s’agissait d’erreurs grossières mais ces théories anthropologiques semblaient plausibles en leur temps), où sont
présentées des sociétés imaginaires et matriarcales d’amazones. Ces considérations sont à l’heure actuelle totalement discréditées dans le monde scientifique, bien que, dans celui de la divulgation de masse, elles jouissent encore d’une réputation sérieuse. De la même manière, Alarcón ou Pérez Galdós proposent, sans étudier à fond les phénomènes dont ils parlent, des idées aussi saugrenues, comme celle que nous signalions plus haut, « des Maures sans djellaba ». Ganivet78, pour sa part, définissait les Espagnols comme une « tribu à redingote ». Ces correspondances dans la définition de notre peuple sont curieuses et se fondent sur un signe extérieur (les vêtements) ; les auteurs qui en usent sont également enclins, étant donné notre faible culture, à chercher un terme de comparaison proche et accessible pour l’Espagnol moyen, suivant en cela (et sans s’en rendre compte), la vieille tendance des explorateurs des Indes dont nous parlions plus haut. Ces derniers, lorsqu’ils ignoraient le nom d’une réalité exotique et qu’il leur était difficile de décrire des fonctions ou des objets nouveaux pour eux, avaient recours à des vocables de référence simples aux yeux de leur public : mosquée, Maure, pape, etc. Le manque de données ainsi que la tendance à se laisser guider par des considérations superficielles en l’absence d’information fiable peuvent constituer des facteurs atténuants au moment de juger les extravagances maurophiles (sincères ou affectées) d’un Alarcón ou d’un Galdós. Mais nos contemporains, qui mystifient la réalité mauresque en toute connaissance de cause, ne méritent pas une telle indulgence. Si l’Espagne a laissé le XIXe siècle avec une défaite coloniale derrière elle et son expulsion simultanée de l’Amérique et du Pacifique, elle a inauguré le siècle suivant en s’embourbant dans un autre conflit. Elle y a d’ailleurs dilapidé ses maigres ressources, sacrifiant la vie de nombreux Espagnols et favorisant le développement d’affaires douteuses telles qu’en offrait la guerre en Afrique. Elle permettait à une armée malmenée après le désastre de 189879 de trouver un exutoire à sa frustration, bien que la défaite n’ait pas concerné uniquement les militaires. Elle est en effet retombée sur toute la société, car c’était elle qui en était, en définitive, responsable. À l’aube de ce nouveau siècle, les gouvernements espagnols se sont embarqués, particulièrement de 1909 à 1925-26, dans une guerre, larvée ou ouverte, pour obtenir un minuscule fragment que la France et l’Angleterre avaient consenti à nous laisser en protectorat. Les terres si pauvres du Rif sont devenues dès lors un
point de repère incontournable de la politique nationale. Une occasion non pas de s’adonner à des fictions historiques pro-morisques mais de comprendre pourquoi l’enchaînement de catastrophes, dépenses et ennuis en Afrique a dominé la thématique « arabe » dans notre littérature. La Ruta d’Arturo Barea et Imán de Ramón José Sender se font l’écho des souffrances de nos jeunes gens obligés de pacifier un territoire qui leur était étranger au nom d’intérêts tout aussi étrangers. Cette interminable saignée s’est traduite dans la population par une dégradation brutale de son état d’esprit, ce dont témoigne l’épuisement de la première édition d’Imán (1930), vite suivie d’un autre tirage de 30 000 exemplaires80. L’axe principal de l’œuvre de Sender est le rejet de la guerre, la condamnation du militarisme et plus spécifiquement des militaires espagnols. Elle n’est cependant pas dépourvue de touches psychologiques comme l’idée, très répandue à l’époque (bien que non fondée sur des statistiques précises et fiables), selon laquelle de nombreux Espagnols ont fui vers le Maroc. Ces déserteurs ont décidé de devenir des Maures, de la même façon que le personnage d’Ansúrez junior dont nous avons parlé avec Aita Tettauen ou, pour remonter plus loin, que le père de Guzmán de Alfarache (bien qu’il arrive à Alger comme prisonnier et finisse par s’échapper). L’autre point fondamental de l’œuvre de Sender est la cruauté des Maures (que l’auteur comprend puisqu’ils défendent leur terre), lesquels tourmentent sauvagement les prisonniers. Il prend pour exemple le martyre historique de l’officier Herraiz, pilote fait prisonnier par les Rifains qui endure des tortures pour avoir refusé de bombarder les positions espagnoles. Après la parenthèse de la Guerre civile, durant la longue période d’aprèsguerre, c’est la polémique de l’être de l’Espagne qui réapparaît avec la fameuse question de sa nature, de son essence, avec toutes les véritables interprétations possibles de notre histoire et, bien entendu, comme dans toute pensée religieuse, à l’exclusion des interprétations de l’autre. Nous traiterons ce sujet plus longuement dans de futures études. Mais pour le moment, étudions l’attitude de rejet du régénérationnisme81 de la génération de 1898, qui a été marquée par un esprit d’autocritique sain et honorable. Ce rejet a servi d’alibi savant à bien des imitateurs, qui ont tenté de le supplanter par un complexe de culpabilité maladif et obsessionnel, par une intériorisation collective de notre péché originel à l’égard des Maures et des Juifs, ce qui devait fatalement nous amener à expier nos fautes. Américo Castro a ouvert
le chemin en la matière et une foule de disciples, souvent bien mal informés, l’ont suivi : « Tant que les Espagnols ne se résigneront pas à accepter le fait qu’ils ont été ce qu’ils ont été, à sentir le battement de leur passé dans leur présent et à rectifier héroïquement et sereinement ce que ce passé comporte de nocif, les débats autour de leur avenir ne seront que de simples mots et exclamations. Ah, cette image séculaire et faussée du passé… »82.
Aux rêveries et fantaisies finalement inoffensives des romances morisques ainsi qu’aux récits échevelés du XIXe siècle est venue s’ajouter de nos jours l’image d’un passé perçu comme une sorte de purgatoire dans lequel nous ne sommes pas intervenus et qui est tout naturellement monopolisé par les prophètes de la nouvelle religion. Ces prophètes ne nous incitent pas à étudier davantage, à en savoir plus ou à réfléchir : non, il ne s’agit que de se résigner, d’accepter ce qui est nocif et de rejeter la fausse image que nous avons crue vraie. Il s’agit donc d’expier des péchés comme nous nous émerveillerions dans une église romane, comme nous nous divertirions en lisant Quevedo ou comme nous suggérerions que l’unification politicoreligieuse de l’État absolutiste en Espagne nous a épargnés (et continue de nous épargner) d’épouvantables conflits intérieurs que d’autres ont connus. Lorsque la réalité ne nous plaît pas, pour une raison ou pour une autre, nous cherchons à la changer ou au moins à en nier l’existence. Américo Castro, précurseur involontaire du politiquement correct, donne l’occasion à d’autres auteurs contemporains, comme Antonio Gala ou Juan Goytisolo (le second étant plus sérieux que le premier), de s’abandonner à toutes les distorsions imaginables. Si la proposition fondamentale de Goytisolo (réarabiser l’Espagne) peut être intéressante comme jeu littéraire, ainsi qu’il le développe brillamment dans sa Reivindicación del conde don Julián, ses égarements maurophiles n’ont que de lointains rapports (en dehors de son ego) avec la société réelle en Andalousie – pour ne pas parler des Asturies, de la Galice ou du León83. Mais procédons par ordre. Ce ne sont pas les dialogues artificiels du Manuscrito carmesí d’Antonio Gala qui nous intéressent, pas plus que le caractère embrouillé de ses interminables digressions aux prétentions métaphysiques sur le Bien, le Mal ou la Beauté ; ce n’est pas non plus le ridicule consommé des adjectifs
choisis ou des passages de « mise en situation historique » longs comme le carême, qui ne servent qu’à montrer l’incapacité de l’auteur à donner au lecteur les éléments nécessaires sans l’ennuyer et sans que cela ne soit trop visible ; ne parlons pas de l’habile combinaison des clichés les plus bas et le plus courants (que ce soit sur la société arabe ou castillane84) avec la vulgarité des phrases toute faites et plus qu’usées, quand bien même l’auteur chercherait à les faire passer pour des réflexions populaires et le reflet d’un langage familier et désinvolte85 ; n’évoquons même pas les plus graves erreurs historiques, fruit de l’ignorance86 et impossibles à dissimuler derrière l’excuse un peu facile de la licence littéraire ; ne nous intéressons pas non plus aux définitions données pour certains termes arabes87 qu’un Arabe luimême n’utiliserait jamais à l’écrit et que le lecteur devrait donc connaître pour les comprendre. Non, rien de tout cela ne concerne ces pages, bien que nous devions le prendre en compte pour révéler la fragilité de cette œuvre, avec sa Grenade d’opérette, lorsqu’il s’agit d’en aborder le contenu thématique et idéologique. Ce dernier s’articule autour de deux axes : d’un côté, la falsification de l’histoire d’al-Andalus (suivant les douces rêveries d’Antonio Gala) et de tout notre Moyen Âge en général ; de l’autre, l’exaltation des « Andalous », de l’être andalou, des essences de l’Andalousie, toutes choses qui transcendent l’histoire, la société réelle et le temps. Antonio Gala fait profession d’Andalou et transforme ainsi avec grand plaisir la Grenade du XVe siècle – monoculturelle, monolingue et intolérante en matière religieuse – en un lieu commun si fréquemment évoqué à l’heure actuelle : une Grenade devenue creuset de Maures, de Juifs et de chrétiens (dans toutes leurs variantes possibles, y compris les Hispano-Romains et les Hispano-Wisigoths88). Il en arrive même à faire déclarer à Boabdil : « Ici, nous sommes tous des Andalous, ce qui est déjà bien assez ». Il évoque de même « Un type et une race d’Andalous qui se différencie de celle des Maghrébins par sa singulière vivacité d’esprit, une aptitude remarquable à l’apprentissage ou l’agilité gracieuse de ses représentants ». Que ce dernier paragraphe soit repris d’Ibn Khaldoun, passe encore, mais il est une chose trop grave pour ne pas la noter : l’auteur induit ses lecteurs de bonne foi en erreur en leur faisant croire à l’existence d’une conscience andalousienne, bien distincte du sentiment d’appartenance au monde islamique et en opposition aux « chrétiens »89. Il s’agit d’une très grave supercherie car elle
fait s’affronter deux catégories hétérogènes : un gentilé et une appartenance religieuse des plus vagues. Il est en effet inutile de rappeler que les chrétiens pouvaient être nés à León ou Zamora mais également en Angleterre, à Pise ou à Munich et que les Andalous d’aujourd’hui sont chrétiens. Antonio Gala n’est pas sans savoir une chose aussi élémentaire et il convient de se demander quelles raisons l’ont poussé à présenter la Reconquista en des termes aussi simplistes. Il sait aussi sans doute comment flatter certains particularismes sans en heurter d’autres (c’est ainsi que tout le monde est content) en évoquant par exemple « l’armée castillane » ou « les Castillans ». Il pourrait en effet tout aussi bien utiliser d’autres formules plus exactes et décider de dorer la pilule à ses lecteurs : « les Castillans ont tué les musulmans de Málaga », « les chrétiens ont tué les musulmans de Málaga », etc. Mais non : l’être andalou remonte à la nuit des temps, aux empereurs romains et à l’homme préhistorique. L’intransigeance est exclusivement l’affaire d’autres groupes religieux (les « chrétiens » ou les « Almoravides »90), car les Andalous représentent le « phare éblouissant de la tolérance »91 : « C’est l’Andalousie qui a donné à l’Islam son architecture la plus aboutie et tout son savoir littéraire et scientifique »92. Ce commentaire montre à quel point la bibliothèque de cet auteur est lacunaire. Comme il tente de ne pas heurter quelque sensibilité que ce soit, il propose un andalousisme qui ne peut se résumer au fait musulman ou arabe, conception bien indigeste pour quiconque a un tant soit peu d’instruction. Il faut bien, en effet, finir par cohabiter avec ces maudits Castillans : « D’où il s’ensuit que nous avons plus d’affinités avec les chrétiens de péninsule Ibérique qu’avec les musulmans d’Afrique »93. Il est évident que l’auteur nous parle ainsi de lui-même et que son opinion n’est en rien comparable à celle d’un musulman en chair et en os. Il eût été bon qu’Antonio Gala prît la peine de s’enquérir du point de vue des fidèles musulmans afin de connaître leur réaction à cette rupture de l’oumma, la communauté des croyants. Il s’agit en effet d’un concept décisif qui dépasse les différences ethniques, linguistiques, culturelles et bien entendu géographiques. Il est inadmissible pour un musulman de considérer des infidèles plus proches que des mahométans en fonction d’un critère de proximité géographique. L’auteur n’a que faire des précisions historiques, comme s’il lui était impossible de construire un récit intéressant en les respectant (ce qui
demanderait évidemment plus d’efforts) mais, de plus, il commet des erreurs qu’il aurait pu éviter (même dans les limites de ses connaissances) en faisant simplement preuve de prudence et en modérant un peu son incontinence verbale. Il adhère avec une grande joie94 à la mythification idiote de l’histoire par Ignacio Olagüe95, auteur selon lequel il ne s’est produit aucune invasion islamique mais une intégration spontanée (nous supposons qu’il plaisante) de l’Hispanie romano-wisigothique dans l’environnement culturel arabe par simple osmose. Les résumés répétés des sottises d’Olagüe (veuillez nous excuser ce langage, mais il est impossible d’utiliser d’autre mots si l’on veut être précis) poussent l’auteur à écrire de nouvelles bêtises, comme lorsqu’il nie l’existence de références à des dirigeants antérieurs à ‘Abd al-Rahman I9697 (Alqama98, Yusuf al-Fihri99, ‘Abd al-Rahman al-Rhafiqi100, Tariq ibn Ziyad ou Moussa ibn Noçaïr101 n’ont donc pas existé, selon lui). De façon générale, Antonio Gala exploite la méconnaissance du sujet au sein de son public et, dans certains cas, la confusion de certains termes comme « al-Andalus » et « Andalousie »102. C’est ainsi que Gonzalve de Cordoue103 affirme : « Je suis moi aussi andalou. Je suis né à Montilla ; mes aïeux étaient déjà andalous […]. Cela fait des centaines d’années que l’Andalousie n’est plus tout à fait à vous [les chrétiens] ». C’était pourtant le contraire : l’Andalousie était largement chrétienne (tout du moins pour les actuelles provinces de Huelva, Séville, Cadix, Cordoue et une large partie de celle de Jaén) tandis que l’altérité était représentée par les restes d’alAndalus. Ce terme (et c’est presque une honte que d’avoir à le préciser pour la énième fois) couramment utilisé par les historiens, les hommes de lettres et les géographes arabes ne signifie pas « Andalousie » mais « Espagne musulmane », que ses frontières soient fixées au Douro (comme a u Xe siècle) ou à Gibraltar (comme au XIVe siècle). Sans nous appesantir pour le moment sur l’origine du terme « al-Andalus », nous devons clairement rappeler la distinction entre « Andalousie » et « royaume de Grenade », dont nous avons parlé plus haut et qui a continué d’exister jusqu’au XIXe siècle. Cette distinction se retrouve d’ailleurs partout chez nos classiques. C’est presque une lapalissade que de soutenir que les nations accumulent et assimilent des expériences, des traits, des éléments vitaux très divers qui leur sont propres ou viennent de l’étranger, tandis qu’elles en rejettent ou modifient d’autres. C’est le bilan final (éternellement provisoire et en
révision perpétuelle), c’est-à-dire l’addition et la soustraction de ces aspects, qui forme ce que nous appelons identité à un moment donné. « Nous sommes ce que nous sommes mais aussi ce qu’ont été les autres », selon les termes de José Saramago. Ce dernier nous rappelle, en partant de la sagesse accumulée grâce à ce qu’il appelle modestement ses « erreurs »104, l’impossibilité de descendre du bateau sur lequel nous voguons depuis notre naissance, tout accrochés que nous sommes aux premiers balbutiements du langage, à la nostalgie de la cuisine maternelle ou aux chênes rouvres, yeuses et châtaigniers que nous avons tant aimés, mais sans le comprendre avant de les avoir perdus. Le concept d’Espagne, pour sa part, inséré dans un certain système de valeurs auquel nous nous identifions, ne se constitue pas clairement avant la seconde partie du XVIe siècle105 ; quant à la notion d’Andalousie telle que nous la concevons et vivons aujourd’hui, elle n’est pas antérieure au XVIIIe siècle, ce qui rend chimériques ou fallacieux tous les projets qui cherchent à en faire remonter la fondation avant cette date. Nous pouvons fouiller dans le coffre des vieux manuels d’histoire et proclamer qu’Indortes et Istolacio106, Indibilis et Mandonius107 ou Viriathe108-109 étaient espagnols, ce qui leur permet de devenir les fondateurs lointains d’une série de mythes nationaux. C’est pour les mêmes raisons que nous pourrions aussi enrôler des noms comme Sénèque110, Martial111 ou Trajan112. Ce simple argument géographique dote en effet la terre de pouvoirs métaphysiques qui insufflent à ses habitants un caractère donné, indépendamment des facteurs économiques, technologiques, religieux, linguistiques et culturels en général, sans tenir compte des événements politiques concrets qui modèlent la vie humaine, en ignorant le changement constant de tous ces éléments. Le concept d’une identité rigide et sacralisée non seulement méconnaît les modifications liées au temps et aux mouvements sociaux mais ferme aussi les yeux sur l’idée certes gênante que ces personnages avaient d’eux-mêmes et de leur environnement. On confond alors la nostalgie sporadique, anecdotique et accidentelle de sa terre natale (si nostalgie il y a) avec l’essence de ces hommes, avec les raisons pour lesquelles ils agissaient : le fait d’être romains. Le caractère grossier et inconsistant de cet argument géographique peut être confirmé par l’expérience personnelle : alors que Benidorm113 ou Torremolinos114 n’ont plus grand-chose d’espagnol (exception faite des serveurs), on peut reconnaître, quand on parcourt
l’Amérique, que ce soit en passant dans des lieux reculés ou dans des grandes métropoles, des attitudes, des objets et des éléments d’identité hispaniques, voire espagnols, c’est-à-dire conformes à cet ensemble de valeurs qui s’est stabilisé au XVIe siècle. Ces éléments sont repérables dans l’architecture, le langage, la nourriture, les sensations et sentiments liés au lieu occupé par les hommes (et les femmes), l’importance (ou au contraire l’insignifiance) de certains actes humains, etc. Rassurons immédiatement les plus critiques et subtils des anti-identitaires qui nous liraient : nous nous bornons ici à rappeler certains faits et nous ne cherchons pas à faire renaître une Hispanité115 illusoire que nous détestons sans doute plus qu’eux. Tous ces éléments « espagnols » sont en effet intriqués et pénétrés d’autres réalités tout aussi complexes et constitutives des cultures nationales de chaque pays. De la même façon, on peut définir comme une grave falsification de l’histoire (dans laquelle tombent ensemble Américo Castro, Sánchez Albornoz et leur coterie respective) le fait d’affirmer que les musulmans d’alAndalus étaient espagnols, car cette affirmation ne répond pas à la façon dont ce groupe humain s’identifiait lui-même et ne prête attention qu’au lieu de naissance. On peut toujours penser que cette réalité n’est pas plaisante et qu’il faudrait la changer dans un sens ou un autre, en forçant le cours de l’histoire ou, au contraire, en la laissant s’écouler. Personne ne devrait, en revanche, se sentir exaspéré et vexé ni éprouver le besoin d’insulter ceux qui pensent de manière générale que les définitions du dictionnaire correspondent assez bien à la réalité : les Andalousiens116 se savaient avant tout musulmans (et se comportaient en tant que tels). Il s’agit d’une qualité indélébile, primordiale et déterminante au Moyen Âge, époque durant laquelle l’affrontement entre Islam et chrétienté a profondément marqué la civilisation d’origine grécolatine en la poussant à s’interroger sur sa propre survie. Sous l’angle musulman, l’appartenance religieuse était (et est toujours) encore plus décisive que sous l’angle chrétien. Ainsi, quand Ibn Battûta arrive en Chine117, la communauté musulmane locale le reçoit et le traite comme un authentique « frère »118, avec une tendresse beaucoup plus grande que celle dont font preuve les Anglais ou les Français à l’égard des Castillans. Ajoutons que les Andalousiens pensaient participer d’un passé arabe mythique (bien que la conception politique du monde arabe soit extrêmement récente) dont ils rêvaient étant donné le prestige racial qu’il impliquait à leurs
yeux. Ainsi peut s’expliquer la survivance à des époques très avancées de l’histoire d’al-Andalus (les XIIe, XIIIe ou XIVe siècles, par exemple) de la volonté de se trouver des ancêtres arabes venus en péninsule Ibérique, ce qui a conduit à une falsification des lignages. En toute logique, le lien était assuré par la langue arabe ainsi que par les voyages en Orient, dans le cadre du pèlerinage à La Mecque et d’une quête de « science »119. Rivaliser en connaissance et en richesse de la langue avec les Orientaux était un motif d’orgueil pour les Hispano-Arabes ; c’est pourquoi ils le faisaient remarquer dès que possible. De la même façon, ils étaient vexés par les moqueries qu’ils recevaient en Orient à propos de leur diction car ils avaient la sensibilité à fleur de peau et d’importants complexes en tant que locuteurs périphériques de l’arabe. En déduire une conscience nationale, comme on l’a parfois dit, est une pure extrapolation liée à nos propres conceptions à propos de la nation120. C’est peut-être José Saramago, auquel nous faisions référence plus haut, qui a offert le résumé le plus clair et le plus décomplexé à propos du problème de l’identité : « La moitié du monde proclame que la question de l’identité culturelle ne mérite pas que l’on passe autant de temps à en débattre. Nous arrivons finalement à la conclusion suivante : il arrive à cette moitié du monde la même chose que ce que Buffon décrit pour la nature, « Chassez le naturel, il revient au galop » […], à savoir la notion d’appartenance culturelle, toujours inscrite dans les limites du bon sens, qui sont beaucoup plus étroites que ce que l’on peut croire en général. Le bon sens est le terrain dont nous refusons de nous éloigner simplement car nous avons la conscience très claire de nos propres limitations. J’ai fini par affirmer que nous vivons pour dire qui nous sommes »121.
Venons-en finalement à la Reivindicación del conde don Julián, de Juan Goytisolo. Nous ignorons si l’auteur soutient toujours à l’heure actuelle (la première édition, publiée au Mexique, date de 1970) toutes les positions extrêmes qu’il défend dans son œuvre, particulièrement dans le domaine littéraire, ou bien si son idée suggestive et répugnante122 de mettre des cafards écrasés, des fourmis croustillantes, des mouches à viande, des araignées, des taons, des punaises, toutes sortes enfin de diptères, d’hémiptères ou de coléoptères dans les ouvrages de la bibliothèque espagnole de Tanger lui fait
aujourd’hui honte. Ce serait une saine prise de distance qui lui ferait voir qu’il verse ainsi bien des immondices sur sainte Thérèse d’Ávila, Lope de Vega, Calderón de la Barca, Tirso de Molina, saint Jean de la Croix123 simplement parce qu’il a choisi l’exil. De récentes déclarations contre les auteurs de la génération de 1898 montrent cependant qu’il risque de ne jamais perdre cette tendance devenue chez lui naturelle. Quoi qu’il en soit, cette attaque contre la littérature espagnole, plutôt réussie d’un point de vue stylistique, est si excessive qu’elle finit par produire l’effet inverse de ce qui était désiré à l’origine. C’est le propre de tout message excessif, répétitif et abrutissant : il en devient logiquement ennuyeux, peu crédible et, plutôt que nous irriter (ce qui est l’objectif de son auteur), il finit par nous fatiguer. Les insultes récurrentes de Goytisolo nous laissent froids par leurs débordements incessants : « marâtre immonde, pays de serviteurs et de seigneurs » (quel pays ne correspond pas à cette description ?), « funeste péninsule » (qu’a à voir le Portugal avec le procès que nous fait Goytisolo ?), « patrie qui déborde de pus », « pays de merde », « funeste pays ». Cette manière de s’exprimer en braillant est peut-être le témoignage le plus frappant du caractère espagnol de Juan Goytisolo. Tout bien considéré, il pourrait parfaitement assumer l’identité des Carpétans124qu’il dit tant mépriser. Cet acharnement dans l’exagération, cet enthousiasme joyeux avec lequel il procède à des simplifications brutales est un trait en effet typiquement espagnol : « Romancero, auto sacramental125, livre de chevalerie ! Cid Campeador, Manolete126, meseta127 ! Mystique, tauromachie, stoïcisme128 ! Sénèque, Sénèque, Sénèque ! »129 Cet ouvrage tout entier est un paradoxe, puisque Goytisolo, armé d’une méthodologie typiquement espagnole, tente de faire disparaître tous les éléments qui donnent vie et forme à notre culture, qu’elle soit populaire ou savante. Cette manière de procéder ressemble fort à la subtile dialectique de l’humoriste Vázquez de Sola130 à l’occasion du cinquième centenaire de la découverte de l’Amérique, en 1992. Celui-ci disait alors : « Je chie sur le cinquième centenaire ! ». Que voulez-vous, ceux qui ne sont pas capables d’atteindre les sommets de la synthèse doivent se contenter d’activités banales comme la réflexion et l’analyse des éructations d’autrui. Les constantes injures contre les Carpétans forment l’horizon d’un paysage dévasté dans lequel on exige la réarabisation de l’Espagne (nous
supposerons qu’il s’agit simplement d’une provocation ou d’un jeu de la part de Goytisolo), par le biais de la métaphore littéraire de la trahison et de la destruction de l’essence nationale. Il ne s’agit pourtant pas de tout reprendre à zéro, contrairement à ce qu’il indique dans certains passages, mais de substituer cette essence de l’Espagne à une autre nature (arabo-musulmane), dont la supériorité reste à démontrer, pour le dire gentiment. Après avoir renié l’identité espagnole (ou plutôt castillane)131, il se délecte et s’extasie en songeant à cette autre nature pourtant aussi critiquable que la nôtre : « images lyriques, somptueuses : festons de stuc, décorations de plâtre, puzzles de stalactites, fragiles colonnes, morceaux de céramique exquise, revêtements d’azulejo132, inscriptions coufiques133, caractères de style naskh134, moucharabiehs, marteaux de porte en fer, lampes des mosquées, jardins secrets, cours intérieures blanchies à la chaux, palmiers, récipients pour les feuilles, dunes, paysage familier »135. Goytisolo achève sa déclaration d’amour avec une annonce inquiétante pour l’intégrité des bâtiments concernés : « Tu libèreras la mosquée de Cordoue136, la Giralda137, l’Alhambra 138-139 ». Cette imprécation semble indiquer que l’auteur ignore que, même si les Espagnols ne sont pas toujours un modèle dans le domaine de la conservation artistique, l’unique palais arabe médiéval encore debout est précisément l’Alhambra de Grenade car tous les autres bâtiments du genre, une fois soumis à la volonté de leurs « libérateurs », ont été rasés, abandonnés, endommagés par leur incurie. Pauvre mosquée de Cordoue, soumise au même sort funeste que la mosquée Amr ibn al-As du Caire ! Si nous voulions singer les romantiques, nous pourrions déclamer ces vers : ô toi, madrassa Mustansiriya140, parle-nous, avec le terrible fardeau que tu portes ! Alhambra chérie, dis-nous tout sur les projets de ce dirigeant des Émirats arabes unis, qui voulait te recouvrir de néons, de plastique et de marbres pour réparer les erreurs dues à la négligence et à l’ineptie des Espagnols ! Quelles belles lamentations sur les ruines pourraient entonner les pleureuses de Ctésiphon141, Fostat142 et Marrakech ! Modérons notre élégie, cependant, car ce ne sont pas les Barbaresques qui sont, en fin de compte, les responsables des effusions de Juan Goytisolo, pas plus qu’ils n’expliquent ses épanchements lexicaux. Lorsqu’il propose par exemple143 d’« alléger notre vieil alcazar linguistique », en arrachant au castillan ses termes d’origine arabe, il tente d’en souligner l’importance afin
que nous en saisissions le poids dans des domaines comme l’architecture, l’alimentation ou dans bien d’autres champs de l’activité humaine. Il faut reconnaître qu’aujourd’hui, plus personne n’enfile un almófar144, ne fait le tour d’un adarve145, ne lance des azagayas146 ou ne joue de l’albogue147 mais l’auteur évoque malgré tout pour la énième fois l’aljibe148, l’alberca149 et l’alquería150 – autant de termes que nous apprécions comme des vocables espagnols adoptés il y a des siècles. De la même façon, il existe en espagnol de vieux gallicismes comme jardín, centinela, bayoneta ou batalla ; pourtant, nous ne pensons pas que notre langue soit spécialement tributaire de la langue française, alors que cette dernière l’a davantage influencée que la langue arabe. Il ne s’agit pas d’expliquer à Goytisolo que le lexique est l’élément linguistique le plus sujet à des altérations (par des emprunts, des créations, des évolutions, des disparitions de termes) car il le sait très probablement. Il ne s’agit pas non plus de lui rappeler qu’il a certainement eu l’idée de dresser une liste des arabismes espagnols en faisant son marché chez Américo Castro151, qui avait déjà énuméré pour ce faire différents aspects de la vie humaine. Notre objectif serait davantage de faire comprendre à cet écrivain et à d’autres adeptes des conclusions superficielles qu’il existe dans de nombreux cas des doublons d’origine arabe et romane (le plus célèbre étant aceituna / oliva152) ou que dans d’autres cas, les objets ou produits désignés par des vocables arabes existaient déjà dans la péninsule Ibérique avant le VIIIe siècle. Par ailleurs, ce lexique correspond à une société morte et enterrée avec le Moyen Âge et dont les influences, rappelons-le, sont de moins en moins prégnantes dans nos modes de vie, nos usages, nos achats, nos goûts ou notre vision du monde. Ces éblouissantes trouvailles lexicales, qui sonnent si bien à nos oreilles, sont l’œuvre d’hispanophones qui ont adapté les termes arabes à leur propre phonétique, dans un lent et vigoureux processus d’appropriation commun à toutes les langues sans complexe d’infériorité et disposant d’une profondeur historique suffisante. La Reivindicación del conde don Julián, aussi bien dans ses objectifs que dans sa rhétorique, constitue une négation de l’Espagne et une condamnation sans appel de l’histoire vue comme un accouchement difficile ou, pour l’auteur, comme une source de rêves presque érotiques. Un spécialiste de la question, cependant, n’aurait aucun mal à rédiger contre les Barbaresques ou les Arabes un texte comparable au réquisitoire violent et méprisant que
Goytisolo adresse dans cette œuvre aux Carpétans. Il serait cependant douteux qu’un Barbaresque ose écrire lui-même un pareil ouvrage – Salman Rushdie en est l’un des rares exemples. Le respect que nous avons envers les Nord-Africains et envers nous-mêmes nous interdit de commettre une telle injustice. La logique la plus élémentaire et le bon sens nous montrent que la rancœur et quelques vérités prétendument révélées sont de bien mauvaises conseillères. Ni les Barbaresques, ni les Carpétans ne sont responsables de la frustration et de la colère de Goytisolo.
1 Chapitre originellement publié dans Awraq, XIX (1998). 2 M. J. Viguera, « Arabismo y valoración de al-Andalus », in Actas del i Simposio de la Sociedad española de Estudios árabes (Salamanque, 1994), Madrid, 1995. 3 Le groupe d’historiens dirigé par M. J. Viguera a achevé à la fin de l’année 2000 cette œuvre colossale qu’est l’histoire de Lévi-Provençal. 4 Terme espagnol signifiant « vacarme », « clameur ». [NdT] 5 J. Goytisolo, « Cara y cruz del moro en nuestra literatura », Leviatán, été 1981, deuxième époque, numéro 4, 89. 6 Romance attribué à Góngora, Obras completas, 268-269, Madrid, Aguilar, 1967. 7 « On the one hand, writers do not compose works of art to illustrate literary theories, but rather, theories are derived from or based upon what writers compose, or have composed in the past » (J.T. Monroe, The Art of Badi’ az-Zaman al-Hamadani as Picaresque narrative, 98, Beyrouth, Université américaine de Beyrouth, 1983). 8 Y. Lacoste, Ibn Khaldoun. Naissance de l’histoire passée du TiersMonde, Paris, Maspero, 1973. 9 Junípero Serra (1713-1784) est un franciscain espagnol surtout connu pour avoir fondé neuf missions dans l’actuelle Californie. Il est souvent considéré comme le « fondateur » (au moins à titre spirituel) de cet État devenu américain. [NdT] 10 Charles III (1759-1788), quatrième souverain espagnol de la dynastie des Bourbon, est considéré outre-Pyrénées comme le prototype du despote
éclairé, soucieux de réformer son pays, d’en améliorer le fonctionnement et de l’élever intellectuellement. Il est particulièrement important dans l’imaginaire des Madrilènes car c’est lui qui dote la ville d’infrastructures et de bâtiments dignes d’une capitale. [NdT] 11 Les Lettres marocaines sont l’œuvre de José Cadalso (1741-1782), écrivain espagnol du siècle des Lumières. Il s’agit d’un ensemble de quatrevingt-dix lettres fictives écrites par un certain Gazel, jeune Marocain qui voyage en tant que diplomate dans toute l’Europe et en particulier en Espagne. Il en profite pour faire connaître la réalité de ce pays à son interlocuteur. Cet ouvrage est inspiré des célèbres Lettres persanes de Montesquieu. [NdT] 12 J. Cadalso, Cartas Marruecas, 79, Madrid, Cátedra, 1990. 13 Genre poétique arabe inventé en al-Andalus, le muwashshah est une forme fixe de cinq à sept strophes à rimes variées. [NdT] 14 « Antonio Gala, qui essaie de reproduire la structure et le style narratif des grands prosateurs arabes, fait appel aux formules stylistiques consacrées par la littérature arabe classique. C’est ainsi que le texte commence par la basmala, suivie de la fatiha, les noms des personnages défunts ainsi que ceux des prophètes, suivis de ces phrases initiales (rahimahul-lah) […] » (Antonio Ramos, « Croisement d’images », 125). L’auteur insiste en ce sens : « L’auteur s’efforce de reproduire la sonorité de la langue arabe, employant çà et là des tournures et des mots d’origine arabe qui abondent en espagnol » (ibid., 126). Outre le fait que ces mots d’origine arabe n’abondent pas tant que cela en espagnol, il faut insister sur l’idée que la phonétique du castillan est si différente de celle de l’arabe que les locuteurs de cette langue-là les reconnaissent difficilement, comme nous le signalions plus haut. 15 Les considérations répétées et stéréotypées à propos de l’inaptitude des Espagnols dans les « arts mécaniques » (90, 139) constituent sans doute une de ces remarques extrêmes. 16 Cadalso, Cartas Marruecas, 122. 17 Cadalso, Cartas Marruecas, 100. 18 Cadalso, Cartas Marruecas, 301. 19 Roi d’Espagne de 1788 à 1808, déposé par son fils à Aranjuez puis par
Napoléon à Bayonne, Charles IV a laissé le souvenir d’un souverain faible, sans réelles qualités de gouvernement et dominé par sa femme, Marie-Louise de Bourbon-Parme, et son principal ministre, Manuel Godoy. Les portraits peu flatteurs qu’en a faits Goya ont aussi contribué à ternir sa postérité. [NdT] 20 Fils aîné de Charles IV, Ferdinand VII (1813-1833) est encore plus durement jugé par l’historiographie que son père. D’abord dépossédé de ses droits dynastiques par Napoléon, il est finalement restauré sur le trône d’Espagne en 1813 par le traité de Valençay. Si son retour soulève de grands espoirs, le monarque les déçoit rapidement en suspendant la constitution de 1812, en agissant de manière autoritaire et en réprimant les libéraux. Il est le dernier roi absolu d’Espagne. [NdT] 21 Littéralement, des « francisés » – c’est-à-dire des partisans espagnols de Napoléon Bonaparte et de son frère, Joseph, placé sur le trône d’Espagne en 1808. À partir de 1813, le fait d’avoir collaboré avec l’occupant français, d’avoir exprimé des sympathies à son égard ou même de communier avec les idées libérales est un motif d’exil, voire d’emprisonnement. [NdT] 22 L’on peut aussi citer d’autres œuvres de la même époque qui ne sont pas strictement des ouvrages à thématique mauresque mais qui ne sont pas moins remarquables pour leur époque : Espronceda, Sancho Saldaña o el castellano de Cuéllar ; Larra, El doncel de don Enrique el Doliente ; E. Gil y Carrasco, El señor de Bembibre ; Navarro Villoslada, Amaya o los vascos en el siglo VIII ; Cánovas del Castillo, La Campana de Huesca. 23 Les Zégris constituent la faction opposée aux Abencérages dans la Grenade de la fin du XVe siècle. [NdT] 24 Historia de la literatura española. El siglo XIX, volume 8, 103, Madrid, Espasa, 1997. 25 Le plus important et célèbre de ces auteurs, Benito Pérez Galdós (18431920), est considéré comme le principal romancier du réalisme espagnol. [NdT] 26 Anonyme, Cantares de gesta, 42, édition de C. Guardiola, Saragosse, 1971. 27 « C’est sans doute en grande partie aux déplacements provoqués par l’invasion napoléonienne du début du XIXe siècle que l’on doit en premier lieu
la curiosité collective à l’égard de l’Andalousie. Cet intérêt a été transmis à la génération suivante, qui était déjà pleinement influencée par le romantisme, et a pris la forme d’un flux plus ou moins continu de voyageurs qui ont fondé le mythe méridional de l’Andalousie, chargé d’orientalisme et d’exotisme. C’est ainsi que les terres du Sud ont acquis un rôle littéraire important, car l’on pouvait y retrouver avec une certaine vraisemblance cette pluralité d’attitudes sensuelles, cruelles, primitives, traditionnelles, disparues ou peu probables sous d’autres latitudes » (introduction à Estébanez Calderón, Escenas andaluzas, 22).De nombreux auteurs étrangers offrent de délicieuses pages qui trahissent leur recherche du bon sauvage en Espagne – voir P. Mérimée, Viajes a España, 141, deuxième édition, Madrid, Aguilar, 1990. Le même auteur nous amuse lorsqu’il affirme tout naturellement, au cours d’un voyage à Valence, découvrir « un élégant édifice arabe, la Bourse de la Soie » (Viajes a España, 72) alors qu’il est évident qu’il s’agit d’une œuvre du gothique flamboyant du XVe siècle (voir A. Ponz, Viaje a España, tome IV, lettre III, volume I, 664, Madrid, Aguil ar, 1988) 28 S. Estébanez Calderón, Escenas andaluzas, 197 et ss. 29 Sous-lieutenant. [NdT] 30 L’écrivain met une fois encore en évidence la légèreté de ses notions en arabe lorsqu’il affirme que le mot híala (sic) signifie « gazelle » (Escenas, 277) ou lorsqu’il prétend que le toponyme Mairena, qui désigne plusieurs communes andalouses, est dérivé de l’arabe Ma amad (« eau de la source »). Il va sans dire que nous ne trouvons nulle part de tels mots (híala et amad) ou de telles acceptions et que Mairena est une évolution mozarabe du latin Mariana, qui dérive à son tour du nom propre Marius.Lorsqu’il parle de « socunamiento ou élimination de la fin de tous les mots » (Escenas, 107), au sens de « silence » ou d’« absence de voyelle » (ce qui est évident pour un arabisant mais incompréhensible pour des néophytes), il ne tombe pas seulement dans une pédanterie propre à certains spécialistes (qui introduisent des arabismes techniques inexistants en castillan) mais il renonce également à être compris. Il provoque par ailleurs une erreur de l’éditeur (dans la note 159 bis), qui n’est pas dans l’obligation de connaître l’arabe : « Le terme socunamiento, qui n’est recueilli dans aucune source lexicographique courante, est peut-être une création d’Estébanez qui caractérise l’idiolecte ou
le parler spécifique de Manolito Gázquez ». 31 Escenas, 219 et ss. 32 Ibid., 80. 33 Ibid., 106. 34 Id. 35 P.A. de Alarcón, Últimos escritos, 50, Madrid, 1922. 36 Caro Baroja, Los moriscos del reino de Granada, 258. 37 Antonio Cánovas del Castillo (1828-1897) est sans nul doute le principal dirigeant espagnol de la seconde partie du XIXe siècle. Artisan de la Deuxième Restauration (1875-1931), défenseur de la monarchie et inspirateur de la constitution de 1876, il est aussi l’auteur d’œuvres historiques. [NdT] 38 Id. 39 J’utilise les termes gauche et droite car ils sont consacrés par l’usage mais j’ai conscience qu’ils méritent aujourd’hui d’être considérés avec précaution et parcimonie. 40 S’étant déroulée en 722 non loin du village de Cangas de Onís, dans les actuelles Asturies, la bataille de Covadonga oppose le chef wisigothique Pélage aux troupes d’al-Andalus. Il s’agit de la bataille qui marque le début de la Reconquista. [NdT] 41 « La patrie est la mère de tous les vices et le plus expéditif, le plus efficace pour s’en débarrasser consiste à la vendre, à la trahir » (J. Goytisolo, Reivindicación del conde don Julián, 134) ; « il faut tout vendre au rabais : l’histoire, les croyances, le langage, l’enfance, les paysages, la famille ; il faut refuser l’identité, tout reprendre à zéro » (ibid., 135). J. Goytisolo n’est pourtant pas précisément « de gauche » mais il me sert d’exemple pour ces attaques aveugles contre l’« identité » honnie. Pourtant, que reste-t-il à un être humain s’il renonce ou si on l’oblige à renoncer par des voies plus ou moins expéditives à tous les traits culturels qui constituent son esprit et son univers proche ? Goytisolo croit-il ou croyait-il réellement à ce qu’il écrivait ou s’agissait-il d’un simple exercice esthétique et provocateur ? 42 Diario, II, 183.
43 Diario, II, 241. 44 La mise à sac de l’alcaicería de Tétouan (Diario, II, 87) par les Hébreux, qui profitent de la fuite de la population musulmane, lui fournit le prétexte pour une série de commentaires non seulement injustes mais aussi peu lucides au regard de nos connaissances actuelles sur l’événement (Diario, II, 70-71 et 88). 45 Alarcón, Diario, I, 8. 46 Ibid., I, 83. 47 Ibid., I, 98. 48 Ibid., I, 246. 49 Alarcón, Historietas nacionales, 236, Madrid, 1943. Il semble inutile de souligner le ridicule de cette allusion à une « barbe sémitique » dans le Nord du Maroc, quand bien même une telle variété de barbe existerait. 50 Voir Léon l’Africain, Descripción general de África, 32 et ss. – Traduction, introduction, notes et index de Serafín Fanjul, Madrid, 1995. 51 « […] l’Afrique garde dans son cœur les caractères du mystère, du doute, du désespoir, de l’éternité et de l’infini ! » (Alarcón, Diario, I, 29). 52 Peu après avoir quitté Ceuta, il trouve déjà les véritables clefs explicatives de l’Afrique : « c’est dans le défilé d’Anghera que se trouve le sphinx muet, dépositaire de l’énigme de la véritable Afrique, de l’Afrique mystérieuse et indépendante » (Alarcón, Diario, I, 46). 53 « […] tout ce que j’ai observé jusqu’à présent confirme mes désirs et mes attentes […]. Le mystère musulman subsiste encore et, demain ou aprèsdemain, lorsque je contemplerai la vallée de Tétouan, le sphinx sarrasin commencera à parler ! » (Alarcón, Diario, I, 205). 54 « Les foyers, les meubles, les coutumes, les enfants, les femmes, les terres cultivées, la religion, l’artisanat, le degré de civilisation plus ou moins grand de ces gens, leur vie même, tout est pour nous encore secret. Je parle comme la foule, comme un humble soldat ; je fais abstraction de ce que j’ai pu lire jadis à propos de ce pays ; j’oublie complètement ce que j’ai appris, je m’en méfie » (Alarcón, Diario, I, 204). 55 « Almería, dis-je, était l’odalisque rêvée pour nous, les poètes, de
l’autre côté de cette grande chaîne de montagnes ; c’était la vision orientale qui m’avait souri de loin, à chaque fois que j’avais été converser avec le passé dans les forteresses mauresques de Guadix et de Grenade ; c’était, finalement, un mirage produit par la côte africaine » (Alarcón, Últimos escritos, 27). 56 Alarcón, Las Alpujarras, XIII, Madrid, 1942. 57 Alarcón, Diario, I, 47 et 93. 58 Alarcón, Últimos escritos, 27. 59 Ibid., 26. 60 Terme d’origine arabe qui peut désigner un campement bédouin ou un quartier de demeures précaires. [NdT] 61 Alarcón lui-même s’en fait l’écho, de manière inconsciente, lorsqu’il évoque le « royaume de Grenade » (Diario, I, 36) comme un élément distinct de l’« Andalousie » en 1860. Il se fait même encore plus clair : « La province d’Almería, par son caractère rebelle, est plus proche de Murcie que de l’Andalousie, que ce soit dans l’habillement, le type de ses habitants, leur langage ou l’aspect général des terroirs et les produits qu’ils fournissent […] » (Alarcón, Últimos escritos, 26). Que personne ne croie qu’insister sur ces faits historiques signifie que je cherche à remettre en cause l’intégrité territoriale andalouse. À mon avis, l’actuelle division administrative andalouse est très bien comme elle est et il vaut mieux ne pas y toucher, en dépit des particularismes locaux. 62 Adverbe archaïque qui signifie « bientôt », « presque » ou « facilement ». [NdT] 63 Forme archaïque de trajo, qui est la conjugaison du verbe traer (« amener », « apporter ») à la troisième personne du singulier du prétérit. [NdT] 64 Forme archaïque de vi, qui est la conjugaison du verbe ver (« voir ») à la première personne du singulier du prétérit. [NdT] 65 Verbe archaïque qui signifie « acheter ». [NdT] 66 Expression vieillie qui désigne des yeux injectés de sang. [NdT] 67 Pedro Cieza de León (1520-1554) est un conquistador surtout connu pour avoir été historien et chroniqueur des régions andines. L’auteur fait
référence, par cette allusion, à la manière de parler et d’écrire des Espagnols du XVIe siècle. [NdT] 68 Alarcón, Últimos escritos, 25. 69 La zarzuela est un genre théâtral et musical typiquement espagnol apparu au XIXe siècle, très attaché à la ville de Madrid et que l’on peut rapprocher du Singspiel viennois ou de l’opéra-comique français. [NdT] 70 L’appellation péjorative « national-catholicisme » recouvre l’idéologie officielle du régime franquiste, qui a laissé une large part de la société au contrôle de l’Église catholique. [NdT] 71 « Mon fils, pars vite en Espagne, pars dans n’importe quel pays civilisé, car en Afrique, il n’y a d’autre avenir que celui de mendiant » (B. Pérez Galdós, Aita Tettauen, Episodios nacionales, IV, 662). 72 « […] le Maure et l’Espagnol sont plus proches qu’il ne semble. Ôtez un peu de religion, ôtez encore un peu de langue et la parenté, l’air de famille saute aux yeux » (Pérez Galdós, Aita Tettauen, Episodios nacionales, IV, 556). 73 Pérez Galdós, Aita Tettauen, Episodios nacionales, IV, 585. 74 Ibid., IV, 589. 75 C’est-à-dire Charles de Bourbon (1788-1855), frère du roi Ferdinand VII, qui a contesté le droit de sa nièce Isabelle à régner sur l’Espagne et a donné son nom au carlisme, doctrine absolutiste comparable au légitimisme français. Le carlisme a surtout recruté des partisans au Pays basque et dans certaines zones rurales de Catalogne car il prônait la défense du droit foral, des traditions, des coutumes et privilèges régionaux. [NdT] 76 Le général José María Torrijos (1791-1831) est un officier libéral qui a participé à la conspiration de 1817 contre le roi Ferdinand VII. Ce coup d’État visait à rétablir la constitution de 1812, abrogée par le souverain absolu. Après plusieurs années d’exil, il débarque sur la côte andalouse en décembre 1831 mais tombe dans un piège tendu par les autorités absolutistes et est fait exécuter par Vicente González Moreno. Il est finalement fusillé sur une plage de Málaga, scène immortalisée par la suite par Antonio Gisbert dans un tableau devenu célèbre. [NdT]
77 Ibid., IV, 557. 78 Ángel Ganivet (1865-1898) est considéré comme un précurseur de la fameuse génération d’écrivains et de penseurs de 1898. Diplomate de formation, il est notamment l’auteur d’un Idearium español, où il tente de définir l’essence de l’Espagne. [NdT] 79 À l’issue de la Guerre hispano-américaine (appelée « désastre de 1898 » par l’historiographie espagnole), l’Espagne perd ses dernières colonies en Amérique (Cuba et Porto Rico) ainsi que dans le Pacifique (Philippines, îles Mariannes, îles Palaos, îles Carolines). Cette défaite dans des conditions humiliantes face à une puissance montante (les États-Unis), assortie de la fin de la présence espagnole outre-Atlantique, a été ressentie comme une tragédie nationale tout au long des décennies qui ont suivi. [NdT] 80 J.M. Riesgo, « Imán y R.J. Sender », in Cuadernos de Historia Contemporánea, 14, 1992, 183, édition de l’université Complutense. 81 Dominé dans un premier temps par la figure du penseur Joaquín Costa (1846-1911), le régénérationnisme est l’un des serpents de mer de la politique et de la philosophie espagnoles au tournant du XIXe et du XXe siècle. Envisageant les problèmes du pays, son déclin sur la scène internationale, son retard économique et technologique et ses archaïsmes politiques, les tenants du régénérationnisme proposent une série de mesures plus ou moins concrètes pour régénérer l’Espagne. Les partisans de ce mouvement politique appartiennent à différents courants d’opinion (monarchistes ou républicains, libéraux ou conservateurs, etc.) [NdT] 82 Américo Castro, La Realidad histórica de España, 29. 83 Ancien royaume du Nord-Nord-Ouest de l’Espagne, le León apparaît comme région administrative en 1833. Intégré à l’actuelle Castille-et-León, il est en contact avec le Portugal, la Galice, la Cantabrie et les Asturies et regroupe les provinces de León, Zamora et Salamanque. [NdT] 84 A. Gala, El Manuscrito carmesí, 202. Voir aussi 231 : « les chrétiens n’aiment pas être des laboureurs ». 85 « Vu qu’il s’est passé ce qu’il s’est passé, […] quoi qu’ils disent, ils s’entendent toujours comme chien et chat » (267).
86 Antonio Gala nous montre comment introduire le rejet de la consanguinité ou de l’endogamie, concepts totalement absents de la société arabe (31) ; comment confondre « mongol » et « moghol » (546) ; ou comment utiliser la surprenante appellation de « calife » pour évoquer le sultan de Fès (18, 19, 20, 21). L’auteur présente d’ailleurs un certain Hamet al Benimarín (sic) comme « calife », ce qui ne manque pas de surprendre étant donné que l’action est censée se situer autour de 1526. Le nom de ce « calife » est une erreur reprise littéralement de P.A. de Alarcón (Las Alpujarras, 17, Madrid, 1942) et il désigne le membre d’une dynastie qui s’est définitivement éteinte après l’assassinat d’‘Abd al-Haqq, son dernier représentant, en 1465. Ne parlons pas de la graphie de mirhab (répétée à trois reprises aux pages 237-238) ou de son évocation des prêtres maures. 87 Muley devient « seigneur » (69) ; Nasim, « brise » (86) ; Widad, « amor » (394) ; Sihr, « magie » (218). À d’autres moments, les explications données semblent un peu courtes et il serait préférable que l’auteur ne s’attaque pas à des sujets trop difficiles pour lui. C’est pourtant ce qu’il fait, par exemple lorsqu’il affirme : « avec l’accent d’Imala [sic], que nous utilisons ici pour prononcer les mots » (81). Cette précision laisse à penser qu’Imala serait un lieu ou une personne, alors qu’il s’agit d’un phénomène phonétique. Le lecteur non spécialiste ne peut de toute façon pas savoir ce dont il parle. 88 Manuscrito, 65-67 et 332. 89 « 20 000 Andalous étaient morts à Málaga » (359), phrase opposée aux « rois chrétiens ». Voir aussi 380 (« Les chrétiens n’ont laissé aucun arbre ni aucune tour debout mais n’ont trouvé aucun Andalou à tuer »). 90 Il n’ose qualifier ces derniers de « musulmans », comme si l’Islam antérieur aux Almoravides avait été angélique. 91 Manuscrito, 331-2. 92 Ibid., 256. 93 Voir aussi Manuscrito, 609. 94 Manuscrito, 330-1. 95 Auteur de l’ouvrage Les Arabes n’ont jamais envahi l’Espagne – Ce livre n’est pas cité par Antonio Gala (ce qui semble logique, puisqu’il
propose un roman) mais il le reproduit presque intégralement. 96 Manuscrito, 330. Et l’auteur va plus loin dans la provocation : « Jusqu’au règne d’‘Abd al-Rahman II, l’Islam passe inaperçu ». 97 Fondateur de l’émirat de Cordoue, il le dirige de 756 à 788. [NdT] 98 Alqama est un général musulman tué par les chrétiens lors de la bataille de Covadonga, en 722. [NdT] 99 Gouverneur musulman de Narbonne dans les années 730, il devient le dernier gouverneur omeyyade d’al-Andalus (747-756) avant la proclamation de l’émirat. [NdT] 100 Gouverneur d’al-Andalus à deux reprises (721-722 et 730-732). [NdT] 101 Supérieur hiérarchique de Tariq ibn Ziyad, il conquiert personnellement Séville, Mérida ou Saragosse avant d’être rappelé à Damas. [NdT] 102 Manuscrito, 227. 103 Version francisée du nom de Gonzalo Fernández de Córdoba (14531515), brillant chef militaire au service des Rois catholiques, surnommé « le Grand Capitaine » en raison de ses succès militaires. [NdT] 104 J. Saramago, Cuadernos de Lanzarote, 210, Madrid, Alfaguara, 1997. 105 García Cárcel, La Leyenda negra. Historia y opinión, 24-5, Madrid, Alianza Editorial, 1992. 106 Chef hispanique du IIIe siècle avant notre ère, Indortes prend la relève d’Istolacio après que ce dernier a été capturé et crucifié par Hamilcar Barca, qui vient d’envahir la péninsule Ibérique. Son sort est d’ailleurs identique. [NdT] 107 Roi des Ilergètes, Indibilis (258-205 avant Jésus-Christ) s’allie successivement à Rome et Carthage pour tenter de maintenir l’indépendance de son peuple au cours des Guerres puniques. Il est finalement défait et tué lors d’une bataille contre Scipion l’Africain. Généralement décrit comme le frère d’Indibilis, Mandonius est le chef des Ausétans, peuple ibérique qui sera finalement vaincu par Caton le Censeur. [NdT] 108 Meneur des Lusitaniens, Viriathe (mort en 139 avant notre ère) résiste
à l’invasion romaine de la péninsule Ibérique avant d’être assassiné par trois traîtres. Le territoire qu’il contrôlait s’étendait de part et d’autre de l’actuelle frontière hispano-portugaise, ce qui a poussé les deux pays à revendiquer sa figure. [NdT] 109 Dans le cas de Viriathe, ces manuels d’histoire si attendrissants et mal faits établissaient (et nous comprenons mieux pourquoi maintenant) une différence amusante : Viriathe était « lusitanien », ce qui permettait d’éviter le terme « portugais » (aussi illusoire pour l’époque que l’adjectif « espagnol »), qui nous aurait ainsi privés de l’un des héros de l’indépendance « espagnole ». La bonne volonté apparente de ce nationalisme archaïque et naïf a consciencieusement pavé le chemin vers l’enfer des spasmes centrifuges que nous connaissons aujourd’hui, depuis la Catalogne jusqu’aux Canaries. 110 Sénèque (4 avant J.-C.-65 après J.C.), philosophe et écrivain romain, est en effet originaire de l’actuelle Cordoue. [NdT] 111 Le poète latin Martial (40-104) est originaire de la ville romaine d’Augusta Bilbilis, qui correspond à l’actuelle Calatayud, en Aragon. [NdT] 112 Empereur romain (98-117) né dans la cité romaine d’Itálica, aujourd’hui située à Santiponce, non loin de Séville. [NdT] 113 Peuplée d’environ 70 000 habitants, la ville de Benidorm, considérée comme la « capitale » de la Costa Blanca, dans la Communauté de Valence, est célèbre pour son tourisme de masse et ses gratte-ciels résidentiels. [NdT] 114 Ville de 67 000 habitants, Torremolinos est l’une des principales destinations du tourisme balnéaire sur la Costa del Sol. [NdT] 115 L’Hispanité est un concept apparu au tournant du XIXe et du XXe siècle et vise à regrouper sous une même appellation l’ensemble des pays de langue espagnole autour d’une histoire commune, d’une série de valeurs (notamment le catholicisme) et d’une communauté de destin. Ce concept, célébré le 12 octobre en Espagne, à l’occasion de la fête nationale, ne fait l’unanimité ni outre-Pyrénées, ni outre-Atlantique. [NdT] 116 Nous évitons la polémique autour de la pertinence du terme par rapport à des mots comme « hispano-arabe » ou « arabo-andalou ». Nous utilisons les trois vocables comme synonymes et nous ne rejetons que le
terme « andalou » utilisé comme équivalent d’« andalousien » car cette équivalence mène, comme nous l’avons déjà signalé, à une confusion. 117 « Lorsqu’ils voient arriver un musulman, ces commerçants qui résident chez les infidèles se réjouissent grandement et disent : « Il est venu des terres d’Islam ». Ils lui font l’aumône légale, ce qui le rend riche » (Ibn Battûta, A través del Islam, 726, Madrid, édition Nacional, 1981). 118 Il n’est pas fortuit que l’un des premiers et des plus sanguinaires des groupes intégristes islamiques de ce siècle s’appelle « Frères musulmans ». 119 Ces deux motivations étaient indissociablement liées car la société civile était incluse dans la société religieuse et il n’y avait aucune distinction entre les deux. 120 Les Lettres pour l’éloge d’al-Andalus d’ibn al-Hazm et as-Saqundi constituent la simple revendication de glorioles locales qui ne remettent en rien en question l’appartenance d’al-Andalus au domaine arabe et musulman. L’œuvre d’ibn al-Hazm est une réponse à un autre ouvrage d’ibn al-Rabi atTamini, de Kairouan. Ibn al-Hazm passe en revue les différents genres de la littérature andalousienne, tandis qu’as-Saqundi tente d’affirmer la suprématie de la « race hispano-arabe » sur la race africaine des Berbères, exaltant ainsi la valeur intrinsèque de l’Islam hispanique et son poids culturel. La polémique et l’apologie s’y entrecroisent, mêlant l’opposition « raciale » entre Andalousiens et Berbères d’une part et l’opposition entre Berbères et Arabes d’origine d’autre part. As-Saqundi (qui était cadi chez les Almohades, ne l’oublions pas) attaque pour l’essentiel les Almoravides, qu’il pouvait critiquer tranquillement. Il révèle ainsi l’amertume ressentie par les musulmans d’al-Andalus, dominés par les dynasties africaines. Il utilise pour nourrir ses invectives des arguments qui pourraient aujourd’hui nous paraître pittoresques, dans un cadre culturel large, en faisant l’éloge des instruments de musique andalousiens, d’origine gréco-perse, pour mieux se moquer des tambourins barbares du Soudan. Mais nous ne pouvons ni ne devons exiger de lui qu’il ait recours aux critères ethnologiques actuels. 121 J. Saramago, Cuadernos de Lanzarote, 290. 122 J. Goytisolo, Reivindicación del conde don Julián, 36 et ss. 123 De son véritable nom Juan Yepes Álvarez, saint Jean de la Croix
(1542-1591) a fondé avec sainte Thérèse d’Ávila l’ordre des carmes déchaux. Il est l’auteur d’ouvrages de poésie mystique qui sont passés à la postérité. [NdT] 124 Les Carpétans sont l’une des tribus qui habitent en Espagne avant la conquête romaine. Ils occupent le centre de la péninsule Ibérique, là où se situe aujourd’hui la ville de Madrid, et sont généralement associés aux Vettons, autre peuple de l’actuelle Castille que Goytisolo considère (malheureusement) comme de parfaits représentants de l’identité espagnole. Cet auteur, par ailleurs, n’utilise pas carpetanos (qui est le terme correct en espagnol) mais carpetos, invention de son cru extrêmement péjorative. [NdT] 125 L’auto sacramental est un genre théâtral allégorique espagnol populaire du XVIe au XVIIIe siècle qui a pour sujet favori le mystère de l’eucharistie. Entouré d’une grande pompe et d’une liturgie particulière lors de ses représentations, il est finalement interdit en 1765. [NdT] 126 Manuel Laureano Rodríguez Sánchez (1917-1947), dit « Manolete », est l’un des plus célèbres toréros espagnols. Il est devenu un mythe de l’Espagne d’après-guerre après avoir été tué dans les arènes de Linares (Andalousie) par le taureau Islero. [NdT] 127 La meseta espagnole, c’est-à-dire le plateau qui occupe le centre du pays sur une surface de 400 000 kilomètres carrés, est généralement identifiée à ce qui est typiquement castillan (par opposition, par exemple, à la Catalogne). Une accumulation d’images caricaturales traditionnellement attachées à l’Espagne permet, dans l’esprit de Juan Goytisolo, de mieux critiquer et ridiculiser celle-ci. [NdT] 128 Il s’agit du stoïcisme de Sénèque, qu’il cite juste après. Ce courant philosophique, particulièrement la façon dont l’a développé cet auteur latin, a été revendiqué par de nombreux penseurs espagnols. [NdT] 129 Ibid., 122. 130 Journaliste et dessinateur espagnol, Andrés Vázquez de Sola s’est souvent fait remarquer pour ses prises de position fracassantes. [NdT] 131 Ibid., 135. 132 L’azulejo est une céramique faite d’émail brillant, typique de l’art
hispano-musulman et par la suite récupéré dans l’art espagnol et portugais. [NdT] 133 Les caractères coufiques étaient utilisés en arabe avant l’Hégire. On les reconnait à leur tracé anguleux. [NdT] 134 C’est en caractères de style naskh que sont généralement rédigés le Coran et la littérature islamique. [NdT] 135 Ibid., 136. 136 Il s’agit bien entendu de la mosquée-cathédrale de Cordoue, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1984. [NdT] 137 C’est le nom que porte le grand clocher de la cathédrale Sainte-Mariedu-Siège de Séville, qui constituait jadis le minaret de l’ancienne mosquée principale de la ville. [NdT] 138 Classée au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1984, l’Alhambra est le plus célèbre des palais mauresques d’Espagne. Elle est aussi le monument le plus visité du pays. [NdT] 139 Ibid., 138. 140 La madrassa Mustansiriya est l’une des plus vieilles écoles coraniques de Bagdad. [NdT] 141 Située sur le Tigre, la ville irakienne de Ctésiphon n’est de nos jours plus qu’un ensemble de ruines, après avoir été détruite par les musulmans. [NdT] 142 Première capitale arabe de l’Égypte, Fostat est incendiée par son propre vizir, Shawar, en 1168, afin d’empêcher les croisés d’en piller les richesses. [NdT] 143 Ibid., 186 et ss. 144 Camail d’armure, sorte de protection métallique souple qui recouvrait le crâne, le cou et le haut du torse. [NdT] 145 Chemin de ronde. [NdT] 146 Sagaies. [NdT] 147 Instrument de musique proche de l’olifant. [NdT]
148 Citerne, puits d’eau potable. [NdT] 149 Bassin, réservoir d’eau que l’on retrouve notamment dans les palais mauresques. [NdT] 150 À l’origine, ce terme désignait une petite communauté rurale à proximité d’une ville. Son sens a évolué pour désigner une petite ferme ou propriété agricole du Levant et de la région de Grenade. [NdT] 151 La realidad histórica de España, 213 et ss. 152 Olive. [NdT]
CHAPITRE 5 À LA RECHERCHE DE LA CULTURE POPULAIRE
« La vibration de la lumière : voilà le secret de l’Andalousie. »1
(Joaquín Romero Murube)
L’objectif de ces pages n’est pas, pour des raisons évidentes, de se limiter à l’Andalousie mais d’envisager les réminiscences arabes – réelles ou imaginaires – dans l’ensemble de l’Espagne et de sa culture. Comme nous l’avons déjà signalé et continuerons à le faire plus avant, c’est pourtant bien en Andalousie que le mirage mauresque déploie le plus ses effets irrationnels et c’est pourquoi c’est l’Andalousie (que je me refuse à nommer communauté autonome2, car cette région ne le mérite pas) qui retiendra le plus notre attention. Ce mirage concerne son folklore, son architecture, le mystère de son charme3 – ou le charme de son mystère, ce qui est, dans le fond, la même chose. Un nuage fantasmagorique de préjugés, d’illusions, de fétichisme local, de supercheries grossières associées à des intérêts anciens, de peurs ou de simples luttes pour la survie individuelle et collective a poussé les Espagnols du petit peuple (comme on disait jadis) à mélanger des arguments raisonnés de nature politique, économique ou historique à d’autres hypothèses imprégnées de l’obscurantisme et de l’ignorance propres à l’époque de leur
apparition (à l’image de ce qui se produisait dans toute l’Europe). C’est ainsi que l’on évitait d’avoir recours à des nourrices morisques ou marranes car on croyait que, par leur lait, elles transmettraient aux enfants des croyances, des habitudes culturelles ou une malice intrinsèque à leur communauté. » Cette peur explique le succès des nourrices montañesas4 (plus exactement les nourrices de Cantabrie, des Asturies et de Galice) qui, outre leurs excellentes qualités physiques, présentaient l’assurance de ne pas avoir été du tout « contaminées » par les Maures5. Nous avons beau jeu de sourire avec arrogance en pensant aux superstitions de nos ancêtres, il n’en demeure pas moins que toutes les époques ont eu leurs propres mythes. L’Antiquité a fait de la Beauté son idéal, le Moyen Âge a porté la Foi aux nues et le XXe siècle a consacré la Liberté. Notre époque, pour sa part, pense que c’est le dieu de l’électronique qui nous comblera de ses bienfaits. Rappelons par ailleurs, pour rester dans le domaine de la transmission des caractères maléfiques par le sang, le lait ou le simple contact, que dans les années 80 du siècle dernier, les agents de la CIA en mission au Nicaragua poussaient les paysans à ne pas se laisser vacciner par les services sanitaires du gouvernement sandiniste en leur expliquant que c’était par ce biais qu’on leur transmettrait le virus du communisme. Il n’est pas improbable que l’un de ces agents ait cru fermement à ses propres arguments… Les XVIe et XVIIe siècles ont vu apparaître des inquiétudes et des peurs compréhensibles dans une société terrorisée par la conscience de sa propre vulnérabilité face aux décisions arbitraires des autorités, aux cataclysmes naturels, aux épidémies, à la forte mortalité infantile, etc. Ces graves perturbations ne nous intéressent plus guère aujourd’hui mais elles sont indispensables pour comprendre et relativiser quelque peu les absurdités du passé, surtout si nous jugeons tout à l’aune de l’irréfutable rationalité des temps présents. Les penseurs du siècle des Lumières6, tout comme les romantiques et les libéraux du XIXe siècle, considèrent régulièrement dans leurs écrits l’expulsion des Juifs et des Maures comme la cause décisive du dépeuplement de l’Espagne, ignorant totalement les phénomènes que nous mentionnions plus haut. Ils ont de plus suscité, en raison du prestige que leur conférait leur culture supérieure, l’apparition d’éléments venus renforcer des mythes populaires favorables, opposés ou simplement erronés à propos des Maures et des traces qu’ils avaient laissées à l’échelle locale, ce qui a
logiquement favorisé la constitution de clichés dont les bases sont généralement fragiles et irrationnelles. D’autres penseurs, pourtant, n’ont pas manqué de repérer les erreurs nichées au cœur de la mentalité populaire, même s’ils n’ont pas toujours développé leurs réflexions à ce sujet. C’est le cas d’Antonio Burgos7, que la lutte en faveur de la modernisation de l’Andalousie a empêché en son temps de dire à voix haute ce que beaucoup d’Andalous pensent tout bas : les voyageurs du XIXe siècle sont particulièrement responsables de la stagnation historique de la région. Ils l’ont en effet idéalisée à travers les moments vécus et les scènes découvertes, dédaignant aussi bien la notion de changement que les indispensables données et études historiques qui auraient permis une compréhension documentée et rationnelle de ce qui s’était passé sur cette même terre – et sur ce qui s’y passe aujourd’hui. Antonio Burgos lui-même hésite entre des passages déchirants et innovateurs d’une part et une terrible rhétorique promauresque, dans laquelle il finit par tomber à son tour, bien qu’il nous fasse connaître son opinion défavorable à ce sujet : « Si l’on ôte le cliché mauresque, il ne reste presque rien en Andalousie de la domination historique des musulmans, dont la culture et la langue ont mis à feu et à sang la région. Il ne subsiste en Andalousie, dans tous les cas, que l’aljofifa8, l’alarife9, l’alfeñique10 et l’alambique, ces mots qui sonnent tellement bien à la télévision, quand un amateur vient nous présenter cette supercherie linguistique des trois cultures »11.
Si nous laissons de côté de minuscules groupes urbains qui suivent le mouvement pour diverses raisons et qui ne représentent bien entendu pas la population rurale, l’observation des idées qui circulent dans les milieux populaires andalous à propos des Maures nous offre un panorama surprenant par sa dualité (qu’un observateur étranger pourrait qualifier de schizophrène) et par la façon harmonieuse dont ces milieux expliquent, de manière consciente, leur réalité sociale et historique à l’aide de théories fantaisistes qu’ils attribuent sans sourciller au passé. Enrique Luque Baena12 l’a bien noté concernant le microcosme de Jaral de la Sierra (hameau de la Sierra Nevada, dans la province de Grenade), localité repeuplée en 1572 par cent familles de vieux chrétiens dont les descendants ont cependant conservé le souvenir de la
présence morisque avec toute une série de vieux récits (les musulmans gardaient des trésors, possédaient des pouvoirs magiques, détenaient une sagesse prodigieuse, etc.) Le panorama est ainsi embelli par l’éloignement temporel et par l’absence de danger que comporte l’évocation des Maures. La majorité chrétienne a certes, pendant un temps, développé ce que Marvin Harris appelle racisme folklorique (un système de préjugés et de discriminations tourné contre un groupe endogame, phénomène aussi vieux que l’humanité). Depuis de nombreuses années, cependant, la disparition physique de ce groupe ou des conséquences négatives qu’il avait pu causer a suscité une vague sympathie admirative à son égard, sentiment réalimenté par le prestige que de tels habitants ont jadis pu conférer à ces lieux. À notre humble avis, néanmoins, le paysan andalou ne se trompe pas, pas plus qu’il ne souffre de schizophrénie affective ou idéologique ; il sait en effet faire la différence entre l’espace qu’il occupe et son environnement proche (familial, social ou national) d’une part et les méandres de la mémoire collective où se niche le souvenir des Maures d’autre part. En d’autres termes, il sépare à la perfection et sans hésitation la réalité de la fantaisie, bien que par goût pour l’exotisme, il aime à conserver les vieilles légendes ou à en inventer des nouvelles13. Le paysan se sent fortement attaché et dépendant de la sainte patronne de son village, a des goûts culinaires très différents de ceux de n’importe quel musulman normal et comprend bien qu’il a le droit de décider de sa vie, de ses actes et de ses mouvements, même au sein de son groupe, ce qui est totalement absent dans l’Islam. Certains écrivains ont confondu avec beaucoup de légèreté le désespoir, l’absence d’échappatoires en raison d’injustices économiques et sociales instituées avec le fatalisme des Maures. Comme il fallait bien trouver une origine à ce phénomène, ils ont eu recours à la solution la plus évidente : la proximité géographique, doublée de la réminiscence historique, a malheureusement toujours été et sera toujours une explication simpliste des plus efficaces pour comprendre dans toute sa complexité la lutte entre une bourgeoisie castillane émergente et une oligarchie aristocratique14. Des rimailleurs et, ce qui est pire, de véritables poètes sont tombés à pieds joints dans cette vibration de la lumière dont parle Romero Murube : le nard, les oliviers et l’arc outrepassé ont fait le reste, alors même que ce type d’arc est une création byzantino-wisigothique, alors même que ces espèces de
plantes méditerranéennes existaient avant l’invasion romaine et alors même que les formes archétypiques de l’architecture populaire andalouse (comme la maison sévillane typique) remontent à la Renaissance et sont très éloignées de la conception de l’espace ou de la relation entre intérieur et extérieur que l’on peut retrouver dans les villes arabes. Ces clichés, néanmoins, ont pu ressusciter durant les trente dernières années au sein de classes urbaines qui désiraient ardemment se trouver des caractéristiques exclusives pour légitimer leurs revendications politiques, et ont ainsi mêlé une vague et généreuse demande de justice économique et sociale à la recherche de liens avec des ancêtres qui, de fait, n’en étaient pas. Peu importe, dans ce cadre, que les villes andalouses (et ne parlons même pas des villes castillanes, galiciennes, etc.) ne conservent que quelques vestiges arabes ou que ces hommes de la campagne (les contremaîtres, manœuvres ou pêcheurs) ne s’identifient en rien avec les manifestations criardes organisées à Grenade tous les 2 janvier contre les Rois catholiques15. C’est une chose sans importance pour les véritables interprètes du sentiment populaire (qui ne sont en fait qu’une demi-douzaine), tout comme l’est l’énorme patrimoine folklorique qui reprend les idées (justes ou fausses) que le peuple avaient (et a toujours) à propos des Maures et des marranes. On pourrait citer des chansons traditionnelles galiciennes16 ou encore les proverbes d’Hernán Núñez17, qui présentent les musulmans comme des médecins, des scientifiques, des sources de richesses mais aussi des fraudeurs rusés et peu fiables18. On rappellera également les soupçons qui entourent, dans la culture populaire, le « Maure rusé » (« Meco moro agudo ») des chansons de Mingo Revulgo19. Ces dictons, chansons, proverbes, etc. trahissent sans cesse la présence d’une idée ancrée au plus profond de celui qui se sent chrétien, c’est-à-dire humain : le Maure est la négation du chrétien, la pure contradiction de l’être.
Ainsi les parrains disaient-ils aux parents après le baptême des nouveaunés : « Il était maure quand je l’ai emmené / Et je te le ramène baptisé »20. En d’autres termes, pour appartenir à la communauté, pour avoir accès au statut de personne et être reconnu en tant que telle, « celui qui a des parrains est baptisé et celui qui n’en a pas reste maure ». L’usage de ce proverbe a bien entendu été altéré avec le temps et a aujourd’hui une tout autre signification.
Les Maures, les quartiers maures et tous les repères géographiques concrets relatifs aux Maures deviennent des points de comparaison ou des références négatives indiscutables. Tout ce qui s’y passe deviendra alors l’antithèse de ce qui est nôtre, une sorte d’absurdité inimaginable pour nous ou le pire des maux. A Palencia21 on chante : « Les Maures sur leurs terres / ont de très nombreuses femmes / et ici en Espagne, avec une seule / on en voit de toutes les couleurs ». Ce poème populaire du XVIIIe siècle était déjà clair à ce sujet : « L’amour que ressent le pauvre / est comme un sermon à Alger : / aucun de ceux qui l’entendent / ne lui prête attention… »22. On retrouve la même idée dans cette chanson transcrite par Antonio Machado y Álvarez : « Il est aussi impossible de trouver / En toi une chose qui ne me plairait pas / Que de célébrer un baptême / En pays mauresque »23. Ces chansons ont parfois voyagé avec les émigrés et sont allées jusqu’à Montevideo, comme celle-ci, que l’on chantait sur l’air de Malbrough s’en va-t-en guerre24 : « Il y a en Galice une fille / qui s’appelle Catherine, oui, oui ; / son père était un chien de Maure, / sa mère une renégate… »25. À notre humble avis, il faut éviter de soumettre au filtre des considérations morales ou du politiquement correct de tels échantillons de la culture populaire. Ajoutons d’ailleurs que circulent de l’autre côté du détroit de Gibraltar des dictons, chansons et avis tout aussi péjoratifs ou insultants à notre égard. Nous nous bornerons donc à rendre compte de la réalité. Nous accueillerions d’ailleurs avec plaisir des changements (réciproques) dans les comportements, si de tels changements se fondaient sur les contacts et échanges culturels. Il ne semble pas, toutefois, que cela soit le chemin pris par nos sociétés avec la récente vague de migrants venus d’Afrique du Nord, puisque les vieux schémas se répètent et que ces groupes ont tendance à ne pas sortir de leur communautarisme endogame tandis que la population espagnole a tendance à les rejeter – et pas seulement par peur de l’autre, mais précisément parce que cette endogamie génère des conflits et crée des obstacles à l’intégration. Si nous passons en revue les restes matériels et les quelques objets artisanaux qui existent encore (ou qui existaient encore il y a un siècle et demi), nous pouvons constater que les survivances arabes ou plutôt hispanoarabes sont rares, bien que certaines d’entre elles soient importantes. L’industrie valencienne de la soie, touchée par l’expulsion des Morisques en
1609, renaît sans l’aide des Maures au XVIIIe siècle. C’est ce dont se fait l’écho Antonio Ponz26 lorsqu’il explique qu’en son temps, Valence, Patraix, Ruzafa et Benimaclet comptaient 10 000 personnes (sur les 20 000 habitants recensés à ce moment-là) employées dans cette activité, avec une production de 900 000 livres par an. Restons dans le domaine de l’habillement et considérons les cinq grandes zones du territoire espagnol27 en matière de costume et de culture. On remarquera immédiatement plusieurs éléments généraux. En premier lieu, on notera que les apparences sont trompeuses et qu’il ne faut pas toujours penser que des éléments culturels qui paraissent éternels ont une existence courte. Ainsi, les vêtements traditionnels ne le sont pas toujours et leur naissance remonte à la fin du XVIIe siècle ou au début du XVIIIe siècle – époque à laquelle il ne restait pas même l’ombre d’un Morisque. Dans certaines régions, comme par exemple en Catalogne, les costumes traditionnels remontent au milieu, voire à la fin du XVIIIe siècle. Le châle de Manille28 n’apparaît pas réellement avant le XIXe siècle et la mantille elle aussi ne remonte qu’aux dernières années du siècle des Lumières. Il n’est pas nécessaire pour parvenir à notre but de détailler les éléments qui composent tous les costumes régionaux espagnols. Nous nous contenterons de l’exemple du costume aragonais : « Si on laisse de côté le costume de baturro29, créé très récemment, les vêtements utilisés en Aragon se composent (ou se composaient), depuis leur fixation au XVIIIe siècle, pour les hommes, d’une culotte, d’un gilet, d’une chemise, d’un chapeau posé sur un foulard ainsi que d’un pantalon avec des souliers de cuir, des espadrilles ou des chaussures simples. Le costume féminin se compose d’une jupe et d’un jupon, d’un chemisier court et d’un bustier, d’un tablier et d’un châle, d’un foulard sur la tête, de bas et de souliers de cuir, de chaussures simples ou d’espadrilles. »30 Nous pouvons affirmer de manière catégorique (et sans avoir recours à de minutieuses descriptions pour prouver nos dires) que la tradition vestimentaire hispanique, quelle que soit la région, ne reprend que très peu d’éléments hispano-arabes – je préfère utiliser cet adjectif plutôt que le terme « arabes », qui serait ici excessif et nous emmènerait vers des zones totalement différentes de celle qui nous intéresse. On notera simplement l’exception des zaragüelles31 du costume de Valence, de Murcie et de certaines autres régions du Levant andalou. Tous les autres vêtements sont d’origine espagnole ou européenne : les bustiers, pèlerines, fichus, bas,
fanfreluches, jambières, chapeaux cordouans, robes à traîne, monteiras32, culottes, etc. Une tendance largement répandue dans notre société (peut-être aussi à des époques antérieures et sous d’autres latitudes) qui consiste à considérer comme très ancien ce qui est simplement antérieur à soi-même, pousse la majeure partie des gens à commettre de graves erreurs que nous ne nous lassons pas de signaler. La traditionnelle tortilla33 aux pommes de terre, que nous pensons si attachée à l’Espagne, n’a pas plus de deux siècles pour la simple raison que la culture de la pomme de terre ne s’est pas généralisée avant la fin du XVIIIe siècle. Quant à la mantille et au châle de Manille – nous le disions plus haut – leur cas met en doute l’ancienneté de bien des piliers si purement espagnols de notre culture populaire. Mais ce phénomène existe aussi dans d’autres domaines, comme les fêtes, la chanson populaire ou le flamenco, comme nous le verrons plus loin. L’Espagne n’est pas le seul pays concerné. Si l’on s’en tient à l’aire culturelle arabe, on peut rappeler que le costume des paysannes égyptiennes consiste en un canezou fleuri et éclatant (l’ambir, terme tiré du français « empire ») directement inspiré des vêtements des dames françaises – qui étaient (et sont toujours) les Européennes par excellence pour les Arabes du début du XIXe siècle – et très probablement repris aux femmes qui ont pris part à l’expédition égyptienne de Napoléon Bonaparte. La couleur noire des melayas (très grands châles qu’utilisent les habitantes des villes dans ce même pays) date des années 1830 ; quant au déclin et à la diminution de la taille des turbans (quasiment relégués à la Haute-Égypte), on peut aussi les dater de cette époque. Ainsi, les vêtements traditionnels que photographie le touriste en les croyant éternels n’ont pas encore deux siècles d’existence. L’une des branches de l’artisanat les plus importantes dans l’étude générale des arts populaires est la céramique. Son utilisation massive, par le passé, dans les articles de ménage ou dans l’outillage propre à certains travaux agricoles (godets de noria, jarres, cônes, etc.), tout comme son actuelle relégation à une fonction purement décorative confèrent presque à ces poteries le rang de porte-drapeaux de l’ensemble des arts populaires, au moins du fait de leur importance et du symbole qu’elles représentent. Peutêtre pourrions-nous ajouter à ces considérations quelques élucubrations plus ou moins littéraires à propos de l’attrait ressenti pour la boue primitive, pour la glèbe qui se confond avec notre vie, pour la terre dont nous sommes issus
ou pour le giron toujours hospitalier de la Pachamama34… Mais nous n’emprunterons pas ce chemin fantaisiste, qui obscurcit généralement le jugement et distrait de l’objectif fixé. La production de morceaux d’argile destinés à divers usages remonte au Néolithique et c’est un phénomène général dans l’espace méditerranéen. En ce qui concerne notre sujet (les survivances arabes), nous devons en noter une encore très importante de nos jours : la technique du vernissage, qui s’insère dans le mouvement général de disparition ou de substitution de nombreux objets en céramique, aussi bien dans le domaine de la poterie brute que dans celui de la céramique fine. Le vernissage de la céramique a en effet été introduit en al-Andalus à partir du Xe siècle bien qu’il se soit déjà répandu sous ses formes les plus communes (notamment la céramique plombée) en Perse et en Asie Mineure depuis 3000 avant notre ère, avant d’être diffusé à l’Égypte. La période hellénistique néglige cette technique, lui préférant celle du firnis35, mais la Perse et Byzance préserveront ce procédé par la suite. Les convulsions des différentes routes commerciales et la détérioration générale qui ont accompagné la chute de l’Empire romain ont pendant un temps condamné cette technique à l’oubli avant qu’elle ne réapparaisse dans l’Adriatique par le truchement de Byzance au Xe siècle, d’où elle se diffuse au XIIe siècle en Allemagne, en Hollande, en Angleterre, etc., où elle devient courante. Quant au vernissage stanneux à double cuisson, il est importé en Espagne depuis les pays arabes après avoir été employé dans un premier temps en Mésopotamie au IXe siècle. Il existe deux grands produits à base de céramique en al-Andalus : la céramique d’Elvira36 et la céramique dorée, dont le foyer originel se trouve à Bagdad et dont on trouve des restes à Madinat al-Zahra37. Tandis que la production de poterie destinée aux récipients à eau conserve ses vieilles techniques dans toute la péninsule Ibérique, la céramique dorée subsiste encore à Manises, dans la région de Valence, au XVIe siècle. Les potiers de cette époque qui officiaient à Talavera de la Reina38 s’inspirent des dessins de Jan van der Straet – si bien que cette céramique, considérée comme la plus typiquement espagnole, reproduisait des gravures européennes. Il faut toutefois ajouter que la « dérivation populaire semble davantage hispanique et que l’on parvient à un certain degré d’originalité en dépit de l’influence du Pisan, de van der Straet et d’autres artistes »39. De nombreux personnages de l’époque (comme Felipe de
Guevara, écuyer de Charles Quint) méprisent les productions de Talavera car elles n’atteignent pas selon eux la qualité et la finesse des céramiques produites à Faenza ou Pise40. Le retour de l’Hispanie dans l’aire européenne, réalisé en plein Moyen Âge, a aussi suivi son cours dans ce domaine avec le remplacement logique de certains motifs par d’autres, bien que certains éléments techniques fondamentaux (comme le vernissage stanneux susmentionné) subsistent de l’époque d’al-Andalus. Dans le cadre d’une enquête réalisée par l’auteur durant les années 19731974 dans divers centres de production céramique du centre et du Nord-Ouest de l’Espagne41, nous avons trouvé – aux côtés de techniques de travail, d’outils et de productions fondamentales très similaires (que ce soit pour les récipients à eau ou les récipients réfractaires) – certains arabismes dans la terminologie spécialisée, bien qu’en proportions réduites et sans répétitions notables d’un lieu à un autre lorsqu’il ne s’agissait pas de termes d’espagnol général. C’est ainsi que nous avons trouvé des vocables comme jarro42, alforja43, arrebatarse44, badana45 ou azumbre46, termes qui nous intéressent peu car ils sont utilisés dans différentes régions et dans différents contextes, en dehors de la poterie. Mais nous avons également trouvé des vocables comme albañal (Priego de Cuenca) ou arbañal (Consuegra) dans un sens différent de celui donné par le dictionnaire de l’Académie royale de la Langue espagnole47. Ces termes cohabitaient avec d’autres ayant un sens proche comme pililla (« récipient utilisé par le potier pour se tremper la main tandis que l’argile est placée sur le tour »), utilisé à Villafranca de los Caballeros ; almufía (Niñodaguia) ; nafre ou anafre (Arroyo de la Luz), mots qui viennent clairement de l’arabe nafij ; alcabuz dans le sens de godet ou d’auge à noria, le terme venant alors de l’arabe al-qadus (Consuegra) ; alcohol, alcoor ou alcór alfarero, vocable faisant référence à l’antimoine ou à la galène employés pour « faire briller » ou pour « vernisser » les objets, etc. D’autres trouvailles concernent des arabismes douteux comme alpetije (Priego) ou fatel (objet en céramique mal cuit, le terme étant employé à Pereruela). On a également trouvé des vocables mozarabes comme alpataya (Priego)48, que Corominas recueille sous la forme alpañata. Enfin, on a constaté des croisements entre ces différentes langues, qui s’expliquent par le fait que les potiers s’exprimaient surtout à l’oral ; ainsi, d’inexistants articles arabes peuvent être accolés à des mots d’origine romane, comme alvedrío
(Arroyo de la Luz) au lieu de vidrio49, etc. On n’a donc repéré que peu de termes arabes dans le domaine, puisque l’immense majorité des mots fondamentaux de la poterie (exception faite d’alfar50 et de ses dérivés) sont incontestablement d’origine latine, tant concernant les matériaux que les techniques ou les instruments. Cette enquête n’est certes pas exhaustive puisque nous n’avons pas pris en compte d’autres domaines comme les travaux des champs. Toutefois, elle constitue un échantillon illustratif de la faible importance de l’arabe dans le répertoire lexical des potiers. Nous pouvons en extrapoler les conclusions car cette étude est corroborée par d’autres analyses sémantiques réalisées dans le secteur. Dans l’ancien royaume de León, sur les 414 termes techniques utilisés dans le domaine de la poterie et recueillis dans le lexique correspondant, 5 seulement sont d’origine arabe51. De la même façon, Natividad Seseña recense 301 vocables employés dans le domaine de la céramique en Nouvelle-Castille, dont 13 arabismes52. Il est évidemment possible d’affirmer que ces deux régions (les actuelles Castille-et-León et Castille-La Manche) ont rapidement perdu leur caractère musulman (ce qui expliquerait que les traces du monde arabe y aient promptement été effacées) et qu’à la fin du Moyen Âge, le pourcentage de Mudéjars présents sur ces territoires était faible (ce qui constituerait la raison de l’infime présence de termes techniques d’origine arabe). Pourtant, dans la zone du Campo de Níjar, qui appartient au dernier bout de terre d’al-Andalus (le royaume de Grenade), les proportions ne s’inversent pas significativement et les étymons arabes sont toujours nettement moins nombreux que les étymons latins. Ainsi, sur 105 termes spécifiques de l’artisanat local (non seulement dans le domaine de la poterie mais aussi dans celui de tous les métiers), 24 ont une origine arabe. Certains correspondent à des mots d’espagnol général (aceite53, aceituna, acequia54, etc.) et quatre au moins ont une origine douteuse (desajerar utilisé comme synonyme de sajelar55 ; almelar56 ; lebeche57 ; tarquín 58)59. Ces observations concordent avec le fait que 90 % du lexique de l’espagnol standard présent en Andalousie est d’origine latine. Les caractéristiques prédominantes du castillan dans sa variante andalouse sont en effet faciles à expliquer : elles viennent d’une « évolution in situ du castillan rapporté sur les terres andalouses par les colons venus du Nord »60. Cette opinion correspond à celle de Manuel Alvar, qui étudie le lexique de la
poterie tel que recueilli parmi tous les lexiques professionnels dans l’Atlas linguistique et ethnographique d’Andalousie. Quelques-uns des principaux monuments de l’architecture hispanomusulmane ont heureusement survécu à la Reconquista et leur impact visuel a donné un poids apparemment incontestable à l’idée d’une pénétration de l’art arabe dans notre culture. Ce ne sont pas seulement, en réalité, les trois monuments les plus connus qui nous sont parvenus mais également – et c’est une chance – un important nombre d’anciennes mosquées (plus ou moins respectées, souvent réutilisées comme églises ou à d’autres fins), des ruines de palais, des bains, des citernes souterraines, des forteresses (dont certaines se trouvent très au Nord, à l’instar du château califal de Gormaz, dans la province de Soria). Ont également résisté au passage du temps certains termes d’origine arabe liés à la construction ou à la toponymie (alcázar61, alcolea62, Iznalloz63, Calatayud64, toutes les communes dont le nom comporte le mot Alcalá65, etc.) Tout cela est bien connu et il n’est pas utile d’en poursuivre la description et l’énumération. De la même façon, il est impossible de ne pas mentionner l’importance de l’esthétique mudéjare dans l’architecture espagnole. Cet ensemble de constructions éparses et datées d’époques très différentes, cependant, ne dépasse pas les limites de ce que Carlos Flores appelle « architecture érudite », tandis que nous ne conservons que peu de traces de l’architecture populaire musulmane (c’est-à-dire des traces vivantes) et que les traditions architecturales espagnoles n’ont que peu été influencées par cette esthétique. La pénétration de l’art musulman dans la construction débute quelques années après la conquête islamique. L’art hispano-wisigothique se maintient alors en Espagne sous l’appellation d’« art mozarabe », ainsi que l’a bien compris Maravall66 : « Nous parlons du substrat artistique péninsulaire (que l’on peut également appeler “art mozarabe”), c’est-à-dire de l’ensemble des éléments hispaniques antérieurs à la conquête musulmane. Ici, le terme “mozarabe” prête de nouveau à confusion. Il s’agit à proprement parler de l’une des productions historiques communes à toute l’Espagne avant l’invasion musulmane et l’on pourrait donc l’appeler “hispano-wisigothique” ». Les limites entre l’art hispanique antérieur et postérieur à l’occupation arabe ne sont pas claires, tant et si bien que les deux étapes sont intimement liées et doivent une grande part de leur esthétique à la production gothique. C’est le cas de l’église de Melque de
Cercos67 ou des éléments primitifs du monastère Saint-Jean-de-la-Peña68, qui comportent de nombreux arcs outrepassés, en consonance non pas avec l’influence andalousienne mais avec la tradition wisigothique. Intéressonsnous encore à l’« architecture érudite », même si ce terme est difficile à appliquer à une époque durant laquelle les limites entre les différentes spécialités et les strates socio-économiques étaient elles aussi très floues. Plusieurs années après, une fois le califat de Cordoue solidement implanté, un courant d’opinion qui commence à se faire jour attribue aux Maures un grand prestige dans le domaine de la construction. La foule les crédite alors de l’édification de n’importe quel pont romain et même d’églises romanes ou gothiques, bien que leur conception générale de l’architecture ne corresponde pas à la réalité qui prédomine dans les bâtiments chrétiens : plan en forme de croix, symétrie des nefs latérales par rapport à la nef centrale, liberté d’orientation, solidité des matériaux et pérennité du bâtiment, conception du lieu de culte comme résidence permanente de Dieu, etc. En effet, « les Arabes réalisent leurs grandes œuvres architecturales par ajouts, juxtaposant les nouvelles constructions à celles que leurs ancêtres ont déjà édifiées. C’est la manière de procéder retenue pour les deux exemples les plus importants de l’architecture arabe en Espagne : la grande mosquée de Cordoue et l’Alhambra de Grenade. La pauvreté de l’édifice, généralisée dans toutes leurs constructions, était dissimulée par de fastueuses décorations polychromes très impressionnantes »69. Ce sont ces monuments particulièrement saisissants qui ont servi à juger l’ensemble des arts et des techniques de construction des Arabes. Les logements populaires hispano-musulmans en milieu rural ont néanmoins dû s’adapter (comme cela arrive souvent) aux conditions locales. Les populations urbaines, de leur côté, étaient contraintes par l’étroitesse et l’entassement des maisons, comme le note Münzer pour la ville de Grenade en 1494 : « La cité a des rues si étroites, si exiguës que la grande majorité des maisons se rejoignent dans leur partie supérieure et qu’un âne ne peut généralement pas en laisser passer un autre quand il s’y engouffre. […] Les maisons des Sarrasins sont pour la plupart si modestes, avec leurs petites pièces, sales à l’extérieur mais propres à l’intérieur, que c’en est à peine croyable »70. Si on voyage dans le temps jusqu’au XVIIIe siècle, on remarque que cette façon de construire et d’organiser la ville provoque les critiques
acerbes d’Antonio Ponz qui, mû par un réformisme naïf typiquement néoclassique, cherche à changer la physionomie des grandes agglomérations espagnoles en fonction des critères d’harmonie et de beauté en vogue à son époque (« toutes nos villes sont laides et les plus grandes le sont plus encore »71). Ponz propose donc la mise en place de plans en damier pour toutes ces cités, mais il est davantage poussé par son volontarisme que par la réalité et décrit ainsi comment doivent se présenter les rues, places, quartiers et plans généraux72. Il ne se contente pas de rejeter et de condamner l’esthétique baroque du siècle précédent73 mais il étend le champ de sa critique aux villes européennes74 ainsi qu’à celles de Valence, Tolède ou Séville, bien entendu, en raison de leurs caractéristiques arabes75. L’étroitesse des rues et des maisons est pourtant un phénomène généralisé en Europe à cette époque, ce qui aurait dû le pousser à penser au manque d’espace dans les enceintes fortifiées ou à des difficultés matérielles qui empêchaient de construire dans de meilleures conditions. Amateur de perles d’origine mauresque ou, au moins, d’éléments pittoresques, Prosper Mérimée donne un avis totalement opposé bien des années plus tard. Il nous gratifie de plusieurs passages lyriques qui s’expliquent par son incompréhension totale de l’Espagne, pays que, dans le fond, il méprisait76. Il qualifie, par exemple, de « véritable beauté musulmane » une dame de Biscaye77. Ses opinions concernant l’art espagnol se réduisent à la frustration qu’il exprime après avoir découvert qu’il est « peu africain », trop proche de l’art français, dépourvu des étranges décorations qui donneraient une base à sa théorie du bon sauvage forgée tout simplement pour distraire son public. C’est ainsi qu’il déclare : « cet affreux monastère de l’Escurial »78 ; « l’architecture du Nord de l’Espagne ne présente aucune originalité. Le Sud a adopté les ornements arabes ; le Nord a eu recours à des architectes étrangers »79 ; « exception faite d’un musée qui est, à mon avis, le plus beau du monde, je n’ai rien vu de notable en matière artistique en Espagne. Les plus belles côtes se trouvent dans le Sud. Il n’y a rien à Madrid. La cathédrale de Burgos n’a absolument pas un caractère espagnol »80. Les obsessions de l’écrivain français nous offrent cependant, de manière implicite et malgré lui, une conclusion intéressante : il ne trouve pas de vestiges architecturaux arabes en Espagne ou, en tout cas, pas dans les proportions qu’il souhaiterait.
En ce qui concerne la construction d’origine strictement populaire (qui n’obéit pas à des critères historiques ou à une succession chronologique ou stylistique pouvant être découpée en périodes), les survivances arabes sont à nouveau minces, limitées à des régions très précises et doivent faire l’objet d’importantes nuances. La réutilisation d’éléments antérieurs, pratiquée avec enthousiasme par les premiers Arabes d’al-Andalus étant donné leur manque de maîtrise technique, a été poursuivie par les colons chrétiens. Ainsi, les portes, fenêtres, grilles, colonnes, poutres, etc. d’époques précédentes peuvent réapparaître dans n’importe quel village espagnol du Sud ou du centre. Il est néanmoins évident que ces éléments ainsi isolés ne constituent pas un corpus d’influences mais sont le fruit d’actes occasionnels et souvent arbitraires. Quant aux matériaux de construction employés par l’architecture populaire, ils sont propres, pour des raisons évidentes, à chaque région. C’est pourquoi la construction à base de terre argileuse que l’on retrouve en des endroits très différents de la péninsule Ibérique correspond à des mécanismes d’origines diverses et non pas à une quelconque influence extérieure. La terre est le matériau le plus proche et le moins cher ; c’est ce qui explique que nous ayons des documents qui attestent l’existence d’habitations et de murs en pisé depuis le premier âge du fer, comme à Soto de Medinilla (province de Valladolid) ou avec les castros81 de Valderas et Valencia de Don Juan (province de León)82. La tuile, objet d’origine romaine lui aussi tiré des produits de la terre, domine dans l’habitat de tout le pays, Andalousie incluse83, les toitures sous forme de terrasse n’existant que dans les zones à faible pluviosité. Il n’existe qu’une seule exception qui n’a pas échappé au regard perspicace de Caro Baroja84 : l’habitat de la région d’Almería et des Alpujarras. Caro Baroja s’est cependant borné à signaler la similitude entre les terrasses d’Almería et celles d’Afrique du Nord (pas nécessairement arabes) sans approfondir la réflexion : « La maison surmontée d’une terrasse à toiture métallique et aux contours cubiques est directement apparentée à celle que l’on trouve dans le Nord de l’Afrique. […] Il existe en Andalousie une frontière entre le toit en tuiles et le toit en terrasse qui exige l’établissement d’une théorie à ce sujet ; nous devons en effet nous demander pourquoi les habitants des Alpujarras et de la région d’Almería ont continué à construire leurs maisons selon la tradition morisque et non pas en fonction des goûts des colons chrétiens »85. Caro Baroja, dont les développements concernant la ressemblance entre les deux types d’habitat sont limpides,
commet pourtant quelques erreurs. En premier lieu, il parle de frontière entre la maison au toit en tuiles et celle au toit à terrasse alors que, comme dans toute la région et dans toute l’architecture populaire, on retrouve réparti çà et là un mélange de formes en fonction de divers facteurs (nécessités environnementales et économiques, modes venues de l’architecture érudite, origine des colons chrétiens et degré de castillanisation, possible survivance d’une tradition morisque adoptée par les chrétiens en raison de son aspect pratique). C’est ce que démontre la présence des toits à terrasse dans d’autres lieux, comme à Vejer de la Frontera86, où alternent les maisons cubiques à terrasse et d’autres demeures avec un toit en tuiles à pignon et à deux versants sur chaque pan de mur, dans le style pyrénéen87. L’opposition manifeste entre forme cubique avec terrasse et climat humide n’a pas d’explication techno-écologique et nous ne pouvons aujourd’hui que la constater. Caro Baroja ne devrait pas par ailleurs se montrer aussi surpris quant à l’inadéquation entre climat et construction qu’il rencontre régulièrement. L’utilisation de chaume et de rondins, dont on retrouve encore indiscutablement le modèle dans les chaumières de la comarque des Ancares, dans la province de Lugo, montre l’opposition sporadique qui existe entre milieu climatique et techniques de construction populaires. En revanche, d’autres régions de la péninsule Ibérique, comme les zones de Séville, Cadix, Huelva, Valence ou Murcie88, étaient et demeurent plus adaptées aux caractéristiques de ces matériaux. La subsistance de certaines formes vient également du désir inconscient de l’architecte de préserver une tradition respectueuse d’un ensemble plus vaste, chaque construction s’insérant dans un tout qui la dépasse. Les membres d’un groupe donné peuvent en effet vouloir s’intégrer dans un système de valeurs homogène, qu’ils défendent alors dans tous les domaines de la vie quotidienne. C’est ce qui explique que la consommation de masse et le désir trompeur de se différencier (désir qui n’aboutit en réalité jamais) poussent à se distinguer par la recherche obsessionnelle de trouvailles à même de signifier la distance socioéconomique (véritable ou supposée) vis-à-vis de ses voisins89. Nous sommes d’ailleurs d’accord avec Carlos Flores lorsqu’il s’intéresse aux influences de l’architecture populaire : « les influences reçues par l’architecture populaire lui parviennent à travers des processus si subtils et complexes qu’une recherche d’un type historicisant, qui prétend trouver une explication concrète et définitive dans chaque cas, est bien plus souvent un jeu de
l’imagination qu’une analyse de type scientifique. Affirmer, par exemple, que la maison à patio typique de l’Andalousie a un rapport avec l’architecture d’Ur, de la Grèce ou de Rome peut être exact tant que l’on n’établit pas entre les deux un lien littéral et direct mais que l’on cherche simplement à mettre en lumière des réponses similaires à des conditions d’existence partiellement analogues »90. En ce qui concerne l’Andalousie, force est de reconnaître que l’habitat typique d’Estrémadure se retrouve aussi dans les provinces de Huelva et Cordoue (comme à Peñarroya, Villanueva de Córdoba, Espiel, Belmez, Fuenteovejuna, Pozoblanco, etc.) tandis que la province de Jaén est influencée par l’habitat castillan. Certains villages de montagne de la province de Málaga (dépourvus de patio ou même de cour commune) présentent des similitudes avec l’habitat de La Manche et n’ont aucun des attributs typiques de l’Andalousie (fenêtres grillagées, portique en saillie), comme c’est le cas dans les localités de l’Ouest et du Sud-Ouest de la province de Grenade. Rappelons également qu’une commune comme Fuentes de Andalucía (province de Séville), où l’on trouve la maison typiquement andalouse en abondance, comporte aussi des habitations influencées dans leur composition extérieure par l’esthétique venue de La Manche91. Nous pouvons donc le dire : il n’existe pas de maison andalouse qui soit le modèle, ou l’archétype, de tout l’habitat régional. Ce « modèle » n’est même pas suffisamment répandu pour en faire un type d’habitat majoritaire. Quand on pense aux portiques en saillie sur la façade, aux grilles à avant-toit et aux patios « andalous », l’on se rappelle en réalité le modèle sévillan et cordouan inspiré (en ce qui concerne le patio) de la domus romaine telle qu’elle est reprise aux XVIe et XVIIe siècles par les constructeurs de la Renaissance. Ce mouvement est rendu possible notamment par l’inépuisable flot de matériaux venus de péninsule italique qui vient orner les demeures de la noblesse. Il n’existe par ailleurs aucune typologie commune et on ne peut même pas parler d’une unique caractéristique générale extrapolable aux huit provinces andalouses (pas même le blanchissage des murs à la chaux ou la petite taille des bâtiments), que ce soit pour les ouvertures, les soubassements, les portes, les étages, la composition de la façade, etc. De même, il faut être tout à fait clair sur le fait que le prototype sévillan de « maison populaire andalouse » (que l’on retrouve rarement à Almería ou Jaén) ne présente aucun élément
arabe. Même la blancheur des murs ne donne aucune indication en ce sens car elle n’est pas le monopole de l’Afrique du Nord, ni actuellement, ni par le passé. Les autres éléments fondamentaux (une grille reposant sur un rebord, des portiques saillants, un patio) qui forment l’essence de l’art andalou « pittoresque » et « gracieux » ont des origines concrètes et clairement documentées. Ces portails sont issus d’une « architecture professionnelle d’inspiration classique ou plus exactement renaissante »92 ; la fenêtre, dont les racines raffinées sont patentes, présente aussi quelques éléments inspirés de cette époque93, puisque les grandes baies de ce type ne peuvent en aucun cas être reprises de la maison arabe94. Cet élément de construction favorise en effet le contact avec l’extérieur, révélant un comportement extraverti et venant même contredire des nécessités fonctionnelles (se protéger de la chaleur et de la lumière excessive). Il trouve son complément dans la grille, dont l’objectif primordial est d’assurer la sécurité quand la fenêtre reste ouverte et de faciliter la communication dans les deux sens. Cette grille souligne également un statut social, permet le passage des courants d’air qui, durant la nuit, rafraîchissent la demeure et, dans tous les cas, offre une ouverture au patio (qui est une enceinte fermée) que l’on retrouve aussi dans les maisons nord-africaines. L’étroitesse des ouvertures, qui est un trait commun dans l’habitat de la région d’Almería, ne doit pas non plus nous induire en erreur : la chaleur, le soleil intense et les vents forts qui charrient de la poussière sont des éléments fondamentaux et définitoires beaucoup plus clairs que les possibles influences arabes. Il faut y ajouter l’inexistence des patios dans cette région ainsi que l’extrême pauvreté que la province a connue jusqu’à une époque très récente – ce qui explique que dans les imposantes maisons bourgeoises (par exemple à Níjar), on retrouve de grandes fenêtres grillagées, des patios et même des toits en tuiles. Ce phénomène ne concerne d’ailleurs que les Alpujarras et les environs d’Almería. La fête est l’une des autres facettes les plus significatives de l’âme humaine et de l’environnement social dans lequel elle baigne car elle exprime la relation de l’homme avec la communauté, révèle la façon dont il envisage ses projections ludiques ou le contenu cérémoniel et rituel qu’elles recèlent et correspond bien entendu à des traits idéologiques très profondément enracinés dans le groupe et l’individu – bien qu’il ne soit pas toujours simple
d’en retrouver l’origine et l’intention première. Il est clair que certains besoins d’expression collective (qui ont donné naissance à la fête) se retrouvent à toutes les époques et dans toutes les sociétés. Nul n’est besoin d’établir des liens génétiques entre des phénomènes parallèles pour comprendre de simples états d’esprit ou bien des conditionnements ou des situations similaires. L’extension du culte à des saints patrons locaux en Afrique à partir des XIIe et XIIIe siècles, par exemple, pourrait être le calque d’un mouvement chrétien semblable qui est né bien avant. La commémoration de la naissance de Mahomet, qui date de la même période et remplace des fêtes antérieures, est à rapprocher chez les musulmans d’alAndalus de la venue au monde de Jésus. Une réflexion plus large pourrait cependant, sans écarter totalement cette hypothèse, s’intéresser au vide que l’Islam orthodoxe, dans son abstraction religieuse pure, laissait à ses fidèles dans le domaine des célébrations. Il s’agissait d’un aspect peu mis en avant par les cadis, fuqahā’ et autres oulémas : le besoin de concrétiser et d’incarner les pouvoirs surnaturels dans le cadre d’un rituel proche et intelligible, à même d’établir une relation réciproque. C’est en effet ce que recherche le fidèle lorsqu’il prie, offre des exvotos, etc. et espère en échange la faveur ou au moins le sourire de la force supérieure qu’il implore. Qu’il n’existe pas d’organe hiérarchique (comme dans l’Église de Rome) capable de canoniser des personnes extraordinaires ou que l’Islam officiel ne voie toujours pas de telles manifestations d’un bon œil (car il échappe en grande partie à son contrôle) sont des éléments secondaires. Ce qui compte, c’est l’existence de ces cultes, qui vont en se multipliant à partir des XVe et XVIe siècles, leur association courante à des activités commerciales et d’autres activités pieuses (foires, pèlerinages, participation à des confréries mystiques) et leur correspondance à bien des égards avec leurs équivalents chrétiens. Nous évoquons ce phénomène uniquement pour souligner la nécessité d’une expression communautaire de la foi ou du divertissement, si visible en Espagne et dans les pays arabes. Le refrain suivant a cours dans l’Espagne qui naît immédiatement après la fin de la Reconquista : « Les Juifs dépensent leur argent à Pâques, les Maures pour leurs noces et les chrétiens au tribunal »95. Il est vrai, en effet, que les Maures et, dans un second temps, les Morisques étaient de grands amateurs des réjouissances bruyantes et agitées. S’ils n’avaient pas le droit de
célébrer en plein jour les fêtes islamiques depuis 1500 (car ils étaient officiellement devenus chrétiens), ils investissaient toute leur joie et tout leur argent dans les fêtes familiales. Les crypto-musulmans avaient par ailleurs l’habitude (réprouvée) de se marier selon le rite catholique puis, en secret, selon le rite musulman, avec des vêtements différents. Cette mascarade avait davantage un sens culturel (réaffirmer l’appartenance à un groupe ou le rejet d’une autre communauté) que strictement religieux : les vêtements, instruments et mets mauresques étaient fondamentaux dans ce jeu de dupes, tout comme l’était la dépense consentie. Cela explique l’obscure remarque de Bernard Vincent qui, sans avoir de véritable base pour l’étayer, évoque une coutume morisque souterraine pratiquée au cours de certains mariages dans les actuelles Alpujarras. Il ajoute à son mystérieux commentaire des points de suspension, comme pour laisser au lecteur la possibilité de remplir les blancs qu’il laisse96. Il semblerait, selon cette théorie, que les économies liées à cette coutume et la séparation physique des époux soient une survivance morisque. Fort heureusement, Luque Baena, dans une étude anthropologique sérieuse97, donne des éclaircissements à propos des mariages dans les Alpujarras et confirme l’origine économique de quelques-uns de ces mystères. Les fêtes sont généralement liées, en dernière instance, à des périodes de l’année, des événements du calendrier ou des phénomènes cosmiques, c’est bien connu. Elles peuvent même dépendre de certains phénomènes naturels importants dans la vie d’une communauté donnée ou même à la célébration de faits anciens. C’est ainsi que la position de la Terre par rapport au Soleil ou de la Lune par rapport à la Terre (phases lunaires, solstices, équinoxes) – avec la succession logique du printemps, de l’été, de l’automne et de l’hiver intimement associée au cycle de la vie végétale (agonie, mort et résurrection) – a non seulement généré des mythes, des légendes, des religions, des rituels exigeant le port de telle ou telle tenue et des dénominations particulières dans les différentes cultures98 mais a aussi parsemé nos almanachs de commémorations. Ces dernières, par le biais d’un long processus syncrétique d’adaptation et de supplantation de certains cultes par d’autres, ont abouti aux nombreuses invocations mariales que nous connaissons aujourd’hui. Bien des fêtes espagnoles doivent leur origine au mythe de l’éternel retour, à la constante répétition des phénomènes cosmogoniques99, mais aucune d’entre elles n’a de racines arabes ou de liens avec des célébrations musulmanes :
carnaval et carême, cycle de Pâques, cycle de mai, Fête-Dieu, cycle de saint Jean, Assomption et fêtes annexes, cycle d’automne et pré-hivernal, cycle d’hiver ou de Noël. Notre commentaire porte non seulement sur la relation explicite de ces fêtes avec la religion chrétienne mais aussi avec leur sens profond (par exemple, la tenue de la nuit de la Saint-Jean durant la période du solstice d’été). En dehors des fêtes liturgiques purement musulmanes, les seules célébrations orientales (c’est-à-dire perses et non pas arabes) qui avaient cours en al-Andalus étaient Norouz (marquée par des réjouissances pour l’arrivée du printemps, cette fête est toujours importante au MoyenOrient) et Mahrayan (équinoxe d’automne). Ces deux célébrations ont disparu à l’époque de l’Espagne musulmane100. Bien que nous ayons de nombreux documents qui évoquent les fêtes chrétiennes qui ont survécu à l’invasion arabe et auxquelles se joignaient les musulmans avec plaisir101, il ne reste aucune trace (comme il fallait s’y attendre) des fêtes musulmanes, l’Islam ayant disparu. Nous n’avons pas trouvé non plus dans les fêtes taurines, les danses, le théâtre populaire ou le folklore marin des éléments dont on puisse dire qu’il s’agit de « survivances », d’« influences », de « reflets », de « projections »102 arabes. On note dans les fêtes populaires de l’ensemble de l’Espagne une prédominance écrasante de l’élément religieux et chrétien que l’on peut déceler dans le nom de ces fêtes – que ce nom soit issu du calendrier catholique général ou de traditions locales. La faible sécularisation de la société traditionnelle, fortement imprégnée de culture religieuse, fait par exemple que la majeure partie des associations (en particulier en Andalousie) soient des fraternités chrétiennes organisées autour d’une vierge, d’un saint, etc.103 La vie quotidienne des Espagnols est marquée par des gestes dont l’origine, parfois absconse, est clairement religieuse. L’industrialisation déficiente et le développement tardif du capitalisme dans le pays ont entraîné le maintien de l’idiosyncrasie sociale et de la symbiose assez harmonieuse entre profane et sacré104. Il faut ajouter que les confréries susmentionnées ont un comportement opposé, même dans certains détails, à celui de la société arabe. C’est le cas, par exemple, de la répartition en deux moitiés des habitants de Bencarrón105, chacune intégrant respectivement la confrérie de la Vierge du Rosaire et la confrérie de la Vierge de la Consolation. Cette répartition se fonde sur une structure matrilinéaire106. Ces modes
d’organisation propres au microcosme d’un village andalou de taille moyenne se retrouvent en réalité dans toute l’Espagne, où domine un langage imprégné de religiosité107 : Adiós108, Vaya Ud. con Dios109, A la paz de Dios110, Ave María Purísima (avec sa réponse Sin pecado concebida)111, Un decir Jesús112, Lo que dura un credo113, En un santiamén114, Un miserere115, Más largo que una Cuaresma116, De Pascuas a Ramos117, Para el día del Juicio118, etc. Il faut y ajouter les innombrables proverbes liés à la vie du Christ, à la Vierge et aux saints, souvent utilisés pour évoquer différents phénomènes météorologiques ou saisonniers : Adviento, tiempo de viento119, De Navidad a San Juan, medio año cabal120, Hasta el día de la Ascensión, no guardes tu capa ni tu capuchón121-122, etc. Prétendre que ces expressions sont d’origine arabe ou (comme le fait Américo Castro, qui n’en est plus à une pirouette près) qu’il s’agit de simples calques, de traductions de l’arabe vers l’espagnol est une erreur qui consiste à oublier la nature des personnages mentionnés (sans équivalent dans l’Islam) et l’existence d’expressions analogues en Italie, en France, etc. Cette erreur revient également à dénier au christianisme la capacité de générer et d’entretenir une idéologie propre qui est pourtant, comme nous le savons, bien antérieure à l’idéologie musulmane. C’est bien plutôt cette dernière qui s’est inspirée de certaines manifestations chrétiennes, comme pour la commémoration de la naissance de Mahomet, dont nous parlions plus haut. Plusieurs objets de dévotion socioreligieuse ne correspondent pas avec al-Andalus non seulement dans leur intention ou leur contenu mais aussi dans leur origine : les neuvaines datent du XVIIe siècle, les chemins de croix se sont répandus aux XVIe et xviie siècles, le mois de Marie123 est du XXe siècle, etc.124 Les fêtes populaires débutent par des pèlerinages, des rosaires récités à l’aurore, des neuvaines, des offrandes, des bénédictions, des messes, des processions, des offices mais tout cela s’accompagne d’actes laïques comme des collations, des courses de taureaux, des concours, des danses, des ventes aux enchères, des célébrations autour d’un mât de cocagne, des exercices d’adresse ou des événements joyeux, des jeux floraux, des compétitions sportives. Ainsi donc, comme dans d’autres pays d’Europe, on associe des éléments sacrés et des éléments profanes ou, en d’autres termes, des actes cultuels et des actes ludiques125. Cette imprégnation de la vie religieuse dans la vie quotidienne se traduit le plus souvent par la participation massive de la communauté des fidèles catholiques à de grandes
manifestations, depuis le mystère d’Elche126 (Mort, Assomption et Couronnement de Marie) jusqu’à la Passion et la Mort du Christ représentée dans le théâtre populaire127 à Olesa128, Montserrat129 ou Esparraguera130, depuis la crèche de Noël – qui cristallise l’ensemble des représentations dramatiques et paraliturgiques régulièrement faites à propos du Mystère – jusqu’aux processions de la Semaine Sainte – qui amplifient et donnent une dynamique aux mystères de la Passion et de la Mort131. S’il est difficile de trouver des racines mauresques aux célébrations religieuses, il est encore plus difficile, pour ne pas dire impossible, d’en trouver dans les manifestations ludiques. Les fêtes des Maures et des chrétiens132, par exemple, sont en réalité un souvenir de la confrontation entre les deux communautés, l’antibiose évoquée par Sánchez Albornoz133, et elles offrent l’occasion de reprendre les anciens rôles. Dans ce cadre, la participation de chaque personne à une confrérie donnée est avant tout un héritage, les costumes utilisés sont toujours plus complexes et coûteux, l’ordre des événements (triomphe des Maures, triomphe chrétien, expulsion des Maures et apparition ou récupération d’une icône de la Vierge ou d’un saint, etc.) répond à un schéma précis, etc.134 Tout ceci est bien entendu sujet à des variantes locales qu’il ne nous appartient pas de détailler ici. Le véritable bilan de ces défilés n’est pas l’exaltation des Maures (dont les vêtements sont par ailleurs ridicules) mais le souvenir de leur défaite et de leur disparition. Le fait que le tourisme de masse des dernières années, conjugué à l’éloignement temporel, ait donné à ces commémorations un aspect aimable et cocasse (mais aussi commercial) est avant tout dû au caractère accueillant des populations qui les perpétuent. En revanche, il n’en modifie en aucun cas le dessein originel, même si ce dernier correspond également aux plaisirs passés d’un public qui, aussi bien en Espagne qu’en dehors, appréciait des spectacles peu louables mais jadis considérés normaux : les autodafés constituaient en effet une sorte de réjouissance collective, tout comme les exécutions publiques135. C’est dans ce même contexte qu’il faut comprendre les spectacles taurins136, qui étaient jusqu’au XVIIe siècle un exercice de courage et d’habileté pour les gentilshommes. C’est ensuite que la tauromachie à cheval a connu un déclin puis qu’est apparue au cours des XVIIIe et XIXe siècles la tauromachie à pied en tant que spectacle payant, populaire et mal vu à l’origine par les aristocrates et les afrancesados. Si le
développement, l’évolution et le grand essor de la course de taureaux correspondent pleinement au XIXe siècle, il en va de même pour les férias (comme celles qui concernent le bétail, par exemple). Ces dernières trouvent cependant leur origine dans les privilèges octroyés par la Couronne ou l’Église dès le Moyen Âge afin d’encourager l’installation de la population à certains endroits137. La grande féria par excellence, ensuite copiée par les autres villes, est celle de Séville, créée avec l’autorisation d’Isabelle II138, le 5 mars 1847. Il s’agissait à l’époque de vendre des têtes de bétail et des produits agricoles, tout comme cela se faisait à Mairena139. Quant à ses évolutions ludiques et festives, elles sont évidemment encore plus récentes… Le carnaval de Cadix apparaît lui aussi dans le premier tiers du XIXe siècle, avec des formes musicales et dans une ambiance qui rappellent le legs des indianos140 (la ville était à l’époque le principal port d’embarquement pour les Indes). On y retrouve aussi des chœurs et des chirigotas141 qui prennent pour sujets les événements sociopolitiques du moment en critiquant de manière acerbe et amusante les pouvoirs constitués, ce qui serait totalement inconcevable dans un pays arabe – que ce soit au XIXe siècle ou aujourd’hui – puisqu’ils constituent un cri de liberté pour l’individu face aux tendances dominantes dans la société. Nul besoin de prolonger cette liste d’exemples. Consacrons simplement une dernière analyse à l’un des principaux marqueurs de la culture populaire : l’alimentation. Elle dévoile en effet les conditionnements de nature sociale et écologique, les différentes conceptions du travail, les différences entre sexes, classes sociales ou générations et, bien entendu, les identités ethniques. Le besoin de s’alimenter est une caractéristique commune de tous les êtres vivants mais notre code génétique ne fixe pas la manière de répondre à ce besoin. Chaque culture aborde ainsi la question avec ses propres préparations, établissant quels aliments sont consommables et lesquels ne le sont pas ou quels sont les processus d’ingestion et de transformation acceptables. Il est aussi évident que les usages alimentaires évoluent très lentement et s’enracinent dans un territoire donné, survivant ainsi aux modes et aux changements sociaux. C’est pourquoi l’alimentation constitue l’un des indices les plus pertinents pour établir l’appartenance de tel ou tel groupe humain dans une culture donnée – ou bien les influences étrangères qu’il accepte ou a acceptées. La différence établie par Enrique de Villena142 dans son petit catalogue des préparations
culinaires (« oiseaux, animaux à quatre pattes, poissons, reptiles, fruits et autres plantes ») entre « les plats que l’on mange pour se nourrir, pour survivre ou pour se faire plaisir et ceux que l’on mange comme remèdes ») est à cet égard très claire. Le comportement humain est sans équivoque en la matière. Il établit des préjugés et des complexes – comme le fait que les pauvres soient les moins enclins, lorsqu’ils le peuvent, à conserver les restes143. On note aussi, par exemple, le fait que dans une région donnée, des personnes appartenant à des classes sociales très différentes ont les mêmes goûts, même si les plus aisés achètent de meilleurs produits. Quant aux recherches récentes, effrénées, concernant les plats propres à chaque région espagnole144, elles montrent généralement que la tradition (comme on l’avait déjà noté pour les costumes ou l’habitat) n’est guère plus ancienne que le début du XIXe siècle, voire le XXe siècle. Aux côtés de la triade méditerranéenne par excellence (vigne, céréales et olivier), dont la prédominance naît durant l’époque pré-romaine et se prolonge encore aujourd’hui, on note, parmi les éléments de base de l’alimentation, la lente pénétration de produits et de manières de faire étrangers dans divers endroits de la péninsule Ibérique. Nous ne disposons pas à l’heure actuelle de certitudes sur de nombreux aspects de la gastronomie : on ne sait pas, par exemple, quand le riz a été introduit en Galice, même si on suppose que son apparition a été tardive (probablement au cours du XIXe siècle)145. Dans tous les cas, il ne s’agit pas vraiment d’un aliment très apprécié des Galiciens, comme nous avons pu le constater. Toujours concernant la Galice, on peut supposer que les pois chiches et les pommes de terre, qui nous semblent si typiquement galiciennes, n’ont commencé à faire partie du régime local qu’entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle. C’est aussi à cette époque que remontent les similitudes entre les crêpes bretonnes et les filloas 146ainsi que l’introduction par les moines clunisiens et cisterciens des pieds de vigne des bords du Rhin et de la Moselle, à l’origine des vins qui arrosent aujourd’hui le bouillon d’El Salnés147. Au-delà de 1800, nous avons bien moins de certitudes que de doutes148. Quoi qu’il en soit, l’identification de la majorité des Espagnols avec les spécialités culinaires traditionnelles de leur terre est l’un des facteurs identitaires les plus importants pour distinguer les régions entre elles. Il s’agit d’un moyen d’autodéfinition qui aide à marquer son appartenance à une
région, et ce de façon volontaire. Mais il ne faut pas non plus trop imaginer que les différences sont si profondes au sein des grandes aires culturelles : on trouve en Europe deux grands types de cuisines (l’une populaire, propre aux paysans et aux marins et non exportable ; l’autre élaborée) et c’est avec l’éclosion de la bourgeoisie au XVIIIe siècle que se généralisent les contacts entre les différentes gastronomies urbaines. Dans les villages, en revanche, la cuisine populaire reste isolée même si, en définitive, la cuisine bourgeoise se rapproche de plus en plus de la cuisine populaire (à la fois pour des raisons économiques et pragmatiques) tout en influençant les cuisines régionales qui commencent à apparaître tout au long du XIXe siècle. Ce processus est facilement repérable dans l’histoire de la gastronomie andalouse149. C’est ainsi que s’est développé au XIXe siècle, d’abord dans les villes puis à la campagne, le modèle actuel des cuisines régionales. Dans le Sud, l’évolution de la gastronomie est à l’origine des variantes actuelles du gaspacho, de nombreux plats à base de poisson et de pommes de terre et de toutes les préparations réalisées à partir de légumes d’origine américaine. Lorsqu’elle étudie cette évolution au XXe siècle, Isabel González Turmo définit bien la situation de l’Andalousie occidentale, qui est d’ailleurs extrapolable au reste de la péninsule Ibérique : « De telles préparations élaborées ou des produits si rares et appréciés selon les époques – comme le sucre, le poivre ou le chocolat (parmi bien d’autres) – n’étaient pas parvenus à Villamanrique150, Trebujena151 ou de nombreux autres villages. L’alimentation de base de ces bourgades reposait sur le blé, l’huile, les pois chiches, quelques légumes verts et, de temps en temps, de la viande ou, en bord de mer, du poisson. Ces zones pouvaient fournir les grandes villes en aliments mais elles ne pouvaient guère imiter des plats et des manières de faire qui leur étaient inaccessibles et totalement étrangers »152. Toutefois, il faut encore souligner la persistance d’éléments secondaires ou ponctuels à travers les âges, dont le caractère est prodigieux (si tant est que l’on veuille bien expliquer correctement de tels phénomènes et accepter que les prodiges arrivent parfois). Dans certains cas, ces survivances sont liées à des dévotions religieuses dont le sens original s’est perdu. Les gâteaux des Rois153 consommé en Espagne correspondent aux pâtisseries en forme de couronne que les Romains offraient au dieu Janus (divinité des portes et du début de l’année, qui donne son nom au mois de janvier)154. De la même façon, le massepain typique de Noël représente la
figure d’une anguille puisque le poisson, même si on en a perdu aujourd’hui la signification, était le symbole155 de Jésus dans les premiers temps du christianisme156. Il faut aussi rappeler l’existence de certains tabous alimentaires dans les deux autres grandes religions que la péninsule Ibérique a connues. Deux de ces tabous (l’ingestion du sang157 et la consommation de porc158) ont complètement disparu, tout comme ont disparu les croyances qui avaient créé et diffusé ces tabous. La caractéristique typiquement chrétienne, opposée à la fois aux musulmans et aux Juifs, est, on le sait, de consommer du boudin, du jambon, du lard, du chorizo, de la saucisse, de la butifarra 159, etc. Ces aliments ont fini par symboliser l’appartenance au christianisme, plus encore que les boissons alcooliques. Fort heureusement, les chrétiens n’ont pas conservé l’interdiction judaïque concernant la viande de porc, ce qui a permis aux masses médiévales affamées de pouvoir manger de temps en temps une source de protéines qui se conservait facilement et de multiples façons. En Galice, la graisse animale (et en particulier le saindoux à base de graisse de porc puis de graisse de bœuf) a pendant très longtemps été la base de la gastronomie locale jusqu’à ce que soit introduite, depuis la Maragatería160, la consommation d’huile au XIXe siècle. Dans les menus pantagruéliques et très variés du règne de Philippe IV (que nous connaissons grâce aux listes de plats servis lors des banquets royaux et aristocratiques dont nous disposons)161, à une époque où les Maures n’étaient plus en Espagne depuis longtemps, seuls deux mets d’origine morisque apparaissent : l’almojábana162 et le couscous. Leur mode de préparation n’est cependant pas spécifié dans ces listes et ils y côtoient un nombre impressionnant de plats à base de volaille ou de poisson, de ragoûts, de cuissots, de morceaux de lard et de lardons, de cochons de lait entiers (le tout cuit de mille manières étranges) ainsi que de préparations variées à base de porc comme seule l’Espagne sait en proposer. La Gentille Andalouse163 nous offre certes un petit catalogue des plats hispano-musulmans du début du XVIe siècle mais cela ne fait que démontrer que ces préparations culinaires existaient toujours à cette époque, juste avant les grandes vagues d’expulsion des Morisques. Cette description, par ailleurs, s’inscrit dans un cadre spatial précis (la ville de Rome, où ont émigré des prostituées espagnoles), ce qui prouve une chose évidente mais que peu semblent avoir remarqué : il s’agit
de groupes d’exilés qui n’ont par conséquent aucun moyen d’influencer les habitudes sociales hispaniques. Leurs coreligionnaires ont, de la même façon, progressivement perdu leur poids au fur et à mesure qu’ils ont quitté la péninsule Ibérique. Un article rédigé par Manuel Espadas Burgos164 nous donne un bon exemple de l’influence toujours renouvelée des clichés dans la conscience collective – en matière gastronomique. Cet article commence en effet par affirmer : « Établir la typologie alimentaire du monde hispano-musulman revient à décrire des habitudes qui se sont incrustées dans la tradition alimentaire espagnole comme de véritables constantes […]. La récente thèse de Rachel Arié met en évidence la façon dont ces types de plats et ces régimes alimentaires ont survécu et continuent d’exister aujourd’hui dans les couches populaires de la société et dans certaines régions ». Globalement, pourtant, nous ne constatons dans aucune région espagnole le poids réel et effectif de ces survivances en dehors d’exemples isolés (dont l’origine devrait parfois être nuancée car il s’agit de préparations de l’époque hispanoromaine). Le même Manuel Espadas évoque notamment quelques plats exquis (comme l’‘asida kuskus – c’est-à-dire le couscous – ou la maruziyya) mais qui sont introuvables dans la cuisine espagnole depuis des siècles, même sous une forme altérée. Il en arrive même à écrire des bêtises du genre : « […] les gâteaux, dont l’origine étymologique est arabe (bastila)165 »166. Cet auteur, comme beaucoup d’autres, confond similitude et lien étymologique entre deux termes ; sa conclusion est donc claire et imparable : si deux mots se ressemblent, c’est parce que les Espagnols ont repris une appellation arabe. Il exclut donc automatiquement la possibilité que les Arabes aient repris l’appellation espagnole, ce qui est pourtant la vérité167. Le latin tardif pasta et son dérivé pastel ont bien été adoptés par l’arabe vulgaire et ont survécu jusqu’à aujourd’hui dans le parler du Maroc. Pour commencer, il évident qu’il faut écarter de la liste des influences arabes tous les produits et préparations qui remontent à des dates postérieures au départ final des Morisques (1609-1614), ce qui comprend naturellement tous les produits originaires d’Amérique : le figuier de Barbarie, qui vient de Mésoamérique168 ; les différents types de piment (notamment les chilis dans toute leur variété) et la tomate, originaires de la même région ; la courge et la pomme de terre, qui viennent de la région andine ; le maïs, produit
d’Amérique centrale ou la patate douce, arrivée en Europe avec Christophe Colomb. Certains de ces produits végétaux ont pénétré en Europe suite à la première phase des grandes découvertes (comme le maïs, implanté en Galice à la fin du XVIe siècle, d’où il s’est lentement répandu dans le reste de l’Espagne) mais ont mis deux à trois siècles à se répandre et à se généraliser. C’est le cas de la tomate, qui était déjà connue à cette époque mais qui n’est entrée massivement dans la gastronomie espagnole qu’au XIXe siècle. Mais c’est surtout le cas de la pomme de terre (dont le nom, en espagnol péninsulaire169, semble venir d’un croisement avec le terme batata), qui a été très vite importée du Pérou dans sa variété appelée chuño (séchée au soleil et congelée pour être conservée). Elle a été cultivée en Andalousie par des missionnaires puis emmenée en Allemagne par des soldats, sans que sa richesse culinaire ne soit réellement mise en valeur avant le milieu ou la fin du XVIIIe siècle. L’Espagne n’a pas échappé à ce phénomène et c’est pourquoi notre tortilla aux pommes de terre, que nous croyons si ancienne, n’a pas plus de deux siècles d’existence. C’est néanmoins la triade méditerranéenne à laquelle nous faisions allusion plus haut (farine, vin et huile) qui doit retenir surtout notre attention car elle constitue la base de l’alimentation de nos populations depuis le début de l’histoire. Vers 60 après Jésus-Christ, Columelle170 fait la liste détaillée des techniques rapportées en Hispanie par les Romains, depuis la culture des légumes jusqu’à l’utilisation des engrais et les techniques de battage du blé ou de jachère. Il évoque également l’amélioration des céréales, l’utilisation de la faucille, de la houe, du soc de charrue, du fer en général, etc. Il offre, aux côtés de saint Isidore de Séville171, une longue liste des produits agricoles connus et consommés à son époque – souvent considérés par certains comme des produits d’origine mauresque. Il faut dire que certaines appellations tirées de la langue arabe peuvent induire en erreur et faire croire que les produits en question ont été introduits par les Maures alors qu’ils datent de bien avant, que ce soit dans la péninsule Ibérique ou dans le monde gréco-latin. Leur nom arabe subsiste néanmoins : aceituna, acelga172, alcachofa173, albaricoque174, azafrán175, algarroba176, bellota177, altramuz178-179, etc. En ce qui concerne l’huile, on sait que l’olivier sauvage existe en Espagne depuis très longtemps et que certains habitants du Sud en utilisaient le fruit pour en extraire de l’huile. Les Phéniciens et les Grecs ont introduit l’olivier commun
et ont amélioré les techniques de pressage et de culture de cet arbre. Il s’est ensuite répandu dans toute la moitié méridionale de l’Espagne et a fini par dépasser la chaîne de Guadarrama180, sa frontière géographique naturelle, car il n’était que peu répandu au Nord de cette ligne et n’entrait pas dans la gastronomie traditionnelle181. Les matières grasses utilisées en Espagne jusqu’à une date récente étaient le beurre, la graisse animale (notamment de porc) et l’huile d’olive. Le sel extrait des salines est lui aussi une importation phénicienne, tout comme la vigne, apportée en Ibérie par les Carthaginois (peut-être vers le VIe siècle avant Jésus-Christ). La généralisation de la vigne en péninsule Ibérique est précoce, tant et si bien que les franges orientale et méridionale deviennent rapidement des régions exportatrices de vin. Les Romains rendent systématique l’exploitation agricole de masse et perfectionnent les cultures et les travaux d’irrigation (avec la roue à aubes et le balancier). Ils introduisent certains fruits comme l’orange – déjà présente dans les banquets romains du IIe siècle de notre ère mais importée sans succès de Chine vers 2 000 avant Jésus-Christ – ou le cédrat – lui aussi originaire de Chine et attesté à Sumer, en Égypte, en Grèce et à Rome (c’est ainsi qu’il est récolté en Sicile depuis le IVe siècle de notre ère). La base alimentaire hispanique a peu de caractéristiques arabes. En effet, comme le dit González Turmo : « les plats à base de légumes et le pain doivent retenir toute notre attention car ce n’est pas par hasard qu’ils ont constitué (et qu’ils constituent encore aujourd’hui dans une grande mesure) le repas quotidien de la majeure partie des foyers. La réunion dans une seule et même préparation de produits aussi importants pour leurs qualités nutritives et digestives (protéines, hydrates de carbone, fibres végétales, etc.) n’est cependant pas propre à cette région mais se retrouve dans toute la géographie nationale. Les Espagnols ont fait du pot-au-feu, à travers toutes ses variantes, l’un des plats les plus complets et les plus riches qui existent »182. Les pois chiches (sans doute introduits par les Phéniciens) forment la base du pot-aufeu espagnol, même s’ils sont souvent accompagnés d’autres légumes ainsi que de nombreux morceaux de viande en fonction des circonstances (on note néanmoins l’omniprésence du porc). Que notre pot-au-feu présente certaines similitudes avec la dafina183 ne signifie pas nécessairement qu’il s’agisse d’un seul et même plat ou d’une évolution de cette préparation184. Le gaspacho, qui est sans doute apparu dans La Manche (précisément dans la région de
Cuenca), s’est répandu vers le XIIe siècle dans la zone de Valence, d’Albacete, de Jaén ou dans la vallée du Guadalquivir185. Son succès a été assuré grâce au pain et à l’huile, tandis que la garniture et l’utilisation de tomates ne se généralisent qu’au XIXe siècle dans les secteurs bourgeois. D’autres plats présents dans la diète populaire pendant de nombreux siècles, comme le hareng186 ou certaines pâtisseries traditionnelles, viennent d’endroits très différents en Espagne. Des douceurs frites typiques de l’Andalousie, comme les rosas y flores187, viennent en réalité de la région de Salamanque, d’Ávila ou d’Estrémadure188. C’est aussi le cas des mantecados189, des gâteaux à base de génoise, des couronnes, des beignets, des hojuelas190, des gañotes ou engañotes191, etc., qui ont leur équivalent dans la région de León et Zamora. La transhumance, les migrations saisonnières des ouvriers agricoles ou les déplacements durables de la main-d’œuvre nécessaire au fonctionnement des mines ont favorisé l’introduction dans le Sud de l’Espagne de coutumes culinaires septentrionales et ont mélangé entre elles les différentes populations de l’Andalousie. Les Galiciens (nom donné à toute personne venue du Nord du défilé de Despeñaperros192) ont apporté leurs modestes connaissances et les ont mêlées à celles d’autres travailleurs ou à celles des autochtones, ce qui aide à comprendre les similitudes existantes entre l’alimentation des journaliers d’Andalousie, d’Estrémadure et des deux Castilles. Ce mélange est l’œuvre des travailleurs estivaux que certains ont connus dans leur enfance et dont le triste sort n’existe plus, fort heureusement, que dans les souvenirs. Dans les pages qu’il consacre à l’alimentation des Hispano-Arabes (comme dans l’intéressant manuscrit sur la cuisine andalousienne traduit par Huici Miranda193), Rachel Arié194 invite à la prudence lorsque l’on utilise des termes contemporains pour traduire des réalités médiévales car les premiers sont susceptibles d’induire le lecteur en erreur, surtout s’il est néophyte195. Il nous met aussi en garde concernant la datation de certaines spécialités (qui ne sont pas aussi anciennes qu’on le croit parfois196). Il fait également allusion à l’utilisation du miel, de la cannelle et du sucre dans une infinité de préparations, ce qui démontre un mélange récurrent entre sucré et salé étrange pour nos palais contemporains. Nos préférences ne dérivent pas forcément du goût des Espagnols du Moyen Âge, qui écœurerait nos papilles et nos estomacs. L’auteur souligne que toutes ces habitudes gastronomiques ont
disparu après le départ des Morisques. Une fois de plus, donc, les exceptions en la matière servent trop souvent à établir des principes généraux. Nous savons à coup sûr que certains produits ont été introduits, répandus et développés par les Arabes, comme le citron (importé du Cachemire, de la Perse et du Moyen-Orient). C’est aussi le cas du riz, venu de Chine, dont la consommation est attestée en Mésopotamie au Ve siècle avant Jésus-Christ et dont on retrouve des mentions dans les textes grecs (sous le nom d’oruzon) deux siècles plus tard – même si son utilisation était surtout cantonnée, dans le monde classique, au domaine médicinal (on retrouve des décoctions à base de riz chez Pline l’Ancien, Columelle et Horace). Les premières rizières hispaniques sont bien l’œuvre des musulmans arrivés en péninsule Ibérique, tout comme la diffusion et la consommation de l’épinard et peut-être de l’aubergine (qui ont aussi pu pénétrer en Espagne depuis l’Italie). Il ne faut pas s’étonner de ces croisements et superpositions de produits, de provenances ou de façons de faire car le bassin méditerranéen a toujours été caractérisé par l’échange. Les beignets, par exemple, existaient déjà dans la Rome classique et c’est en Hispanie qu’ont dû les découvrir les conquérants arabes. Pourtant, l’association entre les Maures et les beignets se retrouve partout dans notre littérature médiévale et moderne, peut-être parce que les musulmans les appréciaient particulièrement – ce qui nous rappelle que l’origine et la diffusion sont deux choses bien différentes197. Aussi, les allusions satiriques aux Maures et à leurs beignets sont courantes198 ; on peut également observer que d’autres préparations ont parfois même conservé leur appellation arabe alors qu’elles étaient connues depuis bien longtemps en Grèce et à Rome199. Comme nous l’avons dit, depuis l’invasion musulmane jusqu’au XVIIe siècle, l’alimentation a été l’un des signes distinctifs les plus marquants d’une ethnie ou d’une religion200. Les Morisques ont montré plus d’attachement à ces traits culturels au fur et à mesure que leur poids politique et social diminuait. Ils se vantaient de ne pas boire de vin, de ne pas manger de porc ou de ne pas cuisiner de la viande provenant d’un animal qui n’avait pas été tué selon les anciens rituels201. Les Cancioneros de Baena ou d’Antón de Montoro202 insistent sur la polémique burlesque des chrétiens qui ont contre-attaqué avec des poèmes contenant tout un programme alimentaire et idéologique, une sorte d’étendard de toute la cuisine nationale et de la
manière de manger203.
Est-il besoin d’ajouter que nous avons délibérément évité de mentionner dans ce chapitre toutes les manifestations de la culture populaire actuelle ? Dans notre civilisation postindustrielle, les grandes attractions ludiques appréciées des masses (football, événements sportifs ou musicaux, danse, mode, cinéma, télévision) ne présentent en effet aucun élément arabe. Ces manifestations ont plutôt fait de nous (et des Arabes) des satellites de la sousculture anglo-saxonne de consommation.
1 Cette phrase est reprise, non sans visée ironique, par Antonio Burgos in Andalucía, Tercer Mundo, 31. 2 L’expression « communauté autonome » (comunidad autónoma) ou « autonomie » (autonomía) désigne, en Espagne, le premier degré d’organisation territoriale, vaguement comparable à une région française. [NdT] 3 Serafín Fanjul utilise le terme duende, qui désigne à l’origine un esprit fantastique des légendes espagnoles, à visage de vieillard ou d’enfant, qui vient semer le trouble dans les maisons. Le sens du mot a ensuite glissé et duende fait aujourd’hui plus souvent référence au charme ineffable, inexplicable d’une chose – notamment dans le flamenco. C’est son utilisation dans ce domaine attaché à l’Andalousie qui a probablement poussé l’auteur à se servir de ce vocable. [NdT] 4 L’adjectif montañés (qui signifie littéralement « montagnard ») qualifie une personne originaire de Cantabrie, région située dans le Nord du pays, au bord de l’océan Atlantique, entre le Pays basque et les Asturies. Il s’agit d’une région très montagneuse. [NdT] 5 Car les musulmans, lors de leur pénétration en péninsule ibérique, n’ont pas pu soumettre les territoires de la corniche cantabrique. [NdT] 6 Voir, par exemple, A. Ponz in Viaje de España, I, première lettre, paragraphe 32, volume I, 111, Madrid, 1988. 7 « L’Andalousie n’a pas d’armes pour se défendre de cette attaque continuelle : ses intellectuels (qui le sont dans le pire sens du terme) sont plus occupés à écrire des poèmes arabes sur les nards, les palmiers et les fontaines » (A. Burgos, Andalucía, 36).
8 Terme espagnol d’origine arabe désignant une serpillère. [NdT] 9 Terme espagnol d’origine arabe désignant un maçon ou un maître d’œuvre. [NdT] 10 Terme espagnol d’origine arabe désignant le sucre d’orge. [NdT] 11 A. Burgos, Andalucía, 58. 12 « Les villages andalous conservent l’image du Maure avec une grande vivacité. Que l’expulsion morisque ait été complète ou non est un élément qui ne compte pas réellement pour les gens, pas plus qu’il ne s’agit d’un réel problème pour l’historien ou l’érudit. Sans avoir eu besoin de lire quoi que ce soit sur les conflits et le repeuplement du village de Jaral au XVIe siècle, les gens ont entendu parler dès leur enfance du hameau dans lequel ils vivent, des Maures qui y habitaient jadis, et ils savent aussi qu’ils descendent de chrétiens venus de différentes régions d’Espagne. […] Les guerres coloniales menées par le pays dans le Nord de l’Afrique au siècle passé et dans le premier quart de ce siècle ont par ailleurs fait perdurer des images sur les Maures qui ne nuançaient qu’à peine les stéréotypes traditionnels. Elles ont plutôt réaffirmé le caractère véridique de ces derniers » (E. Luque Baena, Estudio antropológico social de un pueblo del Sur, 127, Madrid, Tecnos, 1974). 13 « Les anciens Maures, des trésors cachés, le mystère […]. Voilà, en somme, ce qu’ont aussi cherché les écrivains en pensant aux anciens Arabes, depuis Luis de León jusqu’à Washington Irving. On retrouve aujourd’hui la même chose dans la bouche de certains habitants du Sud. […] Le « Maure », dans la conscience populaire, est un être historico-légendaire. La seule chose qu’il inspire dans la vie quotidienne est un irrémédiable mépris. Les descendants des Morisques se sont habitués à une vie paysanne sans réels horizons, mêlés aux esclaves, aux journaliers et aux indigents de toutes sortes » (Caro Baroja, Los judíos en la España moderna y contemporánea, III, 17). 14 Voir par exemple J.R. Puértolas, introduction à Poesía crítica y satírica del siglo XV, 16, Madrid, Castalia, 1981. 15 Le 2 janvier 1492, la ville de Grenade est officiellement reconquise et les Rois catholiques y font leur entrée solennelle. Cet événement marque la
fin de la Reconquista. [NdT] 16 « Mais traidor foi que un mour / o villao que me vendeu, / que de Lugo à Rivadeu, / todos me tiñan temour. » 17 Proverbes et dictons glosés d’Hernán Núñez in Refranero español, compilation de F.C. Sainz de Robles, Madrid, 1944. 18 « Más mató la cena que sanó Avicena », « mientras más moros, más ganancia », « caviloso o judío, no lo tengas por amigo », « ni de amigo reconciliado, ni de manjar dos veces guisado », « el caballo del judío, harto de agua y bien corrido », « en vino ni en moro, no eches tu tesoro », « en casa del moro no hables algarabía », « a moro muerto, gran lanzada », etc. Voir aussi le Cancionero castellano (II, 561), qui présente le Maure comme l’archétype de l’inutile et du couard (« No os deys nada / a moro muerto dar lançada ». 19 Coplas de Mingo Revulgo (n° XI), in Coplas satíricas y dramáticas de la Edad Media, 39, édition d’E. Rincón, Madrid, Alianza, 1968. Voir aussi Poesía crítica y satírica del siglo XV, édition de J.R. Puértolas, 225. Outre le fait que le terme « meco » (littéralement, « de La Mecque ») désigne le Maure par excellence, les habitants d’El Grove (commune de la province de Pontevedra, en Galice) s’appellent eux-mêmes et se font appeler mecos, non pas parce qu’ils descendraient des Arabes mais parce qu’on leur prête un caractère plein de dissimulation et de ruse. C’est ce que proclame la pandeirada (chanson populaire galicienne) : « Somos os mecos do Grove, / non o podemos negare… / Todo mundo nos conoce / pol-o xeito de falare ». 20 El Folklore español, 94. 21 Capitale de province du Nord de la Castille. [NdT] 22 Poème (seguidilla) plaisant repris par don Preciso in Colección de las mejores coplas de seguidillas, tiranas y polos que se han compuesto para cantar a la guitarra, 80, Cordoue, Demófilo, 1982 (la première édition date de 1799). 23 A. Machado y Álvarez, Cantes flamencos, 81, Buenos Aires, 1947. Dans le même ouvrage (50), Demófilo note l’existence d’une chanson qui exprime le summum du malheur : « Si j’apprenais / que tu ne m’aimais pas / je renierais Dieu et m’en irais / vivre avec les Maures ».
24 Il existe une version espagnole de cette chanson populaire française sous le titre Mambrú se fue a la guerra, puisque le duc de Marlborough a participé à la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714). [NdT] 25 R. Menéndez Pidal, Los romances de América, 43, Madrid, Austral, 1958. J.M. Gómez-Tabanera (in Fiestas populares y festejos tradicionales, inséré dans Folklore español, 205), recueille une version un peu différente de cette chanson : « Il y a à Cadix une fille / qui s’appelle Catherine, oh ! / Son père était un roi maure, / sa mère était une renégate… ». 26 A. Ponz, Viaje de España, tome IV, lettre IX, volume I, 771, Madrid, Aguilar, 1988. 27 La corniche cantabrique, depuis le Miño (à la frontière avec le Portugal) jusqu’à la Navarre ; la zone du Levant, le long de la côte méditerranéenne, depuis les Pyrénées jusqu’à Murcie, en comptant les Baléares ; la région centrale, qui comprend les deux Castilles, l’Estrémadure et l’Aragon ; la zone du Centre-Ouest, qui comprend Cáceres ; et la zone qui regroupe l’Andalousie et les Canaries. 28 Le châle de Manille (mantón de Manila) est un châle en soie, ample et lourd, originaire de Chine. Présentant des couleurs vives et des motifs exotiques (oiseaux tropicaux, chinoiseries, etc.), il est devenu un élément typique du costume féminin espagnol, particulièrement en Andalousie. Il n’est aujourd’hui porté que lors des fêtes populaires, patronales ou religieuses. [NdT] 29 L’adjectif baturro désigne à l’origine le paysan aragonais puis, par extension, l’Aragonais archétypique. [NdT] 30 Etnología de las comunidades autónomas, 70-1, Madrid, CSIC, 1996. 31 Sorte de pantalon large. [NdT] 32 Sorte de couvre-chef galicien. [NdT] 33 Omelette épaisse. [NdT] 34 Déesse-Terre des croyances de l’ancien Empire inca. [NdT] 35 Voir N. Seseña, La Cerámica popular en Castilla la Nueva, 53, Madrid, Editora Nacional, 1975. 36 « Avec une décoration uniforme réalisée sur une surface blanche en
engobe, avec des profils violacés et des taches de la même couleur ou vert feuille, dont l’alternance permet d’obtenir une polychromie équilibrée. Sur l’envers, un bain jaune qui vient simplement d’un vernis impur, ferrugineux, qui rend l’argile transparente. Ses centres de production les plus importants ont été Elvira [zone archéologique située entre Atarfe et Pinos Puente, dans la province de Grenade – NdT] et Madinat al-Zahra [ancienne cité royale musulmane, à proximité de Cordoue – NdT]. C’est de cette technique que sont issues les céramiques de Teruel et Paterna » (Gómez Moreno, Ars, III, 311). 37 « Origine : Bagdad. Restes : Madinat al-Zahra. Il s’agit de l’argile que les spécialistes disent « à reflet métallique ». En arabe et en ancien castillan, elle est simplement dite « dorée ». Elle naît dans le califat abbasside au IXe siècle. C’est une argile pâle avec une couverture blanche et stanneuse sur laquelle, lors d’une deuxième cuisson à basse température, l’on ajoutait une décoration tracée au pinceau et qui représentait des figures humaines ou animales stylisées, des inscriptions coufiques et des ornements.Technique : dépôt composé de sulfures d’argent, de cuivre et de fer, le tout mélangé afin de pouvoir être appliqué au pinceau sur le vernis. Sans avoir fondu au four, ce dépôt en ressort avec la brillance susmentionnée. L’on pense que certains fragments ont pu être réalisés en Espagne même à partir d’argile jaunâtre, comme celle d’Andújar [commune de l’actuelle province de Jaén – NdT], qui présente une telle couleur sans lavage ni irisation et est ornée d’inscriptions coufiques. Calatayud et Málaga ont été les grands centres de production au Moyen Âge » (Gómez Moreno, Ars, III, 313). 38 Ville la plus peuplée de l’actuelle province de Tolède, Talavera de la Reina est réputée au niveau national pour sa céramique et ses azulejos. [NdT] 39 Seseña, 134. 40 Ibid., 136. 41 Les centres visités (dont le nombre d’ateliers de poterie oscillait entre un et sept par localité) sont : Buño et Padrón (province de La Corogne) ; Bonxe (province de Lugo) ; Niñodaguia (province d’Orense) ; Moveros et Pereruela (province de Zamora) ; Alba de Tormes, Cespedosa de Tormes et Tamames de la Sierra (province de Salamanque) ; Torrejoncillo et Arroyo de la Luz (province de Cáceres) ; Priego (province de Cuenca) ; Consuegra et
Villafranca de los Caballeros (province de Tolède). 42 Cruche, pichet. [NdT] 43 Sacoche destinée à ranger les ustensiles du potier. [NdT] 44 Dans le contexte de la céramique, cuire excessivement. [NdT] 45 Cuir à base de peau de chèvre ou de bélier souvent utilisé pour produire des soufflets destinés, entre autres, aux potiers. [NdT] 46 Mesure de capacité équivalente à environ deux litres d’eau. [NdT] 47 Il est défini dans ce dictionnaire comme un conduit permettant l’évacuation des eaux usagées. [NdT] 48 Le terme alpataya désigne un bandeau de tissu de consistance moyennement solide utilisé pour donner forme au récipient sur le tour et la séparer de la masse originelle. Le terme est à rapprocher d’alpañata, définie par l’Académie royale de la Langue espagnole comme un « morceau de cuir qu’utilisent les potiers pour lisser leurs pièces avant de les cuire ». Pour Joan Corominas, auteur du Dictionnaire critique étymologique castillan et hispanique, ce terme est un mozarabisme ou un dérivé de l’hispano-arabe pannat, pluriel du mot panno. 49 Ce terme signifie « verre » ou, dans le contexte de la poterie, « vernissage ». [NdT] 50 Mot signifiant « atelier de potier » ou « argile ». On en tire des termes comme alfarero (« potier ») ou alfarería (« poterie »). [NdT] 51 Voir L. Cortés Vázquez, Alfarería popular del Reino de León, Salamanque, 1987. 52 Seseña, La Cerámica popular en Castilla la Nueva. 53 Huile. [NdT] 54 Canal d’irrigation. [NdT] 55 Dans le vocabulaire de la poterie, éliminer les impuretés de l’argile. [NdT] 56 Recouvrir de miel. [NdT] 57 Sur le littoral méditerranéen, vent venant du Sud-Ouest. [NdT]
58 Limon déposé sur le lit des cours d’eau ou sur les champs après une inondation. [NdT] 59 Torres, La Artesanía, 195 et ss. 60 Zamora Vicente, Dialectología, 287. 61 Tiré de l’arabe qasr, ce terme désigne un palais fortifié d’origine musulmane. [NdT] 62 Terme d’origine arabe signifiant « château ». [NdT] 63 Commune espagnole de la province de Grenade dont le nom signifie « château de l’amandier ». [NdT] 64 Le nom de cette commune signifie littéralement « château du Juif ». [NdT] 65 C’est-à-dire « château ». [NdT] 66 Maravall, 168. 67 Commune de l’actuelle province de Ségovie. [NdT] 68 Plus important monastère de l’Aragon du haut Moyen Âge, il se situe dans l’actuelle province de Huesca. [NdT] 69 C. Flores, Arquitectura popular española, I, 221. 70 Münzer, 109. 71 Ponz, Viaje de España, tome IV, lettre II, volume I, 642, Madrid, Aguilar, 1988. 72 Ibid., 643. 73 Ponz a des mots très durs contre le baroque et sa profusion décorative. Pour lui, cette esthétique est « barbare » (Ibid., tome I, lettre IV, volume I, 206). Ce thème était sans doute une antienne chez les plus cultivés des Espagnols du XVIIIe siècle, qui désiraient ardemment dépasser le passé. C’est pourquoi l’architecture churrigueresque, flamboyante « du siècle passé » est fustigée par don Preciso (Colección, 18). 74 « […] Il n’y a que peu de villes en Europe qui peuvent être qualifiées de belles » (Ponz, Viaje de España, tome IV, lettre II, volume I, 642). Il répète cette idée lorsqu’il évoque l’étroitesse et le caractère tortueux des rues, que ce
soit à Rouen (ibid., 395) ou à Amsterdam (ibid., 342). 75 « […] les mahométans, dont les mœurs étaient des plus barbares, […] haïssaient à mort tout ce qui ne trouvait pas son fondement dans leurs coutumes ou dans le Coran. Leur férocité et leur esprit suspicieux les poussaient à vivre dans des endroits étroits. […] Voilà les véritables raisons de la laideur de Tolède. On aurait pu, après la Reconquête, remédier bien facilement à ces défauts en rendant à cette ville son ancienne splendeur » (ibid., tome I, lettre I, paragraphe 23, volume I, 108).Et voici ce qu’il dit de Séville : « La plupart des rues de Séville, qui sont très mal pavées, sont restées dans l’état de désordre et d’étroitesse dans lequel les ont laissées la superstition et le caractère fruste des Morisques. C’est ainsi qu’ont été entretenues de nombreuses autres villes espagnoles jusqu’à présent, comme je vous l’ai dit au moment où je vous ai parlé de Tolède. On n’a pas pensé à les améliorer et nos rois ont plutôt suivi les mêmes idées que les Maures et ont eu recours à des artisans musulmans. Si la haine que nous avons à juste titre envers leur secte, leurs costumes et leurs autres pratiques avait aussi concerné leurs modes de construction, il y aurait déjà bien des siècles que Séville n’aurait rien à envier à aucune autre ville d’Europe » (ibid., tome IX, volume III, 149-50). 76 Dans ses Viajes a España (Madrid, Aguilar, 1990), on peut repérer de nombreuses références peu agréables (pour ne pas dire inamicales) envers le pays et ses habitants (pages 149 et 235), bien que l’auteur n’ait pas encore renoncé en 1864 à son goût pour l’exotique et le surprenant (page 362). 77 Province historique du Pays basque qui s’étend autour de Bilbao. [NdT] 78 Viajes a España, 227. 79 Ibid., 153. Mérimée écrit dans une époque de forte effervescence nationaliste et oublie le fait que, dans l’Europe médiévale et chrétienne, la notion d’étranger était très relative car ni les frontières, ni les identités nationales (apparues bien après) n’étaient définies. 80 Ibid., 148. Il fait évidemment référence à un « caractère espagnol » qu’il a lui-même inventé. 81 Comparable aux oppida gaulois, les castros sont des fortifications de nature résidentielle que l’on retrouve en Castille, en Galice et dans le Nord du
Portugal. Ils datent de la protohistoire et disparaissent avec la conquête romaine. [NdT] 82 J.L. Alonso Ponga et S. Cid, Huellas de Castilla y León. La arquitectura del barro, 16 et 22, Valladolid, 1986. 83 C. Flores, IV, 64 et 75. 84 « C’est cependant dans le domaine de la construction populaire que l’on exagère les influences mauresques. Contre tout argument lié à l’environnement ou à une quelconque détermination extérieure, en dépit des repeuplements et des changements, à une altitude extraordinaire, près des neiges éternelles de la Sierra Nevada, dans des bourgades comme Pampaneira [province de Grenade], tout comme dans des communes situées plus bas, dans les Alpujarras, l’on a construit jusqu’à nos jours des maisons à terrasse, de telle sorte que ces villages ont, dans leur ensemble, un air qui rappelle celui des bourgades de l’Atlas ou d’autres zones montagneuses du Maroc » (Caro Baroja, Los moriscos del reino de Granada, 253). 85 Ibid., 254. 86 Commune de la province de Cadix. [NdT] 87 C. Flores, I, 193. 88 Ibid., I, 196 et ss. 89 « L’architecture populaire se trouve toujours intimement liée à la tradition de la région, non seulement concernant ses techniques de construction mais aussi à l’égard du sens de la plastique et de la manière de distribuer les différents ensembles. Cette relation intime avec le sol, le climat, les connaissances et la tradition d’un pays confère à cette architecture un caractère régional et même local » (ibid., I, 18). 90 Ibid., I, 118. 91 Ibid., IV, 257. 92 Ibid., IV, 103. 93 « […] l’avant-toit pourrait être une version populaire de la marquise renaissante tandis que le rebord de fenêtre serait une recréation sui generis du parapet classique » (ibid., IV, 109).
94 Caro Baroja (in Los moriscos, 158) rappelle que, parmi les normes de conduite que les magistrats de l’Audience de Grenade (comme Espinosa ou Deza) ont imposé aux Morisques, l’ouverture des portes et fenêtres était obligatoire – ce qui correspondait aux coutumes chrétiennes. Cette habitude de laisser ouvertes en grand les portes d’entrée (ou, au moins, de ne pas les verrouiller) s’est maintenue dans les villages jusqu’à aujourd’hui, en dépit de récentes évolutions. 95 La première occurrence que l’on connaisse de ce proverbe figure dans les Refranes de Hernán Núñez insérés dans le Refranero español, 301 (Madrid, Aguilar, 1944), bien qu’Américo Castro (La Realidad, 65) le cite à partir du Vocabulario de refranes de Gonzalo Correas, daté du début du XVIIe siècle. Comme à l’accoutumée, Castro délire : il en déduit que l’auteur du proverbe serait juif car il mentionne les Juifs en premier et… car ce dicton a une connotation économique ! Il n’y a pas de réponse possible face à une telle méthodologie déductive, qui mêle la foi du charbonnier aux clichés les plus faciles sur les Juifs. 96 « D’où vient, par exemple, le fait que, dans certains villages des Alpujarras, les jeunes mariés continuent à manger séparément une année durant, chacun dans sa famille ? » Et il ajoute dans la note 40 : « Cette indication m’a été fournie par M. Garzón Pareja. Il s’agit sans aucun doute d’un bon début pour des recherches prometteuses dans le champ de l’ethnohistoire » (Vincent, Minorías, 29). L’historien français ne spécifie évidemment pas quels sont ces villages auxquels il se réfère, ce qui nous empêche de savoir par qui ils ont été repeuplés et dans quelles proportions. 97 « Il était habituel [à Jaral de la Sierra] que le fils qui venait de se marier vive avec sa famille durant au moins un temps, jusqu’à la naissance de son premier enfant, qui rendait nécessaire le fait d’avoir un logement exclusif pour la famille » (Luque Baena, Estudio, 138). Il ajoute à propos des facteurs économiques lors du mariage : « Le faste qu’exigeait un mariage de l’époque poussait bien souvent les couches sociales les moins favorisées à « enlever la fiancée » pour éviter des dépenses inévitables et célébrer plus tard le mariage, de manière plus discrète » (ibid., 136). 98 Les mythes antiques les plus connus concernant la mort et la résurrection sont sans doute ceux de Tammuz (mythologie chaldéenne) et
d’Osiris (mythologie égyptienne). 99 J.M. Gómez-Tabanera, « Las fiestas tradicionales », in El Folklore español, 159.
populares
y
festejos
100 Voir F. de la Granja, « Fiestas cristianas en al-Andalus, I : al-‘Azafi », in al-Andalus, XXXIV (1969), 2. 101 La prédominance du calendrier solaire chrétien dans presque tous les pays arabes, que nous constatons bien aujourd’hui, a des raisons pratiques et n’a rien de nouveau. De fait, le comput lunaire musulman est réservé aux rituels religieux. 102 Ou toute autre idée présente dans les jeux sémantiques et les sousentendus créés ad hoc pour insinuer ce que l’on ne peut prouver. 103 Voir I. Moreno Navarro, Propiedad, clases sociales y hermandades en la Baja Andalucía, 197, Madrid, Siglo XXI, 1972. 104 Luque Baena, 143. 105 Localité de la province de Séville. [NdT] 106 Moreno Navarro, 198 et ss. 107 Il est cependant évident que le recul de la religion chrétienne dans le langage espagnol est le fruit d’une société urbaine post-industrielle et ne favorise pas précisément l’islamisation de ladite société mais plutôt sa laïcisation générale plus ou moins consciente. 108 Ce terme, qui signifie « au revoir » ou « adieu », est formé à partir du mot Dios (« Dieu »). [NdT] 109 Cette expression, qui mentionne également le nom de Dieu, est équivalente au français « à bientôt » ou « portez-vous bien ». [NdT] 110 On pourrait traduire cette phrase par « Que Dieu vous garde ». [NdT] 111 Il s’agit des deux premières phrases de la prière « Je vous salue, Marie » en français. Au début d’une confession, le prêtre prononce la première et le fidèle lui répond avec la seconde. [NdT] 112 Expression imagée qui mentionne le nom de Jésus et signifie « En un rien de temps ». [NdT] 113 Expression de sens proche. [NdT]
114 Ce terme, formé à partir de santo (« saint ») et amén signifie, s’emploi dans le sens de « en un rien de temps ». [NdT] 115 Ce nom de prière tirée du psaume 50 peut également désigner, accolé au terme cólico, une colique hépatique. [NdT] 116 Littéralement, « plus long que le carême ». [NdT] 117 Littéralement, « de Pâques aux Rameaux », c’est-à-dire « d’ici un an », « dans un an ». [NdT] 118 Littéralement, « le jour du Jugement » – c’est-à-dire, dans un français familier, « aux calendes grecques » ou « à la Saint-Glinglin ». [NdT] 119 Que l’on pourrait traduire par « C’est à l’Avent que vient le vent ». [NdT] 120 Proverbe qui signifie approximativement « Entre Noël et la Saint-Jean, on compte six mois tout juste ». [NdT] 121 Ce dicton, qui signifie littéralement « Avant l’Ascension, n’ôte ni ta cape, ni ton capuchon », trouve son équivalent français avec « En avril, ne te découvre pas d’un fil ». [NdT] 122 Gabriel Llompart, « La religiosidad popular » in El folklore español, 236. 123 C’est à dire le mois de mai. [NdT] 124 Llompart, ibid., 239. 125 Voir J.M. Gómez-Tabanera, « Las fiestas populares y festejos tradicionales », in El folklore español, 164. 126 Classé au patrimoine immatériel de l’UNESCO depuis 2008, le mystère d’Elche se déroule, comme son nom l’indique, dans cette ville de la province d’Alicante. Réalisé dans la basilique Sainte-Marie les 14 et 15 août, il s’agit d’un drame sacré consacré à Marie. [NdT] 127 Mais où est le théâtre populaire musulman ? 128 Olesa de Montserrat, commune de la province de Barcelone. [NdT] 129 Le monastère de Montserrat, situé sur la montagne du même nom, est l’un des plus importants d’Espagne et un symbole religieux de la Catalogne. [NdT]
130 Commune de la province de Barcelone. [NdT] 131 Llompart, 239. 132 Surtout célébrées dans le Sud de la Communauté de Valence, les fêtes de moros y cristianos rappellent les batailles de la Reconquista. [NdT] 133 Voir C. González Casarrubios, Fiestas populares en Castilla-La Mancha, 149 et ss., Ciudad Real, 1985. 134 Ibid., 153. 135 « La nouvelle de l’exécution sur le bûcher d’un condamné produisait dans les villes une grande excitation. Hommes, femmes et enfants accouraient avec une soif malsaine non seulement au supplice mais aussi aux actes préliminaires » (Caro Baroja, Los judíos en la España moderna y contemporánea, I, 344). 136 Il ne s’agit pas pour nous d’entrer dans la polémique entretenue par les partisans de la tauromachie et les partisans de son interdiction, pas plus que nous n’allons nous aventurer sur le terrain glissant des débats byzantins qui la concernent (s’agit-il d’une fête ?, etc.) Nous nous bornons à rappeler que la fête taurine existe et qu’il est impossible d’en trouver un équivalent arabe. 137 Etnología de las comunidades autónomas, 72, Madrid, CSIC, 1996. 138 Reine d’Espagne de 1833 à 1868, Isabelle II est renversée par la « Glorieuse Révolution » du général Juan Prim. [NdT] 139 Mairena del Alcor, dans la province de Séville. [NdT] 140 Ce terme désigne les émigrés espagnols qui, ayant fait fortune aux Indes, reviennent en Espagne pour y vivre richement. Ce type social et littéraire apparaît dès le Siècle d’Or. [NdT] 141 Terme désignant un groupe musical du carnaval de Cadix qui interprète des chansons aux paroles satiriques ou humoristiques. Ce mot signifie littéralement « blague ». [NdT] 142 Enrique de Villena, Arte cisoria, chapitre IV, 164-5, in volume I de ses Obras completas, Turner, 1994. 143 I. González Turmo, Comida de rico, comida de pobre, 72. 144 Voir à ce sujet l’intéressant exemple rapporté par I. González Turmo à
propos de petits pains zoomorphes vendus à Séville en 1992 (op. cit., 64). La chercheuse qui s’y intéressait a cru qu’ils constituaient une survivance culinaire jusqu’à présent non relevée alors qu’il ne s’agissait en réalité que d’une préparation créée pour l’occasion, dans le cadre de l’Exposition universelle. 145 Voir A. Cunqueiro, A cociña galega, 11, Vigo, Galaxia, 1973. 146 Sortes de crêpes consommées en Galice, dans le León et dans les Asturies. [NdT] 147 El Salnés est une petite région côtière galicienne située au Nord de la province de Pontevedra. [NdT] 148 A. Cunqueiro, ibid., 10. 149 González Turmo, 49. 150 Commune du Sud de la province de Ciudad Real. [NdT] 151 Commune de la province de Cadix. Il s’agit dans les deux cas de zones historiquement reculées et pauvres de l’Espagne. [NdT] 152 González Turmo, 50. 153 Le roscón de Reyes est à rapprocher de la galette des rois française moins dans l’aspect, le goût et la préparation que dans l’occasion à laquelle il est consommé. [NdT] 154 C. Aguilera, Historia de la alimentación mediterránea, 20, Madrid, 1997. 155 « Le Christ ressuscité a demandé à manger et a consommé du poisson. Le poisson était le symbole de la première Église en raison de l’acrostiche formé par ses lettres en grec, initiales de Jésus Christ Dieu et Fils Sauveur (IKTIOS). Il est aussi devenu le symbole du repas de l’eucharistie, en dépit de la tradition liée à la viande d’agneau » (ibid., 58). 156 Ibid., 99. 157 La dégoût et le sentiment d’horreur des musulmans (Coran, 2-173) à l’égard du sang sont évidemment repris du Lévitique (7-2 et 17-10) et du Deutéronome (15-23). Ces deux livres expliquent en effet que c’est dans le sang que réside le principe vital (Lévitique, 17-14) de l’animal, son « âme ».
C’est ainsi que l’on peut comprendre l’impression partagée d’Ibn Battûta (216) lorsqu’il rapporte que « les fils de Muqbil ont sucé le sang » de leurs ennemis ou qu’il décrit (459) la façon dont un Tatar se prépare une sorte de boudin en pratiquant une saignée sur son propre cheval. 158 Le porc est un animal largement répandu depuis longtemps sur le continent eurasiatique et l’Afrique le connaît depuis l’Antiquité. Les Égyptiens le considéraient impur (les porchers pratiquaient l’endogamie et ne pouvaient offrir de sacrifices aux dieux, tandis qu’il était obligatoire de se purifier si on touchait ou frôlait un porc), comme l’atteste Hérodote (Historia, IV, 458-9, note 460 et II, 335). Le même auteur remarque un tabou similaire chez les Scythes (Historia, IV, volume 2, 344). C’est en Égypte que le personnage biblique de Moïse reprend cette idée, marquant ainsi l’origine de cette prescription coranique.Quant à l’Europe, « l’égorgement du cochon et, avec lui, la tradition charcutière, ont en Europe plus de 2 000 ans d’histoire. Tout au long de ces siècles, de nombreux produits ont été confectionnés chaque année sans que la préparation ne soit réellement modifiée » (González Turmo, 298). 159 Charcuterie à base de viande hachée et de diverses épices que l’on consomme froide en Catalogne, en Aragon, dans les Baléares, dans la région de Valence, dans la Région de Murcie et en Andalousie orientale. [NdT] 160 Petite région historique de l’actuelle province de León, non loin de la Galice. [NdT] 161 Deleito y Piñuela, El rey se divierte, 134 et ss. 162 Sorte de beignet typique du Sud de la province d’Alicante, de la Région de Murcie et de l’Aragon, l’almojábana tire son nom d’un terme arabe signifiant « mélange à base de fromage ». Cette douceur est généralement préparée pour la Saint-Joseph, la Toussaint, Noël ou de grandes occasions (mariages, baptêmes, communions, etc.) [NdT] 163 Roman dialogué publié à Venise en 1528 par l’Espagnol Francisco Delicado, La Gentille Andalouse décrit les quartiers populaires de Rome du début du XVIe siècle, insistant tout spécialement sur la présence des Juifs d’origine espagnole qui ont choisi l’exil après l’implantation de l’Inquisition en Espagne. [NdT]
164 M. Espadas Burgos, « Aspectos sociorreligiosos de la alimentación española » in Hispania, 131, 1975. 165 C’est le terme espagnol pastel qui serait, selon Manuel Espadas Burgos, tiré de l’arabe bastila. Il vient en réalité du latin, via l’ancien français. [NdT] 166 Espadas, 540. 167 Corominas, IV, 421. 168 Notion qui correspond à l’ancienne aire culturelle de l’Amérique précolombienne, laquelle s’étend du Nord du Mexique au Costa Rica. [NdT] 169 Le terme américain papa, utilisé en Andalousie, ne nous renseigne que sur le caractère atlantique marqué du parler andalou. Lorsqu’Hernán Núñez (in Refranes y proverbios glosados, première édition, 1555) utilise le terme patata de façon louangeuse, il fait en réalité référence à la batata (patate douce), car les pommes de terre n’étaient alors pas un produit apprécié ou recherché. 170 Lucius Iunius Moderatus Columella, dit Columelle, est un agronome romain né vers l’an 4 de notre ère à Gades (actuelle ville de Cadix). [NdT] 171 Archevêque de Séville de 599 à 636, Isidore de Séville (556-636) est un docteur de l’Église et un érudit, auteur notamment des Étymologies et de l’Histoire des Goths, Vandales et Suèves. [NdT] 172 Blette. [NdT] 173 Artichaut. [NdT] 174 Abricot. [NdT] 175 Safran. [NdT] 176 Caroube. [NdT] 177 Gland. [NdT] 178 Lupin. [NdT] 179 Le terme arabe altramuz vient à son tour du grec thermos. 180 Faisant partie du Système central, la chaîne de Guadarrama sépare la Vieille-Castille et la Nouvelle-Castille et domine la ville de Madrid au Nord.
[NdT] 181 M. Martínez Llopis, Historia de la gastronomía española, 29, Huesca, 1995. 182 González Turmo, 61. 183 Plat traditionnel de la cuisine juive consommé à l’occasion du shabbat. [NdT] 184 Aguilera, Historia de la alimentación mediterránea, 89. 185 González Turmo, 121. 186 Dont la technique de préparation est due au Hollandais Willem Beukelszoon au XVIe siècle. 187 Pâtisseries dont la forme rappelle des pétales de rose. [NdT] 188 González Turmo, 204 et ss. 189 Biscuits à base de pâte sablée parfumés à la cannelle ou au citron et dont le nom vient du terme manteca (« graisse », « saindoux »), car ils devaient à l’origine être préparés à base de graisse de porc. [NdT] 190 Sortes de beignets en forme de feuilles (hoja). [NdT] 191 Pâtisseries frites enroulées autour d’un axe, les gañotes (ou engañotes) sont confectionnés à partir d’œuf, de farine, de cannelle, de sucre, de zeste de citron, d’huile d’olive et de sésame. Ils sont notamment consommés pour la Semaine Sainte dans la chaîne de Grazalema, dans le Nord de la province de Cadix. [NdT] 192 Cette gorge, située dans la province de Jaén, marque la limite géographique traditionnelle entre la Castille et l’Andalousie. [NdT] 193 A. Huici Miranda, Traducción española de un manuscrito anónimo del siglo XIII sobre la cocina hispano-magribí, Madrid, 1966. 194 España musulmana, 283 et ss. 195 C’est ainsi que Huici utilise les termes « fourchette » (217) ou « courge » (192) pour parler de la gastronomie du XIIIe siècle. 196 Les premières traces écrites concernant le couscous remontent au XIIIe siècle (Huici, 203 et ss.).
197 « Les beignets sont cités dans La Gentille Andalouse. Néanmoins, il faut se montrer prudent lorsque l’on assure que certaines de ces pâtisseries ont une origine hispano-arabe » (González Turmo, 205). 198 Romance burlesco de Zaida, in Romancero español, 798-9, sélection de L. Santullano. 199 Estébanez Calderón, dont le penchant maurophile est bien connu, confond étymologie et origine du produit (Escenas, 119, note 183), comme dans le cas de l’alajú (pâtisserie originaire de Cuenca qui se présente sous la forme d’une tarte). Ce terme vient en effet de l’arabe al-hasuw (« garniture ») et désigne un dessert à base de pâte, d’épices, de pignons de pin, d’amandes, de noix, de petits morceaux de pain et de miel, le tout cuit au four (Aguilera, 91). Il s’agit pourtant d’une variante du panis mellitus des Romains, qui s’est ensuite répandue en Europe continentale et n’a été que peu modifiée au Moyen Âge. On peut aussi citer le cas des boulettes de viande ou albóndigas (de l’arabe al-bunduq), qui étaient déjà connues dans le monde gréco-latin. 200 À notre humble avis, Rachel Arié exagère la forte ressemblance (elle parle de « goûts culinaires identiques ») de la gastronomie des « classes supérieures » chez les chrétiens et les musulmans (Arié, 288) de l’Hispanie médiévale. Elle prend en effet l’exemple de l’agneau et des épices mais oublie tout le reste (c’est-à-dire presque tout ce qui faisait cette gastronomie). 201 Sur ce sujet, voir Caro Baroja, Los moriscos del reino de Granada, 131-132, et M. García-Arenal, Inquisición y moriscos, 65 et ss. 202 A. de Montoro, Cancionero, 240, 250, 257, Madrid, 1900, édition de Cotarelo ; Cancionero de obras de burlas provocantes a risa, 134, 246, 257, édition de J.A. Bellón et P. Jauralde, Madrid, Akal, 1974. 203 Trovadores, juglares y poetas españoles. Del siglo anthologie de Josefina Delgado, Buenos Aires, 1973.
XI
al
XV,
63,
CHAPITRE 6 LES MAURES ONT-ILS APPORTÉ LE FLAMENCO ?
« Entre le flamenco et la musique hispano-arabe, il n’y a ni fusion, ni métissage possible : ils forment une seule et même réalité. »
(Rafael Torres, El Mundo1)
Si le lecteur valide l’affirmation catégorique contenue dans la citation précédente, il aura la réponse à la question qui sert de titre à ce chapitre. Après tout, la foi est un privilège de l’âme et l’âme n’appartient qu’à Dieu – de quoi contenter Rafael Torres et le chanteur El Lebrijano. Nous avons choisi cette citation parmi de très nombreux exemples car elle résume, dans sa perfection simpliste, une attitude fort répandue et constamment entretenue. La boule de neige de l’erreur croît par simple inertie et il est toujours plus difficile de l’arrêter avec les pauvres armes de la réflexion, de la documentation historique et des études sociales. Il n’est nul besoin de preuves pour qui connaît la vérité, comme s’il s’agissait d’un phénomène aussi manifeste que la loi de la gravité ou la succession des saisons. Il semble vain de vouloir souligner les contradictions d’une pareille thèse, surtout si elle est soutenue par un interprète gitan. Il semble tout aussi vain d’essayer de nuancer les aspects que présentent effectivement certaines influences arabes en matière littéraire ou musicale,
tant regrettées et tant vantées par certains. Et ne parlons pas de soumettre au débat l’inextricable mélange d’éléments anciens et nouveaux que l’on peut trouver dans la littérature traditionnelle. Il faut ajouter au caractère indiscutable de ces postulats un autre élément qui n’a rien d’anodin : en dehors du lexique en usage, les origines arabes du flamenco constituent l’unique survivance (réelle ou fantasmée) de cette civilisation passée. C’est pourquoi, en raison de son caractère spectaculaire et expressif, le cante hondo2 est devenu le meilleur argument des journalistes, des hommes politiques et des professionnels du cliché qui (consciemment ou non) ont des mécanismes de pensée proches de ceux que l’on retrouve dans les sociétés dites « primitives ». Pour eux, la vérité historique est celle qui est officiellement reconnue et il ne sert à rien de se consacrer à l’analyse de cette vérité et des témoignages qui viennent l’étayer ou de chercher à savoir si les choses se sont réellement passées comme on le dit3. Les distorsions inhérentes à toute littérature orale ou la fonction idéologique et politique que jouent à un moment donné un phénomène artistique concret (le flamenco, en l’occurrence) n’intéressent pas vraiment – pas plus, d’ailleurs, que l’histoire sociale et économique complexe de l’Espagne aux XVIIIe et XIXe siècles. C’est sans doute dans le domaine du flamenco, du cante hondo que la controverse est la plus acharnée en raison de l’attraction, sinon de la fascination que ce chant exerce sur beaucoup. On ne peut se concentrer sur ce sujet sans le replacer correctement dans la perspective qui est la sienne. Rappelons d’abord ici l’inconvénient que présente la dégradation des textes, de copie en copie. Tout au long de ce processus, les mots sont défigurés ; ils vieillissent et deviennent des archaïsmes que ne comprennent plus ceux qui les recopient. Le témoin a parfois recours à des explications pour rendre intelligible ce qu’il ne comprend pas, mais celles-ci sont alors le fruit de ses idées personnelles sur la vie et la culture quotidienne ou le produit de son imaginaire de référence. Dans d’autres cas, les passages incompréhensibles ne sont ni modifiés ni expliqués. Cela dit, ce ne sont pas seulement la langue ou ses vestiges conservés dans la naphtaline des chansons populaires ou anciennes qui rendent le panorama si complexe. Ce sont aussi des événements historiques, des coutumes perdues, des manières de travailler ou des techniques disparues qui contribuent à emmêler davantage un enchevêtrement inextricable. Il en résulte que l’étude des traditions passées
oblige à prendre quelques précautions élémentaires car « il ne faut pas croire que l’on connaît quelque chose parce qu’on l’a vu »4. Et lorsqu’il s’agit d’une étude de terrain (en principe, la plus spectaculaire et attrayante des études), il faut choisir avec un soin infini les témoignages, se méfier des vulgarisations, des approximations et des apparences un peu trop simples si l’on ne veut pas s’exposer à des bourdes désastreuses. Nous ne redéfinirons pas ici des concepts comme « populaire », « traditionnel », « oral », etc.5 En revanche, il nous faut souligner les croisements et juxtapositions continuels et simultanés des différents niveaux de production littéraire et de leurs auteurs. Il convient aussi d’attirer l’attention sur l’apport considérable, conscient ou non, des premiers copistes (selon nous, bien méritants), qui ont orné, corrigé et parfois mutilé les textes à leur disposition mais qui les ont aussi sauvés grâce à leurs efforts. Pour citer un exemple, on peut fortement douter du caractère populaire de bien des chansons compilées par don Preciso 6-7 à la fin du XVIIIe siècle étant donné les multiples allusions qu’il fait à Phyllis8, Vénus et Cupidon ou bien encore le vocabulaire et les tournures étranges pour l’époque et que l’on retrouve régulièrement dans les textes qu’il recueille (plegue a Dios9, page 171). D’ailleurs, si nous mentionnons le cas de don Preciso, écrivain injustement oublié aujourd’hui, c’est parce qu’il a été un témoin fidèle et direct d’une époque cruciale dans la genèse et le développement du chant et de la danse en Espagne tels que nous les connaissons aujourd’hui. Il est en effet possible d’affirmer que la majeure partie de notre folklore encore vivant aujourd’hui apparaît peu à peu entre 1750 et 1850 environ. C’est aussi le cas de certaines variantes très particulières de ce folklore, comme le cante hondo, qui n’était alors absolument pas populaire mais bien au contraire réservé à un petit nombre. Il n’est pas inutile de rappeler l’aversion et le mépris que les couches supérieures de la société entretenaient à l’époque à l’encontre de telles manifestations qu’elles jugeaient barbares et étrangères à la régénération et à la modernisation que le pays requérait. On connaît l’incompréhension et l’ironie mordante d’Alonso Carrió10 (alias Concolorcorvo)11 quand il se réfère aux chansons traditionnelles des gauderios (premier nom donné aux gauchos) ou à leur naïveté rustique. Ces allusions nous aident à établir l’ancienneté de certains genres populaires comme la vidalita12. Elles nous rappellent les moqueries que l’on retrouve chez un autre esprit cultivé de la
même époque, José Cadalso, qui, dans ses Lettres marocaines, ne ménage pas ses commentaires acerbes à l’égard des chants andalous13. Dans la même veine, Domingo Badía, plus connu sous le nom d’Ali-Bey, ne cache pas lui non plus son pessimisme concernant la musique populaire marocaine14. Ces trois auteurs (Carrió, Cadalso et Ali-Bey) semblent guidés par la conscience excessive de leur supériorité et l’idée erronée qu’ils auraient dépassé le stade de l’obscurantisme et de l’archaïsme minant la vie de leur pays. Une attitude comparable à celle d’autres écrivains contemporains, comme Antonio Ponz, dont nous évoquions les formidables idées en matière d’urbanisme dans le chapitre précédent. Une attitude qui a survécu tout au long des deux derniers siècles et que nous retrouvons dans les préjugés de la bourgeoisie et, par mimétisme, de la classe moyenne à propos du flamenco15. Une attitude, enfin, dont on sait le caractère universel (et donc facile à identifier dans d’autres cultures) et qui confirme la persistance dans la psyché humaine de processus identiques de discrimination et d’imposition de ses propres goûts. Ce sentiment de mépris est peut-être encore plus prégnant de nos jours en raison de la tendance bien enracinée à l’inhibition car, comme l’écrivait le musicologue Arcadio de Larrea vers 1968, « dans ce domaine comme dans bien d’autres, les gens tendent de plus en plus vers la passivité. Ils ne chantent plus et préfèrent écouter des disques, un orchestre ou un braillard à la mode. À mon sens, cette inclination à la passivité est le plus grand des risques qui nous menacent… »16. Nous n’avons aucune raison de penser que, trente ans plus tard, le panorama ait fondamentalement changé. Une dernière question préliminaire se pose avant d’entrer dans le vif du sujet. Il s’agit d’un autre phénomène de la psychologie sociale qui n’est pas moins nocif que ceux que nous avons déjà décrits car il se manifeste dans des réactions chauvinistes ou des complexes d’infériorité. Ceux qui éprouvent de tels complexes cherchent à dissimuler leur condition réelle en s’accrochant à des supériorités personnelles supposées (ou plutôt à la supériorité de la culture à laquelle ils appartiennent) face aux autres civilisations. Nous ne devons pas être surpris que les Arabes s’enorgueillissent du fait que nous leur devions le flamenco alors que cette filiation est en réalité loin d’être claire. Ils semblent ne pas se rendre compte qu’aucun pays arabe ne connaît un chant (et encore moins une danse) proche du flamenco (ou de ses variantes
récentes). Quitte à s’adonner à de tels jeux rhétoriques, d’autres apports culturels pourraient tout aussi bien être revendiqués par d’autres pays ou civilisations : les Italiens pourraient nous expliquer que nous devons la charrue aux Romains, tout comme la langue et notre participation à l’histoire européenne ; les Chinois pourraient nous rappeler que nous leur avons pris la poudre à canon, le papier et un nombre incalculable d’inventions ; les Américains pourraient citer Donald Duck, la bombe atomique ou encore Coca-Cola. On peut ainsi imaginer une interminable litanie de réclamations ou de dettes de toutes les civilisations, parmi lesquelles il faudrait évidemment distinguer, selon les époques, les inventeurs, les transmetteurs, etc. Si nous abandonnons la caricature, il faut bien reconnaître que les peuples dont le présent est peu brillant, sinon lamentable, cherchent une compensation dans la mythification de leur histoire, transformant l’action de leurs ancêtres sur Terre en une fable heureuse. Ce phénomène d’échappatoire chauviniste, nous autres, Espagnols, nous ne le connaissons que trop bien et il serait bon que nous puissions enfin en guérir. Mais oublions un instant l’attitude des Arabes à l’égard d’al-Andalus et de ses vestiges pour nous concentrer sur les Espagnols. La propension à la fantaisie n’est pas propre aux Arabes ou aux Espagnols, pas plus qu’elle n’est l’apanage des seuls amateurs ou spécialistes de flamenco. Les théories fondées sur des ressemblances, des possibilités ou des influences confuses concernent bien d’autres domaines de la culture. Teresa Martínez de la Peña17 nous en donne un bon exemple. Une proposition simpliste lui permet de résoudre un problème complexe (l’origine de la sardane18). Elle fonde son explication sur des peintures rupestres de la région d’El Cogul (province de Lérida), affirmant que l’« on se trouve devant une possible représentation de danse circulaire, devant une authentique manifestation propre à cette région qui perdurera jusqu’à nos jours ». Comme si les rondes collectives étaient exclusives au Paléolithique et au Néolithique catalans, alors qu’il s’agit de l’une des manières les plus simples de se regrouper pour toute activité sociale. Au fond, la volonté de trouver à tout prix des explications spectaculaires fait que l’on finit toujours par en trouver. Des théories plus ou moins fantaisistes sont ainsi élaborées, en effectuant d’invraisemblables sauts entre des époques parfois distantes de plusieurs millénaires, dans le seul but d’exalter des localismes les plus sectaires (« Nos caractéristiques identitaires
existent depuis toujours »). Ceux qui les défendent ignorent que bon nombre des traditions que nous croyons très anciennes sont apparues il y a peu19. Nous pourrions multiplier les exemples d’auteurs espagnols ou étrangers qui se raccrochent au moindre petit détail, aussi ridicule soit-il, donnant libre cours à leur imagination la plus débridée. En 1929, par exemple, le voyageur français Camille Mauclair évoque pour la énième fois ces éternels « figuiers de Barbarie » de Grenade20. De son côté, se référant au fandango, et dans un style ridiculement littéraire, l’inoubliable Pedro Antonio de Alarcón rapporte ces mots21 : « Écoute ! […] – me dit le Zégri. Les échos de l’Afrique répondent à mes soupirs ! […] Ce que tu entends, c’est le chant du désert, la prière de la caravane […]. […] C’était bien la mélodie mélancolique de sa terre. C’était cet air au rythme plein de monotonie et de langueur, celui qu’avait trouvé le peintre français David dans les sables algériens. C’était le fandango, qui a bien vite été suivi de la rondeña22, la caña23, la soledad24, la playera25, etc. »26
Des personnes appartenant à des milieux très divers27 reproduisent les mêmes clichés ; elles répètent ce qu’attendent leurs interlocuteurs, qui peuvent ainsi s’abandonner aux plaisirs de la mode ou à un exotisme facile. La poésie vulgaire ne nous épargne ni les tentatives d’explication, ni les phrases toutes faites, qui mêlent stéréotypes et déclarations généralistes. Un bien mauvais service est rendu à la chanson et à la poésie arabes, qui se voient privées de leur essence et revêtues de costumes factices lorsque l’on prétend les rendre intelligibles par des artifices et des analogies douteuses. Le concept flou de musulman, que l’on entend partout, est accompagné de concepts non moins dangereux comme oriental (sans parler de l’allusion aux trois cultures), dans le cadre d’une nébuleuse qui n’est jamais étayée par aucune donnée, aucune précision, aucune comparaison détaillée. Cette tendance si répandue dans les romans, la presse écrite ou les commentaires des journalistes de radio et de télévision se retrouve même parfois, malheureusement, dans certains écrits spécialisés28. Reconnaître humblement que nous ne savons pas grand-chose à propos de l’origine et du développement de nombreux genres de la littérature espagnole n’est évidemment ni spectaculaire, ni attractif, surtout quand tant d’autres
brandissent des certitudes et des affirmations sans ambiguïté (par intérêt ou par inertie). Dans le cas du cante hondo, la thèse arabe s’oppose par définition à la thèse gitane (ou plutôt gitaniste), bien explicitée (avec ses prétentions raciales) par Ricardo Molina29. Le concept de gracia30-31, succédané de celui de duende, est sacralisé en tant que souffle surnaturel qui descend des cieux (en accord avec la dynamique de la pensée primitive) au lieu d’être compris comme le produit d’un modèle culturel acquis et passé au crible de la psychologie individuelle. L’irrationalité, lorsqu’elle reste sur le terrain de l’affectif et ne cherche pas à se faire passer pour de la science, s’adonne à des rapprochements sans fondements : le chant et la race32 (plus la pureté raciale gitane est assurée, meilleur est le flamenco) comme principal facteur biologique, le tout agrémenté d’ingrédients comme l’empire tellurique, la proximité de Triana33-34, la pression climatique, l’expression de l’âme méridionale35 ou l’inévitable orientalisme avec quelques précisions philologiques peu convaincantes comme cerise sur le gâteau36. Nous n’entrerons pas dans la polémique sur les origines gitanes du flamenco et nous ne répondrons donc pas à la question : pourquoi les gitans des Balkans ne chantent-ils et ne dansent-ils pas de la même façon ? Pourquoi ceux d’Europe du Nord ne chantent-ils et ne dansent-ils pas du tout ? Nous n’insisterons pas non plus sur le fait que les arguments qui viennent étayer l’origine arabe ou gitane du flamenco sont interchangeables, bien que les deux possibilités s’excluent l’une l’autre. L’explication magique, la voici : les Morisques fugitifs auraient transmis aux gitans leurs savoirs et leurs techniques et c’est ainsi que serait né le cante hondo. Nul ne précise, bien entendu, quelles sont les probabilités réelles que ce contact ait eu lieu ni comment s’est produite une telle fusion entre deux groupes si obstinément endogames. On ne dit pas davantage quels ont été les éléments transmis, quand et où ils ont été transmis ni dans quelle mesure ils l’ont été. Il faut se contenter de suivre le flot de l’âme orientale, méridionale ou raciale. On ne s’étonnera pas que ce magma de fantaisies aux fondements si incertains fasse des ravages parmi les Arabes, toujours à la recherche des traces d’un alAndalus réinventé depuis le 2 janvier 1492. C’est pourquoi Mahmoud Guettat pose correctement la question lorsque, poussé par son inconscient, il la présente en termes de foi : « La différence religieuse et raciale a-t-elle vraiment réussi à boucher les oreilles des hommes ? Franchement, nous ne le croyons pas. »37
Pour lui comme pour bien d’autres, les influences arabes sont un problème de croyance et non pas d’analyse. Il nous parle d’ailleurs sans sourciller des gitans de Castille en 132238 (alors que leur présence n’est documentée qu’à partir de la décennie 1420-1430) avant de nous présenter une pragmatique sanction de Charles IV datée de 1783 (sic) – sans préciser si celle-ci était favorable ou non aux Morisques déjà partis depuis longtemps. Mais peu importe pour lui que Charles IV n’ait pas commencé à régner avant 1788, année de la mort de son père Charles III. Finalement, un Charles en vaut bien un autre ! Comment s’étonner alors que notre auteur, armé de connaissances si solides et si bien documentées, dénonce la destruction par le feu d’un million et demi de livres à Grenade, sur ordre de Cisneros39, avant d’ajouter qu’on a exécuté ou fait disparaître trois millions et demi de musulmans entre 1492 et 161040. À l’entendre41, la population de l’Espagne musulmane à l’époque califale (vers 950 de notre ère) se serait élevée à trente millions d’âmes. Et comme l’ignorance donne toujours beaucoup de courage, Mahmoud Guettat conclut en affirmant que l’art arabe andalousien « fut la source des expressions les plus significatives du lyrisme espagnol, que ce soit dans son cadre métrique, dans sa thématique ou dans son expression mélodique et rythmique »42. Rien de moins. On peut douter que notre « éminent spécialiste » ait lu beaucoup d’ouvrages de poésie espagnole ancienne ou moderne pour parvenir à cette conclusion. Signalons cependant que non seulement Mahmoud Guettat nie implicitement et dans l’absolu la capacité créative des Espagnols (qui auraient repris tout ce qui avait un intérêt chez les Arabes) mais il tombe également dans la contradiction habituelle : celle d’une Espagne inculte, arriérée, fanatique et, en fin de compte, peu peuplée, qui aurait détruit un alAndalous riche, cultivé, précurseur, tolérant… et très peuplé. Inutile de commenter ces idioties, qui se suffisent à elles-mêmes. Sur le terrain strictement technique, notre auteur ne commet pas moins de graves erreurs : il doit avoir lu bien peu de poésie espagnole pour ne pas savoir que notre métrique est fondée sur la syllabe et non la quantité vocalique, l’espagnol ne faisant pas la différence entre voyelle longue et voyelle brève (au contraire de l’arabe). L’un des points les plus débattus à l’heure actuelle dans le domaine
de l’art lyrique hispano-arabe est précisément la possible trace de la métrique romane (les fameuses influences, mais en sens inverse) dans les zajals43 et les muwashshahs. Mahmoud Guettat doit avoir par ailleurs une image déplorable de notre poésie médiévale et moderne puisqu’il assure que ses thématiques proviennent de l’art lyrique arabe, qui était déjà à cette époque ankylosé et enfermé dans des moules répétitifs faits d’évocations stéréotypées, de déserts, d’amants, de palmiers et de hanches en forme de dunes. Mais un malheur ne vient jamais seul et notre critique si bien informé propose une longue liste de tout le folklore espagnol en lui attribuant des origines arabes, sans oublier l’inclusion dans le flamenco des séguedilles44, de la jota aragonaise45 et de l’alalá galicien46. Sans commentaires47. De nombreux spécialistes et vulgarisateurs48 (mais, parmi eux, aucun arabisant en dehors de Julián Ribera) insistent pour établir un rapport génétique entre les formes médiévales que sont le muwashshah, la jarcha49 et le zajal d’une part et le chant flamenco d’autre part. En revanche, presque personne ne s’adonne à de semblables divagations pour le reste de la chanson espagnole. Il est vrai que cette musique n’a pas l’Andalousie, « héritière spirituelle d’al-Andalus », comme fondement géographique et magique. Ces interprétations « génétiques » s’appuient sur des fragments de Julián Ribera et Emilio García Gómez qui, dans un cas comme dans l’autre, font preuve de beaucoup plus de nuance et ne confondent pas la musique « savante » et « classique » du monde arabe médiéval50 avec la musique populaire andalouse contemporaine. En agissant ainsi, on oublie une affirmation essentielle de García Gómez (qui a même valeur d’axiome à nos yeux) à propos de la volonté des Arabes et des arabisants de faire entrer les zajals dans la métrique classique telle que décrite par al-Khalil : « Il ne peut y avoir de métrique classique là où il n’y a pas de langue classique »51. De même, il ne me paraît pas possible de retrouver la métrique arabe dans les chansons populaires ou dans le flamenco en espagnol, car le système métrique de notre langue est différent. Un phénomène identique s’est produit lorsque les muwashshahs se sont réadaptées, au-delà du détroit de Gibraltar, à un milieu culturel arabe pur qui a choisi d’éliminer les jarchas propres à l’univers roman, et ce pour une raison simple : les interprètes et le public ne les comprenaient pas. Nous retrouvons en revanche (et c’est un point important) des similitudes ou des calques entre l’espagnol et l’arabe au niveau des
strophes ou dans le système des rimes dans le cas du zajal et de ses dérivés. Il faut cependant citer une autre divergence notable entre les deux langues : la rime arabe est presque toujours consonante alors que notre poésie utilise abondamment l’assonance. Ces ressemblances se retrouvent de manière sporadique ou plus massive dans le Cancionero de Baena, les Cantigas de Nuestra Señora, le Cancionero de palacio, le cancionero de Gómez Manrique52, les œuvres de Gil Vicente53 ou de Cervantes, etc. Signalons également qu’il existe de semblables survivances dans les phrases populaires ou les comptines54. Tout cela est bien connu et largement documenté ; c’est pourquoi il n’est pas nécessaire de rappeler ici des origines hispano-arabes que personne ne remet en cause. De la même façon, une grande partie des instruments représentés dans les miniatures des Cantigas d’Alphonse X sont d’origine arabe : le luth, le rabab, l’albogue, le riqq55, etc. Julián Ribera56 y ajoute l’añafil57, la chirimía58, la dulzaina, la nácara59, le tambour arabe60, etc. L’on s’étonne que l’auteur ne poursuive pas, tant qu’il y est, avec le tambourin et les castagnettes (deux noms auxquels il pourrait même donner une étymologie arabe), bien que ces instruments existent déjà à l’époque gréco-romaine, comme le prouvent de nombreuses sources. L’enthousiasme de Julián Ribera61 le pousse également à considérer que le fandango62, le zorongo63-64 et la sarabande65 sont aussi d’origine arabe. Mais tout ce qui, chez Julián Ribera, relève de la supposition véhémente d’un spécialiste sérieux devient chez ses épigones un ensemble de prétendues certitudes agrémentées de graves inexactitudes historiques. C’est ainsi qu’il est proclamé que le melos66 des communautés mauresques a survécu car ces populations sont restées en Espagne67 ou encore que l’état de réclusion de la femme dans la culture espagnole est une « habitude héritée de l’époque arabo-andalouse »68. Et lorsqu’Antonio Mandly note l’existence de survivances de cultes agraires et festifs préislamiques (c’est-à-dire des pèlerinages ruraux) dérivés des saturnales sur la côte de la province de Grenade69, suivant en cela le professeur Joaquín Vallvé, Ricardo Molina n’hésite pas à affirmer : « De 1500 à 1610, la cohabitation entre gitans et Morisques a été très étroite et riche en conséquences dans le folklore »70. Une bien belle trouvaille malheureusement entachée par un détail : l’auteur ne précise pas quelles ont été ces conséquences – et il passe sous silence la tendance de toute communauté endogame et marginalisée à se renfermer sur elle-même. C’était le cas des gitans comme des Morisques. Par ailleurs, cette
fusion que suggère l’auteur (mais qu’il ne démontre pas) entre les gitans et les Morisques aurait dû se produire tout particulièrement dans la région pour laquelle nous disposons des premiers témoignages sur le flamenco, à la fin du XVIIIe siècle, à savoir Cadix, Jerez de la Frontera, San Fernando, El Puerto de Santa María71, etc. Pourtant, les rares Mudéjars de cette région, restés sur place, avaient déjà connu à cette époque une acculturation notable ; et de leur côté, les Morisques de Grenade (c’est-à-dire ceux qui avaient le mieux conservé leur culture traditionnelle), connus alors pour leurs zambras et leur leilas, suivaient une toute autre direction72 et se dispersaient en « Castille ». Il y a donc, on le voit, non seulement un grand écart chronologique entre ces prétendues influences et les résultats postérieurs supposés mais aussi une différence considérable entre les lieux concernés. Les chants andalousiens ont survécu, bien entendu, même brillamment. Ils font l’objet de très nombreuses… mais évidemment seulement dans la région où ils ont réellement survécu : l’Afrique du Nord. Ils y ont été apportés par les réfugiés morisques lors des vagues migratoires successives. Ces chants ont ensuite évolué et ont subi des interprétations et des modifications considérables dans les formes (garnati, malouf, etc.) pratiquées au Maroc, en Algérie, en Tunisie et en Libye. C’est bien dans ces pays qu’il faut les chercher et les apprécier73 et non pas dans la tradition musicale espagnole. Julián Ribera rappelle lui-même74 que Juan Ruiz (l’archiprêtre de Hita75) signale les « instruments qui ne conviennent pas pour chanter en arabe » (« vihuela76, albogues, bandurria77, caramillo78 et vielle à roue »). Juan Ruiz avait parfaitement compris que « la chanson arabe ne se mariait pas bien avec des instruments que liaient les sons ou, en d’autres termes, qui permettaient d’exécuter des mélodies qui venaient concurrencer la voix humaine. Elle exigeait des instruments qui marquent le rythme et l’harmonie à chaque pulsation du plectre, avec des notes courtes, c’est-à-dire ce que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de pizzicato. C’est là que réside la tradition classique arabe ». Le musicologue Hipólito Rossy79 nie lui aussi le lien de filiation entre les chants arabes ou berbères et le flamenco : « Leurs affinités sont plus apparentes que réelles. Si l’on élimine les ornements de ces deux grands genres (trilles, fioritures, mélismes) pour en laisser à nu la ligne mélodique, si nous en analysons le rythme et les fondements harmoniques, nous constatons bien vite qu’ils présentent des structures différentes ». La base littéraire de
cette musique date des XVIIIe et XIXe siècles, comme nous l’avons déjà établi pour les chansons de flamenco80. Ces chansons se caractérisent par des schémas techniques notoirement pauvres, qui se limitent généralement au quatrain en octosyllabes, à la séguedille et à ses variantes. Telles sont les véritables sources auxquelles s’abreuvent les chants flamenco et ceux qui y ont été assimilés par la suite. Dans ce domaine, nous en sommes par ailleurs réduits à des conjectures quant aux origines précises et à l’évolution ultérieure du flamenco. Nous ne pouvons nous fonder que sur de rares témoignages écrits et nous appuyer prudemment sur la tradition orale par laquelle se sont transmis des savoirs souvent peu fiables81. Le flamenco est en fait un terrain fertile où fleurissent en abondance les élucubrations. Bien que notre intention ne soit pas d’offrir ici une anthologie de stupidités et de déclarations ridicules, nous nous devons de présenter quelques exemples de cette terrible manière de falsifier la musique, la poésie et la danse. Nous commencerons par rappeler ces quelques lignes d’Estébanez Calderón82 : « C’est peut-être la physionomie de la femme andalouse (qui a de petits pieds, la ceinture ondoyante et les bras gracieux) qui la rend plus apte que toute autre à de tels exercices, et ce sont peut-être son imagination ardente et voluptueuse mais aussi son oreille délicate et son exquise sensibilité qui en font une Terpsichore83 dangereuse qui révèle par ses gestes les délires du plaisir, qui expose par sa chorégraphie les différents degrés et les triomphes de l’amour, qui montre par son attitude les mystères et les beautés de ses formes et de ses profils ». C’est grâce à de telles déclarations qu’Estébanez Calderón a fait des émules au sein de la littérature romantique. C’est aussi par ce biais qu’un bon nombre d’élèves plus ou moins doués se sont instruits. Dans le meilleur des cas, ils ont commencé par reconnaître le manque de sources documentaires de leur maître puis, invariablement, ont fini par se rattacher aux croyances inébranlables et irréfutables de ce dernier. C’est ainsi qu’ils font remonter la coiffure traditionnelle des Valenciennes à l’époque de la Dame d’Elche84, tout comme ils lui attribuent la mantille des Sévillanes (un accessoire dont on sait qu’il n’a pas pu être utilisé en Espagne avant le XVIIIe siècle)85. On peut même relever une incroyable ferveur militante chez des spécialistes dont le sérieux ne saurait être mis en doute de façon générale. Ainsi, le folkloriste et médiéviste américain Samuel G. Armistead écrit : « Au cours des siècles situés entre ces exemples précoces (le vocabulaire du
duel dans le monde hispano-arabe et les propos humiliants employés dans le castillan du XVIe siècle, par exemple) et la tradition orale des XIXe et XXe siècles, il n’existe pas, à ma connaissance, de documentation qui permette d’établir un lien. Mais je crois fermement86 qu’il n’y a pas de solution de continuité entre ces différents témoignages qui révèlent un même phénomène. En d’autres termes, tout comme on peut le constater avec le romancero et bien d’autres productions culturelles, la poésie orale improvisée a bien dû exister de façon latente, non documentée mais bel et bien vivante87, de sorte qu’elle a pu apparaître de temps en temps dans la documentation écrite »88.
Les origines concrètes du flamenco remontent, pour autant que nous le sachions, au XVIIe siècle. On assiste à la même époque à la naissance d’une nouvelle tradition poétique dont il faut chercher la source chez les poètes classiques – que ce soit pour la séguedille, les longues suites de quatrains en octosyllabes sans connexion thématique les uns entre les autres ou bien encore la décima89, que l’on retrouve chez de grands poètes. En même temps qu’apparaissent ces nouvelles formes, d’importants mouvements de population (d’abord liés à la transhumance et aux déplacements vers des centres urbains puis aux migrations des travailleurs agricoles saisonniers et des mineurs) entraînent la reproduction, du Nord vers le Sud, des chansons, romances, danses, etc. C’est ainsi que l’on retrouve par exemple avec de légères variantes les mêmes paroles dans des chansons de la région de León et de Huelva90. Il se produit une réélaboration permanente due à plusieurs auteurs successifs (et non pas contemporains, comme le soutenait Menéndez Pidal 91). Bien entendu, certains éléments antérieurs aux XVIIe et XVIIIe siècles ont dû subsister en Andalousie occidentale ; il est évident que le flamenco ou les chants populaires de cette époque ne sont pas apparus ex nihilo. Leur gestation est le fruit de plusieurs facteurs dont les fondements culturels sont profonds. Quels sont-ils ? Si l’on écarte les yeux noirs des Sévillanes ou le sang qui bouillonne dans leurs veines et si l’on veut être honnête, il faut admettre que nous l’ignorons. Il faut cependant souligner le petit nombre de ces influences antérieures au vu des nombreux avatars et des acculturations parfois violentes qui sont survenues en raison des déplacements de populations et des changements religieux, linguistiques ou culturels au sens
large. Toutes les hypothèses sont respectables en tant que conjectures mais certainement pas en tant que certitudes indiscutables. Dans tous les cas, il est des suppositions fondées sur des bases plus solides que d’autres, même si nos sociétés semblent mépriser avec une frivolité toujours plus grande les discours qui reconnaissent franchement leurs limites et leurs incertitudes. Dans le domaine de la danse, les manifestations se succèdent également les unes après les autres, se supplantent, s’inspirent parfois de celles qu’elles ont remplacées ou les ignorent, purement et simplement. C’est le cas dans toute la péninsule Ibérique, qu’il s’agisse de l’Andalousie, du Levant92 ou de l’Aragon, où toutes les danses actuelles remontent au XVIIe ou au XVIIIe siècle (en particulier en ce qui concerne les mélodies), bien que l’on puisse aussi noter des réminiscences de danses antérieures liées aux travaux des champs (les coups donnés sur la terre avec les outils) ou au monde guerrier (avec les danses des épées)93. L’on ne connaît pas non plus l’origine exacte de la danse des grelots du XVIIe siècle. Des noms comme déligo94, gateado95, canario96, escarramán97, sarabande, polvillo98, chacona99, Antón Colorado100, etc., apparaissent dans l’Arte del danzado (1642) de Juan Esquivel comme des danses osées, indécentes, populaires et même vulgaires, souvent entrecoupées de romances, jácaras 101, chansons et séguedilles. Ces morceaux sont tous composés par des poètes des bas-fonds et accompagnés de la musique des tambourins, guitares ou bandurrias, etc. Nous en ignorons néanmoins l’origine, la nature exacte, les pas, les chorégraphies ou les figures102. Les descriptions proposées par cet unique traité sur la danse écrit au XVIIe siècle s’avèrent bien obscures, notamment lorsqu’il s’intéresse aux origines (les Indes ? Séville ?) de quelques-unes de ces danses les plus célèbres pour leur sensualité. C’est le cas de la chacona, qui remonte à la fin du XVIe siècle et se danse sur un rythme similaire à celui de la granadina103. Elle s’accompagne d’une mélodie à la guitare, aux castagnettes et au tambourin et est considérée par les Espagnols de l’époque comme une danse lascive qui met en jeu des déhanchements, des baisers et des poses suggestives à même d’exciter aussi bien les gens de mauvaise vie que les braves gens (qui ne répugnaient pas à la danser). L’une des danses qui en dérive est la capona andalouse. Mais c’est surtout le cas de la sarabande, qui se répand elle aussi à la fin du XVIe siècle et qui se caractérise par des mouvements de jambes, de bras et de postérieur, ce qui contribue à en faire le paradigme de la grivoiserie. Cette grivoiserie
s’infiltrait même dans les processions religieuses et apparaissait ouvertement, tout comme la chacona, dans des textes égrillards et des adresses licencieuses aux spectateurs. L’interdiction de cette danse sous le règne de Philippe IV a été aussi relative que l’est la plupart du temps ce type d’interdictions, car on retrouve la sarabande de manière sporadique durant tout le XVIIe siècle. Estébanez Calderón – dont les propos sont loin d’être indiscutables – affirme que la sarabande est la source d’autres formes musicales de la même époque (comme l’ole104 ou la tana105), tandis que, selon lui, la chacona aurait laissé des traces dans le boléro du XVIIIe siècle en se mêlant au bureo106. Il faut néanmoins être prudent à l’égard des opinions d’Estébanez car son enthousiasme le pousse par exemple à classer la tirana107 parmi les formes musicales morisques108, là où Don Preciso (qui est bien plus crédible dans le domaine) la fait remonter au XVIIIe siècle et la décrit comme un ensemble de quatrains octosyllabiques109. Les anciennes danses folkloriques espagnoles encore en usage de nos jours (comme les séguedilles, la jota ou le boléro) ne remontent pas au-delà de la fin du XVIe siècle dans leurs formes les plus primitives. L’allusion110 aux séguedilles de don Quichotte prouve que Cervantes connaissait déjà le genre, ce que démontre aussi l’existence de la seguida (double séguedille) qui suivait111 les principales chansons qui accompagnaient ces danses112 et se chantait d’un air plus vif que les précédentes. Don Preciso113 semble en confirmer l’origine (la région de La Manche) : « elles trouvent leur origine dans La Manche, sans qu’il soit possible d’en déterminer une époque exacte étant donné que les Espagnols les plus enclins à s’adonner à ces divertissements, lorsqu’il s’est agi d’en transmettre le souvenir aux générations suivantes, n’ont pas pris soin d’écrire l’histoire de leur époque […] ; c’est pourquoi il nous faut parler de l’histoire des séguedilles uniquement depuis le début de ce siècle [le XVIIIe siècle], au cours duquel on chantait et dansait déjà, selon le témoignage des anciens, des séguedilles dans la région de La Manche, bien que d’une manière moins raffinée qu’aujourd’hui ». Voilà donc pour la négligence des Espagnols qui a conduit à l’oubli de la nature de nombreuses autres danses114. La séguedille, néanmoins, a été l’objet d’une normalisation, tout comme le fandango, par Pedro de la Rosa vers le milieu du XVIIIe siècle, et c’est de ce genre qu’est né le boléro vers 1780115, « interprétation plus lente » des séguedilles, selon la
définition qu’en donne Estébanez Calderón116. La méthode qui consiste à attribuer au flamenco, aux chants populaires et à la sarabande une origine arabe sans donner plus de précisions est aussi appliquée à d’autres genres comme la jota117, même si, selon le toujours bien informé Caro Baroja118, il s’agit d’une « chose assez moderne ». Il fait en effet le lien entre la jota et l’agriculture de type horticole que l’on retrouve dans les régions de Valence, de Murcie et de l’Aragon119 et partage l’opinion de Corominas120, pour qui cette danse ne peut pas être beaucoup plus ancienne que le document de 1817, dans lequel le mot est mentionné pour la première fois. Cette tendance ne concerne cependant pas que la jota, puisque Serafín Estébanez121 avance une origine morisque pour le romance lui-même, alors qu’il s’agit d’un genre proprement castillan122. C’est une lapalissade que d’admettre que des chants et des danses donnés trouvent leurs fondements dans d’autres chants et danses antérieurs, chaque nouvelle forme étant tributaire d’une forme plus ancienne, disparue totalement ou en partie. Le problème (quasi insoluble) réside dans la façon dont l’on peut déterminer les modalités, l’époque et les circonstances de cette métamorphose. Or, pour ce faire, nous ne pouvons nous contenter d’une série de déclarations fantaisistes et mystiques autour du duende afin d’expliquer toute manifestation musicale ou poétique andalouse123. C’est d’autant plus le cas que les adeptes de cette méthode reconnaissent eux-mêmes le caractère récent de diverses modalités (comme les bulerías124 ou le tango125), apparues parfois en plein XXe siècle, à la faveur de la considération sociale dont jouissait déjà le cante hondo126. Ces modalités musicales sont souvent nées en dehors de l’Andalousie, comme certaines formes dérivées du fandango, et sont parfois d’origine américaine – comme la guajira 127ou la colombiana128, genre que l’on ne peut classer dans l’ensemble formé par le flamenco qu’avec une certaine légèreté. La destination des vagues migratoires a été déterminante dans l’évolution et la consolidation des chants andalous, qu’ils appartiennent au flamenco ou non. Dans les Alpujarras, par exemple, on retrouve des chansons chrétiennes de la Renaissance (Danse des Âmes, Rosaire de l’Aurore, Doblones, etc.) mais aussi des influences hispanoaméricaines rapportées par des indianos de retour d’Amérique (en particulier des Antilles) à partir du XVIe siècle. On peut aussi noter des contacts avec le reste de l’Europe à partir du XIXe siècle, contacts qui ont entraîné
l’importation de la mazurka, de la polka et de la valse. Il ne faut pas non plus oublier les chants liés au flamenco andalou, ceux liés à des corporations précises (comme les muletiers), ceux qui viennent de la poésie orale traditionnelle espagnole (romances, coplas, poèmes divers) ou des genres narratifs transmis à l’oral (légendes, plaisanteries, contes). Tout cela constitue un ensemble bigarré et vivant qui pousse l’observateur étranger à prendre pour du flamenco n’importe quel genre musical andalou où l’on peut entendre des palmadas129 et des guitares. En définitive, si l’Andalousie est devenue, à force de stéréotypes, le symbole même de l’Espagne, le flamenco a fini par incarner de la même façon le chant andalou par excellence. La partie a été prise pour le tout, phénomène favorisé par la tendance généralisée à la simplification pratique, commerciale et apparemment imparable. Nous n’avons que de rares certitudes lorsqu’il s’agit d’établir une histoire de la chanson andalouse. Nous ne pouvons nous fonder que sur des conjectures et sur un trop grand nombre de données éparses. Nous disposons de compilations poétiques assez tardives (Machado, Rodríguez Marín) ainsi que de la musique transmise oralement130. Nous ne savons pas, par exemple, à quelle date le flamenco a adopté la guitare – même si nous pouvons supposer que cet instrument a été employé dès les balbutiements du genre. Les principales danses que l’on peut signaler au début du XIXe siècle sont le boléro, les séguedilles et le fandango ainsi que, dans une moindre mesure, le tient1312 et le zapateado132. Les Andalous de cette époque se divertissaient dans leur patio ou leur corral133 en chantant et dansant la séguedille classique (et non pas la seguiriya gitane134), la soleá, le polo135, la tonada136, la corrida (genre issu des romances), la tirana137, etc. Dans le même temps, les formes primitives du flamenco étaient en pleine gestation au sein de groupes restreints de semi-marginaux ; c’est l’époque d’El Planeta138, El Fillo139, María de las Nieves140 et Juan de Dios141. À la même époque, les danses populaires étaient surtout des danses de couple et permettaient aux hommes de faire la cour à leur bien-aimée. Elles mimaient alors la poursuite de la femme par son prétendant et la fuite de celle-là, qui finissait par revenir pour faire face à l’homme. C’est ainsi qu’apparaissent les sévillanes142, le fandango143, les malagueñas144 ou les verdiales145. Ces dernières danses sont marquées à la fois par la notion de séduction de la femme mais aussi par la réaffirmation des groupes sociaux et des bandes de jeunes gens (plus dans la
musique que dans la danse elle-même). Ce n’est ni dans le domaine de la psychologie individuelle, ni dans celui des relations humaines, ni dans celui du génie collectif que l’on peut déceler une quelconque influence musulmane en la matière. La vie bigarrée et changeante des corrales sévillans, les va-etvient dans les habiles chorégraphies féminines ou l’attitude fanfaronne des hommes sont autant de manifestations artistiques à l’œuvre dans ces danses. Elles ne s’accordent guère avec la séparation des sexes que l’on retrouve habituellement dans les fêtes arabes et dans la vie des musulmans en général ; même lors des mariages, les hommes et les femmes mangent, chantent et dansent dans des pièces séparées. Il ne s’agit pas seulement d’un problème technique lié à des métriques différentes, à des mélodies distinctes ou à l’origine bien établie des séguedilles castillanes : il s’agit d’une divergence totale entre des situations sociales qui aboutissent à des résultats opposés. Tous ces genres populaires andalous n’ont en réalité rien à voir avec le flamenco. Parfois même, comme dans la zone d’El Andévalo146, « ce ne sont pas des chants flamenco ou gitans qui sont interprétés mais il s’agit de l’adaptation andalouse de chants castillans, comme le fandango. On peut aussi les comparer aux chants faits de quintils octosyllabiques semblables dans leur forme à la jota, voire à bien d’autres chants populaires espagnols. Ils ne sont d’ailleurs pas accompagnés à la guitare mais au tambour et à la flûte, autant d’instruments apportés par les chevaliers castillans et léonais qui ont reconquis ces terres au XIIIe siècle »147. Parmi ces chants, il faut noter la prédominance (et même l’omniprésence), assumée ou pas, de la séguedille148. Quant au chant flamenco (le chant par excellence), une analyse objective démontre qu’il n’a pas plus de deux cents ans d’âge. Tous ceux qui proclament que ce genre musical a des origines lointaines (sans jamais l’avoir réellement vérifié) sombrent dans une sorte de littérature comique même si ce n’est pas leur intention première. C’est ce que décrit bien Antonio Burgos : « Je connais bien des auteurs qui ont échafaudé des théories sur les lointaines origines du flamenco, utilisant par exemple la persécution contre les Juifs (ils parlent ainsi de chants de synagogue), l’époque grégorienne ou la culture tartessienne149. Pemán150 lui-même affirme que, lorsqu’il a lu chez Strabon que les Turdétans151 condamnés à la crucifixion chantaient leurs dernières peines, il s’est exclamé : « Ces hommes chantaient des soleares ! ». Il ne parlait ni de martinetes152, ni de seguiriyas mais bien de soleares »153. Ce cas
n’est cependant pas isolé : Hipólito Rossy154 suggère par exemple que les chansons que l’on murmurait à l’oreille de Juvénal était des seguiriyas – et voilà encore un palo différent. Tous ces auteurs ont recours à l’Antiquité la plus lointaine ou aux éternels Maures, le tout dans des décors énigmatiques, mystérieux, hermétiques, etc. Leurs sempiternelles allusions ne rendent pas le débat plus abscons et irrationnel mais, d’une certaine façon, clarifient le panorama : comme ces spécialistes ne disposent d’aucune information fiable ou de données claires, ils ont recours au fantasme pour expliquer ce qui, à l’heure actuelle, est inexplicable. José Mercado, que nous avons déjà cité155 et dont les opinions sont par ailleurs estimables, tombe dans la même erreur et s’adonne aux mêmes approximations quand il aborde les origines du flamenco. Il offre une documentation sérieuse, ordonnée et abondante sur les époques bien connues (à partir du XVIIIe siècle), mais en revanche, en ce qui concerne les débuts supposés du genre, il se laisse aller à de vaines divagations et reproduit les analyses de Julián Ribera, auteur bouillant et impulsif qui vivait à une époque où l’on ne disposait d’aucune base solide pour relier le flamenco aux chants médiévaux hispano-arabes et romans. Ribera ne pouvait cependant qu’imaginer de tels chants car les jarchas ont été découvertes après sa mort. Ce qui n’empêche pas Mercado d’écrire : « N’oublions pas les énigmes littéraires que présente ce type de chansons. […] C’est dans le centre de l’Andalousie qu’a été inventé un système musical strophique avec des refrains qui est ensuite devenu populaire durant de nombreux siècles dans toute l’Espagne chrétienne. C’est un fait reconnu aussi bien par les romanistes que par les arabisants. N’avons-nous pas l’impression que les chansons de flamenco (et les chansons andalouses en général) ne sont rien d’autre que l’évolution des couplets et des refrains des chansons strophiques qui se sont perdues ? »156 Plusieurs questions surgissent à la lecture de ce passage de José Mercado, même si on laisse de côté l’éternelle allusion aux énigmes et impressions. Pourquoi donc pense-t-il que la péninsule Ibérique constituait « un foyer de composition original »157, suivant en cela la croyance sans fondement de trop nombreux arabisants espagnols, qui ont inventé et défendu l’exceptionnelle spécificité d’al-Andalus au sein du monde musulman ? Ignore-t-il le fait que des écoles musicales et poétiques d’une plus grande importance quantitative et qualitative pour le bloc culturel auquel appartenait Al-Andalus sont nées dans les grands centres
culturels arabes et islamiques (Le Caire, Bagdad, Alep, Damas, Ispahan, Samarcande, Ray) ? Comment explique-t-il le fossé temporel qui existe entre les poèmes hispano-arabes médiévaux et les seguiriyas que l’on peut écouter à partir du XIXe siècle ? Peut-on imaginer que le refrain et la partie finale de ces chansons aient été conservés alors que les chansons strophiques ellesmêmes ont disparu dans leur totalité ? Mais Mercado ne se contente pas d’avoir recours à l’Andalousie romaine ou à un muwashshah qu’il a redécouvert (et qui l’intéresse car il a pour cadre une taverne158) mais qui ne constitue pas une preuve. Il n’y a là en fait que l’affirmation très contestable de la présence de chromosomes lyriques spéciaux et exclusifs des Andalous, qui se sont transmis depuis la nuit des temps159. Cette explication de nature raciale (voire raciste) suit les mêmes chemins que celle proposée par Ricardo Molina, qui attribue aux gitans la création et la transmission du chant flamenco. Nous savons au moins que le flamenco, qui ne porte pas encore ce nom à cette époque, apparaît vers 1780 dans la région comprise entre Cadix, Jerez de la Frontera, San Fernando et El Puerto de Santa María (Ricardo Molina en étend la zone jusqu’à Lucena160 et Séville afin d’inclure les gitans de Triana). C’est là que naissent 80 % des formes musicales du flamenco sur un total d’une quarantaine environ (sachant que certaines formes comportent jusqu’à quarante ou cinquante variantes), dont les genres les plus anciens et les plus purs (seguiriya, soleá, caña, polo, serrana, toná, saeta161, corrida). C’est depuis son foyer, le golfe de Cadix, que le flamenco a irradié jusqu’à la région de Séville puis vers toute l’Andalousie, devenant la manifestation artistique d’un type de vie fait de déchirements162 et de tragédies quotidiennes reflétées à la perfection. On sait les fréquentes qu’il fait à l’hôpital, à la prison, aux différentes possibilités de mourir, etc. Le chanteur de flamenco est l’héritier du pícaro des temps passés (celui dont nous dirions aujourd’hui qu’il est marginal, défavorisé, etc.) mais il ne s’agit pas d’un type exclusif à l’Andalousie ou à l’Espagne. Dans ce milieu, le brigand devenu chanteur a dû s’adapter pour créer ses chansons, développant un professionnalisme tel que le chant flamenco est devenu très vite le domaine d’une élite logiquement éloignée des classes populaires163. Cette élite, ne l’oublions pas, a subi la réprobation des classes travailleuses andalouses au XIXe siècle (notamment de la part des anarchistes et des socialistes), qui voyaient chez les adeptes du
cante hondo une sorte de groupe social qui se consacrait servilement au divertissement des classes supérieures (en d’autres termes, aux fêtes des oligarchies locales). Ces classes supérieures avaient accepté cette manifestation artistique suite à un processus d’imitation des couches populaires par la haute société ; ce phénomène réalisé au cours du XIXe siècle devait être plus tard dénoncé par Ortega y Gasset. Le succès relatif que le flamenco a finalement obtenu au sein de la population andalouse n’est qu’un effet de miroir. Celle-ci ne l’a accepté qu’après son adoption par les couches plus aisées, lesquels n’ont pas manqué de découvrir la rentabilité économique du genre. C’est ainsi que naissent vers 1870 les cafés de Séville, Grenade ou Madrid et que surgissent tous les changements du cante hondo, en même temps que la spécialisation des artistes au profit d’une minorité et les premières tentatives de théorisation et de compilation chez des auteurs à la démarche aussi romantique que scientifique, comme par exemple Machado ou Rodríguez Marín. Le simple fait que le mot flamenco n’apparaisse que tardivement dans les documents dont nous disposons164 (vers 1870) devrait nous inciter à la plus grande prudence lorsque nous nous recherchons des liens avec un passé éloigné. D’après Corominas, l’évolution sémantique du terme flamenco serait la suivante : il aurait d’abord signifié « fier », « plein de prestance » ou « d’aspect provocateur » (pour une femme) avant de désigner un « air gitan » puis un « chant gitan ». L’absence de consensus et de certitudes plausibles a permis sur ce point de nombreuses élucubrations. Certains ont comparé l’attitude du chanteur ou du danseur de flamenco avec celle de l’oiseau appelé flamenco en espagnol165 (puisque ce dernier ne se tient que sur une seule patte). D’autres ont fait référence à l’attitude fanfaronne et prétentieuse des gens originaires des Flandres166, ce qui semble peu probable pour les Flamands de naissance qui ont été, en Espagne, de discrets commerçants, ou à celle des soldats qui formaient les tercios des Flandres, ce qui paraît plus crédible. L’apparition tardive du vocable dans la documentation remet cependant en cause ces dernières éventualités. Bien entendu, certains amateurs du genre n’ont pas manqué de mettre en avant l’inévitable origine arabe, comme le fallah manqud (« paysan critiqué »), étymon que nombre de spécialistes eux-mêmes acceptent sans sourciller. Mentionnons également l’invention d’Isidro de las Cagigas et Fermín Requena, chroniqueur
d’Antequera167, qui ont recours à la locution fallah mencus (« paysan exilé »). L’adjectif mencus est en effet inexplicable puisqu’il n’existe pas en arabe, langue dans laquelle « exilé » se dit manfi, tandis que mankus désigne un malade qui a rechuté et que manqus signifie « diminué ». Après la première édition de cet ouvrage (en 2000), le flamencologue Luis Súarez Ávila, de la ville de El Puerto de Santa María, a énoncé la théorie qui nous semble la plus cohérente et la plus raisonnable : la voix flamenco serait une métonymie (qui consiste à prendre une partie pour le tout) due au couteau (appelé « flamenco ») que portaient les gens des bas fonds, lieux où l’on interprétait le flamenco initial. Ces gens auraient été dénommés « flamencos » par extension. Luis Súarez documente plusieurs exemples entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle. C’est un cas semblable à la dénomination de « paletos » (personnes ignorantes) qui provient du nom d’un outil de maçons « paleta », de « plumillas » (petites plumes) qui signifie journalistes, de « hortera » (vulgaire) qui est à l’origine le nom des jeunes employés non qualifiés des magasins d’alimentation, etc. Quoi qu’il en soit, une fois admis que le terme flamenco est d’origine incertaine, il faut signaler le développement du chant et l’ajout de nouvelles formes qui sont liées aux mouvements socio-économiques du XIXe siècle. Des événements historiques du XVIIIe siècle permettent en effet d’expliquer « le processus d’apparition, d’essor et de déclin du genre »168. Soulignons également l’importance des migrations qui ont conduit des Espagnols nés en dehors d’Andalousie à s’installer dans cette région. On connaît par exemple le cas de journaliers galiciens (appelés farrucos) implantés à Cadix qui ont permis la création de la farruca (forme de chant et de danse proche du flamenco dont l’appellation ne laisse pas de place au doute). C’est à la même époque (au début du XIXe siècle) qu’apparaissent les chants de mineurs, puisque l’activité des mines de plomb et d’argent de la province d’Almería, notamment dans les Alpujarras (massif de Gádor, 1820 ; massif d’Almagrera, 1828) attirent une importante main-d’œuvre. Ces chants de mineurs sont à l’origine de nouveaux chants flamenco. Et ces formes sont par la suite déplacées vers Murcie et Linares169 grâce aux travailleurs et aux muletiers, tandis que de probables influences cubaines poussent les chanteurs des Alpujarras à adopter la décima au début du XXe siècle.
Le goût pour le flamenco touche la Cour durant le règne d’Isabelle II, comme le montrent Valle-Inclán170 et Pérez Galdós, suite à l’adoption par l’aristocratie de certaines passions populaires. Le genre ne se répand réellement que tardivement, contrairement à d’autres manifestations musicales, comme la jota. L’impression qu’il s’agit de l’expression privilégiée des mauvaises gens prédomine longtemps dans les classes travailleuses andalouses. Cette forme musicale choisie par des marginaux n’est pas la seule à avoir un effet pittoresque en Espagne171. Si on laisse de côté la tradition du roman picaresque, au XVIIIe siècle, les saynètes de Juan Ignacio González del Castillo évoquent elles aussi cette « mauvaise vie » – celle des majos172, des jácaros173, des manolos174 et des voyous de toute sorte venus durant le Siècle des Lumières depuis les pêcheries de thon de Zahara de los Atunes175 et qui se sont installés dans les environs de La Carraca176, l’île de León177, Puerto Real178 ou le quartier de la Vigne, à Cadix. Ces bandits étaient attirés par la prospérité des commerçants de la capitale provinciale, qui avait alors supplanté Séville dans ce domaine. Juan Valera est un autre témoin du succès progressif dans la société de tout ce qui concerne le flamenco et les milieux interlopes. Ce phénomène concerne également la façon de parler mais, paradoxalement, une grande partie des compositions musicales de l’époque, qu’elles soient liées au flamenco ou non, utilisent un espagnol standard et non pas un langage familier. Les auteurs (généralement anonymes) de ces chansons se plient en effet aux formes dominantes, qu’ils adoptent comme des archétypes. Ce sont au contraire des écrivains « savants » qui écrivent en espagnol dialectal, que ce soit pour réaffirmer leur origine, pour exprimer leurs convictions idéologiques ou pour faire couleur locale. Les Cantes flamencos compilés par Demófilo sont l’œuvre d’un homme cultivé qui cherche à reproduire le plus fidèlement possible l’orthographe qu’il identifie au peuple, bien que cette orthographe présente de nombreuses incohérences. Nous ne manquons pas d’exemples similaires dans d’autres domaines de la littérature hispanophone : El Miajón de los castúos de Chamizo179 ou le Martín Fierro de José Hernández180 en sont de bons exemples. Si nous portons notre regard vers un passé beaucoup plus éloigné, nous pouvons citer le cas d’Ibn Quzman, qui écrivait ses zajals en dialecte hispano-arabe en dépit de sa formation poétique raffinée.
Nous ne devons pas davantage être surpris par le fait que les gitans, en contact avec ce petit monde de filous et de truands de profession, ont assimilé le flamenco comme une expression ludique puis comme un moyen de gagner leur vie. Ricardo Molina, qui se fonde en la matière sur les considérations du cantaor gitan Antonio Mairena181, défend l’origine stricte et la pureté absolue du chant chez les gitans. Pourtant, comme le souligne très bien José Mercado182, « son analyse part d’un préjugé subjectif et non pas de l’objectivité nécessaire à un chercheur ni même d’une étude profonde de la société qui a produit et en partie perpétué jusqu’à présent ce type de chansons. Le fait qu’il y ait eu de nombreux cantaores gitans est un argument qui n’est ni solide, ni convaincant ». Il n’y a que les gitans d’Espagne qui chantent et dansent le flamenco et pas ceux d’autres pays européens. De plus, de nombreux interprètes de renom étaient des gadjos183 – ou des Castillans, comme l’on dit dans la province d’Almería et la région de Murcie pour se distinguer des gitans. Citons Silverio Franconetti184 ou Pepe el de la Matrona185 mais aussi Vicente Escudero186, le guitariste Yance187 ou Pilar López188 – autant de noms qui contrebalancent un peu l’apport considérable des gitans au chant flamenco. Cet apport n’est pas exclusif, bien que les gitans aient profondément marqué certains des genres les plus canoniques – comme les seguiriyas gitanes ou bien encore les playeras, variante de la séguedille commune dont les modifications sont liées aux besoins de l’adaptation musicale. Depuis leur apparition en 1432 à Barcelone, les gitans ont connu en Espagne une longue trajectoire et ont imprimé dans la vie nationale leur génie créatif mais ils n’ont pas tout inventé ex nihilo et ils ont nécessairement dû créer leur esthétique à partir d’éléments préexistants, auprès des gens qu’ils fréquentaient dans les bas-fonds, les prisons, les lupanars, les marchés ou les champs. L’implantation en terre américaine de formes et de thématiques espagnoles est une conséquence naturelle des migrations de populations, les Canaries jouant alors le rôle d’étape intermédiaire. Ainsi, d’anciens romances ont été reproduits jusqu’au début du XXe siècle189 au Pérou, au Chili, au Mexique et en Uruguay et qu’un grand nombre de textes, y compris avec des altérations et des variations, a pu être conservé. La séguedille, le boléro, la tirana, le fandango et le zapateo 190ont traversé la mer et atteint les confins de l’empire espagnol. La séguedille a fourni par exemple la base strophique (vers de 7 et
5 syllabes)191 de la danse nationale chilienne, appelée zamacueca ou cueca. On peut également noter que c’est aux Canaries (escale obligée des traversées transatlantiques) que se sont constituées peu à peu au XVIIIe siècle les formes qui vont faire émerger un siècle plus tard l’actuel folklore musical canarien : isas192, malagueñas, folies, polkas. À la même époque, et comme aux Canaries, les Antilles ont cultivé la décima mais, contrairement à ce qui s’est passé dans cet archipel, l’imparable mode de la jota et du fandango a peu affecté les airs populaires antillais du XVIIIe siècle. Mais, cela dit, aucune de ces expressions artistiques n’est marquée par des influences hispano-arabes – même si l’on peut trouver des survivances éparses et lointaines. C’est le cas du rabab à trois cordes, en usage à Panama193, ou de réminiscences du zajal dans certaines compositions strophiques à refrain que l’on retrouve dans divers pays comme le Salvador194, Panama (notamment avec le tamborito195)196, le Paraguay197 ou l’Uruguay198.
On peut aussi comprendre le phénomène des gloses en décimas comme une métamorphose lointaine ou une ultime manifestation des zajals. Ces décimas sont pratiquées par des auteurs espagnols du XVIIe siècle qui n’ont sans nul doute pas conscience de reproduire un schéma inspiré de ces anciennes formes hispano-arabes. Ces poèmes se composent concrètement d’un prélude sous la forme d’un quatrain dont les vers s’achèvent sur une rime prédéfinie (pie forzado) qui conditionne les quatre strophes qui viennent ensuite. Ces strophes successives s’achèvent obligatoirement par un vers issu du premier quatrain. Il existe des exemples de ces décimas de pie forzado au Chili, au Mexique, à Panama, à Porto Rico et au Venezuela199. Il est vrai que dans certains pays, comme Cuba, ce modèle de la décima est totalement absent de la plupart des manifestations musicales200, mais on peut quand même en déceler la présence dans la bomba201 portoricaine ou la valona202de Jalisco (Mexique). Cette dernière s’insère dans le jarabe203 et dans la fête appelée topada204 (encore pratiquée dans le centre du Mexique), deux manifestations artistiques qui incluent une introduction musicale, une première décima chantée ou récitée à laquelle un autre interprète doit répondre, une partie de zapateado, la poursuite des décimas glosées, etc.205 C’est le même modèle que suit la mejorana206 panaméenne et même les
décimas de la célèbre Violeta Parra207-208. On ne manque pas non plus d’exemples anciens concernant des gloses sous forme de décimas, notamment dans une chanson de Juan Álvarez Gato209 qui était très célèbre au XVe siècle et qui s’est maintenue presque intacte au Nouveau-Mexique, au Pérou et en Argentine210. Citons également une glose anonyme, que l’on peut dater approximativement du XVIe siècle, reprise par le grand folkloriste Juan Alfonso Carrizo et en usage dans plusieurs régions d’Amérique hispanophone211. Certains spécialistes font un lien direct entre la décima des Canaries et « la tradition islamique », « l’Islam », « les présupposés culturels islamiques », etc.212, bien qu’ils reconnaissent le caractère contemporain de textes encore vivants à l’heure actuelle213. Pour Lothar Siemens214, la décima passe en Amérique avec les Morisques (sic) mais il ne précise ni quand, ni comment et passe sous silence le fait que le développement de ce genre est postérieur à l’expulsion desdits Morisques. Le chercheur brandit un autre argument en guise de preuve : les rondallas215 qui se servent d’instruments à cordes proches de ceux utilisés par les musulmans. Pourtant, l’existence d’orchestres aux dimensions réduites est amplement documentée dans l’Antiquité grécoromaine et, bien entendu, au Moyen Âge européen. Ces petits orchestres préféraient les instruments à cordes (dont certains étaient évidemment d’origine hispano-arabe, comme le luth, le rebec, le timple216 ou la guitare primitive) car ils s’adaptaient mieux à l’objectif primordial (faire entendre la voix de l’interprète) que les instruments à vent (qui l’auraient couverte) ou les instruments à percussion (qui l’auraient noyée ou rendue totalement inaudible). C’est un fait commun à toutes les cultures. Par ailleurs, aussi bien Siemens que Trapero ne précisent pas ce qu’ils veulent dire lorsqu’ils émettent des jugements vagues (les fameux « présupposés culturels islamiques »). Ont-ils en tête l’Islam du Maroc ou celui d’Indonésie ? Les derviches tourneurs de Konya217 ou les psalmodies du Coran dans toute leur variété ? Les missionnaires musulmans du Moyen Âge qui voyageaient en Asie centrale ou les trafiquants d’esclaves de Zanzibar ? Le rationalisme modéré d’Averroès218, Ibn Hazm219 et al-Jahiz220 ou le sectarisme ultraorthodoxe du hanbalisme221 ? La haine de la musique professée par Ibn ’Arabi222 ou les chansons populaires et enjouées de la fête de mouloud ? Font-ils référence, en fin de compte, à la théologie ou à l’histoire, à la société
ou aux pouvoirs religieux ? Ne mélangent-ils pas tout et son contraire ? Rien ne peut être exclu. Si certains auteurs ont recours à des concepts comme le passage direct d’une culture à une autre, il est de leur devoir d’en démontrer la justesse car, dans le cas contraire, nous devons nous contenter de suggérer la simple possibilité d’inspirations lointaines trouvées chez des auteurs inconnus et fondées sur des éléments plus ou moins définis, antérieurs aux modèles en usage. Dans tous les cas, le caractère récent des textes canariens (comme c’est aussi le cas des textes écrits dans les Alpujarras) nous pousse à penser qu’il s’agit davantage de manifestations culturelles revenues d’Amérique, dans une sorte de voyage aller-retour que l’on peut difficilement qualifier d’islamique.
1 Interview du chanteur de flamenco El Lebrijano (El Mundo, 7 janvier 1998). Et le journaliste de conclure : « Ces musiques constituent sans doute différentes étapes d’un même chemin. Quelle grande nation devait être al-Andalus, n’est-ce pas ? ». 2 Le cante hondo (ou cante jondo) – littéralement, « chant profond » – constitue le registre le plus mélancolique et le plus abouti du flamenco. L’expression est parfois utilisée comme synonyme pur et simple de flamenco. [NdT] 3 J. Vansina, La Tradición oral, 116, Barcelone, Labor, 1966. 4 M. Mauss, Introducción a la etnografía, 15. 5 Le lecteur peut découvrir notre opinion à ce sujet dans Literatura popular árabe, 47 et ss., Madrid, Nacional, 1977. 6 L’écrivain espagnol Juan Antonio de Iza Zamácola (1758-1826), plus connu sous le pseudonyme de « don Preciso », s’est surtout illustré par son labeur de préservation de la culture populaire de son temps. [NdT] 7 Don Preciso, Colección de las mejores coplas de seguidillas, tiranas y polos que se han compuesto para cantar a la guitarra, Madrid, 1800 et Jaén (nouvelle parution), 1982. 8 Héroïne de la mythologie grecque, Phyllis est au cœur d’une histoire d’amour malheureuse avec les fils de Thésée (Acamas et Démophon). [NdT] 9 Littéralement, « plaise à Dieu ». L’espagnol contemporain préfère la forme régulière du subjonctif présent de placer (plazca). [NdT] 10 Alonso Carrió de la Vandera (1715-1783), aussi connu sous le pseudonyme de Concolorcorvo, est un voyageur espagnol célèbre pour ses
chroniques de la vie dans les colonies américaines de l’Espagne. [NdT] 11 Concolorcorvo, El lazarillo de ciegos caminantes, 200 et ss., Madrid, Nacional, 1980. 12 La vidalita est un genre musical du folklore sud-américain (et en particulier argentin) proche de la vidala mais dont les vers sont des octosyllabes (et non pas des hexasyllabes). [NdT] 13 C. Real va dans le même sens : « Le XVIIIe siècle, le fameux siècle des Lumières, est plus qu’aucun autre le siècle de l’esprit antipopulaire. C’est à notre avis le siècle au cours duquel les hommes cultivés comprennent que notre développement n’est possible qu’à travers l’Europe » (C. Real, « La copla popular » in El Romancero y la copla, édition de V. Atero, Cadix, 1996). Meléndez Valdés a lui aussi une attitude de ce genre (voir à ce sujet Mercado, La Seguidilla gitana, 24). 14 « La musique de Tanger ne peut guère flatter que les oreilles les moins délicates. Imaginez donc deux musiciens grossiers, munis de vielles encore plus grossières que leurs personnes, qui cherchent à jouer à l’unisson avec des instruments désaccordés et prennent chacun une orientation différente. Ils n’ont recours à aucun air donné car ils ne les couchent jamais sur le papier et se contentent de les apprendre par cœur. Le plus souvent, l’un des deux musiciens entraîne l’autre à son gré et ce dernier est forcé de suivre comme il le peut celui qui mène la danse. Ce tableau produit un effet semblable à celui d’un orgue que l’on accorde » (Ali-Bey, Viajes por Marruecos, 150, traduction de S. Barberá, Madrid, 1985). 15 Il s’agit, apparemment, de modes passagères. 16 A. de Larrea, « Aspectos de la música popular española », in El folklore español, 317. 17 « Aspectos particulares de las danzas españolas », in El folklore español, 327. 18 La sardane est une danse traditionnelle catalane dans laquelle les danseurs forment une ronde en se tenant par la main au son d’un orchestre appelé cobla. [NdT] 19 Le même auteur (ibid., 332) soutient que, « dans la province de Zamora,
il existe une danse appelée « boléro d’Algodre » dans laquelle, derrière les caractéristiques générales de ces pas mesurés et simples, on retrouve une forte influence musulmane [sic], surtout dans la musique et dans le rythme. Cette danse remonte au Xe siècle ». L’auteur ne donne pas de détails à propos de cette influence musulmane, fait fi de toutes les évidences historiques (la ville de Zamora a été rapidement reconquise) et oublie surtout que le boléro est né au XVIIIe siècle. 20 Cité par M. Lorente Rivas (« Etnografía polifónica del fandango en la provincia de Granada », in Música oral del sur, I, 1995, 162). Il est inutile de rappeler une fois de plus que les figuiers de Barbarie viennent du Mexique et n’ont donc rien à voir avec une influence arabe. 21 Le fandango est une danse populaire espagnole originaire d’Amérique latine, souvent accompagnée par des castagnettes, qui s’est mêlée en Andalousie au flamenco. [NdT] 22 Sous-genre (palo) du flamenco apparu au XIXe siècle dans la région montagneuse où se trouve la ville andalouse de Ronda. [NdT] 23 Palo du flamenco historiquement considéré comme le plus important. [NdT] 24 La soleá (ici appelée soledad) est un palo du flamenco dont le premier interprète connu est la chanteuse gitane La Andonda. Comme son nom l’indique, il est d’une grande mélancolie et souligne un sentiment de solitude. [NdT] 25 Chant populaire andalou proche de la séguedille. [NdT] 26 P.A. de Alarcón, Historietas nacionales, 248-249, Madrid, 1943. 27 « Les Algériens sont les descendants de personnes ayant vécu en Espagne de nombreux siècles durant et qui comprennent notre musique », affirme Juan, musicien du groupe de flamenco-fusion Ketama lorsqu’il évoque le chanteur algérien de pop Cheb Khaled dans El País de las tentaciones (vendredi 19 septembre 1997, 15). On peut trouver une variante plus snob de cette affirmation : « En cette journée de Mouloud, toute la ville résonnait, pleine de vie et de fête. On entendait partout ces chants andalous qui me remplissent de joie depuis mon enfance. […] Je ne sais si ces chants ont été codifiés par Ziryab de Bagdad, celui que l’on appelait « l’Oiseau
noir » à Cordoue, mais j’ai toujours cru qu’ils surgissent de cette terre comme en surgissent les fleurs, en raison du climat, de la lumière, de cette conscience de la mort mêlée à la joie de vivre » (A. Gala, El manuscrito carmesí, 107). 28 « […] [la musique flamenco] est apparue en al-Andalus, ce qui explique qu’elle mêle l’esthétique orientale aux apports de la musique chrétienne médiévale, le tout agrémenté de l’influence musicale berbère et juive – un parfait reflet du creuset de cultures que représentait le territoire hispanomusulman » (M. Cortés, Pasado y presente de la música andalusí, 21, Séville, 1996). Dans le même genre : « Le son aigu du rabab me poussait à me rappeler notre guitare espagnole et les modulations de la voix du chanteur, certains chants anciens de l’univers du flamenco. Cette image unique que présentait la trilogie parfaite constituée du musicien, du chanteur et de la danseuse me faisait découvrir les évidents traits orientaux de la race gitane [du Caire] » (ibid., 45). Mettons de côté l’allusion à la théorie maintes fois infirmée de l’origine égyptienne des gitans. Limitons-nous simplement à rappeler que le rabab égyptien est un instrument fait de deux cordes posées sur une caisse de résonnance faite d’une noix de coco et que l’on frotte avec un archet. Le grincement qu’il produit ne ressemble en rien au son de la guitare espagnole, aussi grande soit notre imagination. 29 R. Molina, Misterios del arte flamenco, Barcelone, 1967. 30 Nous le reprenons notamment de Julio Fajardo, in M. Lorente, « Etnografía polifónica del fandango en la provincia de Granada », in Música oral del sur, I, 1995, 168. 31 Littéralement, « grâce ». Le terme est souvent employé dans le flamenco pour désigner un effet proche du duende. [NdT] 32 R. Molina, Misterios, 70. 33 Ibid., 21. 34 Le quartier sévillan de Triana, situé au bord du Guadalquivir, est considéré comme l’un des berceaux du flamenco. Plusieurs cantaores (chanteurs de flamenco) y sont nés ou y ont résidé. [NdT] 35 Ibid., 112. 36 Comme celle qui consiste à lier étymologiquement le terme debla (palo du flamenco issu d’un autre sous-genre, la toná) au nom de la déesse hindoue
Devî (R. Molina, ibid., 161 et 165) en raison de liens ancestraux avec un orientalisme manifeste. À ce sujet, voir Corominas, II, 605. 37 M. Guettat, La musique classique du Maghreb, 146. 38 Ibid., 156. 39 « Le fruit de huit siècles de création intellectuelle absurdement sacrifié à la haine » (op. cit., 157). 40 Ibid., 158. À propos du nombre réel de victimes de l’Inquisition, voire le chapitre 1 de la présente œuvre. 41 Ibid., 99. 42 Ibid., 158. 43 Le zajal ou zadjal (zéjel, en espagnol) est une forme poétique strophique populaire écrite en arabe dialectal qui contient notamment un refrain dissyllabique. Il a été repris en espagnol par un écrivain comme Rafael Alberti. [NdT] 44 La séguedille (seguidilla) est un chant et une danse populaires en Castille-La Manche, dans la région de Madrid, en Castille-et-León et aux Canaries. Sur un rythme ternaire, elle s’appuie sur les castagnettes, les guitares, le luth, la dulzaina (sorte de hautbois traditionnel), le violon et le tambourin. [NdT] 45 Surtout célèbre en Aragon, la jota est une danse qui propose certains sauts impressionnants au son d’instruments traditionnels. [NdT] 46 Mélodie typique des montagnes qui environnent La Corogne, l’alalá doit son nom à ses refrains qui contiennent surtout des onomatopées. [NdT] 47 « Il convient d’évoquer ici le flamenco (cante jondo et cante chico avec leurs innombrables dérivés), caña, seguidilla, seguiriya, soleares, fandango, jota aragonaise, alalá, chansons populaires de diverses régions de la péninsule Ibérique, fado portugais ; certaines pièces du répertoire religieux comme les plaintes de la sainte Vierge tirées du Misterio del Tránsito de Nuestra Señora, originaire de la ville d’Elche ; les danses comme le zapateado, le tango, la danse à claquettes, le jaleo, le boléro, la sarabande, la saltarelle, la lenga lenga portugaise, etc. » (M. Guettat, La musique classique du Maghreb, 159). On peut se demander si Guettat n’a pas tiré sa liste de
l’œuvre de Julián Ribera La música árabe (164), dans laquelle l’arabisant énonce avec fermeté ces hypothèses en se bornant au terrain strictement musical. Les propos de Julián Ribera dans ce domaine sont cependant loin d’être parole d’évangile. 48 Voir J. Mercado, La seguidilla gitana, 91 et ss. Voir également A. Mandly Robles (« Verdiales : la raíz y el ritmo », in Música oral del sur, I, 1995, 136) : « La musique populaire médiévale dont nous venons de parler est à la source de celle qui sort encore de la bouche de n’importe quel noceur ; la musique ficta que la prêtraille tatillonne de l’époque condamnait comme « invention du diable » est la même que « celle qu’écoutaient ravis d’extase » les califes des Mille et une nuits et la même que les Arabes ont reprise de la Perse et de Byzance – lesquelles l’avaient déjà empruntée à Rome et à la Grèce ». 49 Le terme jarcha (qui signifie « sortie » ou « fin » en français) désigne une brève composition lyrique insérée à la fin d’un muwashshah. [NdT] 50 Pour Julián Ribera, la musique africaine ou orientale « d’aujourd’hui » ne conserve aucun des caractères primitifs de la musique classique arabe (La música árabe, 152). 51 Julián Ribera a signalé en son temps une hypothèse qui a été démentie par des études postérieures et n’a pas apporté grand-chose à l’étude de la métrique arabe : « Le fait qu’ait survécu dans l’Espagne chrétienne la métrique populaire des musulmans espagnols est un phénomène digne d’être étudié, car cela indiquerait qu’après avoir été acceptée, la musique arabe est passée dans la musique espagnole sans aucune altération » (Julián Ribera, op. cit., 145) – c’est nous qui soulignons. 52 Gómez Manrique (1412-1490) est un dramaturge et poète espagnol. Précurseur de la Renaissance, oncle du célèbre poète Jorge Manrique, il annonce les évolutions futures du théâtre en langue espagnole. [NdT] 53 Gil Vicente (1465-1536), bien que Portugais de naissance, a écrit une importante œuvre dramatique en castillan. Il est considéré comme l’un des pères fondateurs du théâtre espagnol avec Juan del Encina. [NdT] 54 Voir notamment les comptines recueillies par Julián Ribera dans La música árabe, 148 ou 155 et ss.
55 Le riqq (appelé daf ou adufe lorsqu’il est de plus grandes dimensions) est un tambourin arabe. [NdT] 56 Op. cit, 150. 57 Instrument de musique médiéval importé par les musulmans et utilisé en Castille, l’añafil (parfois appelé buisine en français) est une longue trompette proche du tuba romain. [NdT] 58 Instrument à vent en bois, la chirimía est proche du hautbois. [NdT] 59 Sorte de timbale médiévale en cuivre. [NdT] 60 Notons également la présence de musiciens maures à la cour aragonaise, portugaise et castillane au XIIIe et XIVe siècle ainsi que la participation de chrétiens dans les fêtes mauresques (zambras) ou les chants nocturnes en l’honneur de Mahomet (leilas). 61 Op. cit., 151. 62 Qui est peut-être d’origine portugaise ou américaine. Il est documenté pour la première fois en 1705 (Corominas, VI, 848). 63 Ce terme est sans doute d’origine basque et il est documenté pour la première fois en 1849 (Corominas, II, 112). 64 Proche du flamenco, bien que distinct, le zorongo est une danse andalouse à la structure ternaire. [NdT] 65 Cette danse du XVIe siècle, osée et indécente, est d’origine incertaine (Corominas, VI, 83-85). Son nom a donné lieu à des étymologies improbables et il est documenté pour la première fois en 1539. 66 Sorte de déclamation d’origine arabe dont certains font l’ancêtre du flamenco. [NdT] 67 A. Mandly (« Verdiales : la raíz y el ritmo », in Música oral del Sur, I, 1995, 149) assure que l’esprit national des Maures survit dans le cadre des fêtes car la population musulmane n’a pas été expulsée. Il oublie néanmoins de préciser jusque quand ces musulmans sont restés en Espagne… 68 R. Molina, Misterios, 74. L’éternel retour de ce cliché chez cet auteur montre qu’il ignore que le phénomène de réclusion de la femme est avant tout une coutume urbaine liée à certaines classes sociales au sein de société
préindustrielles, mais presque jamais en milieu rural (même dans les pays arabes) et, dans tous les cas, conditionnée par les modes de production. L’Europe médiévale, l’Italie du Sud ou même l’Espagne du Nord avant le XXe siècle offrent toute une série d’exemples qui le démontrent amplement. Il n’y a en tout cas pas de raison valable pour établir des différences substantielles entre l’enfermement d’une Sévillane ou d’une Gaditane d’un côté et celui d’une habitante d’Oviedo, de Salamanque ou de Pampelune vers le milieu du XIXe siècle. 69 Op. cit., 140. Il s’agit d’une suggestion plausible tant que nous sommes capables de la comprendre dans un sens large, comme un souvenir lointain. 70 R. Molina, op. cit., 25. 71 Ces deux dernières communes sont des ports de la province de Cadix. [NdT] 72 M. García-Arenal, Inquisición y moriscos, 77. 73 M. Cortés, Pasado y presente de la música andalusí, 109 et ss. et 117 et ss., Séville, 1996. Voir également Salah el Mahdi, La Musique arabe, 11, Paris, 1972, et M. Guettat, La Musique classique du Maghreb, 189 et ss., Paris, 1980. 74 La música árabe, 144. 75 Juan Ruiz, dit « l’archiprêtre de Hita » (1284-1351), est l’auteur de l’un des ouvrages les plus importants de la littérature espagnole médiévale, le Livre de bon amour. [NdT] 76 Instrument à cordes d’origine aragonaise, proche du luth. [NdT] 77 Autre instrument à cordes comparable au luth espagnol. [NdT] 78 Le caramillo (également appelé caramilla ou caramela) est un instrument médiéval constitué d’un ensemble de flûtes qui était largement utilisé par les bouffons et jongleurs. [NdT] 79 H. Rossy, Teoría del cante jondo, 46, Barcelone, 1966. 80 « Une analyse de ces chansons [coplas] nous pousse à rejeter totalement l’idée selon laquelle elles ne seraient pas un produit du XVIIIe siècle, époque à laquelle se sont fixées tant de manifestations que nous considérons
populaires. […] Les chansons qui nous sont parvenues ont été créées à partir du dernier tiers du Siècle des Lumières et les dernières d’entre elles ont été fixées en 1881, lorsque Machado a publié sa célèbre collection de chants andalous » (Mercado, La seguidilla gitana, 221). 81 Mercado, ibid., 222. 82 Estébanez, Escenas, 249. 83 Muse de la danse dans la mythologie grecque. [NdT] 84 La Dame d’Elche est la plus célèbre des sculptures ibériques connues à ce jour. Exposée au Musée archéologique national de Madrid, elle a été découverte dans la commune d’Elche, au Sud de la région de Valence, et avait probablement un caractère religieux. Remarquablement conservée, elle présente une coiffure particulièrement semblable, en apparence, à celle que les Valenciennes présentent elles aussi de nos jours lors des fêtes traditionnelles. [NdT] 85 Rossy, Teoría, 28. L’auteur fournit bien entendu l’exemple des puellae gaditanae (dont les chants et danses restent bien mystérieux pour nous) et fait remonter le flamenco à des origines encore plus lointaines et fabuleuses que l’époque arabe : « Le nom de puellae gaditanae a été utilisé pour désigner toutes les danseuses andalouses, qu’elles viennent de Cadix, Cordoue, Carthagène ou de tout autre ville du royaume des Tartessiens. Juvénal les évoque en affirmant qu’elles « murmurent des chansons d’amour bétiques ». Ne s’agit-il pas déjà d’une allusion au mystérieux cante jondo ? Murmurer, c’est parler tout bas, aussi bas que parlent parfois les chanteuses de flamenco. […] L’on ne peut affirmer de manière catégorique, en se fondant sur ces seules références historiques, que ce que chantaient et dansaient les jeunes Andalouses correspondait précisément au flamenco tel qu’il nous est parvenu, mais leur art n’en était pas bien éloigné » (op. cit., 29-30). 86 C’est nous qui soulignons. 87 C’est nous qui soulignons. 88 Armistead, S. G., « La poesía oral improvisada », in La décima popular en la tradición hispánica, 48, Las Palmas de Grande Canarie, 1994. 89 Poésie en une seule strophe constituée de dix vers octosyllabiques, la décima est utilisée chez de grands auteurs classiques espagnols comme Félix
Lope de Vega. Elle sert aussi souvent à gloser d’autres poèmes. [NdT] 90 Voir notamment les chansons de Val de San Lorenzo (province de León) et celles d’Alosno (province de Huelva). Voir également M. Garrido Palacios, De viva voz. Romancero y cancionero al paso, 14-15, Valladolid, 1995. 91 R. Menéndez Pidal, « Los orígenes del romancero », in Los romances de América, 92. 92 Rossy, op. cit., 61. 93 Etnología de las comunidades autónomas, 75. « Le XVIIIe siècle est celui de la constitution quasi définitive de notre folklore (costumes, danses régionales, tauromachie, flamenco, etc.) », nous dit C. Real Ramos dans « La copla popular » in El romancero y la copla, 39, édition de V. Atero, Cadix, 1996. 94 Danse populaire notamment mentionnée chez Góngora. [NdT] 95 Danse traditionnelle espagnole. [NdT] 96 Danse folklorique des Canaries au rythme ternaire. [NdT] 97 Danse du XVIIe siècle inspirée d’Escarramán, personnage de bandit créé par Quevedo. [NdT] 98 Danse traditionnelle espagnole. [NdT] 99 Danse populaire espagnole au rythme ternaire modéré sur une basse obstinée. [NdT] 100 Danse habituelle dans l’Espagne du XVIIe siècle, dont on sait en réalité peu de choses. C’est globalement le cas des autres danses mentionnées dans cette liste. [NdT] 101 La jácara est un genre théâtral satirique représenté durant les entractes au Siècle d’Or et qui prend la forme d’un romance octosyllabique. [NdT] 102 À ce sujet, voir J. Deleito y Piñuela,… también se divierte el pueblo, 68 et ss., Madrid, 1988. 103 Palo du flamenco originaire, comme son nom l’indique, de Grenade. [NdT]
104 Danse d’origine andalouse. [NdT] 105 Autre danse apparue en Andalousie. [NdT] 106 Danse originaire des actuelles provinces de Teruel et de Castellón. [NdT] 107 La tirana est une chanson populaire espagnole de rythme lent, syncopé et ternaire. [NdT] 108 Estébanez, Escenas, 82. 109 Dans Escenas, 250, Estébanez propose également une étymologie arabe fantaisiste pour le terme caña, ce qui ne contribue pas à donner du crédit à ses explications. 110 Les séguedilles trouvent leur origine au XVIe siècle – voir Don Quijote, chapitre XXXVIII, partie II, 1405, in Cervantes, Obras completas, Madrid, Aguilar, 1949. 111 Le terme seguidilla (« séguedille ») est un diminutif de seguida, mot lui-même issu du verbe seguir (« suivre »). [NdT] 112 Deleito, op. cit., 71. 113 Don Preciso, Colección, 7. 114 « C’est la même chose qui est survenue avec les folies, la gaillarde, la chacona, la sarabande, le zarambeque, la jácara ou encore le cumbé, le zerengue, le canario et bien d’autres danses des siècles passés ou de ce siècle dont nul ne connaît la nature. » (Don Preciso, ibid., 11). 115 Don Preciso, ibid., 13-14. Le même auteur précise la manière d’interpréter et d’exécuter la séguedille (aussi bien pour le chant que pour la danse), dont la mélodie est divisée en trois temps. D’un point de vue poétique, la séguedille est une « strophe de sept vers qui suivent le schéma 75-7-5-5-7-5 quant au nombre de syllabes (contrairement à la tirana et au polo, qui sont octosyllabiques), avec une pause au quatrième vers. De manière générale, le deuxième vers rime avec le quatrième et le cinquième avec le septième pour former des assonances. La séguedille se réduisait à l’origine à une strophe de quatre vers, les vers impairs étant alors plus longs et sans rime. Au cours du Siècle d’Or, la séguedille s’est substituée dans l’usage au villancico [composition musicale médiévale proche des chants de
Noël français] » (M. Lacarta, Diccionario del Siglo de Oro, 361, Madrid, Aldebarán, 1996). 116 Estébanez, Escenas, 81. 117 « Aben Jot de Valence, à qui les traditions attribuent la création de la jota aragonaise, l’admirable chant populaire de l’Aragon » (Guettat, op. cit., 103). C’est nous qui soulignons. L’auteur ne précise pas qui est cet Aben Jot de Valence. 118 Caro, Los pueblos de España, 437. 119 Il oublie cependant les variantes castillane et galicienne de la jota, qui ne correspondent pas à ces critères. 120 Corominas (III, 528) estime que la date tardive de l’apparition de la jota est incompatible avec l’origine arabe supposée du nom (il fait référence au terme satha et non pas à un Aben Jot imaginaire). C’est pourquoi il penche plutôt pour l’étymon sotar [verbe espagnol archaïque qui signifie « danser »]. 121 « La mélodie suivie par ceux qui chantent ces romances est un souvenir morisque. Seuls quelques villages des montagnes de Ronda ou de la région de Medina-Sidonia et de Jerez de la Frontera conservent cette tradition arabe qui s’éteint peu à peu et finira par disparaître pour toujours » (Estébanez, Escenas, 255-6, édition d’A. González Troyano). 122 Parmi les anciens romances de la frontière entre Castille et Royaume de Grenade (ou romances morisques) que l’on retrouve, par exemple, dans l’actuelle province de Cadix, on ne peut déceler que deux allusions aux Maures (toujours liées à la thématique des prisonnières chrétiennes) – celui de don Bueso et celui des trois prisonnières – si l’on en croit la compilation réalisée par V. Atero (Romancero de la provincia de Cádiz – Romancero general de Andalucía, I, 337 et ss., Cadix, 1996). Ces romances ne se distinguent ainsi pas particulièrement au sein de la forêt de romances carolingiens, chevaleresques, lyriques, amoureux, humoristiques, pieux, familiaux, etc. 123 Voir R. Molina, Misterios, 90 et ss. 124 Les bulerías forment l’un des palos du flamenco. Elles sont originaires de la région de Jerez de la Frontera. [NdT]
125 Le tango est l’un des palos du flamenco originaire de Cadix et de Séville. [NdT] 126 R. Molina, 44. 127 Palo du flamenco hérité de la guajira cubaine, genre musical venu des zones rurales de ce pays latino-américain. [NdT] 128 La colombiana est un palo du flamenco créé en 1931 par le cantaor José Pereda Tejada (dit « Pepe Marchena »). Il est inspiré de divers genres musicaux latino-américains comme la guajira, la milonga (Argentine, Uruguay) et la rumba (Cuba). [NdT] 129 Ce terme désigne en espagnol le coup donné avec la paume de la main (lorsque les mains s’entrechoquent), notamment dans le flamenco. [NdT] 130 Mercado, 65. 131 Genre musical réservé aux solistes et apparu en Espagne au XVIe siècle, le tiento tire son nom d’un verbe signifiant « tâter » (le clavier). Il était d’abord réservé à l’orgue. [NdT] 132 Le zapateado est une danse andalouse aux mouvements vifs qui présente notamment des claquements de talons. [NdT] 133 Le corral (ou corrala) est une forme de construction que l’on retrouve aujourd’hui surtout à Madrid. Il s’agit d’un immeuble ouvert avec une cour intérieure ou clôturée et des balcons donnant sur cette cour. Le corral est un lieu de socialisation pour les habitants de l’immeuble. [NdT] 134 La seguiriya est l’un des palos du flamenco les plus anciens que l’on connaisse. Elle forme, avec la soleá et la bulería, l’un des trois piliers du genre. [NdT] 135 Le polo est lui aussi l’un des palos du flamenco. [NdT] 136 Genre musical du folklore espagnol, la tonada est probablement originaire des Asturies et de Cantabrie. [NdT] 137 Estébanez, Escenas, 252. 138 Antonio Monge Ribero (1789-1856), dit « El Planeta », est le plus ancien chanteur de flamenco dont on ait des traces aujourd’hui. [NdT] 139 Francisco Ortega Vargas (premier tiers du
XIXe siècle-1878),
dit « El
Fillo », peut être considéré comme le fondateur de l’école de flamenco de Triana. [NdT] 140 María de las Nieves, chanteuse de flamenco du des premières célébrités connue de ce genre. [NdT]
XIXe siècle,
est l’une
141 Juan de Dios Ortega Vargas est le frère d’El Fillo et a lui aussi eu une carrière de cantaor. [NdT] 142 Auparavant nommées corraleras (terme tiré des corrales), les sévillanes suivent un rythme de ¾, tout à fait comparable à la structure musicale de la séguedille mais plus léger et sans pause. Elles présentent des coplas de pie quebrado (strophes composées d’octosyllabes combinés avec des tétrasyllabes) mêlées à des vers de cinq et sept syllabes, des palmadas collectives et des chœurs. 143 Divisée en strophes de six octosyllabes, avec un rythme de ¾, le fandango existe dans toute l’Andalousie (Huelva, Almería, Huéscar, Comares, la Reja, etc.). À Grenade, « le fandango est un genre local de flamenco créé par Frasquito Yerbabuena. Il s’agit d’un fandango proche des abandolaos (chants typiques de Málaga), qui est fait pour être écouté mais pas pour être dansé. La granadina et la demi-granadina sont des interprétations locales du fandango dans le style flamenco où, la basse obstinée ayant disparu, l’accent est mis sur la virtuosité des mélismes de la voix » (M. Lorente Rivas, « Etnografía polifónica del fandango en la provincia de Granada », in Música oral del sur, I, 1995, 165. « […] Le fandango d’Otívar, appelé robao, est une danse qui se pratique avec deux couples. Le fandango cortijero, de son côté, n’est dansé que par un seul couple mais les deux formes sont très proches. Antonio Novo, âgé de 64 ans, nous raconte que, jadis, le fandango était la manière de s’amuser pour les habitants des maisons rurales et des fermes ainsi que la manière de courtiser sa bien-aimée » (ibid., 167). « Le fandango traditionnel d’Otívar (ou robao) était dansé par deux couples et était accompagné par la voix, la guitare, le luth, la bandurria et les sagattes. La basse obstinée au rythme ternaire est plus lente que dans le verdial mais plus rapide que dans le flamenco. » (ibid., 172). 144 Avec un rythme de ¾, les malagueñas [qui forment un palo du flamenco de Málaga, comme l’indique leur nom] proposent des sauts et une
musique cadencée mais douce (voir T. Martínez de la Peña, El Folklore español, 335). 145 Le verdial est proche de la malagueña mais plus sautillant. Il est accompagné par un petit orchestre composé d’un violon et d’autres instruments à cordes : « Après les premières notes qui visent à accorder les instruments, l’orchestre commence à jouer au rythme qui lui est propre (¾). Lors du paseíllo (partie instrumentale mélodique et rythmique jouée en mi et en la, dans laquelle nous remarquons que le violon indique la mélodie avec trois cordes – la première, la deuxième et la troisième), le rythme est donné par le tambourin, qui poursuit sa tâche (à mi-chemin entre le chant et la danse) après le paseíllo. Une danse complète se compose de trois ou quatre coplas, selon la décision du meneur de l’orchestre » (A. Mandly, « Verdiales : la raíz y el ritmo », in Música oral del sur, I, 1995, 146). 146 Région historique de l’Ouest de la province de Huelva. [NdT] 147 A. Burgos, Andalucía, 156. 148 Demófilo a inscrit dans ses Cantes flamencos des serranas [palo du flamenco originaire de Ronda] qui ne sont en réalité que des séguedilles. Dans La seguedilla gitana (113), Mercado note la même chose à propos du refrain des alegrías actuelles [palo originaire de Cadix et réservé aux époques festives, comme son nom l’indique]. Précisons que les séguedilles primitives (comme celles que l’on trouve dans Rinconète et Cortadillo, célèbre nouvelle de Cervantes) se composaient de quatrains hexasyllabiques. 149 Les Tartessiens forment une ancienne civilisation pré-indoeuropéenne qui s’est développée à l’âge du bronze et à celui du fer. Cette civilisation était installée dans l’Andalousie occidentale et a laissé d’importantes traces aujourd’hui étudiées par les archéologues. [NdT] 150 Proche du régime franquiste, José María Pemán (1897-1981) est un poète et dramaturge espagnol. [NdT] 151 Les Turdétans sont un peuple de la péninsule Ibérique antérieur à la conquête romaine et dont le domaine s’étendait dans l’actuelle Andalousie occidentale. Ils sont généralement considérés proches des Tartessiens. [NdT] 152 Palo du flamenco proche de la toná, fondé sur des quatrains octosyllabiques. [NdT]
153 A. Burgos, op. cit., 166. 154 Rossy, Teoría, 30. 155 La Seguidilla flamenca, Madrid, Taurus, 1982. 156 Mercado, ibid., 12. 157 Id. 158 Ibid., 64. 159 « Nous avons été successivement dominés par les Romains, les Wisigoths, les Arabes et les Castillans et nous n’avons jamais perdu nos façons de parler, qui sont réapparues avec une régularité génétique » (ibid., 97). Ou encore : « Ces forces sont le produit d’une conscience poétique propre et presque somatique de l’Andalousie dans son ensemble. Tout comme le code génétique, qui énumère les chromosomes qui définiront les caractéristiques « constantes » de l’être à venir, il doit exister dans la poésie de chaque peuple un code d’exigences récurrentes qui donne un génotype poétique, avec des traits lyriques particuliers pour chaque groupe. Il existe une forme de déterminisme difficilement surmontable » (ibid., 98). Nous sommes à nouveau obligés (et nous en sommes désolés) de rappeler qu’il n’existe aucune continuité ethnique ou culturelle concernant le peuple andalou. L’admettre reviendrait à nier les changements massifs de population (et de culture) qui ont eu lieu dans la région. Voilà un fait incontestable. 160 Commune de l’actuelle province de Cordoue. [NdT] 161 La saeta est un chant au contenu religieux interprété au passage des processions de la Semaine sainte. [NdT] 162 Rappelons ici la réponse donnée il y a déjà plusieurs années par Mustafa el-Morsi, vieux chanteur populaire égyptien, lorsque nous lui avons demandé quelles étaient ses motivations en tant que chanteur de mawwal : « Tout cela vient des tragédies que j’ai vécues ». 163 Mercado, ibid., 223. 164 Corominas, II, 907. 165 C’est-à-dire le flamant. [NdT] 166 Le gentilé « flamand » se dit également flamenco en espagnol. [NdT]
167 Commune de l’actuelle province de Málaga. [NdT] 168 Mercado, op. cit., 185. 169 Importante commune de l’actuelle province de Jaén, dans le Nord de l’Andalousie. [NdT] 170 Ramón María del Valle-Inclán (1866-1936) est un romancier, poète et dramaturge espagnol célèbre pour avoir repris à son compte la notion d’esperpento (sentiment de mal-être inspiré par la déformation grotesque de la réalité) pour décrire son esthétique littéraire. 171 Concernant les marginaux et leurs chansons en Castille, voir L. Díaz Viana, Rito y tradición oral en Castilla y León, 42 et ss., Valladolid, 1984. 172 Les majos forment un groupe social de basse extraction dans le Madrid du XVIIIe et du XIXe siècle qui attache une importance particulière à sa tenue. [NdT] 173 Terme qui désigne le fanfaron préoccupé par son apparence. [NdT] 174 Ce terme hypocoristique dérivé du prénom Manuel a le même sens que majo. [NdT] 175 Localité de la commune côtière de Barbate, dans l’actuelle province de Cadix. [NdT] 176 Localité de la commune de San Fernando. [NdT] 177 Une des îles du golfe de Cadix. [NdT] 178 Autre commune de l’actuelle province de Cadix. [NdT] 179 Ce recueil de douze poèmes est conçu comme un hommage aux habitants d’Estrémadure par Luis Chamizo (1894-1945), qui est issu de la région. [NdT] 180 Le poème narratif El Gaucho Martín Fierro est considéré comme l’œuvre majeure de José Hernández (1834-1886), célèbre auteur argentin. Il s’agit de l’épopée nationale des Argentins. [NdT] 181 Antonio Cruz García (1909-1983), dit « Antonio Mairena », est né dans la commune de Mairena del Alcor. Il est considéré comme l’une des principales figures du chant flamenco. [NdT]
182 Mercado, La seguidilla, 104. 183 Terme tiré du romani signifiant « non gitan ». Il correspond exactement au vocable payo, utilisé par les gitans d’Espagne pour désigner ceux qui n’appartiennent pas à leur ethnie. [NdT] 184 Cantaor sévillan, Silverio Franconetti (1823-1889) est le fils d’un Italien installé en Espagne. [NdT] 185 José Núñez Meléndez (1887-1980), dit « Pepe el de la Matrona » en raison du métier de sa mère, qui était sage-femme, est un cantaor précoce qui débute sur scène à l’âge de douze ans. [NdT] 186 Vicente Escudero (1888-1980) est un danseur et chorégraphe originaire de Valladolid, en Castille. [NdT] 187 Luis Yance (1890-1937) fait partie des grands « as » de la guitare flamenco du début du XXe siècle. [NdT] 188 Pilar López (1912-2008), bailaora (danseuse de flamenco) originaire de Madrid, est la sœur de la célèbre danseuse Encarnación López, dite « la Argentinita ». [NdT] 189 Voir Menéndez Pidal, Los romances de América, 18 et ss. 190 Autre nom pour le zapateado. [NdT] 191 Voir P. Garrido, « Los bailes de Chile » in Autorretrato de Chile, 25, Santiago du Chili, Zig-Zag, 1957. Le même auteur mentionne dans cet ouvrage (256) le fandango et la tirana comme source de la cueca. 192 Forme musicale canarienne, au rythme ternaire vif et à la danse spectaculaire. [NdT] 193 N. Garay, Tradiciones y cantares de Panamá, 191 et ss., Bruxelles ( ?), 1930. 194 L.R. de Jijena, Poesía popular y tradicional americana, 103, Buenos Aires, Espasa, 105 et 152. 195 Genre musical panaméen dans lequel un interprète principal entonne une mélodie marquée par le retour d’un refrain, lui-même souligné par des percussions. [NdT] 196 Jijena, 147 et 154.
197 Jijena, 162. 198 Jijena, 195. 199 Jijena, 87, 89, 129, 131, 152, 183 et 203. La pratique qui consiste à gloser des chansons préexistantes en les intercalant dans des poèmes, des pièces de théâtre, etc. est bien documentée en plein Siècle d’Or. Voir à ce sujet J.M. Alín et M. B. Barrio Alonso, El cancionero teatral de Lope de Vega, 192 et ss., Londres, Tamesis, 1997. L’on retrouve dans cette œuvre de nombreuses gloses du Chevalier d’Olmedo, du Roi sans royaume, de Mudarra le Bâtard, du Prince parfait, etc. 200 Voir notamment Cheo Álvarez, el trovador caonaero, La Havane, 1962. 201 Danse dont il existe une vingtaine de rythmes canoniques et dans laquelle un percussionniste accompagne le danseur en suivant sa chorégraphie. [NdT] 202 Forme musicale populaire dans les États mexicains de Jalisco et Michoacán dont les textes mêlent érotisme, préoccupations sociales et humour. [NdT] 203 Autre danse traditionnelle mexicaine d’origine andalouse au rythme vif. [NdT] 204 Fête mexicaine marquée par la musique et par la décima. [NdT] 205 I. Jiménez de Báez, « Décimas y glosas mexicanas », in La décima popular en la tradición hispánica, 96, Las Palmas de Grande Canarie, 1994. 206 Aussi appelée socavón, la mejorana est un genre poétique et musical panaméen dans lequel entre une guitare spécifique appelée guitarra mejoranera. [NdT] 207 Violeta Parra, Décimas, 127-8, 129-130, Barcelone, Université catholique du Chili, 1970. 208 L’auteur-compositeur-interprète chilien Violeta Parra (1917-1967) a grandement contribué à faire connaître la musique populaire de son pays. [NdT] 209 Poète castillan de la Renaissance précoce, Juan Álvarez Gato (14401509) a écrit de nombreuses coplas. [NdT]
210 Jiménez de Báez, 101. 211 M. Trapero, « El romancero y la décima juntos y enfrentados », in La décima popular en la tradición hispánica, 147-148. 212 Lothar Siemens affirme que « la décima constitue une approche rhétorique et musicale dont la structure est directement liée aux aspects formels propres à la tradition islamique [sic]. Nous nous trouvons très probablement face à un genre tardif dont la formation est en partie due aux Morisques christianisés qui sont restés en Espagne après la Reconquista. La survie de la décima, qui est chantée aux Canaries et en Amérique d’une façon inconnue en péninsule Ibérique, est sans doute due à la persécution et à la dispersion de ces Morisques entre 1580 [sic] et 1614, époque à laquelle apparaît et commence à se répandre l’espinela [forme de décima qui tire son nom de Vicente Espinel, poète, romancier et violiste espagnol de la fin du XVIe siècle] » (L. Siemens, « Antecedentes de la forma musical de la décima y observaciones históricas sobre su empleo en Canarias », in La décima popular en la tradición hispánica, 36). M. Trapero va dans le même sens : « Nous nous trouvons face à une approche rhétorique et musicale qui émane directement des présupposés culturels islamiques. Je ne pense pas tant aux contenus mélodiques et poétiques qu’aux aspects formels du genre comme formule de communication musicale d’un texte » (Trapero, 362). Il fonde son affirmation sur l’idée selon laquelle, dans l’Islam (sic), ce genre « est caractérisé par l’expression austère et claire du texte poétique [affirmation globalement discutable] entonné conformément à des normes préétablies » et par un accompagnement discret de la voix par un instrument, avec des interludes musicaux entre chaque strophe. 213 « Bien entendu, la majeure partie des textes qu’il est aujourd’hui possible de collecter par la voie orale sont des plus modernes. Parmi ceux qui peuvent être assignés à une époque précise (car ils font référence à des événements historiques), aucun ne dépasse les limites de ce siècle bien que cela ne veuille pas dire, naturellement, que le phénomène de la décima comme moyen d’expression de la poésie populaire n’existait pas auparavant » (Trapero, in La décima popular en la tradición hispánica, 159). 214 Siemens, op. cit., 363. 215 Petit orchestre d’instruments à cordes pincées apparu en Espagne au
Moyen Âge et encore en vogue en Castille, en Catalogne, en Aragon, dans la région de Murcie, dans celle de Valence ainsi que dans certains pays d’Amérique hispanophone et aux Philippines. [NdT] 216 Instrument à cordes typique des Canaries, semblable à une petite guitare et disposant de cinq cordes. [NdT] 217 Ville d’Anatolie où a été fondé l’ordre des derviches tourneurs. [NdT] 218 Ibn Rochd de Cordoue (1126-1198), dit « Averroès », est un célèbre philosophe, théologien, juriste et médecin originaire d’al-Andalus. [NdT] 219 Ibn Hazm (994-1064) est un poète, théologien, juriste, historien et philosophe lui aussi né à Cordoue. [NdT] 220 Al-Jahiz (776-867) est un écrivain et savant arabe souvent considéré comme le fondateur de la prose en arabe. [NdT] 221 École la plus conservatrice de l’Islam sunnite. [NdT] 222 Muhyi-d-dîn Ibn ’Arabi (1165-1240) est un théologien, juriste et poète d’al-Andalus. [NdT]
CHAPITRE 7 TOPONYMES ET AUTRES BLAGUES POUR ENFANTS
La toponymie est une science respectable. Non seulement elle nous instruit sur les états antérieurs de notre langue, sur les substrats et les influences que l’on peut y déceler, mais elle apporte également les pièces manquantes de l’immense puzzle auquel parti-cipent également l’ethnographie, l’histoire, le folklore, la litté-rature, la religion, etc. Ce puzzle est au cœur du développement de toute société. Néanmoins, c’est aussi cette condition de témoin et de greffier des époques passées qui confère à la toponymie une certaine tendance à la confusion. Elle se présente comme un registre de fossiles linguistiques souvent malaisés à classer ou comme un terrain propice (en raison de son contact direct avec le peuple) à bien des élucubrations, des bobards et des histoires cocasses. Dans le royaume de la toponymie, le fantastique et le comique marchent toujours main dans la main, poussant ainsi les hommes à forger des concepts erronés ou à commettre des bêtises qui ont sans doute pour unique utilité de nous faire sourire. Il arrive aussi que ces bêtises stimulent l’imagination collective au-delà du raisonnable. Ces errements sont sans conséquences s’ils se limitent à l’environnement local ou s’inscrivent dans des plaisanteries badines. Ils deviennent en revanche extrêmement dangereux lorsqu’il s’agit de les appliquer de manière systématique, aux côtés d’un ensemble de preuves du même genre, pour constituer une image historique donnée, pour réclamer une justice morale en faveur de victimes que l’on inventera pour l’occasion ou encore pour modifier des réalités gênantes à la demande de tel ou tel groupe idéologique ou politique de plus ou moins grande importance.
Notre maître à tous, Elías Terés Sádaba (dont la disparition précoce constitue pour l’arabisme espagnol une perte dont nous ne mesurons pas encore la gravité), a établi de façon exemplaire la méthodologie et l’approche à adopter lorsqu’il s’agit d’aborder l’épineuse question des toponymes hispaniques d’origine arabe. Du haut de son autorité indiscutable, il a prudemment mais pertinemment formulé une idée fondamentale à laquelle nous souscrivons totalement : « Lorsqu’il nous faut étudier un toponyme dont nous supposons l’origine arabe et qui n’est pas encore documenté, il faut procéder avec une extrême réserve car le risque de se tromper quant à son interprétation est immense. Force est de reconnaître que les noms qui apparaissent dans la documentation sont bien entendu les seuls sur lesquels nous pouvons avoir des certitudes – c’est-à-dire les seuls dont l’étymologie soit assurée »1. Pour les besoins de la démonstration, nous n’utiliserons que des toponymes dont l’apparence pousse à des interprétations totalement faussées. Si l’on s’en tient à quelques exemples, León2, Toro3 ou la montagne de France4 ne sont pas des toponymes qui correspondent à un quelconque animal ou au pays appelé « France »5. Bien des histoires encore plus hilarantes, ingénieuses ou ridicules ont été inventées pour expliquer une foule d’autres toponymes. Les divers peuples et cultures qui se sont succédé en péninsule Ibérique ont bien entendu laissé dans la toponymie espagnole des traces profondes de leur passage. Pour simplifier les choses, on peut distinguer les trois catégories suivantes : 1)
2)
3)
un premier groupe, lui-même subdivisé plusieurs fois en fonction de critères temporels ou géographiques, constitue la toile de fond de tous nos toponymes. Y subsistent des dénominations celtibères, basques, grecques, carthaginoises, latines et gothiques qui correspondent aux étapes historiques qui ont précédé l’invasion musulmane et qui ont été conservées de manière plus ou moins fidèle par les habitants de la péninsule Ibérique ; un deuxième groupe avec des toponymes d’origine romane imposés durant la Reconquista (ou durant les périodes suivantes) à des localités nouvelles ou reconstruites ; un troisième groupe composé des toponymes d’origine arabe, berbère
ou mozarabe répartis sur l’ensemble de notre territoire et imposés par les conquérants médiévaux pour nommer des communes, des cours d’eau, des montagnes, etc. Ils ont souvent été déformés et ont survécu plus ou moins intacts jusqu’à notre époque. Asín Palacios6 estime leur nombre à 1 000 pour ce qui est des toponymes dont l’origine arabe, berbère ou mozarabe est certaine. On pourrait y ajouter 500 toponymes qui ont probablement la même origine, même si Hermann Lautensach va jusqu’à 2 328 toponymes arabes, berbères ou mozarabes, dont 1 727 pour les régions de langue castillane et 423 pour les régions de langue valencienne ou catalane. Dans ce dernier cas, on note une plus grande concentration de toponymes liés aux tribus arabo-berbères (25 % du total contre 2 % dans le reste de l’Espagne), qui comportent donc les mots ibn ou bani suivis d’un anthroponyme7.
Ces chiffres concordent avec l’ensemble des arabismes présents en langue espagnole : entre 850 et 1 000 arabismes « simples » et 4 000 arabismes si l’on y ajoute des termes dérivés8. L’on retrouve des statistiques similaires ou légèrement inférieures en portugais tandis qu’il y a environ moitié moins d’arabismes en catalan et en valencien. Les arabismes constituent malgré tout les uniques traces d’origine sémitique dans les langues péninsulaires, exception faite de certains toponymes d’origine phénicienne (Cadix, Ibiza, Carthagène, Port Mahon). Parmi les très nombreuses survivances préislamiques (qui sont en fait majoritaires), on peut noter la prédominance somme toute logique des influences hispano-latines et celle des influences germaniques. Ce n’est pas tellement la proximité temporelle ou la durée de la domination romaine ou wisigothique qui expliquent cette prédominance mais le poids idéologique du passé gothique parmi les reconquérants venus du Nord ou parmi les chrétiens mozarabes du Sud. Les premiers faisaient de ce passé wisigothique la base de leurs mythes fondateurs tandis que les seconds s’y accrochaient afin de résister moralement en attendant une libération prochaine. Toujours aussi dépourvu d’objectivité, Américo Castro9 expédie la question de ces influences en huit lignes (qu’il reprend mot pour mot de Menéndez Pidal)
étant donné que, pour lui, la simple existence de cet épisode de notre histoire est inconfortable. Les faits viennent en effet contredire son interprétation « sémitique » de la réalité, interprétation à laquelle il a consacré des milliers de pages. L’onomastique et la toponymie, pourtant, présentent un nombre écrasant d’exemples d’origine germanique, aussi bien à des époques reculées qu’à l’heure actuelle. Les anthroponymes wisigothiques occupent indiscutablement le premier plan dans la documentation dont nous disposons concernant le Moyen Âge, s’imposant même devant les anthroponymes latins avec une avance de plus de 50 %. Dans certains cas, ces noms d’origine germanique correspondent à la totalité des anthroponymes cités, comme dans un document retrouvé à Braga10 et daté de l’an 90011. Cette prééminence persiste jusqu’au XIIe siècle, époque à laquelle les appellations latines liées à des saints chrétiens remplacent les noms germaniques. Il est certain qu’en matière de toponymie, les concentrations varient selon les provinces et les communes, les éléments latins ou germaniques ayant selon le cas un poids plus ou moins important. C’est ainsi qu’à Cerceda (province de La Corogne), « neuf noms liés à l’époque wisigothique s’opposent à deux noms latins. […] Dans la commune de La Peroja (province d’Orense), il existe un équilibre parfait entre ces deux catégories de toponymes. […] On peut dire que, d’une manière générale, la place réservée aux noms germaniques est sensiblement supérieure à celle réservée aux noms latins »12. Cette incroyable quantité de noms wisigothiques est liée aux propriétaires terriens ou aux colons médiévaux ; ils se sont transmis de génération en génération en dépit des évolutions phonétiques ou de l’ajout de désinences, à l’instar de ce qui est arrivée avec le nom des possessores latins et chrétiens. Ces traces germaniques dans la toponymie sont particulièrement manifestes en Galice, dans les Asturies, dans le Nord du Portugal, dans les provinces de León et de Zamora et, dans une moindre mesure, dans le Nord-Est de la Catalogne. Le substantif saa (qui signifie « ferme », « exploitation agricole ») est répandue dans tout le Nord-Ouest de l’Espagne : Saá ou Saa (province d’Orense) ; Sá ou Saás (province de Lugo) ; Zas (province de La Corogne), etc. Cette racine a ensuite évolué vers l’anthroponyme Saavedra, « illustre nom de famille13 qui a par la suite donné un toponyme dans le Sud de l’Espagne »14. Les allusions et souvenirs qui concernent l’onomastique wisigothique sont multiples, ainsi qu’on peut le voir au XIIIe siècle dans la Primera Crónica
general de España15 pour l’époque d’Alphonse II (IXe-Xe siècle). Il faut néanmoins signaler (et c’est justement ce que fait Piel16) que « toponyme germanique » et « ethnie germanique » ne signifient pas la même chose. L’Hispanie de la Reconquista, dont les fondements sont d’origine latine, conserve et propage cependant les noms germaniques alors que le pouvoir politique et même la langue des Wisigoths ne sont déjà plus qu’un vague souvenir. Le sentiment national embryonnaire de l’Espagne est très lié, à cette époque, à l’idée d’une continuité entre les acteurs de la Reconquista et l’ancien royaume de Tolède17. Cette exaltation du passé wisigothique correspond également à l’apparition du droit germanique dans le corpus des fors espagnols et portugais18. Les textes de l’époque sont pleins de noms comme Gerardo, Guillermo, Raimundo, Tello, Menendo (ou Menéndez), Sandino, Alfonso, Ansaldo, Galindo, Ramiro, Fernando, Uisando (ou Guisando), Argando (ou Arganda), etc. Le panorama catalan n’est, en la matière, pas bien différent19. Quelques considérations préalables sont indispensables en ce qui concerne la toponymie imposée à partir de l’invasion musulmane. En premier lieu, il est évident que les plus grands noyaux urbains (à quelques rares exceptions) ont conservé les noms antérieurs à la période arabe puisque la plus grande partie des Arabes se sont installés dans des localités qui étaient alors de deuxième ou de troisième ordre. On retrouve donc davantage cette influence arabe dans les toponymes secondaires et dans le nom des cours d’eau. Il faut cependant signaler que ces derniers portent souvent des « noms non arabes, antérieurs, notamment dans le cas des principaux fleuves (exception faite du Baetis, devenu al-Wadi l-Kabir, c’est-à-dire l’actuel Guadalquivir – ou « grand fleuve ») »20. Dans les pages qui suivent, nous proposerons un panorama sommaire des toponymes d’origine arabe répartis dans toute la péninsule Ibérique. Il ne s’agit – insistons sur ce point – que d’un résumé car il existe déjà de nombreuses études à ce sujet que nous ne cherchons ni à corriger, ni à compléter. Voici donc les différentes catégories dans lesquelles peuvent être classés ces toponymes : 1) des noms de communes comme Medina21, Albacete, Aldea, Alquería, Alcora, Almunia ou Sueca ;
2) des noms d’axes de communication entre plusieurs communes données (Aceca, Acera, Arrecife, Azuqueca, Alcanadre, etc.) ; 3) des accidents de terrain (Albaida, Algarra, Alcor, Alcudia, Almodóvar, Alhambra, etc.) ; 4) des noms liés à la vie agricole (Alfoz, Atarfe, Algaba, Algaida, Almarcha, etc.) ; 5) des noms liés à l’irrigation et à l’approvisionnement en eau comme Aceña, Acequia, Alberca, Albufera ; 6) des toponymes tirés de l’organisation sociale de l’époque, à l’image de Masamagrell ou Masanasa ; 7) des noms liés à l’organisation militaire et à la construction de très nombreuses forteresses (Alcalá, Alcolea, Iznalloz, Aznalcázar, Borge22, etc.) ; 8) des noms propres portés par des individus, des familles, des clans ou des tribus, qui forment « le groupe le plus important et le plus habituel dans les toponymes arabes de péninsule Ibérique »23 (avec tout le chapelet des Ben, Beni-, Bena-, etc.) ; 9) plus récemment, des substantifs d’origine arabe répandus dans toute la péninsule Ibérique par des chrétiens qui n’avaient rien à voir avec les musulmans (Algodonales, Ramblas) ; 10) des substantifs tardivement appliquées au Nord-Ouest de l’Espagne, région dans laquelle l’occupation arabe a été éphémère (Arrabal, Arrabalde, Arrabaldo, Rábade, etc.) – c’est notamment le cas dans la région de León, en raison d’un repeuplement mené par les mozarabes à la fin du IXe siècle24 ; 11) des traductions de l’arabe (Sierra Nevada, Río de la Miel), catégorie dont la pertinence est confortée par la coexistence de toponymes arabes et castillans comparables qui sont d’ailleurs bien souvent des diminutifs (Alcocer et Palazuelo25, Almudaina et Ciudadela26, Alcolea et Castillejo27, Alcuneza et Iglesuela28, etc.)29 12) l’hybridation de termes mozarabes ou castillans avec d’autres mots arabes, phénomène qui a produit un nombre important de toponymes, à commencer par les vocables d’origine latine auxquels a été ajouté l’article arabe (Almonaster, Alcampel, Almonte, Almochuel, Almuradiel, Alpedrete30) ou tout autre morphème de la même origine
(Castielfabit).
Nous sommes restés jusqu’à présent dans le domaine rassurant de la certitude. En dehors de ce domaine, cependant, subsiste une part considérable de toponymes incertains, de noms qui semblent arabes mais ne le sont pas ou, au contraire, d’un groupe de noms (propres ou communs) authentiquement arabes mais dont l’aspect les rapproche de termes d’origine latine. Ils ont connu des modifications phonétiques, sont parfois proches morphologiquement ou sémantiquement d’autres vocables et seul l’effort patient d’un spécialiste permet alors de dévoiler la vérité à leur sujet. Ce sont par exemple de nombreux toponymes de la province de Grenade que Luis Seco de Lucena inclut dans son opuscule Topónimos árabes alors qu’ils sont en réalité d’origine latine ou, en tout cas, pré-arabes. L’auteur lui-même (ou son éditeur) le reconnaissent dans chacun des articles correspondants. Il est en effet des termes que l’on cherche à tout prix à présenter comme des arabismes uniquement parce qu’un texte arabe donné présente un mot ressemblant, ce qui signifie qu’on ne prête pas attention au fait que ces termes existent aussi dans d’autres langues romanes. Il s’agit parfois de vocables forgés pour d’évidentes raisons expressives, comme le mot arre31, qui existe aussi en italien ou en gascon32. Si l’on s’intéresse au cas contraire, on se rendra vite compte qu’un toponyme véritablement arabe peut apparaître sous des formes adaptées dans les langues romanes. C’est ce qui arrive avec le château d’Anador (ou d’Añador), situé dans la province de Cuenca et dont le nom vient de l’arabe an-nazur. Il prend parfois le nom de Dañador dans la documentation, et Madoz en propose une savoureuse explication : « le château nommé Dañador provoquait en effet de nombreux dommages [daños]33 dans les territoires ennemis ». C’est aussi de la racine an-nazur que dérivent le nom d’un cours d’eau de la province de Ciudad Real, celui du barrage du Dañador (province de Jaén), celui de la tour de l’Andador34 à Albarracín35 ou celui de la crique du Nadador36 à Torrevieja37-38. Il existe d’autres cas comparables, comme celui d’Agualeja et Arboleja (région de Murcie), toponymes que l’on peut rapprocher d’Herboleja (province de Valence) et qui dérivent tous d’al-walaya, comme l’a démontré Elías Terés avec sa modestie habituelle39.
Rachel Arié40 fait partie de la foule des épigones d’Américo Castro qui assure que la langue est une preuve de la fusion culturelle entre chrétiens et musulmans. Voilà une déclaration bien générale et bien vague. Castro, pourtant, ne démontre rien et ne fait qu’énumérer de nombreux arabismes lexicaux répartis dans différents domaines techniques. Il est lui-même obligé de reconnaître que « la structure grammaticale [de l’espagnol] n’a pas été affectée par l’arabe »41. En effet. Et la phonétique non plus, d’ailleurs. C’est plutôt l’inverse qui est survenu : le dialecte hispano-arabe (ou plutôt les dialectes hispano-arabes) a subi l’influence des locuteurs de l’espagnol, qu’ils aient été musulmans ou pas. Que les listes de Castro soient toujours reproduites à l’heure actuelle, comme s’il s’agissait d’une grande découverte, ne fait que prouver de manière dramatique l’indigence documentaire et rhétorique de quelques-uns des gourous omniprésents de la culture espagnole actuelle. Découvrir que certaines techniques de construction ou certains procédés agricoles et médicaux ont recours au vocabulaire arabe n’a rien d’exceptionnel. C’est d’autant plus le cas que Castro et ses disciples passent sous silence un fait irréfutable : il n’existe pas (ou pratiquement pas) de termes d’origine arabe concernant la vie morale ou spirituelle ainsi que dans le domaine des notions abstraites. N’insistons pas sur l’importance relative (quelle que soit la langue concernée) de vocables étrangers introduits à la faveur de telle ou telle mode. Castro, pourtant, va encore plus loin dans sa manie germanophobe et lance des affirmations invraisemblables : « Aucun cours d’eau, aucune montagne, aucun cap et aucun lac n’ont aujourd’hui de nom germanique »42. De la même façon, il ignore (délibérément) la différence écrasante entre le nombre de noms de famille latins ou germaniques et ceux d’origine arabe précisément à une époque où l’on pourrait s’attendre à une plus grande influence de l’arabe (IXe-XIIIe siècles)43. Castro fait même semblant de croire que, dans le domaine des métiers de l’artisanat, les étymologies arabes ne constituent pas une petite minorité. Sur les 197 noms de métiers en castillan médiéval compilés par María del Carmen Martínez44 dans son ouvrage de référence, seuls 16 présentent une étymologie arabe – dans le meilleur des cas, précisons-le, car quelques origines sont incertaines. Castro décide par ailleurs de laisser de côté les intentions et les desseins des acteurs du drame culturel qui se jouait dans l’Espagne du Moyen Âge. Il ne s’intéresse pas à ce qu’ils pensaient et ressentaient ou avec quelle force ils
désiraient récupérer la pleine latinité de leur pays45. Le spécialiste finlandais Eero Kalervo Neuvonen ne trouve pas plus de 0,44 % d’arabismes dans l’ensemble du lexique castillan, tel qu’il est constitué un siècle avant le règne d’Alphonse XI (1312-1350). Il s’agit pourtant du siècle au cours duquel notre littérature a été la plus influencée par le monde arabe et, à partir de cette époque, la proportion de mots d’origine arabe n’a fait que décroître dans notre langue, mais il ne semble pas que ces arguments poussent Castro et ses partisans à s’avouer vaincus. Mais retournons à la toponymie. Elías Terés a extrait de toute la documentation arabe disponible 150 appellations de cours d’eau n’ayant aucune origine musulmane face à 70 qui en présentent une46. Si on laisse de côté l’arabisation apparente de certains d’entre eux par l’adoption d’un nom choisi parmi des schémas morphologiques arabes antérieurs47 (ou même les erreurs des copistes48), il faut clairement signaler que la simple présence de la racine Guad (et de ses variantes), tiré du terme wadi, n’est pas une preuve évidente de l’arabité d’un toponyme. De nombreux croisements ont eu lieu avec le latin aqua, au sens de « cours d’eau »49, ce qui explique le grand nombre de toponymes hybrides et nous pousse à mieux réfléchir sur la véritable origine (latine ou arabe) de l’élément Guad pour de nombreux hydronymes50. Nous nous en sommes tenus jusqu’à présent aux considérations les plus sérieuses. Nous allons maintenant voir une nouvelle fois avec quelle facilité naissent la confusion et les idées préconçues, tantôt au sein du grand public, tantôt dans les rangs des érudits qui ont pourtant une réputation de sérieux tout à fait méritée. Les préjugés qui circulent à propos des phénomènes linguistiques sont si nombreux qu’ils sont soumis à des arrangements politiques (comme l’invention récente d’une langue andalouse artificielle51) ; à des notions culturelles héritées d’époques lointaines dont nous avons perdu la conscience (Pérez Galdós52 décrit ainsi l’un de ses personnages : « Il parle couramment la langue arabe, comme si elle lui avait été transmise avec le lait de sa mère ») ; aux éternelles apparences trompeuses (Cervantes lui-même se fourvoie lorsqu’il inclut au sein d’un répertoire d’arabismes le verbe almorzar53, alors qu’il provient du terme latin admordium54, ce qui est excusable puisque Cervantes n’avait pas à connaître l’étymologie de tous les termes espagnols, surtout avec les moyens dont il disposait), etc. C’est ainsi
que certains historiens comme Mármol55 ou bien Diego Hurtado de Mendoza56 reproduisent avec plus ou moins de conviction des anecdotes en réalité improbables, comme l’origine du nom de Grenada (qui viendrait de Gar Nata, « la grotte de Nata ») ou celle du nom de Guadix (« fleuve de la vie »)57. Il n’est donc pas étonnant qu’une personne aussi prudente et digne de respect qu’Asín Palacios, qui admet pourtant ses propres limites58, se trompe lorsqu’il considère que certains toponymes sont un mélange d’arabe et de latin. C’est le cas de Valdomar (provinces de Lugo et d’Orense) et de Tordomar (province de Burgos)59, mais aussi des communes nommées Mezquita, auxquelles il associe une connotation religieuse60. C’est une opinion d’autant plus douteuse que certaines de ces communes se trouvent dans des provinces peu arabisées, comme celle d’Orense, et qu’il existe un autre sens que « mosquée » pour le terme mezquita – qui désigne une plante aussi appelée brusco61. Par ailleurs, comme l’indique Corominas, il est impossible, pour des raisons phonétiques, que ce terme soit passé directement de l’arabe à notre langue. Certains spécialistes62 insistent sur l’influence d’un superstrat arabe en espagnol, dans des domaines aussi divers que la toponymie, l’onomastique, la phonétique, la morphologie, la syntaxe, etc. Cela étant, ils finissent pourtant par reconnaître l’inexistence quasi complète d’études à ce sujet et la propension de « certains auteurs (nous supposons qu’il s’agit d’Américo Castro), qui sont probablement conscients du problème mais qui sont incapables de l’aborder dans toute sa complexité, à utiliser parfois, quand ils étudient l’impact linguistique arabe, l’expression générale “impact sémitique”, sans s’étendre davantage sur le sujet »63. Mais le vrai problème ne se trouve pas chez le chercheur, qui connaît les nuances et les limites de ses affirmations. Il faut plutôt blâmer ceux qui pratiquent la vulgarisation, et qui grappillent des phrases çà et là. Ils suppriment en effet les détails, les précisions et surtout les considérations sur le caractère relatif des phénomènes linguistiques, historiques ou sociologiques et tirent ainsi des conclusions hâtives en noir et blanc qui confirment trop souvent les hypothèses les plus exotiques, les plus surprenantes et les plus éloignées de la réalité. Venons-en aux considérations d’Américo Castro sur la langue. Ce dernier a raison de ne pas considérer espagnols les musulmans de langue arabe qui ont vécu en péninsule Ibérique64. Mais il y a pourtant un problème car cette
posture se marie mal avec une autre affirmation que lui et ses disciples soutiennent dans bien d’autres travaux : les musulmans auraient eu le droit de rester en péninsule Ibérique précisément en raison de leur hispanité. Mais limitons-nous à la langue et commençons par rappeler l’assertion presque métaphysique d’Américo Castro selon laquelle « la langue arabe façonne et influence le comportement intérieur et extérieur d’une personne »65. Castro confère donc à l’apprentissage des langues une portée qui dépasse le simple stade d’outils de communication et plonge ses racines dans d’obscures profondeurs mystiques sur lesquelles il ne donne aucun détail. Peut-être dans le fond isole-t-il la langue arabe du reste des langues de la planète, en lui attribuant une influence qui la rend véritablement divine, comme le croient les musulmans. C’est au choix de chacun. En ayant recours à de longues élucubrations tirées par les cheveux, il tente de passer sous silence l’inexistence quasi totale de lexique d’origine arabe lié à la vie spirituelle. Il déforme pour ce faire la signification et l’histoire de termes dont l’origine latine est indiscutable (comme poridad66 ou vergüenza67), car, selon lui, la « pureté de l’amitié est une chose à la fois très islamique et très espagnole »68. À l’entendre, il serait évidemment bien connu que sous d’autres latitudes et dans d’autres cultures, l’amitié pure n’existe pas. Par ailleurs, le fait d’appeler huevos69 les testicules70 ne pourrait, selon Castro, provenir que de l’arabe, un peu comme si les autres peuples de la Terre avaient des testicules d’une autre forme. L’effort mental nécessaire pour comprendre le cheminement intellectuel de cet auteur est parfois insurmontable. Il affirme également, et de façon non moins péremptoire, que le fait d’avoir recours aux bénédictions et aux malédictions dans le langage courant ou le fait d’attribuer à Dieu l’origine de l’aliment par excellence (le pain) ne peut s’expliquer, dans le cas de la langue espagnole, que par l’influence de l’arabe. Il ne manque pas non plus de signaler qu’« en dehors de comte (terme directement issu du latin), les titres nobiliaires ont été inspirés soit par le sens du prestige hébraïque, soit par celui des musulmans »71. De la même manière, « le caractère politicoreligieux de l’institution royale à l’époque de Philippe II nous fait clairement comprendre que l’esprit du califat s’y est glissé »72. Henri VIII d’Angleterre, contemporain de Philippe II, et ses descendants, qui ont inventé une Église nationale dont le souverain est aussi le chef (ce qui est beaucoup plus sérieux que les bondieuseries auxquelles avait recours le fils de Charles Quint) seraient donc à ce compte irrémédiablement liés à l’idée de califat – bien
qu’on ne sache avec lui s’il s’agit de celui de Damas ou de celui de Bagdad. Soulignons ici que nous ne mentionnons pas ces divagations d’Américo Castro parce que nous nous acharnons à combattre des Maures disparus depuis longtemps mais pour montrer à quel point les idioties ne sont l’apanage d’aucune couche sociale. Si un érudit est capable, en effet, de telles extravagances, les classes populaires s’adonnent elles aussi aux étymologies les plus discutables. Elles se laissent guider par des apparences phonétiques qui peuvent les amener à considérer galiciens certains toponymes andalous (comme Ferreira, Pampaneira, Poqueira ou Lanteira, localités des Alpujarras) alors qu’ils sont en réalité mozarabes. Des phénomènes similaires se produisent aussi de l’autre côté de l’océan Atlantique73. Certains ont même cherché à organiser un Congrès des villages aux noms laids74 à Guarromán75 car ils croyaient (sincèrement ou pas) que ce toponyme venait de l’anglais man76 et de l’espagnol guarro77. Dans le même temps, la pudibon derie excessive et les velléités esthétisantes de personnages divers ont poussé à des changements de toponymes considérés « laids », afin de leur substituer des appellations plus agréables. C’est ainsi qu’Asquerosa78 (province de Grenade) a été rebaptisée Valderrubio79, qu’Escarabajosa80 (province d’Ávila) est devenue Santa María del Tiétar, qu’Arroyo del Puerco81 a pris le nom d’Arroyo de la Luz, que Puerto de Cabras82 (île de Fuerteventura) s’appelle désormais Puerto del Rosario, tout comme La Tiñosa83 (île de Lanzarote) est devenue Puerto del Carmen, etc. De la même façon, nombreux sont ceux qui certifient que les toponymes Matamoros84 ou Matajudíos85 trahissent la volonté d’exterminer musulmans et juifs, mais ils ignorent la véritable origine des termes Mota86 de los Judíos87, Mata de los Moros88, etc. (voir aussi Mataespesa, Matallana ou Matagorda). N’oublions pas non plus les nombreuses explications comparables, tantôt de mauvais goût, tantôt cocasses, que l’on trouve dans des ouvrages anciens ou modernes89. La Vierge d’Argeme (honorée à Coria, en Estrémadure), par exemple, devrait son nom à celui d’une mule nommée Geme, que son propriétaire faisait avancer en lui disant « Ara, Geme »90. La commune de Zalamea de la Serena (province de Badajoz) n’est pas en reste car elle tirerait son nom d’une ânesse nommée Zala et du verbe mear91. Citons également les exemples de Grazalema (province de Cadix), dont le nom serait issu de l’expression « Gran Zulema »92, où Zulema serait bien entendu le nom d’un sultan93 ;
citons encore le cas de la zone de l’Alhandaquilla de Teruel, proche des murailles (et donc des fossés – fositos ou barranquitos) de cette commune, dont le nom viendrait des injures lancées par un Maure à sa jument (il l’aurait éperonnée en disant « Anda, Haquilla »94) ; celui de Jorquera (province d’Albacete), village ainsi nommé par les Maures après leur défaite face aux chrétiens car ils l’avaient laissé « mejor que era »95-96 ; celui de Guadalajara, qui serait le « fleuve de la merde » (expression tirée d’une étymologie arabe imaginaire, Wad al-jara) et non pas Wadi l-hiyara (« fleuve des pierres »), qui est pourtant l’explication correcte ; celui de Mazarulleque (province de Cuenca), qui ne serait en fait pas le Moulin du Mûrier (Ma’sar al-‘ullayq) mais le souvenir de la Massue d’Uleque, Maure imaginaire qui, arme à la main, aurait donné de violents coups, etc. Il faut comprendre que ces déformations plus ou moins drôles peuvent jouer aussi bien en faveur qu’à l’encontre des influences arabes. C’est ainsi que le Puig de Cebolla97 (province de Valence), dont le nom est apparemment d’origine latine, est en réalité une modification capricieuse de l’arabe Yubayla (« monticule », « puy »), tandis qu’au contraire, la chaîne de Benicadell (province de Valence) porte un nom que l’on peut interpréter, après un âpre travail, comme la version arabisée de l’expression latine Penna Catiella98. De tels changements sont dus aux usages linguistiques des copistes locaux, aux habitants de ces régions, aux pressions exercées depuis les milieux érudits, à la confluence de plusieurs langues romanes différentes (valencien, castillan, galicien, portugais, etc.) avec plusieurs niveaux d’arabe ou aux inévitables interférences du latin, que l’on retrouve par exemple dans les Libros de Repartimientos99 de Valence, source indispensable pour comprendre la toponymie de cette région. Nous ne voudrions pas terminer cette modeste énumération (qui pourrait être prolongée sur de nombreuses pages) de plaisanteries toponymiques sans mentionner celle qui pourrait servir de cerise sur le gâteau. C’est Antonio Gala qui en fait état dans son œuvre El Manuscrito carmesí100, même s’il est difficile de savoir s’il y croit lui-même ou s’il s’agit d’une blague destinée à abuser le lecteur. Il affirme en effet que le toponyme « Gibraltar » est d’origine germanique car l’anthroponyme « Tarik » (ou « Tariq ») présente une similitude avec des noms wisigothiques comme Ilderik, Amalarik, Teodorik, Roderik, etc. Que Tariq ibn Ziyad ait vraiment débarqué ou pas à Gibraltar, il n’y a pourtant aucun doute sur l’étymologie de Yabal Tariq, « la montagne de Tariq ».
Le goût inimitable des Arabes pour les interprétations et inventions linguistiques vient d’un préjugé religieux musulman selon lequel il faudrait accepter que la langue est immuable et incréée, tout comme Dieu, puisque le Coran a été écrit en arabe et que ce livre est éternel. Il n’est guère surprenant qu’avec de telles prémisses, toutes les théories puissent être formulées. C’est ainsi qu’il convient toujours de chercher, par des chemins détournés et au moyen des élucubrations les plus grotesques, des preuves de l’origine arabe non pas de quelques mots mais de tout le lexique de toutes les autres langues. Ces dernières auraient en effet repris tout leur vocabulaire de l’arabe, déformant les mots et les lui rendant par la suite sous la forme de xénismes. Ce principe étymologique s’appliquerait à tous les termes techniques absorbés par l’arabe au cours des deux derniers siècles à partir du français, de l’anglais, de l’italien, etc. Nous n’assommerons pas le lecteur avec une liste détaillée et commentée de toponymes mal compris et encore plus mal expliqués. Cette liste, à coup sûr, ferait sourire l’arabisant. Nous nous bornerons simplement à signaler que nous disposons d’une documentation abondante dans les récits de voyage (mais aussi dans d’autres genres littéraires) concernant les noms de lieu interprétés en dépit du bon sens par les différents auteurs ou par ceux qui les ont mal renseignés101, souvent en raison de fausses similitudes phonétiques. C’est en vain que des esprits plus rationnels ont fait part de leur désaccord avec cette stupide tendance. Ils ont été submergés, emportés par l’avalanche des inepties. Al-Jahiz, l’un des penseurs les plus illustres et les plus clairvoyants de toute l’histoire du monde arabe, se moquait déjà au IXe siècle, alors que la grande culture arabe était en phase de gestation, de la tendance de ses contemporains à inventer des étymologies fictives en se fondant sur de prétendues ressemblances, à chercher des origines arabes pour tout terme ou toute expression d’origine incertaine ou à nier le fait indiscutable que l’arabe se nourrissait aussi d’emprunts à des mots étrangers. Parmi les exemples proposés par al-Jahiz102, l’on en retiendra certains qui sont particulièrement amusants : le mot dirham (emprunté au grec drachma) est ainsi interprété comme un dérivé de dara alhamm (« la préoccupation tourne ») ; le terme dinar (tiré du latin denarium) est ici lié à l’étymon yudni ila n-nar (« se rapproche de l’enfer »). On ne sera donc pas surpris si des auteurs arabes de notre époque répètent avec un air sérieux que Shakespeare était en réalité arabe (et que son véritable nom était
as-Sayj Zubayr) mais que les colonisateurs occidentaux, toujours mal intentionnés, ont camouflé son patronyme authentique. Si l’on s’en tient à la culture universelle, ces mêmes auteurs expliquent également que le terme troubadour dérive de tarab dur (grosso modo, « le sentiment musical tourne »). En ce qui concerne la culture espagnole, on notera quelques perles : le terme mujer103 ne viendrait pas du latin mulier mais de l’arabe umm el-jer (« la mère du bien ») ; la peseta tirerait son nom de l’arabe basita (« chose sans importance ») ; les pícaros seraient en fait les fuqara (« pauvres ») arabes ou seraient apparentés, par le biais de contorsions morphologiques, à la forme verbale bakkara (« sortir tôt ») ; la paella aurait elle aussi un nom d’origine arabe puisqu’elle se préparait le dimanche avec des restes (ba irya, en dialecte égyptien) des repas de toute la semaine, etc. Et ne parlons même pas des inévitables origines arabes de la jota, du flamenco, etc. Ces exemples ne requièrent pas davantage de commentaires. En ce qui concerne notre étude, nous pouvons donc tirer quelques conclusions : 1) 2)
3) 4)
5)
des déformations phonétiques de diverses origines sont à l’origine de nombreuses confusions dans la toponymie ; les toponymes arabes en Espagne sont assez nombreux et dignes de la plus grande attention mais ils sont loin de constituer la base ou l’axe principal de toute la toponymie péninsulaire ; l’imagination des couches populaires ou des plus érudits alimente constamment les erreurs, les équivoques et les malentendus ; cette tendance à l’invention est à l’origine de la présence des Maures dans de nombreuses anecdotes inventées pour expliquer certains toponymes, ce qui confère, pour d’évidentes raisons, une place importante (en bonne ou en mauvaise part) aux musulmans au sein de l’imaginaire hispanique, indépendamment des bases réelles de cette présence arabe ; les Arabes entretiennent à l’égard de l’Espagne une image totalement irréelle peuplée de mosquées inexistantes et de références poétiques à al-Andalus, qui fera l’objet des développements de notre second livre.
1 Terés, Materiales, 25. 2 Capitale de province de Castille-et-León dont le nom pourrait littéralement être traduit par « lion ». [NdT] 3 Commune de la province de Zamora dont le nom signifie littéralement « taureau ». [NdT] 4 La montagne de France (peña de Francia) est une élévation de la province de Salamanque qui culmine à plus de 1700 mètres. [NdT] 5 Dans le cas de León, la ville tire son nom du latin Legio Septima Gemina [légion romaine qui était installée peu ou prou à l’emplacement actuel de León]. Le toponyme Toro tire son nom du latin Campus Gothorum [littéralement, « le champ des Goths »]. Quant au terme Francia dans peña de Francia, il est dérivé du latin frondea [« feuillages »] – voir Piel, « Toponimia germánica », Enciclopedia lingüística hispánica, 56. 6 Asín, Contribución a la toponimia, 10. 7 Sola-Solé, 73-74. 8 Sola-Solé, 72. 9 Castro, La realidad, 150. 10 Ville du Nord de l’actuel Portugal. [NdT] 11 Piel, « Antroponimia germánica », Enciclopedia lingüística hispánica, 421. 12 Piel, ibid., 541. 13 Il s’agit en effet du second nom de famille de Miguel de Cervantes. [NdT]
14 Ibid., 539. 15 Édition de Menéndez Pidal, II, 381, chapitre 664, Madrid, 1955. 16 Piel, op. cit., 422. 17 Le royaume de Tolède (549-711) constitue le territoire sur lequel s’exerce l’autorité des Wisigoths entre la défaite de Vouillé (507), face aux Francs, et l’invasion musulmane. [NdT] 18 Piel signale à ce sujet : « Nous ne parvenons pas à comprendre comme un esprit supérieur a récemment pu penser qu’il lui était possible de défendre la thèse paradoxale selon laquelle les Wisigoths n’avaient strictement rien d’hispanique » (ibid., 422). Il fait bien entendu référence à Américo Castro (voir La Realidad, chapitre III). 19 « Au Xe siècle, le patrimoine onomastique gothique de Catalogne est toujours plus important que le patrimoine franc. Parmi les 25 noms germaniques du document n° 159 issu du Cartulaire de San Cugat del Vallés (daté de l’an 984), quinze sont d’origine gothique et dix d’origine franque – contre à peine neuf d’origine latine et chrétienne » (Piel, ibid., 424). 20 Terés, Materiales, 41. 21 Nous ne rappelons pas ici les étymons arabes afin de ne pas alourdir le texte. Dans la majorité des cas, ils sont d’ailleurs faciles à retrouver pour n’importe quel arabisant. 22 À propos de ces toponymes, voir Asín, Contribución, 29-31. 23 Asín, ibid., 34 ; Caro Baroja, Los moriscos del reino de Granada, 7273, etc. 24 L’influence arabe est particulièrement visible dans la province de León, qui a accueilli de nombreux mozarabes qui fuyaient les persécutions dont ils étaient victimes en al-Andalus. Ainsi Sahagún, Escalada, Mazote ou Castañeda sont-ils des monastères fondés par des moines qui avaient quitté le Sud de la péninsule Ibérique (Díez-Melcón, 86). Les toponymes siciliens présentent eux aussi des traces arabes liées au lexique employé dans les campagnes (‘ayn, qal’a, bi’r, fawwara, rahl, manzil), notamment pour désigner les modalités d’occupation du sol et les types d’habitat (voir U. Rizzitano, « A proposito di arabismi nel siciliano », in Bollettino del Centro
di Studi filologici e linguistici siciliani, volume XII, 11, Palerme, 1973). 25 Littéralement, « petit palais ». [NdT] 26 « Citadelle ». [NdT] 27 Terme que l’on peut traduire par « petit château ». [NdT] 28 « Petite église ». [NdT] 29 Asín, op. cit., 25. 30 Ce phénomène se retrouve aussi dans certains substantifs comme alpañata [morceau de cuir utilisé pour polir une poterie] ou almodrote [sauce à base d’huile, d’ail et de fromage râpé qui apparaît dans la cuisine sépharade]. Notons enfin sa présence dans des termes d’une autre nature, comme cañarí [adjectif qualifiant ce qui est creux comme un roseau] ou sopaipa [type de pâte frite]. À ce sujet, voir Galmés, Dialectología mozárabe, 327-328. 31 Qui correspond à l’interjection française « Hue ». [NdT] 32 J.M. Fórneas Besteiro, « ¿ Algunos posibles arabismos ? Datos para un estudio futuro de « arre », « borrego » y « haza » », in Actas de las Jornadas de Cultura árabe e islámica, 116-117 (1978), Madrid, 1981. 33 C’est nous qui ajoutons cette précision. [NdT] 34 Terme que l’on pourrait croire dérivé du verbe espagnol andar (« marcher »). [NdT] 35 Bourgade de la province de Teruel. [NdT] 36 Terme apparemment dérivé du verbe espagnol nadar (« nager »). [NdT] 37 Importante ville balnéaire de la province d’Alicante. [NdT] 38 E. Terés, « An-Nazur, Al-Manzar y An-Nazra en la toponimia hispanoárabe », in al-Andalus, XXXVII, 1972, fascicule 2, 328-329. 39 E. Terés, « Al-Walaya, topónimo árabe », in al-Andalus, XXXIII, 1968, fascicule 2, 306-307. 40 « Comme l’a démontré Américo Castro, la langue est l’élément le plus révélateur d’un mélange de cultures » (España musulmana, volume IV de l’Historia de España de Manuel Tuñón de Lara, 289). Une telle théorie ne
peut que s’écrouler si elle n’a aucun autre fondement. 41 Castro, La Realidad, 213. 42 Castro, ibid., 219. Piel (« Antroponimia germánica », Enciclopedia lingüística hispánica, 441) évoque à ce sujet le cas de Guadramiro (commune de la province de Salamanque dont le nom est une hybridation entre l’arabe et les langues germaniques) ainsi que d’autres toponymes : « On peut aussi trouver dans la liste des anthroponymes des termes issus du droit arabe, comme wadi, « gage » : Guad-ila, Guad-illo, Vadu-vara ». À propos de ce toponyme, voir Terés, Materiales, 257. 43 G. Díez-Melcón, Apellidos castellano-leoneses (s. et ss., 80 et ss.
IX-XIII),
40 et ss., 75
44 M. C. Martínez Meléndez, Estudio de los nombres de los oficios artesanales en castellano medieval, 935-939, Grenade, Université de Grenade, 1995. 45 Crónica del rey don Alfonso el Onceno, in Crónica de los reyes de Castilla, I, 224, édition de C. Rossell, Madrid, BAE, 1953. 46 Terés, Materiales, 42. 47 C’est aussi le cas d’un toponyme comme Adra (commune de l’actuelle province d’Almería), dont le nom vient du terme Abdera mais qui a été associé à l’arabe ‘Adra (« vierge ») – voir Terés, Materiales, 257. 48 Comme avec la confusion entre « Tage » et « Beja » (voir Terés, Materiales, 163). 49 Terés (in Materiales, 252 et ss.) propose une large gamme d’exemples qui démontrent le croisement entre aqua et wadi. 50 Les apparences peuvent être extrêmement trompeuses. C’est ainsi que, « sur le territoire de la commune de Garrovillas (province de Cáceres), il existe une rivière (ou un ruisseau) qui, selon l’information cartographique à notre disposition, s’écrit Guadancil et qui, semble-t-il, est communément appelé Guancil. Plus communément encore, son nom s’est transformé en Juan-Cid » (Terés, Materiales, 258). 51 « Aquí se habla andaluz », article de J. Fernández in La Voz de Almería, 7 décembre 1997. Mais de quel andalou s’agit-il, parmi tous ceux qui
existent ? C’est la question pertinente que se pose l’auteur. 52 B. Pérez Galdós, Episodios nacionales, IV, Aita Tettauen, 558. 53 Qui signifie « déjeuner » en français. [NdT] 54 Sola-Solé, op. cit., 72. 55 Rebelión, in Historiadores de sucesos particulares, I, 131, Madrid, BAE, 1946. 56 Guerra de Granada, 97. 57 « Gued Aix, comme l’appellent les Maures, ce qui signifie « fleuve de la vie » » (Mármol, op. cit., 217). Américo Castro reprend cette plaisanterie comme si de rien n’était et ajoute avec assurance que ‘ays signifie « pain » en arabe. Cette dernière considération est certes juste mais il n’est pas moins certain que ce toponyme semble être un mélange de Guad et Acci, dénomination latine qui apparaît dans la documentation arabe sous le nom de Wadi As (et non Wadi ‘Ays). Pour plus de détails à ce sujet, voir Terés, Materiales, 462-463. 58 « Ce répertoire que nous avons constitué est incomplet et provisoire », reconnaît-il avec modestie et sérieux (Contribución, 16). 59 Asín (Contribución, 136 et 138) estime qu’ils proviennent de « Val de Omar » et de « Torre de Omar », ce qui est, à notre humble avis, une erreur. Voir par exemple l’anthroponyme germanique Gondomar, que l’on peut retrouver dans la toponymie de la province de Pontevedra (E. Nieto, Breve diccionario de toponimia española, 177). 60 Contribución, 34. 61 C’est-à-dire le fragon faux houx (ou petit-houx). [NdT] 62 Sola-Solé, 244. 63 Ibid., 245. 64 Castro, La realidad, 8. 65 Id. 66 Orthographe archaïque de puridad, « pureté ». [NdT] 67 Terme signifiant « honte ». [NdT]
68 Ibid., 216. 69 Ce terme, qui signifie littéralement « œufs », est un équivalent du français « couilles ». [NdT] 70 Ibid., 219. 71 Ibid., XXI. Américo Castro oublie bien entendu l’origine de termes comme duque (« duc »), marqués (« marquis »), príncipe (« prince »), rey (« roi »), etc. 72 Ibid., 246. 73 À Cuba, l’explication populaire du toponyme Yumurí (que l’on retrouve dans les villes de Matanzas et Baracoa) veut qu’il soit lié à la phrase espagnole « Yo morí » (« Je suis morte »), prononcée par une indienne tuée par un Espagnol. Elle voulait sans doute « exprimer dans la langue de son ennemi la terrible douleur et l’angoisse qui l’assaillaient à la fin de sa vie et a lancé en tombant au sol un cri perçant en disant : « Yu-murí » » (R. de Palma, « Matanzas y Umurí », in Cuentos cubanos, 17, La Havane, 1928 – cette anecdote apparaît également dans Aguinaldo habanero, 113, La Havane, 1837). 74 El Independiente, 27 août 1991. 75 Commune de l’actuelle province de Jaén. [NdT] 76 « Homme ». [NdT] 77 « Crasseux », « dégoûtant ». [NdT] 78 L’adjectif asqueroso signifie littéralement « dégoûtant ». [NdT] 79 Asquerosa est une « localité de la région de la Vega de Granada, située dans la commune de Pinos Puente, aujourd’hui connue sous le nom de Valderrubio. […] Le toponyme askuruya est la version arabe d’un nom antérieur » (L. Seco de Lucena, Topónimos árabes, 18, Grenade, 1974). 80 Toponyme proche du terme escarabajo, « scarabée ». [NdT] 81 Littéralement, « ruisseau du porc ». [NdT] 82 Littéralement, « port des chèvres ». [NdT] 83 C’est-à-dire « la teigneuse ». [NdT]
84 « Matamore ». [NdT] 85 Littéralement, « tueur de Juifs ». [NdT] 86 Depuis juin 2015, la localité de Castrillo Mota de Judios a repris son nom d’origine qu’une écriture et une lecture erronnées de manuscrits du XVIIe siècle avait changé en Matajudios. Au terme de débats et d’études, l’Académie royale d’histoire a appuyé la récupération du nom « Mota » dont le sens est ici « colline » ou « monticule ». 87 Outre « colline » ou « monticule », le terme mata peut signifier dans d’autres contextes « buisson », « arbuste » ou « petite plante » et il est donc à distinguer du verbe matar, « tuer ». [NdT] 88 Concernant les interprétations variées du terme moro et ses non moins multiples origines (maurus, « obscur », « noir » ; mora, « sommet » ; moretum, qui a donné El Morito), voir Terés, Materiales, 470-471. C’est ainsi que tous les cours d’eau, ruisseaux, vallées, sources, torrents, ravins, ponts, défilés, gorges, courants, etc. formés à partir de moro ou mora donnent matière à réflexion mais ne permettent ni la paresse intellectuelle, ni le cliché facile. 89 Primera Crónica general de España, II, 379, chapitre 661, édition de R.M. Pidal, Madrid, 1955. Voir aussi A. Ponz, Viaje de España, tome I, lettre première, paragraphe 16, page 105, volume I, Madrid, Aguilar, 1988. 90 Ara vient du verbe arar qui signifie labourer ou remuer la terre avec une charrue (à ne pas confondre avec l’interjection ¡ Arre ! « Hue ! » en français) [NdT] 91 « Pisser ». [NdT] 92 « Grand Zulema ». [NdT] 93 C’est l’anthropologue britannique J. Pitt Rivers qui recueille cette idée après avoir mené une enquête auprès des habitants de cette commune. 94 « En avant, Haquilla ». [NdT] 95 « Mieux qu’il n’était ». [NdT] 96 El País (Manual de estilo, année III, n°68), 4 février 1990. 97 Que l’on pourrait traduire par « Puy de l’Oignon ». [NdT]
98 Asín, Contribución, 12 et 24. 99 Il s’agit d’un registre tenu au XIIIe siècle, sous le règne de Jacques Ier d’Aragon, afin de consigner les promesses de dons de propriétés faites aux reconquérants de la région de Valence. [NdT] 100 A. Gala, Manuscrito, 327. 101 Voir par exemple, chez Ibn Battûta, l’explication qui nous est proposée concernant le nom de la ville de Samarra, située en Irak (A través del Islam, 324). Ibn Battûta assure également que le nom d’Astrakhan vient d’Hayy Tarjan et il ne l’attribue donc pas au mongol darqan (« lieu libre d’impôts »), in op. cit., 433. L’étymologie du Fayoum (Égypte) viendrait, selon al-Qazwīnī (Atar al-bilad, 238, Beyrouth, 1960 et Wüstenfeld, 158), d’alf yawn (« mille jours »). La ville marocaine de Safi tirerait son nom de wa-asafi (« Malheur à moi ! ») selon le Nuhzat al-mustaq d’Al Idrissi (cité par C. Sánchez Albornoz, La España musulmana, II, 201). Ibn al-Muyawir (Ta rij al-mustabsir) présente une large gamme d’interprétations improbables afin d’expliquer un grand nombre de toponymes, surtout dans la péninsule Arabique. Nous ne pouvons en mentionner que certains ici : Qalhât, 272 ; Mascate, 284 ; Yassou, 291 ; Dar Zina, 248 ; Mahriyya, 271 ; al-Musallab, 246 ; Yudda, 52 ; Zanata, 291, etc. 102 Voir notre traduction du Libro de los avaros, 165 et 166, Madrid, édition Nacional, 1984. 103 « Femme ». [NdT]
LIVRE II LA CHIMÈRE D’AL-ANDALUS
CHAPITRE 1 L’IDÉALISATION D’AL-ANDALUS
Sans doute les historiens répugnent-ils à utiliser l’image du pendule pour interpréter ou décrire l’Histoire, pour relever les phases de crises dans la conscience collective des communautés humaines. Cependant, dans le cas espagnol, les faits montrent l’existence d’une véritable structure psychologique cyclothymique qui conduit le pays à traverser des épisodes d’euphorie et de triomphalisme grandiloquents suivis d’épisodes de dépression irrationnelle marqués par un complexe d’infériorité et un syndrome de culpabilité et de mortification. Peut-être certains comportements irréfléchis entraînent-ils fatalement leur opposé. Les Espagnols qui, il y a fort longtemps, se distinguaient sur la Terre entière par leur arrogance (pour ne pas dire leur superbe), leur sens de la dignité et leur croyance excessive en leur courage, se sont forgés une réputation d’orgueilleux. Des observateurs lucides n’ont pas manqué de souligner les effets pernicieux de ces excès. Mateo Alemán écrit dans son Guzmán de Alfarache : « […] car tu es espagnol et nous autres, Espagnols, sommes mal-aimés et détestés un peu partout »1. Et il n’est d’ailleurs pas le seul écrivain à l’avoir noté2. Peut-être avons-nous manqué de sens critique et d’une certaine ironie aimable et affectueuse à notre propre égard. La position de l’écrivain portugais José Saramago est sur ce point exemplaire : il se moque avec gentillesse non seulement de ces vantards d’Espagnols mais aussi de ses propres compatriotes qui se méfient de leur voisin péninsulaire3.
À l’opposé de cette attitude, au cours des dernières années du XXe siècle, surtout depuis la mort du général Franco, nous avons assisté à une
renaissance du pessimisme hispanique et de l’acceptation de notre propre incapacité historique (réelle ou supposée) en tant que peuple. À ce comportement s’ajoute aujourd’hui un pragmatisme grossier prêt à tout sacrifier en échange d’une modernité mal assimilée et que personne ne remet en cause ni ne menace. Ce manque d’estime de soi a été dissimulé durant quelques années par le carnaval et les lumières colorées de notre démocratie formelle. Les Espagnols sont passés sans transition de la nation impériale en carton-pâte promue par la dictature à une autre nation au sein de laquelle les tendances centrifuges occupent le devant de la scène. Nous semblons inconscients face au risque mortel que représente la fragmentation d’un pays déjà affaibli. L’une des principales idées récurrentes que nous acceptons sans aucun recul critique est la négation continuelle de notre propre existence, due en grande partie à l’inculture dominante. Nombreux sont ceux qui se complaisent dans leur sempiternelle autoflagellation ; tandis que le nationalisme de clocher s’invente des éphémérides et des héros mythiques pour masquer une réalité plus prosaïque, l’identité collective de tous ceux qui admettent avec naturel et sans complexe ce qu’ils sont, à savoir des Espagnols, se voit constamment attaquée. Devons-nous en avoir honte ? Devons-nous demander sans cesse pardon pour des événements dans lesquels nous ne sommes pas intervenus et qui sont aujourd’hui vus en noir après avoir été vus en rose ? C’est bien entendu l’histoire (ou plus exactement ses interprétations) qui est le champ où se livre la principale bataille. Des philosophes autoproclamés répètent comme des perroquets que l’Espagne n’a jamais engendré de penseurs ou de scientifiques. Ils pensent ainsi transformer leur ignorance en autocritique vertueuse mais reflètent en réalité la médiocrité de notre époque. Ce n’est pas l’endroit pour revendiquer des noms importants que ces spécialistes de l’autocritique excessive ne connaissent sans doute même pas – non pas parce que leur poids scientifique est faible ou parce que leurs travaux n’ont pas suscité l’intérêt en leur temps mais tout simplement parce que ce sont des ignorants. Laissons cette question pour plus tard, lorsque notre pays se fera enfin justice lui-même en rendant hommage entre autres à Mutis4, Malaspina5, Ulloa6, Balmis7, Jorge Juan8, Fausto de Elhúyar9, Andrés del Río10, Azara11, Domingo de Soto12, Vitoria13, etc. Contentons-nous pour le moment d’évoquer les domaines où l’autodestruction idéologique est la plus
évidente, à savoir l’opposition hostile, agressive et victimaire de certaines communautés régionales à la notion générique d’Espagne ; la condamnation aveugle et en bloc de la colonisation de l’Amérique14 ; et la résurrection d’un al-Andalus légendaire qui sert, en Andalousie, de baguette magique afin de masquer les graves problèmes socio-économiques de la région. C’est bien entendu ce dernier sujet qui retiendra notre attention. Bien qu’il s’agisse d’un cliché répété mille fois, la prétendue « singularité » d’al-Andalus n’est en réalité pas si marquée. Seule une vision étroitement localiste (partagée par les détracteurs de la « singularité » d’alAndalus comme par ses chauds partisans) oublie que l’Islam médiéval et moderne dans son ensemble peut se référer continuellement à cette supposée singularité. La péninsule Ibérique n’a pas été la seule terre de confrontation, de progression, de consolidation puis de recul de l’Islam depuis son apparition. La Sicile, la Bulgarie, la Grèce, la Yougoslavie, l’Inde, etc. ont aussi connu une irruption par la force de cette religion qui a fini par reculer en raison de la réaction des populations locales ou de l’apparition de nouveaux conquérants. On peut aussi citer le cas de l’Asie et de l’Afrique subsaharienne, où l’Islam doit cohabiter de manière conflictuelle (et non hégémonique) avec d’autres visions du monde et d’autres façons d’organiser la société. La péninsule Ibérique n’est pas une exception, pas même en Europe, en tant que lieu d’implantation puis de recul de la religion musulmane. Pourtant, cette idée est présente de manière subliminale, implicite ou affichée, dans les discours politiques, les essais, les conférences, etc. Claudio Sánchez Albornoz, dont l’œuvre a été mal comprise et encore plus mal utilisée, dénonce la falsification et l’édulcoration d’al-Andalus. Il finit cependant par tomber lui aussi dans le même travers non pas parce qu’il traite des Arabes mais parce qu’il revendique une composante hispanique de l’Islam, un point sur lequel il a d’ailleurs en bonne partie raison. Voici ce que dit Sánchez Albornoz : « L’image romantique et brillante des Arabes d’Espagne est toujours prégnante. Elle séduit, depuis de nombreuses années, un grand nombre de lecteurs de part et d’autre de l’Atlantique. Noyés dans le prosaïsme de leur vie, ils tentent d’y échapper en se réfugiant dans des rêveries peuplées de palais mauresques aux couleurs chatoyantes. Ils ignorent le contenu authentique de la civilisation mauresque d’Espagne et l’imaginent donc auréolée de lumières étranges, fantasmagoriques, dans un
décor dont l’exotisme est d’autant plus symbolique que leur vie quotidienne est misérable. L’hostilité traditionnelle d’un grand nombre d’Occidentaux contre la fausse idée de l’Espagne hégémonique du XVIe et du XVIIe siècle, forgée par nos rivaux et ennemis, avait déjà contribué à créer un vague sentiment de sympathie envers les musulmans de la péninsule Ibérique. […] Une Espagne cultivée, industrieuse, à la sensibilité si raffinée et à la tolérance si ardente s’opposait ainsi à une Espagne écrasée par la brutalité inculte des chrétiens espagnols. « Et si les Maures avaient gagné la guerre » ? […] Nous ne pouvons pleinement comprendre notre passé sans étudier l’existence de l’Espagne musulmane. Dans leur immense majorité, ses habitants étaient d’ailleurs d’ethnie hispanique. Lentement islamisés, ils ont contribué avec splendeur au développement de cette civilisation. Pleinement héritiers du tempérament des Espagnols péninsulaires, dont ils descendaient, ils ont démontré que l’influence préislamique de l’Espagne musulmane était essentielle en suivant un schéma de vie relativement proche de celui des chrétiens. Bon nombre des grandes figures que l’on retrouve chez les musulmans d’Espagne font tout autant partie de notre identité que celles qui sont nées dans les contrées chrétiennes de la péninsule. Certains de ces grands esprits, de plus, pensaient appartenir à l’Occident et même à l’Espagne »15. En fin de compte, les artifices dont Sánchez Albornoz pare al-Andalus, que ce soit en raison de sa composante arabo-musulmane (comme le prétendent ceux qui professent cette religion) ou en raison de sa base celtibère éternelle (comme l’affirme notre historien), font de cette période de l’histoire de la péninsule une époque sans parangon. Il faut certes reconnaître la valeur documentaire et l’effort d’érudition de Sánchez Albornoz. Il faut aussi saluer sa volonté de doter les événements survenus dans cette partie de l’Europe d’un sens et d’un fil conducteur. Mais il faut aussi souligner un autre aspect non négligeable de l’œuvre de Sánchez Albornoz : son ton véhément, passionné et plein d’ardeur. Ce style ne renforce évidemment pas le pouvoir de conviction des propos et des arguments de l’auteur qui se voit d’autant plus facilement taxé d’excès, de postures arbitraires ou de complexes chauvinistes. Tout le bagage culturel dont fait montre Sánchez Albornoz (qui par ailleurs reconnaît que beaucoup d’informations sur l’époque concernée se sont perdues et, en conséquence, avec elles, bien des interprétations nouvelles
et fécondes16) est généralement analysé à l’aide de quelques clichés méprisants, immanquablement reproduits par tous ceux qui préfèrent éviter des terrains trop scabreux pour eux17. Ce sont encore les mêmes qui préfèrent échapper aux questions de fond en s’appuyant sur des affirmations généralistes18 ou en taxant de racisme ou de nazisme19 le pauvre (et honnête) Claudio Sánchez Albornoz. Dans un domaine d’étude fondé sur une documentation fatalement parcellaire, on ne peut faire que des hypothèses, et on ne saurait affirmer catégoriquement (comme le font sans complexe les défenseurs d’une essence de l’Espagne immuable et éternelle ou les partisans d’une sémitisation psychologique des Espagnols). C’est la position qu’adopte Pierre Guichard, qui se reflète dans son langage (oublions ici son constant et discutable souci, si propre aux Français, de trouver des images pittoresques, à l’instar de Prosper Mérimée avec Carmen20). Mêlant ses propres désirs à de simples conjectures, ce professeur français répète de manière quelque peu embarrassée : « ce qu’il faut essayer de faire »21, « il est possible de penser »22, « il paraît probable »23, « il n’est pas impossible de nous en faire une idée »24, « il peut arriver que »25, « il semble donc évident »26, « serait-il imprudent de supposer »27, etc. Le véritable problème survient cependant lorsque cet auteur part de simples propositions et questions rhétoriques pour en extraire des conclusions catégoriques et explicites, mettant ainsi à mal la solidité de ses hypothèses qui ne sont pas pour autant méprisables. De fait, il lui arrive d’entrer en contradiction totale avec les affirmations du spécialiste britannique de l’Islam William Montgomery Watt28, qui est pourtant son allié objectif. Il en est ainsi lorsqu’il compare mécaniquement la société bédouine (ou ce qu’il en reste) voire la société berbère actuelle à la société musulmane d’Espagne entre le VIIIe et le IXe siècle. Guichard semble même d’accord ici avec Américo Castro (adversaire de Sánchez Albornoz) dans la mesure où il adopte la même attitude cynique consistant à affirmer que tout le legs du passé n’a d’autre sens que celui que lui confère la vie actuelle de la communauté concernée. En d’autres termes, le passé n’a pour lui de sens que dans la manière dont il est utilisé aujourd’hui29, à l’image de ce que pensait Karl Marx (« Toute histoire est inévitablement contemporaine »). À les entendre, en dernière instance il faudrait se passer de toute tentative de compréhension honnête et précise de la réalité des événements. Au contraire, il faudrait nous limiter à une instrumentalisation des ces événements, à
l’instar des innombrables mystifications historiques que l’humanité a créées et supportées au cours des siècles. Un mot encore sur les thèses fantaisistes de Guichard concernant un hypothétique matriarcat toujours en vigueur en Cantabrie (voire n’importe où ailleurs), que notre auteur reprend de Sánchez Albornoz. Nous ne pouvons que lui conseiller la lecture de Marvin Harris30. Peut-être pourra-t-il alors cesser de confondre « matrilinéaire » et « matriarcal ».
Les approches dichotomiques de notre Moyen Âge telles qu’elles sont décrites par Lévi-Provençal31 doivent être également rejetées. Aucun analyste sérieux ne soutient plus aujourd’hui que la stérilisation, le dépeuplement, la désertification africaine, etc. sont la conséquence inévitable de la conquête musulmane. Il existe néanmoins en Espagne des esprits qui ne se contentent pas d’embellir les jets d’eau du Généralife32 avec des bancs et des jardins imaginés il y a à peine trois ou quatre jours. Ces esprits, qui n’ont pas conscience des dégâts causés à la compréhension du passé par les mauvais poètes, vont encore plus loin que ce que croyait naïvement Lévi-Provençal33. Ils soutiennent encore aujourd’hui qu’al-Andalus était une civilisation supérieure qui a succombé face à des chrétiens barbares. L’idéalisation des Maures est chez eux sans limite. Même des spécialistes dont le savoir est hors de doute, comme Lévi-Provençal34, tombent parfois dans le flou artistique parce qu’ils sont, sans doute sans le savoir, victimes du romantisme littéraire français du XIXe siècle. Non sans quelque humour, l’arabiste Emilio García Gómez en appelle à un peu de raison dans le fatras de bêtises : « Comment peupler ces fragiles palais de stuc ? Prenons l’Alhambra quasi intacte. Comment vivait-on dans ses salons ? En réalité, nous ne le savons pas. Les gens peuplent ces palais d’ombres issues des romances de la frontière entre chrétiens et musulmans, de fantômes tirés des romans moresques, de spectres venus d’un Orient romantique, de silhouettes de zarzuela. D’autres les peuplent de Maures d’aujourd’hui, prenant au pied de la lettre l’idée d’une persistance, voire d’une immobilité de la vie musulmane. […] Autant imaginer des portraits morisques posés sur un cheval à bascule qui piaffe toujours de la même façon devant la mosquée-cathédrale de Cordoue ou l’alcazar de Séville ! »35
Et pourtant, García Gómez, qui en principe ne cède pas aux clichés sur l’Orient tels qu’on les trouve dans l’œuvre de Francisco de Rojas Zorrilla, se laisse parfois guider par la veine littéraire de Sánchez Albornoz et reprend sa théorie sur les essences de l’Espagne : « La cohabitation de toutes les races et de toutes les religions avait créé une atmosphère morale pure et exquise », écrit-il, avant d’ajouter : « Il s’agissait de la même civilisation [al-Andalus] que celle qui régnait dans la Bagdad des Mille et une nuits, mais dépourvue de tout ce que l’Orient a pour nous d’obscur et de monstrueux. L’air subtil et rafraîchissant de la Sierra Morena l’avait occidentalisée »36.
En matière d’architecture hispano-romaine et hispano-gothique, Emilio García Gómez reprend de manière explicite les données que Sánchez Albornoz tenait déjà de Leopoldo Torres Balbás, Henri Terrasse, Manuel Gómez Moreno, etc. Pour ces auteurs, l’arc outrepassé, la disposition générale des étages, les ponts, les tombes, les arcades, les portiques, les murs, les thermes, les aqueducs, etc., tous ces éléments seraient hérités de la caste arabe dominante et de leurs constructeurs muladis37 ou mozarabes des premiers siècles. Et pourtant, en raison de leurs insuffisances techniques, les nouveaux venus ont réutilisé des chapiteaux et des colonnes qui existaient déjà, pour construire de nouveaux édifices, comme cela avait été déjà fait en Orient38. On peut en dire autant de la conservation des voies de communication et des routes romaines qui sont documentées par Al-Razi, Ibn Baskuwal ou Al Idrissi aux Xe, XIe et XIIe siècles. À entendre tous ces auteurs, la vie sociale et commerciale aurait continué à suivre le cours tracé durant l’Empire romain. Mieux, les Hispano-Arabes auraient entretenu des rapports humains plus ouverts, que ceux de n’importe quel autre pays arabes du Moyen Âge. On ne peut s’empêcher de sourire à la lecture de ces fantaisies débordantes tout droit sorties de l’imagination enthousiaste de Claudio Sánchez Albornoz39. Avec tout le respect qui lui est dû et en dépit de notre admiration pour l’ensemble de son œuvre, il nous paraît nécessaire de citer certains de ses paragraphes les plus exaltés. La rigueur scientifique dont il fait généralement preuve ne saurait en effet justifier la moindre indulgence pour ses égarements : « Ils [les musulmans de la péninsule Ibérique] laissaient à la femme une singulière liberté, notamment dans la rue, difficilement
compatible avec les usages islamiques. On peut le constater dans certaines remarques du Collier de la Colombe40 d’Ibn Hazm et au travers de plusieurs anecdotes historiques célèbres. De plus, ils avaient pour elle une considération et un respect typiquement hispaniques. Pérès a bien montré la différence entre la situation des femmes hispaniques et celle des femmes orientales »41. Un autre passage de son œuvre est représentatif de ce point de vue pour le moins discutable : « D’où pouvaient venir cette grâce, cette subite vibration psychologique, cette spontanéité d’ibn Quzman, sinon de l’héritage du caractère préislamique ? Son nom, dérivé du germanique Gutmann, et son aspect physique (il était blond et avait les yeux bleus) montrent clairement son origine hispano-gothique »42.
Il peut sembler inutile de s’étendre sur des questions aussi peu pertinentes que celle du phénotype d’un seul personnage ou celle des mélanges et des croisements humains qui se sont produits dans tout le bassin méditerranéen (comme en Syrie ou chez les Omeyyades de Cordoue, dont l’apparence physique s’explique par le recours aux femmes hispaniques du Nord43). La grâce, la vibration ou la spontanéité ne méritent guère plus notre attention. En revanche, il convient de s’attarder sur les allusions répétées au traitement différent qu’auraient apparemment reçu les femmes en al-Andalus. Car il s’agit effectivement de l’un des clichés les plus utilisés aussi bien par les partisans d’une essence éternelle de l’Espagne que par les défenseurs d’un alAndalus idyllique, bien utile dans les discours politiques, les commémorations et autres cérémonies. La réalité, était pourtant bien différente. Il convient de rappeler ici la judicieuse remarque de Guichard sur les véritables conditions de vie des femmes en al-Andalus. Celles-ci étaient en fait très proches de celles des femmes d’Orient quant à leur état de réclusion, quant aux interdictions dont elles faisaient l’objet et quant aux difficultés qu’elles subissaient dans les relations humaines. C’est ce que confirme Le Collier de la Colombe lui-même, surtout si l’on prend en compte la misogynie de son auteur. Mais cela va encore plus loin. Tout comme dans le monde antique, les hommes cultivés et de haut rang divisaient une partie de leur temps en deux catégories de relations féminines, très différentes dans leur nature. D’un côté, on trouvait les épouses, libres à l’origine, qui étaient protégées au sein de la maison et de la famille de tout type de hardiesse ou de
libertitnage. De l’autre, on comptait des femmes qui étaient généralement des esclaves ou des concu-bines, dont les capacités intellectuelles et artistiques étaient plus grandes (elles étaient danseuses, chanteuses, poétesses) et qui servaient à faire oublier aux hommes la routine familiale. Ce sont seulement les femmes de cette seconde catégorie qui, aussi bien en al-Andalus qu’en Orient, avaient de la liberté dans leur conduite et leurs mouvements. Et ce sont également elles qui étaient estimées pour leur intelligence, leur beauté ou tout autre don de la nature. Al-Jahiz en témoigne au IXe siècle : « De la même façon, [à cette époque], on ne voyait rien de répréhensible à ce qu’une femme eût plusieurs maris […]. Mais aujourd’hui, on réprouve de telles mœurs et on les estime impropres de certaines femmes. On les condamne chez les femmes libres qui ont abandonné leur unique mari, qui couvrent de honte celui qui les demande en mariage, qui l’estiment indigne et le déshonorent, tandis que l’on ne s’offusque pas si un homme choisit une concubine ou une esclave qui a déjà connu un nombre incalculable de maîtres. On pense qu’une telle attitude est bonne avec une esclave mais mauvaise s’il s’agit de femmes libres. Pourquoi les hommes ne se montrent-ils pas jaloux avec les esclaves, qui peuvent être la mère de leurs enfants ou la compagne d’un roi, alors qu’ils le sont avec des femmes libres ? »44
Lorsqu’il glose et commente Platon, le sage et rationnel Averroès (persécuté dans cet al-Andalus prétendument si tolérant avec les femmes) note pour sa part ce qui suit45 : « Notre organisation sociale ne laisse pas entrevoir ce que peuvent faire les femmes par elles-mêmes. Elles semblent exclusivement destinées à donner naissance et à donner le sein aux enfants. Cet état de servitude a détruit en elles la faculté de parvenir à de grandes choses. Voilà pourquoi l’on ne voit pas chez nous une seule femme dotée de vertus morales : leur vie passe comme celle des plantes, au service de leur mari. C’est de là que vient la misère qui dévore nos villes, étant donné que les femmes sont deux fois plus nombreuses que les hommes ». L’avis du philosophe ne diffère pas beaucoup de ce que disait à ce sujet, il y a déjà trois siècles46, al-Jahiz, qui lui vivait à l’autre bout du monde arabe. Il évoquait en effet lui aussi la situation précaire de la femme, son enfermement et son éternel statut de mineure. En fait, ces deux régions du monde
musulman ont nourri exactement les mêmes soupçons concernant le sexe féminin, et plus particulièrement dans les cercles rigoristes qui dominaient alors la société. Ces suspicions ont conduit aux exagérations les plus grotesques. Ainsi Ibn al-Muyawir47, qui traverse le Yémen au XIIIe siècle, nous relate le fait invraisemblable suivant : « À Sanaa, l’on vend le radis prédécoupé en quatre morceaux car l’on a trouvé un jour une femme qui l’utilisait comme objet sexuel. Lorsqu’il a appris cette histoire, le gouverneur de la ville a ordonné que les radis ne soient vendus que sous cette nouvelle forme. C’est ensuite devenu une coutume ». Cette anecdote n’est pas très éloignée de celle que relate Miguel Asín Palacios48 avec force humour et une pudeur bien candide sur l’autocastration du mystique ‘Abd Allah alMugawiri, qui vivait à Niebla49. Il avait en effet eu recours à une solution drastique pour éviter de commettre un quelconque péché. Asín Palacios réduit le caractère scabreux du passage le plus drôle en le traduisant en latin : « Mais, dès qu’ils se retrouvèrent seuls sur la route, cet homme habitué aux passions violentes et dépravées fut tenté de forniquer avec cette femme dont la beauté était peu commune. Mais il se réfréna et s’exclama en son for intérieur : « Oh, mon âme ! Elle a déposé sa confiance en toi ! Je ne veux pas commettre un tel forfait ! Ce serait une perfidie à l’égard de son mari ou de son maître ! » La concupiscence, pourtant, refusait de céder et le poussait à pécher. Lorsque la force de la tentation lui fit craindre pour la survie de son âme, cependant, lapidem accepit atque super illum penem suum, qui quidem erectus erat, imponens, alium accepit lapidem, atque penem inter duos contudit lapides confregitque, clamans : « Le feu plutôt que l’opprobre, mon âme ! » Et c’est ainsi qu’il devint un saint sans parangon en son temps ». Ibn Battûta nous renseigne sur un cas comparable50, qui implique un homme originaire de Grenade installé à La Mecque. Il ne semble donc pas que les excès de pudibonderie masochiste aient été ou soient encore l’apanage des membres du clergé chrétien pas plus qu’ils ne le sont des Arabes orientaux ou occidentaux. De très rares exceptions (comme celle de la célèbre Wallada bint al-Mustakfi51) ont permis à certains analystes d’élever au rang de catégorie générale ce qui n’a jamais concerné que quelques cas résolument excentrique. Le Traité d’Ibn ‘Abdun nous offre une interminable litanie d’interdictions concernant les femmes qui valaient dans tous les lieux et tous les domaines de la vie quotidienne, depuis les cimetières jusqu’aux
bains en passant par les rives du Guadalquivir, les marchés et toute autre activité ou tout autre endroit où des femmes étaient susceptibles de se rendre : « le receveur des bains ne doit pas rester assis dans le vestibule lorsqu’il est ouvert aux femmes car il devient alors un lieu de libertinage et de fornication. Le recouvrement des impôts des marchands et étrangers dans les halles au blé ne doit pas être à la charge d’une femme, car cela reviendrait à permettre la fornication » (page 150) ; « il est nécessaire de supprimer les promenades en barque sur le fleuve pour les femmes et les libertins » (page 172) ; « on doit interdire aux femmes de laver le linge dans les jardins car ils deviennent alors des lupanars. Les femmes ne doivent pas s’asseoir le long du fleuve en été, lorsque les hommes s’y trouvent aussi » (page 142) ; « on devra interdire aux femmes des maisons de prostitution de se découvrir la tête en dehors de la halle au blé, tout comme les femmes de bien ne devront pas avoir recours aux mêmes ornements que les celles-ci. Il faut également leur interdire d’user de coquetterie lorsqu’elles sont entre elles et d’organiser des fêtes, quand bien même elles en auraient reçu l’autorisation préalable. L’on interdira aux danseuses de se découvrir le visage » (page 156). On retrouve encore de nombreuses autres interdictions de cet acabit dans le même texte52, dont la suivante pourrait servir de bouquet final : « surtout les femmes, car parmi elles c’est généralement l’ignorance et l’erreur qui règnent » (page 146). Cela dit, il faut souligner que cette accumulation d’interdictions, de normes, d’ébauches de règlements, etc., si en accord avec le formalisme légaliste de l’Islam, était loin d’être toujours suivie à la lettre. Elles étaient donc constamment réaffirmées et les piétistes les plus intransigeants ne cessaient de manifester leur volonté d’imposer des règles plus restrictives. Diverses activités (comme la musique que nous évoquerons plus tard), des conduites et des inclinaisons étaient mal vues ou poursuivies par la justice, comme le montre Ibn ‘Abdun. Parmi elles : l’homosexualité53, les échecs (page 161), le jeu de dames, les cheveux longs (page 167), etc. En d’autres termes, étaient prohibées les activités qui impliquaient le goût du jeu, le divertissement, la libération de traits de la personnalité généralement réprimés, la rupture avec les conventions en vigueur et la transgression en général, sans oublier la savoureuse et opportune distinction : « Le zalmedina54 n’absoudra personne en cas de manquement à la loi religieuse si ce n’est les personnes de haut rang, qu’il conviendra d’absoudre en vertu du hadith « Pardonnez aux gens de condition élevé », car, pour elles, la réprimande est plus douloureuse que
le châtiment corporel »55.
À l’instar de ce que nous avons noté concernant la femme et divers actes et circonstances de la vie quotidienne, on peut affirmer que la musique et le chant ont vécu une situation double et contradictoire : d’un côté, la floraison de bons interprètes qui faisaient les délices des riches et des pauvres56, dévoilant ainsi une partie de la réalité sociale de l’époque et prouvant une fois de plus à quel point les faits sont têtus ; de l’autre, le rigorisme généralisé au sein de la culture dominante qui, sans parvenir à éradiquer totalement l’existence de la musique et du chant, a réussi à gâcher le plaisir de plus d’un mélomane. « On doit supprimer le métier de musicien et, si ce n’est pas possible, il convient au moins de les empêcher de pratiquer en public sans la permission du cadi » écrit Ibn ‘Abdun (page 164). L’islam, en effet, n’interdit pas la création ou l’écoute de musique mais les a toujours considérées comme des preuves d’un manque de piété. Aujourd’hui encore, l’orthodoxie religieuse et certains groupes ascétiques proscrivent l’utilisation de musique dans les cérémonies sacrées. De manière générale, la musique que l’on peut entendre dans les mosquées ne va pas au-delà de l’utilisation de tambourins dépourvus de cymbales, c’est-à-dire d’instruments qui ne permettent pas beaucoup de fioritures et sont toujours utilisés en dehors des offices religieux. L’une des vertus les plus pieuses et les plus appréciées des mystiques et des ascètes est le rejet de la musique. On peut le découvrir dans la biographie de n’importe quel saint musulman, en accord avec la Rissala malikite d’alQayrawani ou les enseignements de l’imam Malik ibn Anas57. La posture officielle de la société islamique et des cercles piétistes à l’égard de la musique oscille entre la réticence et le rejet frontal, en passant par toute une gamme de degrés de réprobation plus ou moins nuancée58. Mais l’absence de hiérarchie ecclésiastique au sein de l’islam sunnite (largement majoritaire) afin de réguler les problèmes de foi, de morale ou de bonnes mœurs a favorisé la constitution d’un large éventail d’opinions, légitimes et discutables à la fois, sans que les musulmans puissent avoir recours à une autorité unique qui tranche en dernier ressort. Les juristes islamiques considèrent qu’écouter de la musique pour un fidèle est une chose indigne ou inconvenante, mais pas illégale. La condamnation s’étend au chant, à la poésie et à la musique en général ainsi qu’à la censure, juste ou injuste,
d’activités proches ou dérivées de la musique, comme certaines danses. On comprend pourquoi ce mélange de danse, de flûtes, de rimes, de femmes (ou d’hommes) et de vin s’est très tôt attiré les foudres du piétisme ou de tous les hypocrites et les bigots. La musique est perçue dans ce cadre comme l’éternelle compagne de l’indécence. Lorsqu’il relate les forfaits de la secte mazyaride, al-Baghdadi affirme59 : « les mazyarides étaient les disciples de Mazyar60 et ils avaient institué une nuit au cours de laquelle ils se retrouvaient pour boire du vin et écouter de la musique en compagnie de femmes. Lorsque les bougies étaient éteintes, les hommes défloraient les femmes ». L’association de la musique avec la transgression, avec le péché de luxure apparait ici clairement. C’est aussi sur cet aspect qu’insiste l’écrivain al-Ibshihi61, qui vécut à l’époque du gouvernement des mamelouks en Égypte et vit interdire les flûtes et tambours au sein des mosquées en 1449. Cependant, c’est sans doute dans l’œuvre d’Ibn ‘Arabi de Murcie où l’on trouve l’attitude la plus ouvertement opposée aux plaisirs des sens et à la sensualité qu’induirait la musique. L’auteur commence d’ailleurs par les expériences qu’il a connues avant sa conversion au soufisme62. Il réduit les musiciens et chanteurs à de simples suppôts de Satan et aime à citer les réactions scandalisées des musulmans les plus pieux qui se bouchaient les oreilles pour ne pas entendre la moindre note de musique63. Sans aller jusqu’à son interdiction pure et simple pour ceux qui ne se consacrent pas à la vie contemplative, Ibn ‘Arabi dénonce avec virulence le caractère inapproprié et honteux de la musique pour toute personne initiée au soufisme et critique même le fait de psalmodier le Coran64. À vrai dire, les musulmans les plus orthodoxes ne sont pas réellement dans l’erreur (au moins si l’on suit leur logique) lorsqu’ils se manifestent en défaveur de la musique et de la chanson. Ils y voient en effet des éléments propices à détourner de la contemplation religieuse et à libérer le psychisme humain par l’exaltation, l’euphorie, l’ivresse et l’excitation des sens. Autant de sentiments mal vus dans toutes les religions, tout spécialement pour l’islam, confession imprégnée d’une vision totalisante qui cherche à conditionner la conduite humaine par la pression abusive du collectif sur l’individu. Un stade que nous avons fort heureusement dépassé en Europe il y a des siècles. Ce constat pousse Sánchez Albornoz à déclarer, non sans de bonnes raisons : « Je n’hésite pas,
cependant, à me féliciter que, dans le cadre de la grande guerre civile entre les deux Espagnes – la chrétienne et la musulmane –, ce soit la première qui ait triomphé. Quand bien même la culture hispano-arabe aurait brillé par son génie et par sa supériorité sur la culture hispano-occidentale, il manquait à la première la conception de la liberté de pensée et du libre arbitre comme base essentielle de la vie humaine […]. Les peuples restés fidèles à l’Islam ont glissé sur la pente du quiétisme et d’une paralysie spirituelle sans pareil dans l’histoire. À l’heure où nous écrivons ces lignes, pas un seul n’est parvenu à surmonter cette crise »65.
Sánchez Albornoz fait sans doute preuve d’un hispanisme militant et véhément qui le conduit parfois à prendre parti de manière excessive et même à s’adonner au manichéisme, non pas dans ses études et essais, mais dans ses écrits de vulgarisation66. Cela étant, il s’en tient cependant au domaine concret des faits historiques qu’il a vérifiés ou suffisamment approfondis. En revanche, on a affaire à toute autre chose avec ses adversaires qui, dans des publications comparables, laissent libre cours à l’imagination ou à des règlements de compte avec l’Espagne, seul véritable coupable dans l’histoire. Partant de notions et de conflits actuels, ces derniers profèrent condamnations et accusations en bloc contre le passé. À titre d’exemple, nous avons recueilli dans l’émission Cavilaciones67 de Canal Sur68 les stupéfiantes affirmations suivantes : « la race arabe, appelons là « race musulmane » » (sic), « les Morisques parviennent à échapper en se faisant passer pour des Gitans […]. Grâce aux Gitans, les Morisques parviennent à survivre et à rester dans leur pays. Car c’est bien leur pays dont il s’agit », « à peine conquise, l’Andalousie est colonisée et détruite », « le christianisme entraîne des conséquences terribles pour l’Andalousie, surtout pour ce qu’est l’Andalousie en elle-même », « avec le christianisme arrivent les pleurs, la mort, la destruction de notre histoire andalouse », « l’expulsion des Morisques : la loi la plus criminelle de la législation espagnole », « la civilisation arabe se révèle comme véritable civilisation arabe en Andalousie » (sic), etc. Il est sans doute injuste de mettre côte à côte l’ardeur au combat de Claudio Sánchez Albornoz et les idioties proférées par des ignares car les extrêmes ne se rejoignent pas toujours. Nous pouvons néanmoins tirer plusieurs conclusions à partir des propos tenus dans cette émission. En premier lieu, on
y trouve l’exaltation d’une Andalousie vague et indéfinie, tout aussi éternelle dans son essence que l’Espagne de Sánchez Albornoz, à tel point d’ailleurs qu’elle confèrerait son véritable sens à la civilisation arabe. Celle qui a fleuri en Orient et en Afrique du Nord en deviendrait insignifiante. En deuxième lieu, ces déclarations se caractérisent par leur ton victimaire qui vise à obtenir satisfaction à des exigences politiques immédiates (Ces revendications sontelles sincères ? Nous ne saurions le dire). En troisième lieu, les auteurs de ces commentaires opposent de manière métaphysique l’Espagne à l’Andalousie, comme si la partie devait forcément entrer en collision avec le tout. Notons enfin que ces personnes nient, par ignorance ou mauvaise foi, une réalité historique irréfutable : les actuels Andalous descendent dans leur quasi totalité des colons chrétiens arrivés après la Reconquête. Il est inquiétant de voir que des médias de masse diffusent des inepties qui prennent ensuite racine et prospèrent sous prétexte de justice historique. Elles n’ont pour autre résultat que de perturber la cohabitation entre Espagnols. L’Andalousie n’est d’ailleurs pas la seule région où l’on fabrique des interprétations faussées du passé. L’écrivain et journaliste Pere Bonnín69 affirme ainsi, dans le journal Diario 16, que le Cantar de Mio Cid70 lui est tombé entre les mains « par pur hasard » (sic). C’est donc à ce coup de chance que nous devons les remarques suivantes : « Le Cantar de Mio Cid constitue l’incarnation de la politique serbe actuelle, qui nous scandalise par son épuration ethnique […]. Le pillage des chevaliers [chrétiens] répondait à une politique qui combattait la différence, la soumettait et la dissolvait dans une uniformité toujours propre à celui qui attaque. Les musulmans de Valence ont été soumis et christianisés par la force de l’épée et de la croix de l’intolérance. […] Il faut avoir à l’esprit le fait que les musulmans étaient aussi espagnols que les chrétiens. À leurs yeux, ces chevaliers habitués aux razzias n’étaient que de vulgaires bandits de grand chemin qui venaient détruire leurs récoltes ». Il convient de préciser l’objectif fondamental de cet article afin de le comprendre : souligner pour la énième fois le caractère prétendument opposé de la Castille et de la Catalogne, l’une étant intolérante et rigide et l’autre, malléable et civilisée. Le hasard n’a sans doute pas permis au journaliste de tomber sur de nombreux livres d’histoire ; aussi sommesnous obligés de rappeler certaines évidences que connaît déjà tout lecteur un tant soit peu cultivé. La tactique qui consistait à ravager les récoltes, à mettre
les maisons à sac, à voler du bétail, à enlever des personnes pour exiger une rançon ou encore à tuer tous ceux qui tentaient d’empêcher de tels crimes a été utilisée dans les mêmes proportions par les chrétiens et les musulmans chaque fois qu’ils en ont eu la possibilité. Ce phénomène s’est même poursuivi en mer Méditerranée après la Reconquête71. Il n’est donc pas sérieux de présenter ce genre d’abus comme l’apanage de l’un des belligérants et de sortir les faits de leur contexte historique. Par ailleurs, ce lecteur par hasard ignore72 des évidences comme le caractère éphémère de la conquête de Valence par le Cid. La ville et la campagne qui l’environnait ont été définitivement reconquises par Jacques Ier le Conquérant en 1238. S’il y a des responsabilités à attribuer, il faut donc regarder du côté des Catalans et Aragonais de l’époque sans mélanger les événements, personnages, périodes et purifications ethniques avec une telle désinvolture. Ajoutons qu’accuser le Cid d’avoir expulsé des musulmans est inexact au regard de l’histoire mais aussi que le recours au jargon journalistique actuel (avec tous ces termes créés en un tournemain par les agences de presse et bien souvent mal traduits) démontre clairement la cible des attaques (« Le Cantar del Mio Cid constitue l’incarnation de la politique serbe actuelle »). Il permet en effet d’en arriver rapidement, par l’utilisation d’images contemporaines, à la condamnation du passé, qui est à son tour instrumentalisé pour ridiculiser directement la Castille du XXIe siècle. L’écrivain José Jiménez Lozano tombe dans les mêmes incohérences73 lorsqu’il affirme la chose suivante : « Cette vaste immersion culturelle et linguistique a été menée à bien par la force avec l’aide de l’Inquisition afin d’imposer le modèle anthropologique, linguistique, religieux et culturel qui était celui de la majorité des vieux chrétiens ». Pour des raisons lamentables (la volonté d’éradiquer l’espagnol en Catalogne), il est certes à la mode de parler d’immersion linguistique. C’est pourquoi l’auteur projette ce concept dans le passé et attribue à l’Espagne du XVIe siècle des intentions qui lui étaient totalement étrangères, mélangeant ainsi des problèmes aussi différents que la langue et la foi. Il applique donc à la période des critères culturels de notre temps, puisque le pouvoir de l’époque se préoccupait davantage de l’unification religieuse que de questions culturelles. J’en veux pour preuve le fait que l’expansion de la langue espagnole durant la colonisation de l’Amérique s’est faite selon des critères très larges. Non seulement on ne forçait pas les indigènes à apprendre
l’espagnol mais on encourageait aussi l’utilisation des langues locales (nahuatl, quechua, guarani74) en dehors de leur région d’origine afin qu’elles servent de langues véhiculaires dans le cadre de l’évangélisation75. Revenons-en à al-Andalus afin de conclure. Il nous faut récapituler les différentes visions en la matière et peut-être accepter que nous ne saurons jamais quelle a été la véritable nature de cette partie de notre histoire. Deux attitudes nous paraissent tout aussi inacceptables l’une que l’autre : d’un côté, les généralisations de Pierre Guichard à partir d’une seule structure sociale (qui lui permet de regrouper uniformément et à sa guise les Arabes avec les Berbères), ce qui aurait permis l’arabisation culturelle de la péninsule Ibérique ; de l’autre, les déclarations vagues et volontaristes d’Américo Castro, qui suppose par exemple que la découverte du tombeau supposé de l’apôtre Jacques le Majeur fait de ce dernier un anti-Mahomet et de la ville une anti-Kaaba. N’insistons pas non plus sur la conversion supposée de notre pensée et de notre caractère au sémitisme76, surtout si ce caractère s’appuie sur le fanatisme et l’intolérance religieuse. Cela nous amènerait en effet à considérer que toute l’Europe partage ce profond caractère sémitique (en plus de son héritage judéo-chrétien), les guerres de religion du XVIe et du XVIIe siècle venant le démontrer. Pourtant, même s’il s’agit de la posture la plus solide et concrète, la position de Sánchez Albornoz n’est pas non plus convaincante. Il attribue en effet aux Espagnols un caractère immuable (alors même que la réalité quotidienne nous confirme le contraire), reliant Sénèque à Unamuno77 dans une grande chaîne dont les maillons seraient Ibn Hazm ou Averroès. Cette théorie n’a aucun fondement réel, sinon le fait que tous ces personnages ont vécu sur les mêmes terres. Elle oublie de plus les acculturations violentes et décisives qui se sont produites sur notre sol entre le début et la fin de cette chaîne. Il ne suffit pas de rappeler le faible poids démographique des conquérants arabo-berbères ou l’indiscutable survivance de nombreux éléments préislamiques en péninsule Ibérique pour nier efficacement tout lien entre al-Andalus d’un côté et le monde arabo-musulman de l’autre à partir du Xe siècle. Cette théorie veut qu’al-Andalus aurait joué au sein de ce grand ensemble un rôle secondaire et périphérique (imposé ne serait-ce que par la géographie) et n’aurait pas connu l’arabisation totale dont parlent Castro et Guichard. Nous savons de source sûre que le Nord de l’Afrique et la côte des
Barbaresques présentaient au milieu du XIe siècle un degré très superficiel d’arabisation. Ce sont seulement les vagues successives d’invasions hilaliennes, avec leur mouvement ininterrompu deux siècles durant, qui ont établi la domination culturelle et linguistique du monde arabe sur la composante berbère, qui subsiste toujours. Il convient aussi de ne pas magnifier l’existence des jarchas ou les soupçons de bilinguisme dans alAndalus pour en déduire que la Révolte du « Faubourg » de Cordoue78 est une manifestation de l’esprit toujours insoumis des Espagnols. Si Sánchez Albornoz pouvait savoir la façon dont s’est transformé cet esprit jusqu’à nos jours, il se murerait dans le silence et la honte79. Rappelons que la Cordoue du Xe siècle n’est pas comparable à la Grenade du XIVe siècle quant à la langue, à l’unité religieuse ou au comportement des populations. Attribuer à des phénomènes génétiques la survivance d’une culture est une théorie bien risquée car elle implique de méconnaître les variables qui la modifient inexorablement : les contacts avec l’extérieur, les évolutions intérieures, les changements technologiques, la domination d’autres cultures (plus fortes car elles disposent de moyens technologiques plus efficaces) avec toutes les conséquences que cela peut avoir en matière de goûts, de croyances, d’objectifs, d’attentes, de convictions, etc. Les civilisations s’écroulent et sont supplantées par d’autres. C’est ce que nous montre l’actuel processus d’aliénation collective que subit l’Espagne face au monde anglo-saxon. On y perd non seulement des chansons traditionnelles, des proverbes, des délices culinaires ou le nom des outils agricoles. On assiste aussi à la disparition du sens que l’homme donne à sa place dans la création et dans son petit univers, des ambitions à long terme et même des réactions quotidiennes. Les peuples vieillissent, eux aussi, et les cultures meurent. Al-Andalus et l’Espagne musulmane attendent toujours d’être étudiées à l’aide d’une approche sans guirlandes ni artifices mais aussi sans sentiments de culpabilité qui nous rendent strabiques et nous obscurcissent la vue.
1 Mateo Alemán, Guzmán de Alfarache, Barcelone, Bruguera, 1982, 333. 2 « Parmi toutes les nations du monde, nous sommes, nous autres Espagnols, les plus haïs de tous et à raison étant donné notre superbe. Nous voulons devenir maîtres après avoir servi durant deux jours seulement et si l’on nous invite une fois à manger, nous nous approprions toute l’auberge » (Cristóbal de Villalón, Viaje de Turquía, Madrid, Espasa-Calpe, 1965, 42). Voir également Vida y trabajos de Jerónimo de Pasamonte in Autobiografías de soldados. Siglo XVII, Madrid, BAE, 1956, 511. 3 José Saramago, O ano da morte de Ricardo Reis, Lisbonne, 1984, 393. 4 José Celestino Mutis (1732-1808) est un prêtre espagnol qui s’est passionné pour différentes disciplines scientifiques : botanique, géographie, mathématiques, médecine, etc. Il a notamment œuvré pour lutter contre une grande épidémie de variole dans l’actuelle Colombie, en 1782, et a écrit une compilation du lexique indigène. L’Espagne lui a rendu hommage en le faisant figurer sur les billets de 2 000 pesetas émis en 1992. [NdT] 5 Appelé Alejandro Malaspina en Espagne, le marin d’origine italienne Alessandro Malaspina (1754-1809) a mené à bien entre 1788 et 1794 une expédition maritime qui porte son nom et qui a été parrainée par la Couronne espagnole. Secondé par l’Espagnol José de Bustamante, Malaspina a ainsi pu tracer une carte précise des domaines de la monarchie hispanique mais en a aussi profité pour favoriser l’étude des contrées traversées, notamment d’un point de vue botanique. [NdT] 6 Antonio de Ulloa (1716-1795) est un écrivain et naturaliste espagnol notamment célèbre pour avoir participé à la première mesure scientifique d’un méridien terrestre lors d’une expédition menée par la France. On lui
attribue également la découverte du platine, dans l’actuel Équateur. [NdT] 7 Francisco Javier Balmis (1753-1819) est un médecin militaire et chirurgien espagnol qui a mené l’Expédition royale philanthropique du Vaccin (1803-1814). Cette expédition a permis d’amener aux quatre coins de l’empire colonial espagnol le vaccin contre la variole. [NdT] 8 Jorge Juan (1713-1773) est un scientifique et ingénieur espagnol qui a lui aussi contribué à la première mesure du méridien terrestre. Il est également connu pour avoir profondément réformé l’organisation de la marine espagnole. [NdT] 9 Fausto de Elhúyar (1755-1833) est un chimiste et ingénieur des mines espagnol. Il est connu pour avoir découvert le tungstène en compagnie de son frère, Juan José de Elhúyar. [NdT] 10 Andrés Manuel del Río (1764-1849) est un naturaliste espagnol qui a réalisé la première découverte du vanadium. [NdT] 11 Félix de Azara (1742-1821) est un ingénieur, explorateur, cartographe, anthropologue et naturaliste espagnol. Il a notamment réalisé une grande exploration botanique et zoologique en Amérique du Sud. [NdT] 12 Domingo de Soto (1494-1560), théologien et confesseur de Charles Quint, a écrit de nombreux ouvrages de droit, de philosophie et de logique. Il est également considéré comme le précurseur des découvertes de Galilée et Newton sur la gravitation universelle. [NdT] 13 Éminent représentant de l’école de Salamanque, Francisco de Vitoria (1483-1546) est un dominicain espagnol qui a jeté les bases du droit international et de l’économie morale. [NdT] 14 Le Cinquième Centenaire de la découverte de l’Amérique et la façon dont il a été célébré dans notre pays nous ont gratifiés, entre autres calamités, du retour des pires luttes fratricides à l’espagnole. Par désir de faire les gros titres ou bien en raison d’une mauvaise foi déguisée en souci éthique, certains auteurs se sont ainsi complus à redécouvrir le fil à couper le beurre en déterrant les textes de Bartolomé de las Casas sur les atrocités commises envers les indigènes – mêmes si nous sommes en droit de nous demander où se trouvent les las Casas français, anglais ou hollandais. Mais peut-être ces nations n’ont commis aucun abus au cours de leur expansion océanique.
Parmi ces auteurs, l’on peut citer Rafael Sánchez Ferlosio (Esas Yndias equivocadas y malditas, Madrid, Destino, 1994) et Eduardo Subirats (El Independiente, 3 août 1991, 16 septembre 1991, 23 septembre 1991, etc.) 15 Claudio Sánchez Albornoz, La España musulmana, I, 16, prologue à la deuxième édition. 16 « La masse des sources arabes perdues est énorme – et je le dis sans verser dans l’hyperbole. L’avancée continuelle de la Reconquête vers le Sud, l’expulsion finale de l’Islam du sol de la péninsule Ibérique et l’élimination postérieure des ultimes vestiges ethniques et culturels des musulmans hispaniques ont contribué à détruire d’immenses trésors bibliographiques. J’ose affirmer que nous ne disposons que d’une infime partie de la production historique, littéraire, philosophique ou scientifique des musulmans d’Espagne et qu’il nous manque par voie de conséquence une foule d’informations sur une foule de thèmes divers concernant le passé d’al-Andalus » (Claudio Sánchez Albornoz, La España musulmana, I, 27). 17 C’est ce que reconnaît le spécialiste français Pierre Guichard lui-même (Estudios, 42) sans être exactement un zélateur de Sánchez Albornoz. 18 William Montgomery Watt (Historia de la España islámica, 187) ne trouve aucun autre argument pour contredire Sánchez Albornoz que de signaler le caractère périphérique des Asturies (en tant que noyau initial de la Reconquête) au sein de l’Espagne wisigothique. Par la suite, il conclut avec une ferveur inébranlable : « L’opinion d’Américo Castro dans España en su historia me paraît plus proche de la vérité ». 19 Pierre Guichard, in Estudios, 33, cite l’hispaniste britannique Peter Edward Russell en ce sens. 20 « Certaines continuités sont, en effet, stupéfiantes comme, par exemple, la continuité de la chanson et de la danse andalouses entre l’époque romaine et notre époque » (Estudios, 42). Pierre Guichard croit-il que les danseuses de Gades [nom antique de la ville andalouse de Cadix – NdT] dansaient des rumbas, des zapateados et des sévillanes – ou quoi que ce soit d’approchant ? Apparemment, les mauvais guides touristiques du Sacromonte [quartier de Grenade où habite historiquement une importante communauté gitane et qui est de ce fait considéré comme le plus « typique » de la ville – NdT] font des dégâts un peu partout.
21 Ibid., 53. 22 Ibid., 55. 23 Id. 24 Ibid., 56. 25 Ibid., 58. 26 Ibid., 61. 27 Ibid., 63. 28 Watt affirme en effet : « Nous devons prendre garde de ne pas attribuer au passé ce qui appartient à la réalité des siècles postérieurs » (op. cit., 188). 29 La realidad histórica de España, Mexico, 1971, 163. Américo Castro, par ailleurs, ne se contente pas d’interpréter à sa guise les événements mais il se sent aussi investi d’une mission prophétique : « C’est grâce à cette vision éclairante que l’on pénètre et comprend… » (ibid., XII). 30 Marvin Harris, El desarrollo de la teoría antropológica, Madrid, Siglo XXI, 1978, 162 et ss. Voir également Steven Goldberg, La inevitabilidad del patriarcado, Madrid, 1976, 49, 50, 53 et 70 et la note 25 de la page 246. L’auteur y reprend la position catégorique de Kathleen Gough à ce sujet. Concernant l’inexistence du matriarcat dans les sociétés arabes originelles, voir également l’arabisant Joseph Chelhod, « Le mariage avec la cousine parallèle dans le système arabe » in L’Homme, V, 1975, 113-173. 31 La civilización árabe en España, 126. 32 Palais de Grenade jadis utilisé par les souverains musulmans de la ville comme résidence de villégiature, le Généralife a été bâti à la fin du XIIIe siècle et il est aujourd’hui classé au patrimoine mondial de l’UNESCO.[NdT] 33 Ibid., 127. 34 Lorsqu’il évoque les femmes « andalousiennes » de Rabat, il se laisse emporter (La civilización árabe en España, 44) : « Si rien ne les différencie, dans les rues de la ville, des Marocains d’origine par leur aspect, le style de vie domestique [des Andalousiens de Rabat] est toujours spécifiquement andalou [sic]. Leurs femmes sont mieux traitées et ne doivent pas subir la présence d’une autre épouse ». Il ne manque plus à ce tableau qu’un être
fantasque comme Tartarin de Tarascon. 35 Cinco poetas musulmanes, 144. 36 Emilio García Gómez, Poemas arábigoandaluces, Madrid, EspasaCalpe, 1959, 28. 37 Dans l’Espagne musulmane, les muladis sont ces chrétiens qui abandonnent leur religion d’origine pour se convertir à l’islam et ainsi bénéficier des avantages que leur confère leur nouveau statut. [NdT] 38 Le meilleur exemple de cette réutilisation est celui de la mosquée Amr ibn al-As du Caire. 39 Claudio Sánchez Albornoz, El Islam de España y el Occidente, 65, 66, 80, 83, etc. 40 Le Collier de la Colombe (El collar de la paloma en version espagnole, Tawq al-hamāma en version arabe) est une œuvre en prose du XIe siècle, probablement la plus célèbre d’Ibn Hazm. Cet ouvrage cherche à définir quelles sont les constantes et quelle est l’essence de l’amour malgré la diversité des points de vue civilisationnels sur la question. [NdT] 41 Ibid., 93. 42 Ibid., 110. 43 La subsistance de communautés chrétiennes, de dialectes néolatins, de la consommation du vin ou de certains usages architecturaux romains se retrouve aussi à d’autres endroits de la Méditerranée, par exemple en Tunisie. Il ne s’agit donc pas de caractéristiques spécifiquement hispaniques. 44 Charles Pellat, « Les esclaves-chanteuses » in Arabica, IX, 1962, 133. 45 Julián Ribera, Disertaciones y opúsculos, I, 348. 46 Voir les pages 51-53 de notre prologue au Libro de los avaros d’alJahiz (Madrid, Editora Nacional, 1984). 47 À ce sujet, l’on peut lire notre article « Mujer y sociedad en el Ta rij almustab-sir de Ibn al-Muyawir », al-Qantara, VIII, 1987, 180. 48 Miguel Asín Palacios, Vidas de Santones andaluces, Madrid, 1933, 175-176.
49 Commune de l’actuelle province de Huelva, en Andalousie. [NdT] 50 A través del Islam, 214. 51 Wallada bint al-Mustakfi (994-1091) est une poétesse andalousienne, fille de l’un des éphémères califes de Cordoue, Mohammed III. Elle est connue pour avoir hérité des biens de son père et pour s’en être servi afin d’ouvrir une école de jeunes filles. [NdT] 52 Sevilla en el siglo XII. El tratado de Ibn ‘Abdun, traduction d’Emilio García Gómez, Madrid, 1948, 96, 97, 98, 145, etc. 53 Ibid., 157. 54 Également appelé zahebaxorta ou zahbaleil, le zalmedina est un type de magistrat apparu dans l’Aragon musulman médiéval et qui a ensuite été conservé jusqu’en 1707. Il jouait un rôle proche de celui de gouverneur et constituait également une autorité religieuse locale. [NdT] 55 Ibid., 71. 56 C’est sans doute de là que vient la fameuse phrase « musique à Séville et livres à Cordoue » qui a été tant reprise par ceux qui idéalisent al-Andalus. 57 Cet imam est le fondateur de la voie juridico-religieuse malikite, l’une des plus intransigeantes de l’islam mais aussi celle à laquelle appartenait l’essentiel de la société d’al-Andalus. 58 À ce sujet, voir l’intégralité de notre article « Música y canción en la tradición islámica », Anaquel de Estudios árabes, IV, 1993, 53-76. 59 Al-Baghdadi, Mujtasar kitab al-farq bayna al-firaq, Le Caire, édition de P. Hitti, 1924. 60 Aristocrate persan opposé à la conquête arabe de son pays, Mazyar est un zoroastrien d’une grande piété. [NdT] 61 « Ceux qui condamnent le chant soutiennent qu’il met le cœur dans un état de surexcitation qui trouble l’esprit, mène à des divertissements frivoles et incite au plaisir » (Mustatraf, II, 379). 62 Miguel Asín Palacios, Vidas de Santones andaluces, 35-36. 63 Ibid., 102-103. 64 Ibid., 44-45.
65 Claudio Sánchez Albornoz, La España musulmana, I, 17. 66 Voir l’article « Veleidades islamizantes en Andalucía » in El Correo español-El pueblo vasco, 15 mars 1981. 67 Il s’agit de l’émission du samedi 22 juillet 1995, diffusée à 18h40, intitulée « La voz de un pueblo » et réalisée par Pilar Távora. Cette série de documentaires sur le flamenco, coproduite par Canal Sur TV et la Délégation à la Culture de la Junte d’Andalousie, vise à offrir un échantillon du chant, de la danse et des instruments typiquement andalous. 68 Canal Sur Televisión est le réseau audiovisuel public de l’Andalousie. Le titre de cette émission signifie littéralement « réflexions » ou « méditations ». [NdT] 69 « La otro limpieza étnica », Diario 16, 13 septembre 1995. 70 Chanson de geste dont la version actuellement conservée a été rédigée autour de 1200, le Cantar de Mio Cid relate de manière romancée les dernières années de la vie de Rodrigo Díaz de Vivar, dit « le Cid Campeador ». Elle décrit ainsi son règne éphémère sur la ville de Valence [NdT] 71 Voir, à ce sujet, Anna Unali, Marinai, pirati e corsari catalani nel Basso Medioevo, Bologne, Capelli, 1983. 72 Nous préférons penser que cette ignorance est délibérée. 73 José Jiménez Lozano, « Perplejidades castellanas » in ABC, 21 juillet 1995. 74 Le nahuatl est l’ancienne langue de l’Empire aztèque, le quechua était la lingua franca de l’Empire inca et le guarani est une langue amérindienne officielle, avec l’espagnol, au Paraguay. [NdT] 75 L’écrivain amérindien de langue espagnole Inca Garcilaso de la Vega (1539-1616) écrit au début du XVIIe siècle dans ses Comentarios reales : « Il y avait si peu d’intérêt à apprendre la langue espagnole et, parmi les Espagnols, une telle négligence lorsqu’il s’agissait de l’enseigner que personne n’a jamais pensé à l’enseigner ou à l’apprendre ». En 1596, en guise de réponse au Conseil des Indes, Philippe II émet une résolution qui laisserait perplexe les zélateurs des commissions montées contre les festivités du
cinquième centenaire de la découverte de l’Amérique : « Il ne semble pas opportun de presser les indiens d’abandonner leur langue maternelle mais on pourrait envoyer des professeurs pour ceux qui veulent volontairement apprendre le castillan. Je donne donc l’ordre de respecter ce qui a déjà été édicté en ce qui concerne les paroisses, car ce n’est pas elles qu’il faut entretenir mais ce sont bien des connaisseurs des langues indiennes qu’il faut envoyer ». Les cédules royales de 1603 ou 1609 abondent dans ce sens et l’on peut aussi le voir en lisant Francisco de Solano, Documentos sobre política lingüística en Hispanoamérica, 1492-1800, Madrid, CSIC, 1991. 76 Il est dangereux de jouer avec les mots car l’adjectif « sémitique » est trop général. On prétend, en y ayant recours, fonder sur une lointaine communauté linguistique (et non pas raciale) qui remonte à plusieurs millénaires avant Jésus-Christ une identité soudée autour d’objectifs, de réactions, de sentiments, etc. qui aurait existé dans la péninsule Ibérique au Moyen Âge. Posons la question d’une autre manière : les musulmans dont l’origine arabe était certaine au XIe, XIIe ou XIIIe siècle pensaient-ils appartenir à la même communauté spirituelle et identitaire que les Juifs de la même époque ? Comment peut-on faire preuve d’autant de frivolité en les mettant tous dans le même sac ? 77 Miguel de Unamuno (1864-1936) est un écrivain et philosophe espagnol qui a été membre de l’Académie royale de la Langue espagnole et à trois reprises recteur de l’Université de Salamanque. [NdT] 78 En 818, dans le faubourg (arrabal, en espagnol) très cosmopolite de Cordoue situé de l’autre côté du Guadalquivir par rapport au centre de la ville, les fuqahā’ se révoltent contre l’autorité de l’émir Al-Hakam Ier. Ils l’accusent en effet de s’être éloigné de l’orthodoxie religieuse, d’agir comme un tyran et d’écraser le petit peuple d’impôts. Ils emportent avec eux une partie de la population mais la révolte est durement réprimée et plus de 300 meneurs sont crucifiés la tête en bas. [NdT] 79 Notons cependant que Sánchez Albornoz nuance parfois ses propres déclarations enthousiastes sur l’essence des peuples : « Les peuples sont bel et bien devenus ce qu’ils sont après un processus plus ou moins lent, plus ou moins rapide mais continu. Jamais un peuple n’est resté statique, jamais il n’a été un produit fini. Après avoir cristallisé en une unité historique, il a
continué de changer lentement ou rapidement mais sans interruption. Et c’est à l’historien d’essayer de comprendre ce processus qui vient de très loin, qui a mené à la lente différenciation de chaque communauté humaine, qui s’est prolongé sans discontinuer jusqu’à nos jours, qui continue sous nos yeux et qui se poursuivra après notre mort » (Claudio Sánchez Albornoz, Españoles ante la historia, 234).
CHAPITRE 2 LE MYTHE DES TROIS CULTURES1
Quelle est la véritable identité de l’Espagne ? La question n’a que peu d’intérêt, surtout lorsque les identités régionales ont acquis une importance aussi considérable dans le pays. Durant de nombreuses années, le nationalcatholicisme a ébauché une image pseudo-impériale de l’Espagne qui s’est nourrie de la tradition et du fait avéré que la péninsule Ibérique a débuté à partir du XIe siècle son grand retour dans l’aire culturelle et religieuse latine. Ce phénomène a-t-il été bon ou mauvais ? Chacun est libre d’avoir son avis à ce sujet et de se munir du livre de catéchisme de son choix2. Ces dernières années, cependant, avec la disparition de toute coercition idéologique, la ruée vers le pôle opposé au franquisme ne s’est pas fait attendre. Avant la mort du général Franco, on suivait le modèle historique selon lequel l’« essence éternelle de l’Espagne » devait passer par les « Goths »3 – de la même façon que, dans la France de l’Ancien Régime, légistes et historiens faisaient remonter l’essence de la France « aux Francs »4. Au contraire, à partir de la fin des années 70, la mode s’est déportée vers l’exaltation de faits différentiels exotiques qui permettaient de donner une légitimité à la politique locale de telle ou telle région espagnole, au moins sur le plan historique. En Andalousie, c’est le facteur arabe qui a joué ce rôle. Afin de conforter ces hypothèses, l’on a eu recours à des truismes comme l’idée selon laquelle les Espagnols d’aujourd’hui sont le produit des apports de divers peuples, d’acculturations, d’influences ou de pertes auxquels a été soumis le pays tout entier, en somme, le produit de l’histoire en général. Personne ne nie une telle évidence mais le conflit surgit lorsque l’on tente de définir quels sont les éléments dominants ou majoritaires qui permettent d’expliquer nos goûts, nos comportements, nos
opinions, notre façon de voir le monde, les personnes auxquelles nous nous identifions ou notre conception du groupe humain auquel nous appartenons. C’est avec les voyageurs-écrivains du romantisme et le courant historiographique représenté par Américo Castro que l’on a commencé à créer à partir d’éléments hétérogènes une image qu’il faut au moins critiquer et réviser, sans acharnement mais sans complaisance. L’on est en effet passé en un clin d’œil du tombeau de l’apôtre Jacques le Majeur, de l’épée du Cid et des joyaux de la reine catholique aux jets d’eau du Généralife, à la fleur de nard et à la cohabitation pacifique entre les trois cultures au sein d’une Espagne médiévale tout aussi imaginaire que celle qui était défendue par les tenants du national-catholicisme. On a, au passage, éliminé tout ce qui était antérieur à cette nouvelle réalité en raison de son caractère condamnable. On est passé d’une série de mythes fondateurs à une autre sans solution de continuité et en employant les mêmes mécanismes dénués de recul critique. Au moins l’ancienne vision de l’Espagne avait-elle l’avantage de se fonder sur des faits plus solides qui, en raison de leur évidence, sont souvent oubliés ou remisés dans un coin. Que cela nous plaise ou non, la péninsule Ibérique est un territoire dont les habitants réaffirment depuis le XIe siècle leur appartenance au monde européen, dont les racines culturelles et linguistiques sont très majoritairement néolatines et dont la religion dominante est, historiquement parlant, le christianisme. Ces caractéristiques n’ont jamais été totalement effacées et ont largement prédominé depuis le Moyen Âge. Il ne s’agit pas de prôner, à l’image (dit-on) de Sánchez Albornoz, l’idée d’une Espagne éternelle mais bien de poser le problème dans des termes moins grandioses et exceptionnels. Les phénomènes sociaux qui se sont produits en Espagne ne diffèrent pas beaucoup, ni dans le fond, ni dans la forme, de ceux que l’on peut retrouver sous d’autres latitudes en Europe, en Afrique ou en Asie, en dépit des nombreuses nuances qui expliquent notre culture et notre société. Paradoxalement, Américo Castro et Sánchez Albornoz tombent d’accord, en suivant pourtant des chemins opposés, sur le caractère spécifique de l’histoire espagnole et de tout le pays. La symbiose défendue par l’un et l’antibiose exposée par l’autre tournent le dos à des phénomènes que l’on retrouve cependant dans différentes régions et à différentes époques sur toute la planète. Les recherches minutieuses de Sánchez Albornoz sont
contrebalancées par les assertions de Castro, telles que : « En Espagne (dans la véritable Espagne, pas dans celle qu’ont inventée les chroniqueurs) »5 ; « tout cela accrédite l’idée selon laquelle la vie des Espagnols est unique en son genre ; superbement unique, à mon sens »6. La véritable Espagne est alors évidemment celle que suggère l’auteur, univoque dans sa réalité et ses interprétations. En dehors d’elle, il n’existe que l’erreur. C’est ainsi que s’impose l’idée répétée jusqu’à la nausée du caractère singulier et paradisiaque d’un lieu à nul autre pareil où la tolérance, le raffinement littéraire et la cohabitation sans faille permettent de justifier les revendications les plus insensées ou, sous prétexte d’ouverture à toutes les ethnies, langues et religions7, servent à ignorer la réalité actuelle, souvent plus prosaïque et moins suggestive. C’est aussi de cette manière que se répand la thèse selon laquelle l’Espagne musulmane puis, en partie, l’Espagne chrétienne ont été un paradis prolifique. Des ouvrages comme La España árabe. Legado de un paraíso8 se multiplient sous la plume de journalistes, d’essayistes et d’écrivains de toutes natures (Antonio Gala, pour ne citer que lui, parle de l’Andalousie comme d’un « paradis perdu »9). Lorsque des faits historiques vérifiés sont régulièrement rappelés par les spécialistes de la période et viennent démolir les représentations édulcorées de ces auteurs propagandistes ceux-ci ne se découragent pas pour autant. Rares sont les Espagnols qui prennent le temps de lire directement les chroniques anciennes, les recueils de poèmes, les anthologies de proverbes, sans parler des actes notariaux ou des libros de repartimientos, autant de sources de première main dont nous disposons mais que nous méprisons car nous sommes habitués à lire par procuration Les approches les plus sérieuses et les plus objectives sont cantonnées au domaine toujours moins important des spécialistes. À peine est-il évoqué que ledit domaine suscite des réactions épidermiques chez les zélateurs de la « bonne nouvelle », généralement bien relayés par les médias. Ce phénomène touche aussi d’autres pays comme le Portugal ou le continent africain, qui ont subi le poids de clichés comparables et de distorsions plus ou moins voulues et répétées au cours des siècles par les voyageurs et éditeurs européens10. Mais l’Espagne tout entière est, bien entendu, particulièrement sujette à ces déformations. On y cherche et on y trouve bien souvent le mystère, l’ensorcellement, la couleur locale, le charme,
l’exotisme, le pittoresque, etc. Ainsi Prosper Mérimée en vient-il à dédaigner la majeure partie de l’architecture espagnole, parce qu’il l’estime « trop proche de la sienne ». Parfois l’origine de ces distorsions se trouve dans d’anciennes idées scientifiques erronées qui, commodément reprises à notre époque, donnent l’occasion aux observateurs les plus superficiels de faire quelques plaisanteries ou bons mots. C’est le cas de la vieille croyance, jadis répandue dans toute l’Europe, qui voulait que le lait maternel transmette des caractères, des caractéristiques culturelles et même la confession religieuse, raison pour laquelle on évitait autrefois d’avoir recours à des nourrices morisques ou converses d’origine juive, au grand bénéfice des nourrices venues de Santander11, des Asturies ou de Galice12. Le recours systématique à des concepts, des conflits ou des approches de notre époque afin de comprendre le passé a entraîné de graves erreurs d’appréciation, aussi bien chez des chercheurs sérieux13 que chez de simples vulgarisateurs. Les uns et les autres rivalisent dans l’idéalisation d’un passé qu’ils connaissent finalement mal. Américo Castro est généralement la principale source à laquelle s’abreuve ce révisionnisme dogmatique, en particulier son ouvrage La realidad histórica de España. Ils considèrent ce livre comme une nouvelle Bible au lieu d’y voir un support pour de futures discussions et critiques, confondant ainsi le rejet de l’idéologie nationale-catholique avec la condamnation en bloc de toutes les réalités historiques sur lesquelles elle s’appuyait. La postmodernité aliénée et heureuse de l’être cherche à éliminer tout ce qui ne lui ressemble pas. Dès lors les professions de foi les plus difficiles à soutenir se transforment en affirmations péremptoires et seuls quelques historiens étrangers, peu suspects par ailleurs d’être des défenseurs de l’impérialisme de Philippe II (tels Fernand Braudel, Henry Kamen, Joseph Pérez, John Elliott, Henri Lapeyre) semblent être à même de proposer des données et des idées sérieuses et d’en appeller au calme. Sans doute parviennent-ils à se montrer objectifs parce qu’ils ne sont pas espagnols et qu’ils ne souffrent pas de notre complexe d’infériorité ou de notre besoin constant d’autodénigrement si souvent réclamé par Castro lui-même. Il ne s’agit pas de faire l’inventaire ou de résumer les exagérations d’Américo Castro. Établir une telle liste pour en réfuter chacun des éléments serait trop fastidieux. Nombreux sont les historiens espagnols et étrangers qui ont fourni une documentation plus que suffisante pour mettre à mal l’invraisemblable affirmation, tant de fois répétée par Castro, selon laquelle les Espagnols
auraient historiquement rejeté le commerce, le travail manuel, l’artisanat, l’agriculture, la pensée, la culture, la curiosité intellectuelle, etc. Selon cette théorie extravagante, seuls les Juifs et les marranes auraient cultivé de telles disciplines et auraient fait preuve de telles qualités. Castro conclut même de manière catégorique : « Il n’y a eu [en Espagne] aucune activité scientifique originale et valable par elle-même »14. Et lorsqu’un exemple ne confirme pas sa thèse15, comme le cas de Pascual Madoz16, qu’il cite d’ailleurs lui-même, il évacue la contradiction en qualifiant simplement cette personnalité de « surprenante ». Il agit ainsi, et sans la moindre gêne, dans tous les domaines. Mais les faits sont têtus. Pour ne citer qu’un seul exemple, comme l’a démontré l’historien Henri Lapeyre même dans la région de Valence, qui était celle qui abritait le plus de Morisques, l’agriculture irriguée, les industries urbaines et le commerce à grande échelle étaient majoritairement entre les mains des vieux chrétiens. Quant aux apports espagnols à la cosmographie et à la géographie, motivés par les grandes découvertes, ils ont été décisifs dans la connaissance de la globalité de la planète. On peut citer à ce sujet la carte de Juan de la Cosa, qui date de 1500. L’historien Julián Juderías a donné par le passé la copieuse liste des savants espagnols qui ont fait progresser diverses disciplines (comme la philosophie, la médecine, la botanique, la linguistique ou la mécanique), même si cette liste est bien souvent superbement ignorée. La perplexité que suscitent Américo Castro et ses épigones est des plus grandes : qui a donc édifié tous nos bâtiments depuis le Moyen Âge ? Ne s’agissait-il que de maçons morisques ou mudéjars ? Quel est le pourcentage de Mudéjars véritables qui ont réellement participé aux constructions d’architecture mudéjare ? Des peintres ou sculpteurs cryptomusulmans inexistants auraient-ils réalisé toutes nos toiles et toutes nos statues ? L’immense littérature du Siècle d’Or serait-elle l’œuvre de convers dans sa totalité ? Sainte Thérèse d’Ávila, Mateo Alemán ou Rojas Zorrilla, dont les origines juives sont bien connues, n’auraient-ils pas été de bons chrétiens ? D’où les disciples d’Américo Castro sortent-ils l’idée que Cervantes était pro-arabe ? Pour quelles raisons aurait-il eu de la sympathie pour une société qui l’avait retenu prisonnier à Alger dans des conditions particulièrement difficiles ? Ne serait-on pas finalement en train de mélanger les insuffisances, scléroses et stagnations caractéristiques de l’Espagne de la deuxième moitié du XVIIe siècle avec les décennies et les siècles antérieurs, au
cours desquels la force et la vigueur du pays tout entier ont favorisé des entreprises colossales comme l’exploration, la conquête et la colonisation de l’Amérique et du Pacifique ? Cet effort gigantesque ne s’est-il pas produit après l’expulsion des Juifs ? Le poids d’un tel exploit n’a-t-il pas reposé dans sa majorité sur les épaules de la Castille, cette Couronne dont le territoire s’étendait du cap de l’Estaca de Bares17 à Carthagène18 et de Fontarrabie à Gibraltar19 ? Comment peut-on oublier que la décadence culturelle, militaire et scientifique de l’Espagne est davantage liée à des facteurs économiques qu’à l’exil d’une minorité donnée ? Ne peut-on pas dire que le dépeuplement causé par les épidémies de peste, l’émigration, les guerres et la politique hégémonique en Europe (avec ses impôts et taxes délirants) ont été davantage responsables de l’effondrement économique que le départ de Morisques très minoritaires entre 1609 et 1614 ? Pourquoi devrions-nous continuer à accepter, dans le silence et l’humilité, que toute déclaration favorable, respectueuse ou simplement nuancée concernant nos ancêtres et leurs actions est synonyme de fascisme ? Quand donc la gauche espagnole la plus fermée, héritière des complexes et des tabous de la Guerre civile, sera-t-elle capable d’assumer notre histoire ou, au moins, de la connaître ? Ne sommes-nous pas devant le cas le plus flagrant de ce que Julián Marías nomme la « fragilité de l’évidence »20 ? Américo Castro proclame, contre les évidences du passé et du présent, « la structure chrétienne, maure et hébraïque fondamentale de la société espagnole »21, attribuant ainsi un caractère sémitique aux Espagnols. Ledit caractère serait, selon l’auteur, à l’origine de notre intransigeance religieuse. Avec ce type d’affirmations, Castro tombe dans une simplification tellement abusive qu’elle pourrait nous porter à croire que l’ensemble du continent européen est de caractère sémitique puisque l’intolérance, les persécutions et les massacres ont été perpétrés avec enthousiasme en Europe aussi bien par les catholiques que par les protestants durant les guerres de religion, jusqu’aux traités de Westphalie. Il est dangereux de jouer avec les mots car on peut difficilement soutenir que Juifs et Mudéjars (ou marranes et Morisques) constituaient un tout homogène22 avec des objectifs, des réactions et des sentiments identiques. Ils étaient même différents dans leur manière d’entrer en relation avec la majorité chrétienne – adaptation pour les uns, choc frontal pour les autres. Américo Castro multiplie pourtant les assertions
du même acabit : « Ils étaient encore aussi espagnols les uns que les autres à cette époque »23 ; « en 1300, les trois religions espagnoles cohabitent pacifiquement et humainement »24 ; « il est impossible de séparer ce qui a trait aux Espagnols et ce qui a trait aux séfarades »25, etc. Nous laisserons de côté l’idée selon laquelle les habitants de la péninsule Ibérique du XIVe siècle étaient espagnols, alors que même les chrétiens de l’époque ne peuvent recevoir cette appellation qu’avec beaucoup de réserves car ils ne partageaient pas encore l’ensemble de valeurs, la conscience collective consolidée et le projet de vie en commun qui naît seulement vers le XVe siècle. On peut néanmoins reconnaître, comme l’a montré José Antonio Maravall, qu’il existait parmi les royaumes chrétiens une notion d’appartenance géographique à la péninsule Ibérique et des différences très nettes avec les autres Européens en matière de droit, de coutumes ou de vie quotidienne. Toute la mythologie conservatrice emboite le pas de Sánchez Albornoz lorsqu’il fait des personnages de l’histoire romaine (Sénèque, Trajan, Columelle) ou pré-romaine (Viriathe le « Lusitanien ») des Espagnols à part entière afin de forger un passé national le plus ancien possible. Mais Américo Castro, son adversaire de toujours, l’imite avec ferveur bien qu’il n’admette pas, en toute logique, les « bergers lusitaniens », les Romains ou les Wisigoths dans sa classification des Espagnols. Il est néanmoins tout aussi incohérent d’inclure saint Isidore de Séville qu’Ibn Hazm ou Maïmonide26 dans le peuple espagnol alors qu’ils appartenaient à des cultures bien différentes de la nôtre (et en avaient d’ailleurs conscience). Ces cultures étaient même parfois opposées au germe de notre identité commune (l’Hispanie médiévale chrétienne), constituée à partir d’un long processus d’unification et de développement.
Il nous faut encore souligner ici, en raison de son intérêt, l’une des thèses favorites de Castro et de ses disciples, tant défendue dès lors qu’il s’agit de s’épancher sur les trois cultures. Il s’agit de la cohabitation pacifique et humaine supposée de trois langues, de trois cultures et de trois religions. Ces dernières années, on entend de plus en plus souvent (et même jusqu’à la nausée) cette ritournelle stéréotypée chez des gens dont la connaissance du
Moyen Âge ou des sociétés arabe et juive est pour le moins douteuse. La « fragilité de l’évidence » dont parlait Julián Marías réapparaît alors comme si de rien n’était et il semble que des expériences contemporaines (comme le Liban, la Turquie ou la Yougoslavie) ne suffisent pas à nous montrer le caractère imaginaire de cette cohabitation fraternelle et amicale entre ethnies, religions et cultures. Pour résoudre la contradiction entre les faits et les vœux pieux, il est évidemment commode de diaboliser et de condamner en bloc l’une des parties en présence. Ce panorama de tolérance exquise dans l’hispanie musulmane (le terme même de tolérance montrant que celui qui tolère l’autre lui est supérieur), de coopération et d’amitié joyeuse entre communautés vole en éclats dès que nous commençons à lire des textes d’époque. Apparaît alors devant nos yeux un système d’isolement entre groupes, de contacts superficiels uniquement motivés par des besoins immédiats et de haines réciproques et constantes dès les périodes les plus éloignées (c’est-à-dire depuis le VIIIe siècle, celui de la conquête islamique de la péninsule Ibérique). L’on a donc affaire à un régime plus proche, mutatis mutandis, de l’apartheid sud-africain que de l’Arcadie idyllique inventée par Américo Castro. Le pouvoir dominant (d’abord musulman, ensuite chrétien) a consciencieusement opprimé les minorités et, plus globalement, les populations soumises. Mais il s’agit d’un aspect dérangeant de la question qu’Américo Castro évacue par les mêmes procédés qui seront utilisés à la fin du XXe siècle dans le cas yougoslave : tout vient de la noirceur d’âme inexplicable des « chrétiens », des « Castillans » ou des « Almoravides ». De tels raccourcis évitent d’avoir à aborder les racines du problème, ce qui nécessiterait un effort considérable, ou encore d’avoir à affronter l’énorme difficulté d’inculquer à des populations entières le respect de l’autre, le rejet de la marginalisation et de l’auto-marginalisation de communautés, le dépassement des préjugés, des tabous et des peurs apparus au fil des siècles pour des raisons concrètes (les affrontements et les abus de part et d’autre) et qui subsistent dans la conscience et la mémoire collectives de manière diffuse mais évidente. Mais encore faut-il, pour parvenir à de tels objectifs, le vouloir réellement. L’affirmation naïve d’Arnold Joseph Toynbee27 selon laquelle les Arabes et les musulmans sont libres de toute propension raciste ne supporte pas davantage la moindre confrontation avec les faits. La littérature arabe est, à ce
sujet, une source inépuisable d’exemples, depuis les nombreuses généalogies arabes imaginaires qui doivent permettre de grimper dans l’échelle sociale28 jusqu’à la difficulté de parvenir à des mariages mixtes entre les populations soumises et islamisées d’une part et des femmes arabes d’autre part29 en passant par l’interdiction des alliances matrimoniales entre musulmans et musrikíes (« païens »)30. Le très riche répertoire des contes nord-africains nous renseigne sur les continuels affrontements entre ethnies pourtant toutes de confession musulmane : entre Arabes et Kabyles (qui font partie du groupe berbère)31, entre Marocains et Algériens32, etc. Ces conflits reflètent les haines, les préjugés transmis de génération en génération et l’attribution à l’adversaire (ou au voisin) de tous les défauts possibles et imaginables. Par ailleurs, non seulement les non musulmans d’al-Andalus étaient « considérés étrangers à la société dans son ensemble »33, mais le jurisconsulte alWansarisi refuse même aux musulmans la possibilité de rester en territoire chrétien, notamment parce qu’ils pourraient encourir le risque des mariages mixtes34. Bien que l’Islam ne proclame en théorie la supériorité intrinsèque d’aucune race et qu’il n’y a pas pour lui a priori d’opposition aux alliances interraciales, ce principe contredit dans la pratique par le recours au concept de kafa’a, qui exige que les futurs mariés appartiennent à la même couche sociale. Comme il est accepté également, de manière tacite, qu’un homme non arabe ne peut en aucun cas être l’égal d’une femme arabe35, le tuteur de cette dernière (l’omniprésent wali) doit l’empêcher de se laisser guider par son esprit faible et de se marier contre ses propres intérêts. C’est du moins ce que prévoit la jurisprudence islamique. Le cas de l’homme arabe est bien différent puisqu’il peut épouser des femmes de n’importe quelle ethnie (y compris des noires) car sa condition masculine lui garantit une supériorité qui évitera par exemple que ses enfants adoptent une autre religion que l’islam.
Cela étant, la principale pierre d’achoppement concernant les comportements raciaux tourne, comme dans d’autres sociétés, autour des noirs. Les discours fondés sur un racisme biologique pur que l’on retrouve chez Henry Morton Stanley36, Domingo Badía (plus connu sous le nom d’AliBey)37 ou Richard Francis Burton38 existent aussi parmi les Arabes, chez qui
ils se mêlent en outre à des préjugés culturels ou religieux. D’une part, ils reprennent les vieux concepts méditerranéens39 quant aux usages étranges des Africains, notamment en matière de libertés sexuelles (offre de la jeune mariée aux invités, possession en commun des fils et des femmes, filiations confondues, rupture de la notion de lignage et, en définitive, sexualité proche des animaux) D’autre part, ils développent leur propre système de préjugés concernant les ethnies dominées après la conquête et l’expansion de l’Islam dans le Centre de l’Afrique, qui sont accompagnés par le trafic d’esclaves. Au début des Mille et une nuits, le roi Sahzaman et son frère Sahriyar subissent l’offense suprême puisque leur épouse respective les trompe avec un noir, c’est-à-dire avec un être appartenant au dernier degré de l’échelle sociale. Dans la même œuvre40, l’épisode du bon noir (qui est aussi un esclave)41 est encore plus révélateur puisqu’après une vie vertueuse, il est récompensé en devenant blanc juste avant de mourir. Bernard Lewis propose un exemple similaire dans l’Épître du pardon d’Abul’Ala al-Ma’arri, datée du XIe siècle, qui mentionne une houri 42qui, avant d’avoir été envoyée au paradis, était noire43. N’oublions pas non plus l’irritation du poète al-Mutanabbi au Xe siècle, lorsqu’il se voit obligé de composer des panégyriques pour le vizir Kafur (qui est à la fois noir et eunuque), qui représente l’antithèse de la virilité et de l’honneur prônés par les Bédouins. De la même façon, plusieurs poètes noirs ont manifesté en arabe leur tristesse, leur rancœur, leur autodénigrement et, en définitive, l’acceptation de leur statut d’infériorité car ils étaient originaires d’Afrique subsaharienne44. L’opinion négative que Sa’id al-Andalusi (1029-1070), mort à Tolède, exprime concernant les noirs dans l’ouvrage Kitab Tabaqat al-umam (Le Livre des catégories des nations)45 contraste fortement avec Titres de gloire des Noirs sur les Blancs, œuvre dans laquelle al-Jahiz prend leur défense46. Al-Jahiz nie en effet tous les défauts qui sont généralement attribués aux noirs (désordre, imprévision, inconstance, saleté, caractère bestial, etc.) mais le ton de l’opuscule est tellement exagéré et moqueur qu’il semble être une parodie des écrivains et polémistes shu’ubis, toujours très critiques à l’égard des Arabes. Cette caractéristique amoindrit la portée d’une véritable défense des noirs, d’autant qu’al-Jahiz en a lui-même une conception nettement moins flatteuse dans d’autres travaux47. Des témoignages semblables abondent chez de nombreux autres auteurs, depuis al-Maydani dans ses
Proverbes arabes (« Tout comme le noir qui vole lorsqu’il a faim et fornique lorsqu’il est repu »48) jusqu’à Ibn Battûta, qui représente parfaitement la vision des voyageurs arabes en Afrique orientale49. Cet écrivain originaire de Tanger ne nous épargne aucune critique impitoyable concernant l’Afrique orientale50 ou occidentale51, bien que ses commentaires dépréciatifs à l’égard des noirs soient plutôt d’ordre culturel : la nudité des femmes, les manifestations humiliantes face à leurs roitelets (se verser de la poussière sur la tête, frapper le sol avec les coudes, s’agenouiller52), l’habillement sommaire, la façon de manger, etc. De façon générale, ces considérations pointent l’ignorance, la lâcheté, la puérilité et la stupidité des noirs, tout comme ce que l’on peut retrouver dans les nombreux contes du Sahara occidental53. L’esclavage (qui a été aboli souvent plus récemment qu’on ne le pense dans ces contrées) et le statut d’infériorité des personnes à la peau noire trouvent dans ces contes plusieurs justifications : la tromperie consubstantielle aux gens originaires d’Afrique subsaharienne, leur passion pour la magie noire (ce qui est une accusation souvent lancée contre des populations dominées), leur caractère obtus ou leur inclination à voler de nuit et par la ruse (et non pas de jour et par la force, comme le ferait tout Bédouin qui se respecte)54.
Il est difficile d’estimer à quel point certaines idées scientifiques erronées du passé continuent à peser dans l’imaginaire collectif. C’est le cas de la croyance selon laquelle la couleur noire serait due à des brûlures causées par la chaleur ou à un séjour trop long du fœtus dans l’utérus. Les noirs sortiraient donc du ventre maternel « noirs, sombres, nauséabonds, pestilentiels, avec les cheveux crépus, des membres disproportionnés, des pensées courtes et des passions basses »55. L’influence supposée de l’environnement physique sur les races était monnaie courante chez les penseurs et les proto-anthropologues occidentaux, comme Jean-Jacques Rousseau ou les premiers spécialistes américains (Samuel Stanhope Smith, Hunter, etc.)56 Elle pèse toujours aujourd’hui de manière diffuse dans certains articles de vulgarisation pseudo-scientifique. Il n’est pas non plus évident de mesurer la profondeur du choc entre l’Islam et la chrétienté européenne (qu’elle soit byzantine ou occidentale)
après de nombreux siècles de rivalité entre deux confessions rivales, deux cultures opposées et deux adversaires aux dimensions universelles. Nous pouvons dans tous les cas déceler de manière systématique une grande fermeture d’esprit et un comportement victimaire notamment liés au fait que plusieurs pays européens ont colonisé de diverses manières les pays musulmans de la Méditerranée. La façon dont les Arabes considèrent les Européens ne saurait de toute façon être comprise selon des critères raciaux, car les Occidentaux ne sont ni des noirs, ni des Slaves. En réalité, dans le monde arabe, le phénomène raciste se fonde davantage sur des aspects culturels, religieux ou même économiques que sur des facteurs biologiques. C’est ce qui explique la confusion permanente et généralisée dans l’utilisation de termes comme « race », « racisme », etc. Américo Castro lui-même57 utilise le mot « race » dans le sens de « communauté » ou « ethnie » et, de manière générale, il ne semble pas qu’il y ait eu dans l’Hispanie médiévale de graves conflits raciaux tels que nous les comprenons à notre époque. La différenciation ethnique entre Arabes et Berbères (et, au sein de ces ethnies, entre tribus), qui a donné lieu à d’innombrables affrontements politiques, n’avait aucune racine biologique (pas plus que religieuse). Il s’agissait davantage de rivalités entre groupes qui trouvaient dans leurs origines des motifs de résistance face aux autres forces en présence. Le phénotype moyen des habitants de la péninsule Ibérique s’est définitivement stabilisé depuis l’époque romaine, sans que l’arrivée de 30 000 (selon Sánchez Albornoz) ou de 50 000 (selon Guichard) musulmans ait pu substantiellement en modifier la composition raciale. Cette situation a perduré jusqu’à la fin de la domination et de la présence musulmanes, au XVIe siècle, ainsi que le montre Caro Baroja58 : « jusqu’en 1550 ou 1560, il n’y avait pas de grande différence raciale à établir entre les Morisques et les vieux chrétiens dans de nombreux villages de la région de Grenade, Almería ou Murcie. La distinction entre les uns et les autres était de type social et non pas biologique. On séparait les gens simplement en prenant en compte le lignage masculin et la religion du père. C’est ainsi qu’un vieux chrétien, qui était hidalgo de surcroît, pouvait être et était de fait bien souvent le fils et le petitfils d’une Morisque ». Sánchez Albornoz va dans le même sens lorsqu’il propose une galerie de portraits des princes omeyyades dans La España musulmana59. Y figurent de
nombreux personnages blonds, des bruns et même certains roux, toujours dans le cadre des caractéristiques physiques générales de la péninsule Ibérique à l’époque. Certains Arabes se réclamaient certes de la tribu des Quraychites, à laquelle appartenait Mahomet 3, et cherchaient ainsi à apparaître comme les meilleurs des Arabes (et donc les meilleurs êtres humains au sein de l’humanité). Cela étant, dans le meilleur des cas, il ne s’agissait que de la manifestation d’un complexe d’infériorité et d’une volonté de s’attribuer un rang social important mais cette prétention n’avait aucun fondement sérieux. Cette volonté de descendre des Arabes purs (comme les Espagnols voulaient descendre des Goths ou les Français, des Francs) explique en revanche le fait que même des personnalités du tardif Royaume de Grenade affirmaient encore avoir pour ancêtres les conquérants du VIIIe siècle. Ibn Hazm (994-1064) avait pourtant constaté dans la Yamhara le nombre réduit de lignages arabes installés en péninsule Ibérique ainsi que le caractère dispersé et limité de ces lignées au IXe siècle (il en signale l’existence de 73). Au XXe siècle, l’arabiste Elías Terés a élevé ce chiffre à 86 en prenant en compte non seulement les travaux d’Ibn Hazm mais aussi ceux d’Ibn Sa’id (XIIIe siècle) et ceux d’al-Maqqari (XVIIe siècle)60. Mais quoi qu’il en soit, l’apport racial arabe a été très faible.
Les Juifs n’étaient pas non plus très nombreux, ni dans l’Espagne chrétienne, ni dans al-Andalus. Ils formaient des communautés très soudées et fermées, généralement haut placées dans la hiérarchie économique mais jamais très larges. Au XIe siècle, le nombre maximal de Juifs en Espagne, selon les données fournies par l’historien Eliyahu Ashtor, atteint les 50 000 personnes, encore qu’Isaac Baer estime qu’ils étaient moins nombreux. Le grand apport idéologique des Hébreux, qui remonte à bien avant l’Espagne médiévale, est le concept de « peuple élu », qui implique que le sang est décisif lorsqu’il s’agit de déterminer l’appartenance au groupe et les droits qui en découlent61. Le Deutéronome 62établit que les bâtards, les Ammonites63 et les Moabites64 devront être exclus de la maison de Dieu et exige des Israélites qu’ils refusent d’offrir leurs fils et leurs filles en mariage aux habitants d’autres royaumes. La race sacrée ne doit pas être souillée par le métissage avec d’autres ethnies, selon le Livre d’Esdras. Le concept de
pureté raciale est donc ancré dans la tradition biblique. Avec le passage du temps, cette notion s’est retournée contre les Juifs eux-mêmes, ce qui ne les a pas empêchés d’alimenter une attitude endogamique durant des millénaires afin d’assurer la survie de leur groupe. C’est pourquoi l’on trouve de nombreux signes d’hostilité envers les chrétiens et les musulmans (qui ne manquaient pas de leur rendre la pareille) dans la littérature hispanohébraïque65. Dans son Meguil-lat ha-Megal-lé (1129), Abraham bar Hiyya, qui évoque les signes de rédemption imminente et les événements liés aux croisés et aux Turcs en Palestine, montre une grande animosité à l’égard des Arabes et des Francs, même si ce sont les chrétiens qui sont le plus visés66. Dans l’Espagne dominée par les chrétiens, on compte aussi bon nombre de polémiques, de satires acharnées et de pamphlets contre les musulmans de la part des Hébreux. C’est le cas de la dispute d’Antón de Montoro (qui était marrane) avec Román Comendador (qui était mudéjar)67.
En tant qu’héritier idéologique du judaïsme et du christianisme, l’islam indique très clairement dès l’époque de rédaction du Coran quelle est l’attitude que le fidèle doit suivre face aux chrétiens et aux Juifs. C’est ce qui invalide les professions de foi d’Américo Castro concernant la cohabitation pacifique entre religions : « la doctrine coranique de la tolérance »68, « le Coran, fruit du syncrétisme religieux, était un monument de tolérance […] et, à de rares exceptions près, la tolérance était de mise dans tout le monde musulman »69, etc. Prenant la suite d’Américo Castro et de ses épigones, Luce López-Baralt70 n’hésite pas à déclarer avec candeur : « Castro entrevoit aussi des signes de la tolérance religieuse musulmane, qui prend ses racines dans le Coran, dans les œuvres d’Alphonse X (en particulier dans les Siete Partidas, très équilibrées à ce sujet) », « Une première analyse du Moyen Âge espagnol nous permet de découvrir un étonnant monde de tolérance entre castes, en dépit des guerres liées à la Reconquête, des troubles et des persécutions sporadiques », etc. On peut se demander, au vu des explications surréalistes données par cette spécialiste portoricaine, si elle a bien lu les chapitres consacrés aux Mudéjars et aux Juifs dans les Siete Partidas ou si elle connaît les persécutions religieuses fréquentes, nourries et sanglantes, la destruction des livres des hérétiques, la marginalisation constante dont ont souffert au sein du monde islamique les chiites, les Kharidjites, les
mutazilites, etc. de la part des sunnites (et vice-versa). Il est douteux qu’elle n’ait pas eu connaissance de tels phénomènes et il est plus probable que, à l’instar d’Américo Castro, elle s’en serve comme d’exceptions bien utiles ou d’anomalies qui viennent confirmer une règle générale. Le problème (que tous éludent largement) est pourtant le suivant : la base même de l’islam (c’est-à-dire le Coran) comporte des exigences et des commandements dont le sens ne peut être plus clair, d’autant plus qu’il s’agit de la parole de Dieu, incréée et éternelle. Aucun bon musulman ne pourrait se permettre d’y contrevenir sans en payer le prix au sein de sa communauté. On peut ainsi lire dans le livre sacré : « Croyants ! Ne vous liez pas d’amitié avec les Juifs ou les chrétiens ! Ils sont amis entre eux. Toute personne qui, parmi vous, deviendra ami avec l’un d’entre eux deviendra l’un deux. Dieu ne guide pas les peuples impies » (Coran, 5 ; 56) ; « Combattez tous ceux qui ont reçu l’Écriture et ne croient ni en Dieu, ni dans le dernier jour ; tous ceux qui n’interdisent pas ce que Dieu et Son Envoyé ont interdit ; tous ceux qui ne pratiquent pas la véritable religion, jusqu’à ce qu’ils soient humiliés et vous payent directement un tribu » (Coran, 9, 29). Ces références permettent de comprendre la terrible opinion que les musulmans avaient de ceux qui, parmi eux, acceptaient des services, l’amitié ou toute forme de relation avec les Juifs et les chrétiens. Les mémoires d’Abd Allah de Grenade71 reflètent le mécontentement et la haine contre ceux qui, comme un petit-fils d’Almanzor, tolèrent d’être servis à la guerre par des Catalans, et contre les Juifs, en particulier contre le vizir José Ben Nagrela, finalement assassiné par la foule. Les habituels clichés anti-judaïques (avarice, immoralité, mesquinerie, duplicité, trahison) se retrouvent dans l’œuvre d’Abd Allah de Grenade, qui accuse notamment ledit vizir d’inciter ses hôtes à boire et à commettre des actes immoraux. Il n’utilise d’ailleurs pas son nom et le désigne systématiquement sous le surnom de « porc »72. Le Traité d’Ibn ‘Abdun (XIIe siècle)73 n’est pas en reste : il compare Juifs et chrétiens aux lépreux, aux crapules et, de façon générale, à tous ceux qui mènent une vie peu honorable. Il prescrit leur isolement en raison de leur nature contagieuse. Grâce à ce magistrat, les Sévillans du XIIe siècle savaient que « nul Juif ne doit sacrifier de bête pour un musulman »74 ; que « l’on ne doit pas vendre les vêtements des lépreux, des Juifs, des chrétiens ou des libertins »75 ; que « l’on ne devra pas accepter qu’un seul receveur des
impôts, s’il est juif ou chrétien, ne porte les vêtements d’une personne honorable, de faqīh ou d’homme de bien »76 ; que « l’on ne doit pas vendre à des Juifs ou à des chrétiens des livres de sciences, car ils les traduisent par la suite et s’en attribuent le mérite à eux et à leurs évêques, traitant ainsi bien mal l’œuvre des musulmans »77 ; qu’un « musulman ne doit pas offrir de massage à un Juif ou à un chrétien, pas plus qu’il ne doit s’occuper de ses déchets ou de ses latrines, car Juifs et chrétiens sont bien plus indiqués pour ces travaux qui correspondent aux gens de basse extraction. Un musulman ne doit pas non plus s’occuper de la monture d’un Juif ou d’un chrétien, pas plus qu’il ne doit lui servir de muletier ou maintenir en place ses étriers. Si vous apprenez qu’un musulman agit de la sorte, réprimandez-le »78. Cette constante attitude de rejet des Juifs pousse les musulmans, même lorsqu’ils ont perdu le pouvoir, à se prémunir de toute domination des Juifs à leur égard. Ainsi prennent-ils bien soin de faire inclure dans les capitulations de Grenade, signées par Boabdil et les Rois catholiques, une clause qui les mette à l’abri de cette éventualité : « Que leurs Altesses ne permettent pas que les Juifs aient la faculté de commander aux Maures ou de lever quelque impôt que ce soit »79. Le mépris à l’égard des Juifs et les discriminations qui en découlent sont monnaie courante dans la littérature arabe bien que nous ne puissions pas ici accumuler de trop nombreux exemples. C’est ce que nous montrent Ibn Battûta ou Léon l’Africain80 et leurs récits et descriptions sont en accord avec ceux d’autres auteurs étrangers, comme Ali-Bey81 ou Jean Potocki82, qui évoquent les réalités du Maroc à la fin du XVIIIe siècle. Ces derniers mentionnent ainsi l’interdiction faite aux Juifs de monter à dos de mule dans une ville musulmane (car ils seraient alors placés au-dessus des musulmans) ou encore l’interdiction d’entrer dans la ville de Fès à moins de s’être déchaussés en signe de soumission.
Le puritanisme est un mal qui affecte presque toutes les religions et les amène à interférer dans la vie quotidienne (et même dans la vie privée) de leurs adeptes. Pourtant, l’existence dans nos cultures, à des époques heureusement dépassées, d’excès de la part de la collectivité ou (ce qui est encore pire) de la hiérarchie religieuse sur les individus ne justifie en rien les abus commis par d’autres religions, surtout si leurs fidèles en souffrent
toujours à l’heure actuelle. L’islam contemporain s’obstine d’ailleurs à reproduire des conduites, à tenir compte de sentences religieuses et à appliquer des notions ou des châtiments fort heureusement abandonnés dans le monde occidental. L’amusant calcul selon lequel 3,7 millions de péchés seraient chaque jour commis dans les minibus de Téhéran83 pourrait n’être qu’une anecdote divertissante84 s’il n’existait pas par ailleurs une surveillance étroite, une intervention dans la vie privée et une répression liée à des actes personnels et intimes. L’introduction de la voie juridique malikite en al-Andalus85 à l’époque d’Al-Hakam Ier (c’est-à-dire dans le siècle qui suit la conquête musulmane de la péninsule Ibérique) a dans une grande mesure contribué à configurer une société fermée dans laquelle les fuqahā’, muftis et cadis exerçaient un contrôle étroit sur la population, qu’elle soit musulmane ou infidèle. Certes, les nécessités politiques ou économiques, les distances parfois importantes et les difficultés de communication imposaient fréquemment une attitude plus arrangeante, voire la simple ignorance à l’égard d’actions que l’on tenait pour des crimes intolérables dans les centres de pouvoir. Mais les faits documentés contredisent l’interminable litanie des chants à la tolérance et à la compréhension aimable qui ont prétendument régné dans al-Andalus86 Les textes d’Ibn ‘Abdun87 ou al-Wansarisi88 illustrent bien au contraire l’interdiction de lire ou de réciter de la poésie ou des macamas à l’intérieur des mosquées, l’interdiction d’y interpréter de la musique89 ou encore les tentatives de la supprimer totalement. Ils exhortent90 aussi les verriers et les potiers à ne pas fabriquer de carafe à vin, même si la réalité sociale et économique a fini par s’imposer à ces professions. L’arabiste Emilio García Gómez énumère d’ailleurs une grande variété de termes pour désigner divers breuvages91 connus dans le monde musulman et nous savons que l’on consommait de l’alcool dans les lieux de mauvaise vie (les tavernes, auberges, lupanars, etc.). La vigne était cultivée dans le monde musulman et le vin était commercialisé à une échelle importante92, en dépit des préceptes formulés par Ibn ‘Abdun contre les marchands d’alcool93 La peine de mort prescrite contre tous ceux qui insultent Dieu ou le Prophète94 peut se comprendre dans le cadre des règles générales de l’époque. En revanche, que l’on applique le même châtiment par lynchage à quiconque entrait dans une mosquée sans avoir ôté ses chaussures est un peu plus
difficile à admettre95. De la même façon, on saisit mal pourquoi il fallait harceler les « jeunes et les commerçants »96 afin qu’ils ne se soustraient pas aux traditionnelles prières coraniques. Il est aussi surprenant que la riche production littéraire d’al-Andalus ait aussi dû souffrir de nombreuses destructions et de nombreux autodafés, et ce à toutes les époques – songeons à Almanzor au Xe siècle97, ou encore à des victimes comme Ibn Hazm au XIe siècle98 ou Ibn al-Khatib99 dans la Grenade du XIVe siècle. Tous ces exemples d’intolérance n’ont rien à voir avec les Almoravides ou les Almohades, auxquels on a l’habitude d’attribuer de manière exclusive l’intransigeance, en vertu de l’excuse bien commode qui consiste à transférer le problème vers des causes exogènes qui seraient venues troubler le paradis de la concorde. Les procès aboutissant à des peines de mort pour impiété n’ont pas manqué100 tandis que la compréhension à l’égard des minorités soumises n’était pas la règle. L’abondante bibliographie dont nous disposons nous montre certes que d’importantes communautés mozarabes ont survécu à Tolède, Cordoue, Séville ou Mérida. Il est cependant tout aussi vrai qu’au début du XIIe siècle, les chrétiens de Málaga et Grenade ont été déportés en masse vers le Maroc ; que l’on autorisait rarement la construction ou la restauration de nouvelles églises et synagogues101 ; ou que l’on interdisait de faire sonner les cloches102. Ne nous arrêtons pas sur les périodes de persécution ou d’extermination directe des chrétiens – comme lors des massacres de Cordoue, entre 850 et 859, au cours desquels saint Euloge a été décapité, ou à Grenade, au XIIe siècle, lorsque la communauté chrétienne a été anéantie par ‘Abd al-Mumin103. Intéressons-nous plutôt à la pression permanente et subreptice que subissait au quotidien la population chrétienne soumise. L’attitude fondée sur la méfiance, l’insécurité et la haine dont fait preuve Ibn Battûta au XIVe siècle lors d’un séjour à Byzance104 plonge ses racines dans une conception très particulière des relations avec les chrétiens, minorité tantôt supportée en tant que moindre mal, tantôt absorbée ou éliminée mais jamais traitée avec cordialité105. Les églises chrétiennes d’al-Andalus106 ont pu subsister mais une condamnation morale pesait sur elle en permanence comme le montre Ibn ‘Abdun107. Le même auteur demande que l’on oblige les chrétiens à se
circoncire108, alors qu’un siècle auparavant, Ibn Hazm notait : « […] la majeure partie des chrétiens qui vivent aujourd’hui parmi les musulmans sont circoncis »109.
Les facteurs économiques, conjugués à une arabisation lente et déficiente chez les populations vaincues110, ont cependant beaucoup tempéré les phobies antichrétiennes de la majorité musulmane ou en tout cas celles des autorités. Caro Baroja a noté une donnée intéressante : dans la partie méridionale de la péninsule Ibérique, de la Reconquête jusqu’à nos jours, les zones de production viticole et porcine sont les mêmes qu’à l’époque préislamique111, ce qui indique à la fois le caractère favorable du terrain à la présence d’une population chrétienne demandeuse (et soumise à l’impôt). L’intérêt économique de ces populations devait être l’une des causes du ressentiment du peuple (que l’on retrouve dans la Descripción anónima de al-Andalus112) contre Al-Hakam Ier. Ce dernier s’était en effet servi d’un chrétien (appelé « El Conde »113 en espagnol ou Al-Qumis en arabe) pour prélever les taxes. À sa condition religieuse s’est ajoutée la propension des percepteurs à tous types d’abus, ce qui a poussé l’émir suivant (Abd al-Rahman II) à « ordonner l’exécution du comte chrétien, trésorier et percepteur de son état, qui a hérité la charge de son père […], à détruire les murus où l’on vendait du vin et les maisons de perdition »114. Cet état d’esprit est bien reflété au XVIe siècle dans l’œuvre de Luis del Mármol Carvajal115, qui rappelle la façon dont les sultans d’Afrique évitaient d’avoir recours à des chrétiens pour mener leurs guerres contre d’autres musulmans par peur de la réaction populaire, un peu comme ce que nous avons vu plus haut avec les Catalans engagés par la Grenade ziride du XIe siècle.
Nous ne nous attarderons pas sur les histoires les plus truculentes, comme celle de l’exhumation du cadavre de l’éternel rebelle Omar ben Hafsun et de son fils, ordonnée par Abd al-Rahman III afin de prouver qu’ils étaient morts dans la foi chrétienne et de pouvoir ainsi les exposer aux railleries des passants. Nous ne nous attarderons pas davantage sur le martyre répété des religieux qui, dans la Grenade nasride (celle-là même qui édifiait les superbes
palais de l’Alhambra), osaient prêcher la foi chrétienne116. Rappelons cependant l’immixtion directe, l’oppression constante dont souffrait une minorité écrasée et qui se traduisait par exemple dans l’obligation faite à l’almotacén 117de surveiller les femmes chrétiennes pour qu’elles n’influencent pas les croyances des enfants musulmans118. De la même façon, le pouvoir de l’époque imposait aux minorités une humiliante discrimination en matière d’habillement, aussi bien en territoire chrétien qu’en territoire musulman, dans la péninsule Ibérique comme dans le reste de l’Europe. Une discrimination vestimentaire qui perdurera jusqu’au XIXe siècle dans le cas de l’Afrique du Nord. Lorsque Pierre Martyr d’Anghiera est ambassadeur des Rois catholiques en Égypte, entre 1501 et 1502, il s’intéresse au sort des chrétiens locaux119 et fait preuve lui aussi d’un grand cynisme et d’un manque total de pudeur. Il demande en effet que les musulmans n’agissent pas comme les chrétiens qui, à l’époque, procédaient à des conversions forcées et massives de musulmans à Grenade – et il est soutenu en cela par la puissance militaire et politique que représente l’Espagne de l’époque. Néanmoins, il a le mérite de dévoiler la situation de marginalisation et de sujétion de la minorité copte, qui perdurera jusqu’au protectorat anglais sur le pays. Or précisément, l’un des moyens les plus visibles de discriminer cette minorité était la tenue vestimentaire. AlJabarti en 1801120 et Edward Lane en 1834121 rappellent l’obligation faite aux Coptes de porter du noir ou du marron, les couleurs vives (rouge, blanc, vert) étant réservées aux musulmans. Cette norme vexatoire vient de loin, puisqu’elle remonte à l’Égypte des mamelouks122, dans laquelle on forçait les non musulmans à porter des bottes de couleurs opposées (l’une blanche, l’autre noire)123. La multiplication des fatwas à ce sujet (1419, 1426, 1464) montre que cette règle était violée à de nombreuses reprises, en dépit de la punition encourue par ceux qui étaient en infraction. Le juriste et théologien Al-Wansarisi (1430-1508)124 rappelle pour sa part que le fouet et la prison étaient le châtiment réservé à ceux qui contrevenaient à cette loi, et alAndalus suivait bien sûr les mêmes préceptes. Les capitulations de Grenade (1491) prévoyaient d’ailleurs que les Maures ne seraient pas obligés de porter des signes distinctifs infamants sur les vêtements, contrairement à ce que subissaient leurs frères mudéjars dans la Castille de la fin du XVe siècle. Cette préoccupation est aussi présente dans les chroniques chrétiennes lorsqu’elles
se réfèrent aux musulmans125.
Les lamentables conflits interreligieux qui ravagent encore aujourd’hui le Proche-Orient et qui font de la cohabitation une simple juxtaposition de communautés126 trouvent des antécédents frappants à l’époque d’al-Andalus, où les chrétiens n’étaient pas les seuls à être marginalisés et persécutés. En plein milieu du XIe siècle, par exemple, les Juifs de Grenade ont été la cible d’un massacre au cours duquel est mort José Ben Nagrela. Cette politique a été aussi appliquée par l’Almoravide Youssef ben Tachfine, qui a poussé les Juifs de Lucena à payer un impôt afin de ne pas avoir à se convertir à l’islam, tandis que d’autres représentants de cette confession émigraient vers les royaumes chrétiens du Nord de la péninsule ou vers l’Orient qui était alors plus ouvert127. Les Almohades ont suivi la même voie. Après la prise de Marrakech, ‘Abd al-Mumin a forcé les Juifs à se convertir sous peine de mort et les persécutions se sont reproduites dans la péninsule Ibérique dès l’arrivée des Almohades, au cours des années 1140, notamment à Séville, Cordoue et Grenade. Les pillages, massacres et captures de prisonniers se sont généralisés et ont forcé à l’exil la population hébraïque : « De nombreuses familles juives, dont celle de Maïmonide, ont fui vers l’Orient mais plus nombreuses encore sont celles qui se sont réfugiées dans le Nord de l’Espagne, en territoire chrétien »128. La Grenade nasride n’a fait que poursuivre l’application des normes discriminatoires déjà mentionnées mais avec toutefois une circonstance aggravante. La sensation de faiblesse face aux royaumes chrétiens, qui encerclaient le Royaume, poussait à se radicaliser davantage afin de surmonter le complexe d’enfermement. Ce phénomène a consolidé et même accru la toute-puissance idéologique des fuqahā’ rigoristes. Le triomphe militaire et politique progressif des royaumes chrétiens n’a pas entraîné de substantiels changements dans les comportements de fond mais uniquement une interversion des rôles. La restitution symbolique par Ferdinand III des cloches de la cathédrale de Saint-Jacques-de-Compostelle, qui avaient été emportées à Cordoue par les musulmans en 998129, a résonné comme un coup de semonce et a supposé l’accroissement du prestige de la Castille. Ce haut fait d’armes a été exalté par les écrivains, qui ont exagéré la
terreur que causaient les Castillans auprès des Maures, aussi bien dans le Poema de Fernán González130 que dans le Poema de Alfonso XI131 ou chez Juan de Mena132. Pourtant, dès lors que l’on cherche à dépasser la glorification du fait militaire et la louange plus ou moins fondée, on trouve invariablement des motifs économiques derrière ces hauts faits133. Il était en effet intéressant pour les chrétiens que les musulmans demeurent en péninsule Ibérique pour des motifs purement économiques (ce qui ne fait qu’inverser la situation précédente), au moins tant que les terres nouvellement reconquises n’étaient pas repeuplées par des habitants venus du Nord. Ce processus de repeuplement, entamé au milieu du XIIIe siècle dans la vallée du Guadalquivir, n’a été achevé qu’en 1570 dans les Alpujarras et la région de Grenade. Si l’on en croit le professeur Joaquín Vallvé, ce processus a « signifié l’établissement d’une nouvelle vie sur de vieilles terres et le renouvellement de la propriété, des travailleurs, de la langue, de la religion et même des toponymes »134. La population soumise, en plein déclin démographique et économique, a survécu durant un temps dans les zones rurales et, dans une moindre mesure, dans les villes, où elle s’est consacrée à des activités comme la construction, la domesticité et les petites industries artisanales. L’émigration vers le Nord de l’Afrique et le Royaume de Grenade, prônée aussi bien par les fuqahā’ eux-mêmes (qui ne pouvaient pas supporter l’idée du métissage) que par les conquérants chrétiens, a dépeuplé les quartiers maures, de sorte qu’à l’époque d’Alphonse XI (première moitié du XIVe siècle), ces quartiers avaient disparu dans des communes comme Niebla, Carmona, Jerez de la Frontera, Moguer ou Constantina. Ceux d’Écija et Séville avaient été quant à eux drastiquement réduits135. En 1500, ces chiffres avaient encore considérablement diminué dans six aljamas 136(Palma del Río, Cordoue, Priego de Córdoba, Séville, Écija et Archidona), où l’on ne dénombrait plus que 320 foyers musulmans137, soit presque rien en comparaison de leur présence passée. Les Mudéjars ont été tolérés dans le cadre de la politique ambiguë d’Alphonse X, jusqu’à la révolte de 1264138, puis de plus en plus harcelés par les conquérants chrétiens, les nobles et les ordres militaires, jusqu’à leur disparition totale. Dans tous les cas, ils ont continué de payer des impôts sur leurs terres (almarjal), des taxes individuelles (pecho de los moros) ainsi qu’une dîme sur « le pain, le blé, l’orge et toutes les autres céréales »139. L’expulsion a été le châtiment réservé
aux populations qui se sont rebellés en 1264 tandis que la ségrégation sociale des musulmans est devenue la norme après la Reconquête. C’était ce qu’avaient déjà fait les Almohades avec les Juifs et les chrétiens. Les musulmans ne pouvaient plus rien acheter dans leurs boucheries, on leur interdisait de manger et de boire en compagnie de chrétiens, de leur vendre des aliments ou des épices, d’exercer la profession de médecin, de chirurgien ou d’herboriste ou d’utiliser des noms chrétiens. Plus tard, à partir du XVIe siècle, l’interdiction sera inverse puisqu’ils ne pourront plus porter de noms arabes. Ces nouvelles règles ont été édictées alors que des chrétiens venus du Nord arrivaient en masse, ce qui a entraîné la castillanisation profonde et radicale du Centre et de l’Ouest de l’actuelle Andalousie. L’actuelle prétention de certains spécialistes de la région, qui affirment que ceux qui l’habitent « descendent des Maures » (tout comme les historiens traditionalistes expliquaient que les Espagnols « descendaient des Goths »), relève donc plus d’un folklore illusoire que de la réalité historique. Les excellentes études de Miguel Ángel Ladero Quesada et de Manuel González Jiménez140 permettent de nous épargner la répétition de faits avérés et documentés. On sait qu’à la mort de Ferdinand III, les Royaumes de Jaén et Cordoue étaient déjà repeuplés et c’est pourquoi Alphonse X le Sage a concentré ses efforts de repeuplement autour de la frontière avec le Royaume de Grenade, plus précisément sur des villes moyennes ou grandes, le long d’un axe défensif. Ce ne sont pas seulement des Galiciens, des Asturiens ou des Léonais qui se sont installés mais aussi des Catalans. Ainsi, cent arbalétriers catalans se sont établis à Camas141. La toponymie de Séville nous renseigne d’ailleurs aujourd’hui à ce sujet par la dénomination de ses rues les plus anciennes. Les résultats que présente l’arabiste française Rachel Arié pour l’Est de la péninsule Ibérique (région de Valence, Baléares et Aragon) sont similaires, même si le repeuplement aragonais du Levant a été, du moins au début, plus lent, le pouvoir ayant voulu d’abord freiner le départ de la main d’œuvre mudéjare pour des raisons économiques. Au chapitre des discriminations visibles, que les chrétiens pratiquaient tout comme les musulmans, citons l’interdiction pour les musulmans d’utiliser des vêtements de couleur blanche, rouge ou verte ainsi que des souliers blancs ou dorés édictée par Alphonse X en 1252. Dans le même temps, les femmes musulmanes n’avaient plus le droit de porter des chemises brodées avec un
col doré, argenté ou en soie. Tout contrevenant s’exposait à une amende de trente maravédis. En 1268, le Parlement de Cadix est allé encore plus loin afin d’éviter « de nombreux errements et bien des méfaits », puisqu’il a ordonné que « tous les Juifs et Juives qui vivent dans nos domaines portent un signe distinctif sur leur couvre-chef, de sorte que chacun puisse savoir qui est juif ou juive ». Il a ajouté : « Et à chaque fois qu’un Juif ne porte pas ce signe distinctif, nous ordonnons qu’il écope d’une amende de dix maravédis en pièces d’or ; et s’il n’a pas de quoi les payer, il devra recevoir dix coups de fouet en public »142. Ces dispositions ont été réaffirmées par le Parlement de Toro de 1371143 ainsi que par celui de Palencia en plein XVe siècle, ce dernier ayant même placé les Juifs et les Maures dans le même groupe que les marginaux et les prostituées144. En tant que régente du Royaume de Castille, Catherine de Lancastre145, dispose que les Mudéjars porteront un capuchon jaune ou un signe distinctif en forme de croissant de lune qui sera fait dans un tissu turquoise et placé sur l’épaule droite. L’application effective de ces décrets devait cependant être assez inégale car en 1480, le Parlement a rappelé le caractère obligatoire de ces signes distinctifs. En 1417, le pouvoir avait déjà insisté sur l’interdiction faite aux minorités de vendre des aliments et des médicaments à des chrétiens alors que cette prohibition datait du siècle précédent.
Les hommes se sont adaptés plus facilement aux vêtements chrétiens dans les noyaux urbains. Au milieu du XVIe siècle, Núñez Muley constatait déjà que : « les hommes s’habillent tous à la mode castillane, bien que la majorité porte des vêtements pauvres ». L’importance que les deux parties accordaient à ces signes extérieurs est attestée par le fait que, lors de l’assaut de l’Albaicín (décembre 1568), élément déclencheur de la guerre des Alpujarras, le chef militaire morisque Aben Farax et ses partisans ont ôté leur chapeau et leur bicorne et ont adopté des bonnets rouges et des turbans blancs à la manière des Turcs146. En fait, l’acculturation a avancé de manière implacable à partir du XIIIe siècle, en dépit des inévitables résistances et réticences. La Crónica de los Reyes Católicos reflète bien la situation contradictoire que traversaient ces personnes soumises à des pressions de différentes natures : familiale, sociale, économique, sentimentale, etc.147
Les Juifs étaient considérés comme la propriété personnelle du roi (tout comme dans le reste de l’Europe) car les Pères de l’Église avaient établi leur servitude éternelle en guise de peine. Cette idée a été clairement reprise dans le For de Teruel (1176), qui a ensuite servi de modèle à d’autres textes qui règlementaient le repeuplement des zones reconquises : « les Juifs sont les serviteurs du roi et appartiennent au Trésor royal ». Le monarque était en charge de leur défense uniquement parce qu’il pouvait en tirer des bénéfices. L’érudit Juif Isaac Baer148 nous dresse un panorama assez juste de la situation de l’époque : « les villes de la période de la Reconquête ont été fondées dans leur majorité selon un principe d’égalité de droits entre chrétiens, Juifs et musulmans ; mais il faut comprendre que cette égalité des droits concernait les membres des différentes communautés religieuses et nationales et non pas les citoyens d’un État commun. Les différentes communautés constituaient des entités politiques séparées. On nommait un officier d’État pour tout ce qui avait trait à la communauté juive. […] La communauté juive est une entité politique distincte et séparée des communautés chrétiennes, aussi bien dans les bourgades qu’à la campagne. Le principe d’égalité des droits, que les documents médiévaux soulignent amplement, n’était dans la pratique appliqué qu’aux domaines régulés par le droit civil […]. Dans les faits, l’égalité politique et sociale n’était réelle que dans certains cas exceptionnels, tout particulièrement dans le cas des Juifs proches de la Cour ». Baer propose d’autres conclusions intéressantes. Il établit ainsi le nombre très réduit de Juifs qui vivaient en Espagne : il évalue ce chiffre à 3 600 Juifs imposables149 ou chefs de famille dans tous les royaumes de la Couronne de Castille selon le recensement de 1290. Au moment de la Reconquête, l’Andalousie ne comptait pratiquement aucun Juif en raison des persécutions qui avaient eu lieu par le passé. Quant à la communauté juive la plus importante du Nord de l’Espagne, celle de Burgos, elle ne comptait que 120 familles. En 1390, à la veille du premier grand pogrom, 55 Juifs vivaient à Ségovie ; 50 familles juives étaient présentes à Soria ; et, au début du XIVe siècle, il n’y en avait que 40150 à Ávila. La situation n’était pas très différente en Aragon. À Barcelone, par exemple, le call (quartier juif) n’abritait plus que 200 familles151 après la destruction de 1391. Rappeler ainsi le caractère réduit de la communauté juive permet de relativiser l’importance réelle que pouvaient avoir de tels groupes au sein de la population du pays. De même, cela permet
de ne pas surestimer leur influence culturelle, d’autant qu’ils ne disposaient pas d’une langue propre dont ils se seraient servis au quotidien, l’hébreu étant une langue disparue des siècles avant le Christ et n’étant plus utilisé que dans la synagogue. Ce phénomène les poussait donc à écrire leurs œuvres les plus importantes en arabe ou en langue romane et à officier comme traducteurs dans ces deux langues, qui étaient les seules à porter des valeurs universelles scientifiques, techniques, philosophiques, etc. L’absence d’art juif se comprend facilement en raison de l’utilisation de maçons et de techniques de construction ou de décoration empruntées aux chrétiens ou aux musulmans. La synagogue Sainte-Marie-la-Blanche de Tolède est ainsi un splendide exemple d’art almohade, tandis que la synagogue du Transit, située dans la même ville, montre comment la Castille avait assimilé les modèles artistiques nasrides. Le développement de ces aspects, néanmoins, dépasse le cadre de cet ouvrage. Une fois de plus, la confusion (volontaire ou pas) entre religion, langue, culture et race entraîne la sempiternelle invocation de l’Espagne des « trois cultures ». Mais si nous nous en tenons à un cadre strictement anthropologique dès lors qu’il s’agit de définir ce qu’est la culture, l’Espagne médiévale (tout comme la ville de Madrid à l’heure actuelle) était peuplée non pas par trois mais par des douzaines de groupes culturels bien différenciés.
L’observation des sociétés anciennes ou modernes nous pousse à des conclusions pessimistes dès lors que plusieurs groupes humains aux différences marquées vivent sur le même territoire. Les phénomènes sociaux et humains dépendent de nombreux facteurs (économiques, ethniques, géographiques, démogra-phiques, psychologiques, idéologiques, moraux, religieux, etc.), qui varient selon les lieux et les époques et qui sont prépondérants ou secondaires selon les cas. Le facteur religieux, peut être plus encore que le facteur ethnique ou culturel, est l’élément qui peut générer les plus grands conflits et la plus grande désagrégation. Il ne s’agit pas bien évidemment de renoncer à l’idéal mais de prendre conscience du caractère long et difficile de la cohabi-tation entre les groupes humains. Par ailleurs, on constate bien vite un paradoxe puisque, d’un côté, on vante les mérites de la cohabitation entre communautés différentes et, de l’autre, ces communautés, dès qu’elles ont la force suffisante pour le faire, tentent de s’imposer et, si
possible, d’éliminer les groupes minoritaires. Elles peuvent aussi, si leur cohésion géographique et démographique le leur permet, constituer des entités politiques nouvelles et différen-ciées de leur société d’origine, au sein desquelles la cohabitation était pourtant décrite comme parfaite. Nous devrions songer à la récente situation de la Yougoslavie, dépecée aussi bien en raison des intérêts hégémoniques de l’Allemagne et des États-Unis d’Amérique qu’à cause de l’hétérogénéité de ses composantes. Cette hétérogénéité rendait impossible la subsistance de la Yougoslavie en tant qu’État en dehors du cadre dictatorial et artificiel de l’époque de Tito qui avait créé l’illusion d’une harmonie. Cette dernière s’est très vite évanouie lorsqu’a disparu la main de fer qui maintenait la cohérence de l’ensemble. Israël, la Turquie, l’Irak, l’Iran, le Liban, l’Irlande du Nord, les Philippines, l’Indonésie, l’Inde et bien d’autres pays africains souffrent du même problème sans que les solutions offertes depuis l’extérieur (puisqu’il n’y en a pas à l’intérieur) n’aboutissent à autre chose qu’au bombardement de l’une des communautés. Le retour périodique des rencontres, forums, symposiums, colloques, dialogues et autres réunions amicales entre religieux finissent invariablement dans une impasse. Chacun croit en effet être en possession de la Vérité et ne veut donc pas céder un pouce de terrain. Le 8 février 1998, on a clôturé à Cordoue une « Rencontre des trois grandes religions », qui n’a conduit une fois de plus à aucun accord. Résumons la nouvelle : le directeur du Symposium international sur « L’impact de la religion au seuil du XXIe siècle », José María Martín Patino, a affirmé qu’en dépit de l’absence de conclusions et de consensus, on ne pouvait « se laisser envahir par le désespoir » car il restait une possibilité de parvenir à une entente entre les trois grandes religions monothéistes. Martín Patino a expliqué lors de la séance de clôture que l’on n’était pas « encore parvenu au but » mais que cette réunion supposait le « commencement » d’un rapprochement entre judaïsme, christianisme et islam, ce qui imposait de « poursuivre la route »… jusqu’à la prochaine réunion du même type. Mais heureusement, ces réunions ont au moins le mérite de nous faire voyager.
1 Chapitre partiellement publié dans la Revista de Occidente, n° 224, janvier 2000, pages 5-30. 2 « Et comme il me semble qu’avoir un avis sur ces questions dépend en dernier ressort de nos préférences, je comprends que d’autres peuvent avoir des opinions différentes – que je ne partage évidemment pas – sur l’« idée de l’Espagne ». Je comprends aussi qu’il existe toujours des personnes qui affirment qu’il y a une continuité entre l’Hispania wisigothique et l’Espagne actuelle, bien que cela nous fasse courir le risque de légitimer l’histoire de l’Espagne en se passant d’al-Andalus » (M. J. Viguera, « Arabismo y valoración de al-Andalus », in Actas del i Simposio de la Sociedad española de Estudios árabes (Salamanca, 1994), Madrid, 1995. 3 J. Caro Baroja, in Los judíos en la España moderna y contemporánea, I, 165, évoque ainsi la présence dans la législation wisigothique d’usages et d’abus que l’on a par la suite attribués à l’Inquisition. 4 J. Caro Baroja, Las formas complejas de la vida religiosa (siglos XVII), 533.
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5 La Realidad histórica de España, Introduction, 18. 6 La Realidad, 24. 7 Qui pourrait critiquer une telle motivation ? 8 Ouvrage d’Inge von der Ropp, Arved von der Ropp, Manuel Casamar et Christiane Kugel, Madrid, Casariego, 1990. 9 A. Gala, El Manuscrito carmesí, 204. 10 Voir Castello Branco Chaves, Os livros de viagens em Portugal no século XVIII e a sua projecçâo europeia, Amadora, 1977, 11, et Oumelbanine
Zhiri, L’Afrique au miroir de l’Europe : Fortunes de Léon l’Africain à la Renaissance, Genève, 1991, 22. 11 Ville de la façade atlantique espagnole, actuelle capitale de la Cantabrie. [NdT] 12 Voir Proverbes et dictons glosés d’Hernán Núñez in Refranero español, compilation de F.C. Sainz de Robles, Madrid, 1944. De son côté, le père Juan de Pineda affirmait : « La femme morisque ou juive ne doit pas élever les enfants des vieux chrétiens car son lait a encore le goût des croyances de ses ancêtres et les enfants dont elle s’occupe pourraient, sans qu’elle le veuille, en garder un arrière-goût qui nuirait à toute leur communauté » (Caro Baroja, Las formas complejas, Madrid, 1985, 508). 13 Voir les considérations de Diego Catalán concernant les guerriers mérinides du XIVe siècle, auxquels il attribue des qualités comme la fierté, la fidélité à leur seigneur, etc., dans l’article « Ideales moriscos en una crónica de 1344 » in Nueva Revista de Filología hispánica, VII, 1953, 575. 14 La realidad, page 16 de l’introduction. Voir aussi les pages 8, 24, 25 et 30 de la même introduction ainsi que les pages XXII, 42, 169, 206 et 264 de l’œuvre. 15 Ibid., 24. 16 Pascual Madoz (1806-1870) est un homme politique espagnol surtout connu pour son Dictionnaire géographique, statistique et historique de l’Espagne et de ses possessions d’outre-mer, rédigé entre 1834 et 1850 et considéré comme une somme intellectuelle. [NdT] 17 Situé sur le territoire de la commune de Mañón, en Galice, cette pointe marque la limite conventionnelle entre la mer Cantabrique et l’océan Atlantique. Il s’agit du point le plus septentrional de la péninsule Ibérique. [NdT] 18 Peuplée d’environ 215 000 habitants, la ville de Carthagène (Cartagena, en espagnol) est située à l’extrémité sud-est du pays, dans la Région de Murcie. [NdT] 19 Là où la commune de Fontarrabie (Fuenterrabía en espagnol et Hondarribia en basque) marque la frontière avec la France entre les
Pyrénées-Atlantiques et la province de Guipuscoa, Gibraltar est le symbole des limites méridionales de la péninsule Ibérique, même si le Rocher n’en est pas le point situé le plus au Sud. [NdT] 20 « L’homme préfère ce qui se dit, surtout si cela lui est répété avec emphase, autorité et efficacité, notamment dans les médias, que ce qu’il perçoit par le regard ou que ce qui devrait pénétrer dans son esprit » (ABC, 10 juin 1999). 21 La realidad, 169. Comme nous l’avons dit précédemment, nous ne pouvons détailler les absurdités de Castro dans leur intégralité. Il multiplie cependant les passages dans lesquels il fait preuve d’une méconnaissance pathétique des réalités, non pas par ignorance pure mais par fermeture d’esprit : « Je ne crois pas, en revanche, que quiconque ait transformé les produits ou exploré les richesses des territoires d’outre-mer » (La realidad, page 32 de l’introduction). Il oublie ainsi l’intérêt fondamental pour les métaux précieux au début de la colonisation de l’Amérique, à laquelle ont participé des Européens venus d’autres pays (que l’on songe par exemple aux banquiers allemands comme les Fugger ou les Welser, qui ont obtenu des concessions au Venezuela). Il omet aussi le fait qu’il y a très vite eu des flux commerciaux significatifs entre l’Europe et l’Amérique (cochenilles, cuirs, bois). À partir du XVIIIe siècle, par ailleurs, les Espagnols ont très sérieusement tenté d’importer des salaisons en dépit des énormes difficultés de conservation et du caractère rudimentaire des techniques que l’on maîtrisait alors. C’est en ignorant de tels phénomènes qu’une personne dont l’érudition est pourtant indéniable peut en arriver à de telles extrémités et nier des faits historiques élémentaires. 22 Voir le chapitre précédent. 23 La Realidad, page 14 de l’introduction. 24 Ibid., page 15 de l’introduction. 25 Ibid., page 17 de l’introduction. 26 Moïse Maïmonide (1138-1204) est l’une des principales autorités rabbiniques de la Cordoue médiévale. [NdT] 27 Cette affirmation est commentée par Bernard Lewis : « Aujourd’hui encore, les musulmans divisent la grande famille humaine comme le faisaient
habituellement les chrétiens d’Occident au Moyen Âge, c’est-à-dire en séparant les croyants et les mécréants. Cette division évite d’avoir recours aux différenciations d’ordre physique. […] C’est le préjugé à l’égard de ceux dont le teint est plus foncé qui compte et, pour peu qu’ils ne trouvent aucun individu de la sorte, les Arabes et l’Islam peuvent se déclarer libres de toute infection » (B. Lewis, « Raza y color en el Islam », al-Andalus, XXXIII, 1968, 3). 28 À Bassora, la famille d’Abu Bakra s’est fabriqué une généalogie qui remonte jusqu’à l’un des parents du Prophète. Cette création, comme bien d’autres, a été l’objet de moqueries de la part des intellectuels shu’ûbs, qui résistaient à la domination musulmane (voir Goldziher, « ‘Arab and ‘Ajam », in Muslim studies, I, 129, et « The Shu’ubiyya », in Muslim studies, I, 153). Guichard (in Estudios sobre historia medieval, 53) rappelle à ce sujet « la large diffusion des termes ethniques et tribaux arabes dans l’anthroponymie ». 29 Goldziher, « ‘Arab and ‘Ajam », in Muslim studies, I, 118 et ss. 30 La secte des ajnasides est l’une des très rares à autoriser ce type de mariages (voir as-Sahrastani, Kitab al-milal wa-n-nihal, édition de W. Cureton, Londres, 1846, 154). 31 Mouliéras-Lacoste, Légendes et contes merveilleux de la Grande Kabylie, Paris, 1965, 347 et 534. 32 Ibid., 523 (conte intitulé « L’Algérien et le Marocain »). 33 R. Arié, La España musulmana, 174. 34 F. Roldán, Niebla musulmana, 220. 35 B. Lewis, « Raza y color en el Islam », al-Andalus, XXXIII, 1968, 42. 36 À propos des femmes noires, qu’il considère à peu près comme des guenons, voir H.M. Stanley, Viaje en busca del Dr. Livingstone al Centro de África, Madrid, Anjana, 1981, 63. 37 Ali-Bey, Viajes por Marruecos, traduction de Barberá, 260. 38 R. Burton, Las montañas de la luna. En busca de las fuentes del Nilo, Madrid, 1993, 151 et ss. 39 Zhiri, op. cit., 23.
40 Mil y una noches, édition de Vernet, II, 468. 41 Ibid., 494 et ss. 42 Dans l’Islam, les houris sont des personnages célestes présentés sous les traits de vierges du paradis qui viennent récompenser les bienheureux. [NdT] 43 B. Lewis, « Raza y color en el Islam », al-Andalus, XXXIII, 1968, 21. 44 Ibid., 11. 45 Édition de L. Cheikho, Beyrouth, 1912, 9. 46 Édition de G. van Vloten in Tria Opuscula, Leyde, 1903, 58-85. 47 « Nous savons que les Zendjs [noirs d’Afrique orientale] sont les personnes les plus obtuses, les plus stupides et les plus imprévoyantes » (Libro de los avaros, traduction de Serafín Fanjul, 215). 48 Amtal al’-arab, édition de G. Freytag, Arabum Proverbia, II, Bonn, 1839, 404. 49 L. Marcel Devic, Le pays des Zendjs ou la Côte orientale de l’Afrique au Moyen Âge, Paris, 1883, 132, réimprimé à Amsterdam, 1975. 50 A través del Islam, 344. 51 Ibid., 784. 52 Tout cela est également documenté dans les mêmes termes par Murdock au XXe siècle, par exemple dans le Royaume de Dahomey (George Peter Murdock, Nuestros contemporáneos primitivos, 450). 53 J.A. de Marco, « Análisis de los cuentos oídos entre los Erguibat (Sahara occidental) » in Almenara, 222 et ss. Voir également Léon l’Africain, Descripción general del África y de las cosas peregrinas que allí hay, traduction de Serafín Fanjul, Madrid, 1995, 83. 54 On retrouve en Amérique les mêmes critiques à l’égard des noirs. C’est par exemple le cas au Chili, où les contes créoles manifestent à l’égard de ces populations une franche antipathie : elles seraient adeptes de la dissimulation ou du vol et caractérisées par leur couardise, leur envie, leur opportunisme, etc. S’agit-il d’une vengeance tardive de la part des indiens contre ces populations étrangères qui appartiennent à la « république des Espagnols »
dominateurs ? Voir E. Montenegro, « El folklore, esencia de poesía » in Autorretrato de Chile, sélection de N. Guzmán, Santiago du Chili, Zig-Zag, 1957, 199-200. 55 Ibn al-Faqih al-Hamadani, Mukhtasar kitab al-buldan, édition de De Goeje, Bibliotheca Geographorum Arabum, V, Leyde, 1885, 162. Au contraire, les Slaves peu développés et à la peau blanche tirent leurs caractéristiques physiques du froid qui règne sur leurs territoires et de leur séjour trop court dans le ventre maternel. Al-Jahiz a lui aussi repris ces idées concernant la cuisson des fœtus (Hayawan, III, Le Caire, 1937, 314). 56 M. Harris, El desarrollo de la teoría antropológica, Madrid, Siglo 1978, 70, 71, 74, etc.
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57 La Realidad, 209. 58 Los moriscos del reino de Granada, 90. 59 al-Wansarisi, al-Mi’yar al-mu’rib wa-l-yami’al-mugrib ‘an fatawi ahl Ifriqiya wa-l-Andalus wa-l-Magrib, volume 12, Rabat-Beyrouth, 1981, 258. 60 Elías Terés, « Linajes árabes en al-Andalus según la Yamhara de Ibn Hazm », in al-Andalus, XXII, 1957, 55-111 et 337-376. 61 Le Ministère israélien des Affaires religieuses continue, encore aujourd’hui, à s’immiscer dans la vie privée des gens, en interdisant par exemple le mariage aux enfants adultérins étant donné que leur origine et leur filiation ne sont pas claires. Ils ne peuvent ainsi pas épouser des Juifs (puisqu’ils sont impurs) mais n’ont pas non plus le droit de contracter un mariage avec des non Juifs (car il se pourrait finalement qu’ils soient juifs). Voir Diario 16, 22 décembre 1994, 24. 62 Deutéronome, chapitre 23, versets 2 à 4 ; Deutéronome, chapitre 7, verset 3 ; Exode, chapitre 34, verset 16 ; Esdras, chapitre 9, verset 2. 63 Peuple de la Bible opposé aux Hébreux, les Ammonites descendent de Loth par l’intermédiaire de Ben-Ammi. [NdT] 64 Les Moabites sont les habitants de l’antique Royaume de Moab, situé dans l’actuelle Jordanie, sur les rives orientales du Jourdain et de la mer Morte. [NdT] 65 Voir les écrits de Juda Halevi (XIIe siècle) cités par Isaac Baer dans son
Historia de los judíos en la España cristiana, I, 57-58. 66 Baer, I, 53. 67 Voir Cancionero d’Antón de Montoro, 253-254. 68 La realidad, 30. L’optimisme de Castro contraste par exemple avec un manuscrit en aljamiado retrouvé à Almonacid de la Sierra, dans l’actuel Aragon (Louis Cardaillac, Moros y cristianos, 50). 69 Ibid., 429. 70 Voir Luce López-Baralt, Huellas del Islam en la literatura española, Madrid, 1985, 30 et 34. 71 El siglo XI en primera persona, traduction d’Emiliano García Gómez, Madrid, Alianza, 1980, 116, 121, 132, 315. 72 Ibid., 107, 111, 120, 127, etc. 73 Tratado de Ibn ‘Abdun, traduction d’Emilio García Gómez, Madrid, 1950. 74 Ibid., 152. 75 Ibid., 154. 76 Ibid., 157. 77 Ibid., 172. 78 Ibid., 149. 79 Luis del Mármol Carvajal, Rebelión y castigo de los moriscos de Granada, livre I, chapitre XIX, 148. 80 Ibn Battûta, A través del Islam, 393 ; Léon l’Africain, Descripción general del África, 162. 81 Ali-Bey, Marruecos, 157 et 219. 82 Jean Potocki, Voyages, I, 172. 83 370 000 femmes y montent en effet chaque jour en moyenne et chacune frôlerait dix hommes par voyage. 84 À ce sujet, voir un article de Diario 16 daté du 30 août 1995. En ce qui concerne le délicat sujet des accusations d’apostasie, voir par exemple le cas
de la femme de lettres et de la féministe égyptienne Nawal as-Sa’dawi, qui a rappelé un fait évident et indiscutable, à savoir le fait que le pèlerinage à La Mecque est une tradition d’origine païenne et préislamique (voir Newsweek, édition en arabe, Koweït, 5 juin 2001). L’accusation d’hérésie a aussi pesé sur des poètes et chanteurs vivants ou morts, y compris ‘Abd al-Halim Hafez et ‘Abd al-Wahab (voir al-Aswaq, Amman, 17 mai 2000). 85 Una descripción anónima de al-Andalus, version de Molina, II, 134. 86 « Cette époque de l’histoire espagnole, qui a commencé vers l’an 950 sous le règne des califes de la dynastie ommiade [sic], tolérante et ouverte d’esprit, a continué durant plus de trois siècles et a été appelée « rêve doré de l’histoire universelle » » (Werner Keller, Historia del pueblo judío, Barcelone, Omega, 1969, 209). Pourtant, la chronique d’Ibn Hayyan (alMuqtabis, V) nous présente un panorama bien différent au cours du glorieux règne d’Abd al-Rahman III aussi bien en matière religieuse (page 32) et politique (page 169), que sur l’inquisition religieuse à Cordoue (page 35), sur la définition du mal (page 28), sur la pureté religieuse (page 30), etc. 87 Tratado, 164. 88 al-Wansarisi, Mi’yar, I, 24 et III, 252. 89 L’absence de musique sacrée dans l’islam, toujours remarquable de nos jours, en est la conséquence la plus visible. 90 Ibn ‘Abdun, Tratado, 137. 91 Cinco poetas musulmanes, 124. Dans le zajal XXIX d’Ibn Guzmán, on note l’utilisation de vocables équivalents à añejo [adjectif qualifiant un vin vieux – NdT], manzanilla [vin blanc sec produit sur le territoire de l’actuelle commune andalouse de Sanlúcar de Barrameda – NdT], amontillado [vin de la région de Montilla-Moriles, près de Cordoue, et de la zone de Cadix – NdT], tinto [adjectif qualifiant un vin rouge – NdT], oloroso [vin de la région de Cadix dont le nom signifie littéralement « odorant » – NdT], blanco [adjectif qualifiant un vin blanc – NdT], griego [adjectif qualifiant les vins d’origine grecque – NdT], clarete [vin rouge de couleur claire proche du vin rosé – NdT], etc. 92 Claudio Sánchez Albornoz, El Islam de España y el Occident, 89 et ss. 93 Tratado, 163.
94 al-Wansarisi, Mi’yar, II, 356 ; II, 351 et ss. ; II, 348. 95 C’était le cas à Tunis (voir al-Wansarisi, Mi’yar, I, 22). 96 Ibn ‘Abdun, Tratado, 163. 97 Voir Lévi-Provençal, La civilización árabe en España, Buenos Aires, 1953, 88. Malheureusement, la police des différents pays arabes est toujours à la pointe, de nos jours, dans la persécution des hérésies (voir El País, 22 juillet 1996). 98 Claudio Sánchez Albornoz, La España musulmana, II, 30. 99 Rachel Arié, La España musulmana, 97. 100 Claudio Sánchez Albornoz, La España musulmana, I, 457 et ss. 101 Sur le consensus à Cordoue concernant l’interdiction de restaurer des églises et synagogues, voir al-Wansarisi, Mi’yar, II, 246. 102 « Il faut supprimer le son des cloches en territoire musulman » (Ibn ‘Abdun, 168). 103 Premier calife de la dynastie des Almohades (1130-1163). [NdT] 104 « Les églises aussi sont sales et il ne s’y trouve rien de bien » (A través del Islam, 442 ; voir aussi 437). 105 Descripción anónima de al-Andalus, version de Molina, II, 178. 106 Claudio Sánchez Albornoz y fait amplement référence dans El Islam de España y el Occidente, 84 et ss., en citant Francisco Javier Simonet, Historia de los mozárabes, 326-336. 107 « Il faut interdire aux femmes musulmanes d’entrer dans les abominables églises car les ecclésiastiques sont des libertins, des fornicateurs et des sodomites. Il faut aussi interdire aux femmes chrétiennes qu’elles y entrent sauf durant les jours de messe ou de fête […] » (Tratado, 150). 108 Ibid., 151. 109 Miguel Asín, Abenzaham de Córdoba (Fizal), III, Madrid, 1929, 109. 110 Causée par leur résistance ou par une simple impossibilité physique. 111 Julio Caro Baroja, Los pueblos de España, Barcelone, 1946, 378. 112 II, 140-141.
113 Littéralement, « le Comte » [NdT]. 114 Ibid., II, 147. 115 Mármol, Descripción de África, V, folio 181. 116 Crónicas de los reyes de Castilla, édition de C. Rossell, Madrid, 1953, volume II, 246. 117 L’almotacén (aussi appelé fiel almotacén en espagnol) était l’inspecteur chargé, dans les souks et les échoppes de l’émirat de Cordoue, de veiller à la validité de la monnaie, au respect des poids et mesures, etc. Ce personnage n’a disparu en Espagne qu’au XIXe siècle [NdT] 118 al-Wansarisi, Mi’yar, II, 346 et ss. 119 Una embajada de los Reyes Católicos a Egipto, 11. 120 Ta rif’aya ib al-atar fi-t-tarayim wa-l-ajbar, II, 481. 121 Edward Lane, Manners and customs of Modern Egyptians, 445. 122 Voir Sa’d al-Jadim, al-Azya as-sa’biyya, Le Caire, 1961, 10 et ss., mais aussi Pierre Martyr d’Anghiera, Embajada, 106 ; Rachel Arié, « Le costume en Égypte dans la première moitié du XIXe siècle » in Revue d’études islamiques, 36, 1968, 205. 123 A. Abd ar-Raziq, La femme au temps des mamelouks en Égypte, 246. 124 Mi’yar, VI, 421. 125 Voir, par exemple, « Crónica del rey Don Alfonso el Onceno » in Crónicas de los reyes de Castilla, I, C. Rossell, Madrid, BAE, 1953, 258. 126 Les chansons populaires et les comptines palestiniennes qui étaient généralement adressées aux curés chrétiens reflètent plus qu’une simple rivalité bon enfant : « Nous avons bu du lait et piétiné la croix » ; « Demain est un jour de fête et après-demain, nous couperons la tête des chrétiens » ; « Chrétiens et juifs, votre fête est une fête de singes / et la nôtre est celle du Prophète. La chatte a amené un enfant / que nous avons mis sur une caisse, envoyé au cimetière / et jeté dans le puits avant de lancer un porc pardessus », etc. La presse quotidienne nous fournit régulièrement des nouvelles inquiétantes venues de la région. Voir El País, 16 novembre 1996 ou El Mundo, 10 août 1995.
127 « Lorsqu’en 1090, l’Almoravide ben Tachfine a conquis Grenade et que la communauté juive a été détruite, les membres de cette communauté ont perdu leurs emplois. Yosef ben ‘Ezra et son fils Yehoudah sont partis vers Tolède et y ont obtenu une position importante » (Isaac Baer, Historia de los judíos en la España cristiana, I, 48). 128 Baer, I, 6. 129 Gonzalo Martínez Díez, Fernando III, Palencia, 1993, 150. 130 Poema de Fernán González, 216. 131 Cantares de gesta, édition de C. Guardiola, Saragosse, 1971, 195. 132 « Laberinto de Fortuna o las Trescientas » in Cancionero castellano del siglo XV, I, Madrid, 1912, 167. 133 Poema del Cid, vers 1641-1643. Voir aussi les vers 673 ou 619 à 622 de cette œuvre ainsi que le romance de Lorenzo de Sepúlveda au sujet de ce personnage in Romancero español, sélection de L. Santullano, 493. 134 J. Vallvé, « La emigración andalusí al Magreb en el siglo XIII (despoblación y repoblación en al-Andalus) » in Relaciones de la Península Ibérica con el Magreb (siglos XIII-XIV), Madrid, 1987-1988, CSIC, 87-129. 135 Fátima Roldán, Niebla musulmana, citée par Manuel García Fernández in El reino de Castilla en tiempos de Alfonso XI, Séville, 1989, 317. 136 Le terme aljama désigne, dans l’Espagne médiévale, l’ensemble des populations juives ou musulmanes d’une localité. [NdT] 137 F. Roldán, Niebla musulmana, 221. 138 La première grande révolte des Mudéjars contre le pouvoir chrétien a lieu en 1264 dans le Royaume de Séville et celui de Murcie, deux zones récemment incorporées à la Couronne de Castille, par Alphonse X.[NdT] 139 Ibid., 217. 140 Manuel González Jiménez, Alfonso X, Palencia, 1993, 161-162 ; Miguel Ángel Ladero Quesada, Grupos marginales en la historia medieval en España. Un balance historiográfico (1968-1998), XXV Semaine d’Études médiévales, Estella, 1998 ; et surtout, Miguel Ángel Ladero Quesada,
Grenade, 1989, 11 et ss. 141 Commune de l’actuelle banlieue de Séville. [NdT] 142 Las Siete Partidas, Partie l’Académie royale d’Histoire).
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143 Voir les lois qui obligeaient les Juifs à porter un signe distinctif sur leurs vêtements. La Crónica de Enrique II de Castilla mentionne une disposition du Parlement de Toro de 1371 par laquelle « on a ordonné aux Juifs et aux Maures de ce Royaume de porter un signe distinctif sur leur tenue afin qu’ils puissent être reconnus » (Pedro López de Ayala, Crónica de Enrique II de Castilla, Sixième Année, chapitre VII, BAE, LXVII, 10). 144 María Jesús Izquierdo García, « Pecado y marginación. Mujeres públicas en Valladolid y Palencia durante los siglos XV y XVI » in La Ciudad medieval, Juan Antonio Bonachia (coordination), Valladolid, 1996. 145 Née en Angleterre en 1373, Catherine de Lancastre épouse le roi de Castille Henri III en 1393 et devient reine jusqu’en 1406. Elle assure ensuite la régence au nom de son fils, Jean II, jusqu’en 1418. [NdT] 146 Julio Caro Baroja, Los moriscos del Reino de Granada, 138. 147 Crónica de los Reyes Católicos, édition de Juan de Mata Carriazo, II, Madrid, 1943, 30 et 210. 148 Baer, Historia de los judíos en la España cristiana, I, 69 et ss. 149 Ibid., I, 154. 150 Ibid., I, 155. 151 Ibid., I, 157.
CHAPITRE 3 LES MORISQUES ÉTAIENT-ILS ESPAGNOLS ?
On dit souvent que la pensée s’arrête là où commence l’idéologie. Il est vrai que la lecture de l’encyclopédie universelle des préjugés idéologiques est inépuisable. Pour être honnête, personne ne peut se targuer de n’avoir jamais participé à ce qu’il dénonce car tous nous intégrons de manière inconsciente des présupposés idéologiques issus de notre arrière-fond culturel. Je me permets d’offrir cette concession théorique à ceux qui n’en feront jamais aucune, quel que soit le degré de malhonnêteté de leur discours. Mes erreurs de raisonnement (si j’en ai fait) sont, je le crois sincèrement, documentées et modérées. En tout cas, on ne saurait me reprocher d’affirmer mon radical désaccord avec toutes les postures intellectuelles qui participent à la mythification d’al-Andalus ou de ses héritiers morisques, en ignorant (volontairement ou pas) les faits, en proclamant des certitudes aux fondements incertains et en prétendant dispenser des enseignements lumineux qui en réalité sont noyés dans les ténébres les plus profondes. Les Espagnols s’adonnent souvent à des discussions byzantines. Celles-ci sont omniprésentes dans certains secteurs qui se prétendent progressistes. Leur procédé favori, signal de leur identité et de leur construction idéologique, est la substitution permanente et exclusive des termes car tout le reste (les idées et les principes) a été abandonné. Il y a déjà longtemps que la droite hypocrite a découvert la réalité des employées de maison (appelation préférée aux bonnes bien que leur situation n’ait pas changé pour autant). De la même façon, la gauche ridicule a exigé que l’on dise « subsahariens » et non plus « noirs » (comment faudra-t-il appeler désormais les noirs des Antilles) ; des « Maghrébins » et non plus des « Maures » (alors que « Maure » signifie à la base « Nord-Africain » et « musulman ») ;
« madame » et non plus « mademoiselle » (même s’il s’agit d’une célibataire qui n’a que quinze ans). Les mêmes estiment nécessaire de supprimer le terme « Espagne » et de parler d’État espagnol (expression inventée par le général Franco durant la Guerre civile) et taxent d’« espagno-liste »1 quiconque pense faire partie d’un univers culturel qui en fait tout simplement, dans les faits, un Espagnol. Il est d’autant plus surprenant que certains écrivains contemporains s’acharnent à présenter comme « espagnols » les Maures d’al-Andalus et leurs héritiers morisques. Leur raisonnement est facile à comprendre : puisque ces personnes expulsées étaient espagnoles, les injustices commises à leur égard (qu’elles soient réelles, irréelles ou à nuancer) seraient donc encore plus graves. Notre responsabilité n’en serait que plus grande – objectif ultime auquel il s’agit de parvenir. Mais cette volonté de s’autoflageller n’est pas la seule raison pour laquelle les Maures et les Morisques sont revendiqués comme de véritables Espagnols – ou tout au moins comme de véritables Hispaniques. À partir de présupposés bien différents, Sánchez Albornoz2 et certains arabisants de premier plan appliquent aux musulmans d’al-Andalus la notion d’hispanité. L’objectif est alors à la fois d’attribuer à notre peuple la gloire liée aux grandes figures andalousiennes et de rendre ces figures plus proches et plus compréhensibles, étant donné les difficultés de communication entre Arabes et Espagnols qui existaient hier et continuent d’exister aujourd’hui. Au fond, aussi bien la gauche espagnole que Sánchez Albornoz et ses disciples, commencent par ignorer (ou par faire semblant d’ignorer) quelle était la position des Arabes (une position inchangée depuis lors) à ce sujet. Pour eux, les Andalousiens étaient en tout premier lieu musulmans et ensuite membres d’une grande aire culturelle qui sera qualifiée bien plus tard (au XXe siècle) d’arabe. Pour les « espagnolistes », l’évident facteur géographique (sachant que nombre de ces personnalités andalousiennes sont nées et ont vécu sur notre sol) prime sur tout autre considération, tandis que, pour les partisans de la thèse « arabe », ce sont les éléments culturels et religieux qui doivent prévaloir. Nous ne cacherons pas le fait que notre opinion est plus proche de la seconde idée que de la première, bien que les uns et les autres passent sous silence les sentiments des personnes directement concernés. Apparemment, il n’est pas important de savoir ce que les Andalousiens pensaient d’eux-mêmes ; il est plus
intéressant de savoir la façon dont nous pouvons instrumentaliser leur mémoire. La première question qui se pose (et qui n’est pas la plus facile) est de savoir le nombre approximatif de Mudéjars et de Morisques qui habitaient en Espagne entre le XVe et le XVIe siècle. Dans le domaine, les nombreuses failles documentaires, auxquelles il faut ajouter les élucubrations les plus délirantes, ont donné lieu à des estimations contestables ou tout simplement fantaisistes pour l’ensemble de la population de la péninsule Ibérique. En 1773, Richard Twiss3 proposait des chiffres exagérés, ce qui est pardonnable pour un voyageur qui recueille ses premières impressions et des propos qu’il a entendus. La déclaration suivante permet de se faire une idée de l’imprécision de son œuvre : « Avant la conquête de l’Amérique, en 1492, on dit que la population espagnole atteignait vingt millions de personnes mais, à cause de cette découverte, ce nombre s’est réduit de moitié. La moitié restante a sciemment expulsé du pays un million de Maures la même année et un million supplémentaire entre 1610 et 1612. Les historiens nous assurent qu’il y avait à l’époque de César pas moins de cinquante millions de personnes en Espagne ». Nous savons aujourd’hui que ces estimations sont sans fondement. Cela dit, pour s’en tenir aux statistiques qui concernent al-Andalus, il convient de souligner que même les estimations les plus prudentes doivent être regardées avec précaution. Le professeur Vallvé4 a montré clairement les difficultés que l’on rencontre lorsqu’il s’agit de fixer la population de l’Hispanie musulmane, pendant et après sa période d’expansion territoriale maximale.
Les études de Ladero Quesada et de González Jiménez à propos des Mudéjars ont grandement contribué à éclairer la question. Tous deux sont d’accord pour signaler le faible nombre de Mudéjars présents en Espagne à la fin du Moyen Âge. Vers 1500, il n’y en avait pas plus de 25 000 dans la Couronne de Castille5 et ils étaient concentrés, pour l’essentiel, dans la vallée du Guadiana6 (Uclés, Hornachos, Alcántara, Plasencia, Trujillo). À la même époque, en Andalousie, il n’y avait guère plus de 2 000 Maures (surtout à Séville, Cordoue et Palma del Río). À partir des conquêtes castillanes du XIIIe siècle, la population mudéjare avait diminué de manière drastique7 et ne
concernait plus que des zones très dispersées. Entre le XIIIe et le début du XIVe siècle, certaines de ces communautés ont disparu (notamment à Jerez de la Frontera, Constantina, Carmona ou Jaén) pour des raisons que nous aborderons par la suite. C’est ainsi que l’on constate une pénurie de maçons mudéjars à Cordoue lorsqu’il s’agit de procédér à des réparations de la mosquée-cathédrale8. Cette pénurie est due au départ en 1304 de nombreux Cordouans suite à la paix signée entre la Castille et le Royaume de Grenade. Mais même en 1262, c’est-à-dire en plein XIIIe siècle, Écija a été « vidée de ses Maures »9 et la pression des impôts (qui a été ressentie avec une grande dureté par ceux qui sont restés après la Reconquête) a provoqué le grand soulèvement de 1264, source de nouvelles déportations et exils. Allons plus loin : certaines aljamas ont été constituées au beau milieu du XVe siècle, comme celle d’Archidona à l’époque d’Henri IV l’Impuissant ou celle de Priego de Córdoba grâce à l’action de Maures qui ont fui Grenade lors du conflit final entre les chrétiens et le royaume nasride. C’est pourquoi González Jiménez conclut10 : « seul un tiers de la population andalouse [les 2 000 personnes signalées par Ladero Quesada] pouvait, à la fin du Moyen Âge, prétendre descendre des Maures qui avaient choisi de rester dans la région après la conquête castillane […]. Voilà donc les données toutes nues, dont l’on peut conclure, entre autres choses, que toute tentative de démontrer l’indémontrable (les origines mauresques supposées des Andalous) ne peut venir que de l’ignorance de la réalité présentée par les textes ». En ce qui concerne l’actuelle Andalousie orientale (qui appartenait alors au Royaume de Grenade), où, pour des raisons évidentes, il y avait bien plus de musulmans, nous savons que, juste avant la prise de Grenade, la population du sultanat dépassait peut-être les 300 000 personnes, dont 9 800 familles qui vivaient dans les Alpujarras, soit environ 50 000 individus. Sur ces 50 000 individus, 10 000 habitaient la vallée de Lecrín11, tandis que la zone côtière a très vite commencé à souffrir d’un dépeuplement chronique, que ce soit à cause de l’exode massif de hameaux entiers vers le Maroc ou en raison du manque d’intérêt de la Couronne, qui n’a pas favorisé la concentration de Morisques dans cette zones pour des motifs non moins évidents. Après la vague migratoire qui a suivi le départ de Boabdil, les Maures des Alpujarras ont vu leur population tomber, en 1496, à 40 508 personnes12, ce qui a permis un repeuplement chrétien mené à bien grâce à l’achat de propriétés et de
terres sans plan d’ensemble ni répartition organisée et massive13. Néanmoins, l’évolution démographique des Morisques au XVIe siècle n’est toujours pas très claire de nos jours14. Elle se prête donc à différentes interprétations de la part des chercheurs, qui s’opposent, par exemple, sur le nombre de membres dans chaque famille morisque (voir notamment les désaccords entre Mercedes García-Arenal, Ruth Pike, Marcel Bataillon et Jean-Paul Le Flem). Il s’agissait dans tous les cas d’une minorité réduite, sans cependant atteindre les niveaux résiduels des Mudéjars et Juifs de l’Andalousie occidentale du XVe siècle. Le très faible nombre de ces derniers et l’endogamie prescrite par leurs règles religieuses, ont rendu extrêmement difficile « une cohabitation équilibrée entre les hommes des trois religions »15. Les possibilités réelles qu’avait la minorité mudéjare d’influencer culturellement les autres communautés majoritaires étaient plus que réduites. Ces éléments sont corroborés par le fait que les aljamas mauresques étaient moins sujettes à l’imposition excessive que les quartiers juifs, signe très clair d’une faiblesse économique. Les différences en la matière sont parfois frappantes : en 1263, Alphonse X a décrété la mise en place d’un tribut à Cordoue afin de faire acheminer l’eau jusqu’à la ville et a exigé que les Maures payent 30 maravédis par an pour financer cette entreprise, là où les Juifs devaient en payer 100 ; en 1294, les Mudéjars de la ville fournissaient 2 000 maravédis au Trésor royal, tandis que les Juifs en versaient 38 333 ; à Séville, on exigeait des premiers 5 500 maravédis et des seconds, 115 33316. En dehors du travail de la terre17 (en particulier l’horticulture), les Mudéjars puis les Morisques ont vu les professions qu’ils pouvaient exercer être limitées par une série d’interdictions. Celles-ci bloquaient leur accès à certains secteurs notamment dans le domaine public mais aussi dans le domaine alimentaire ou médical. En 1412, il leur a été interdit d’exercer la profession de vétérinaire, de maréchal-ferrant, de charpentier, de tailleur, de tisserand, de bonnetier, de boucher, de pelletier, de chiffonnier et de marchand18. Ces dispositions étaient cependant fréquemment violées, tant par les Mudéjars que par les Juifs et plus tard par les Gitans. Il était en fait difficile d’imposer le respect scrupuleux de ces normes et les membres des communautés visées devaient continuer à exercer ces professions pour gagner leur vie. Il existait aussi bien évidemment des professionnels malhonnêtes en tout genre. L’absence des
Mudéjars dans certains offices publics (qui étaient occupés par des Juifs, pourtant sujets aux mêmes contraintes) s’explique davantage par leur faible maîtrise technique de ces métiers ou par leurs problèmes économiques qu’en raison de l’hostilité de la majorité chrétienne19. Ce sont les professions liées aux métaux (chaudronnier, forgeron, maréchal-ferrant, coutelier, fabricant d’arbalètes) qui attiraient de nombreux Mudéjars et Morisques entre le XVe et le XVIe siècle notamment dans des villes comme Murcie ou Tolède. À Ávila20, sur 99 Morisques dont l’on connaît le métier, 40 étaient forgerons ou chaudronniers. Dans d’autres lieux, ils étaient surtout nombreux dans des professions liées à la construction. Selon Collantes de Terán21, parmi les Mudéjars qu’il a repérés à Séville entre le XIVe et le XVIe siècle, 65 % travaillaient comme maçons, maîtres d’œuvre, charpentiers, plombiers, carreleurs, parqueteurs, vitriers, etc. On compte aussi des tresseurs d’alfa, des meuniers, des cordonniers et des spécialistes du travail de la peau (fabricants d’outres, de brodequins ou de chopines) mais également des vendeurs de sucreries22. Le niveau socioéconomique des Mudéjars (puis des Morisques) conditionnait leur univers culturel dans tous les sens du terme. Pourtant, plus importantes encore étaient leurs propres interdictions d’ordre religieux ainsi que les restrictions légales que leur imposait la société chrétienne en fonction de ses propres conceptions idéologiques. Cette dernière avait un avis déplorable des Maures depuis les premiers temps de l’invasion islamique23. Non seulement la guerre contre l’infidèle assurait aux chrétiens la vie éternelle24 mais l’on attribuait aussi à ces ennemis un ensemble de traits négatifs dont n’étaient généralement pas affublés les autres adversaires des chrétiens. Les exemples et les raisons, supposée ou réelles, de suspicion sont nombreux. Nous citerons simplement la tentative de meurtre par tromperie du roi Ferdinand le Catholique par un « Maure vénéré comme un saint » qui s’était échappé de la ville de Málaga durant son siège25 ; les avertissements d’un musulman renégat à propos de ses anciens coreligionnaires à Priego de Córdoba en 140926 ; ou encore ceux de Fernán García (« qui avait été maure ») à l’infant Ferdinand d’Antequera27 concernant les vêtements ou la nourriture qui pouvaient lui être offerts par les habitants de Grenade mais qui étaient potentiellement empoisonnés28. Les propos de Fernán García font d’ailleurs également référence aux nombreux dirigeants musulmans
assassinés par ce biais. Il faut chercher l’origine de ces idées, le plus souvent injustes dans leur généralisation, dans les facteurs religieux, culturels et politiques de l’époque plus que dans de véritables préjugés raciaux. À notre avis, dans la plupart des cas, ces derniers n’étaient pas déterminants pour expliquer le sort et le degré d’acceptation des individus dans l’Espagne de l’époque. Il ne s’agit pas d’extrapoler à partir d’exceptions (le sort des esclaves n’était bien évidemment enviable nulle part) mais l’existence de ces exceptions montre qu’il y avait malgré tout de grands possibilités de déclassement et d’ascension sociale en dépit de la couleur de peau. L’Inca Garcilaso de la Vega, qui a combattu les Morisques dans les Alpujarras, ou le noir Juan Latino29 illustrent, pour la période qui va du XVIe au XVIIe siècle, le respect par la majorité de ceux qui montraient au cours de leur vie un désir sincère d’intégration. Le conflit avec les Morisques (et, avant eux, avec les Mudéjars) était fondamentalement religieux et culturel. C’est dans ce sens que l’historien Louis Cardaillac cite les commentaires du vieux chrétien Pedro Aznar Cardona à leur sujet : « Ils étaient frustes dans leur cuisine, mangeaient toujours à même le sol (ce qui était bien à leur image), sans se servir d’une table, sans autre préparation qui rappelle la présence d’êtres humains, et dormaient aussi à même le sol »30. Presqu’un siècle auparavant, une autre girouette, à savoir Léon l’Africain lui-même, portait les mêmes accusations contre ceux dont il partageait jadis la religion31 et pointait là aussi les habitudes gastronomiques : manger à même le sol, sans utiliser de table et avec les mains. Cardaillac32 a raison de dire que les Morisques se savaient membres d’un monde non seulement différent mais aussi opposé à celui qu’ils pouvaient découvrir dans le reste de la péninsule Ibérique. De temps à autre, leur colère éclate et ils laissent alors libre cours à leur rage. Ainsi, en 1597, le morisque Juan González lance un chapelet d’injures qui trahissent ses sentiments33. La conscience d’appartenir au camp ennemi s’exacerbe au fur et à mesure qu’augmente la pression chrétienne et elle atteint son apogée peu de temps avant l’expulsion des Morisques.34 Les différences culturelles entre groupes sont perçues aussi bien par les chrétiens que par les musulmans, y compris par les étrangers. A la fin du XVe siècle l’allemand Hyeronimus Münzer constate : « [Les maisons de Grenade ressemblent] à celle que l’on voit
généralement en Égypte ou en Afrique car tous les Sarrasins adoptent les mêmes coutumes, les mêmes rites, les mêmes ustensiles, les mêmes maisons, etc. »35
En anthropologie, la culture est la façon de vivre d’un peuple, c’est « le legs social que l’individu reçoit de la part de son groupe »36. En d’autres termes, il s’agit d’un ensemble de catégories fondamentales grâce auxquelles l’être humain analyse la vie et qui lui servent à s’insérer dans une société donnée : la religion ; le langage ; les principes éthiques, économiques et politiques composent les éléments fondamentaux d’où procède la pensée, les croyances, les sentiments, la volonté, etc. Cet ensemble de catégories fondamentales détermine finalement la vie d’un groupe de personnes, le distingue des autres groupes et se transmet comme un héritage collectif. C’est pourquoi nous pensons qu’Américo Castro a raison d’insister sur les facteurs culturels (dont la langue est le premier représentant) lorsqu’il tente de définir l’appartenance au groupe que nous appelons « espagnol ». C’est pourquoi les Wisigoths et les Hispano-Romains en sont exclus, tout du moins si nous voulons être exacts et nous appuyer sur des concepts précis. En revanche, Castro se contredit clairement lorsqu’il affirme sans preuves à l’appui que les Juifs et les Maures appartiennent à ce groupe. En fait, cette affirmation l’arrange et c’est pourquoi il en oublie son idée si raisonnable de fonder l’appartenance à un groupe sur des traits culturels37. Il oublie en même temps un autre élément indispensable à prendre en compte et sur lequel nous sommes de nouveau d’accord avec lui, mais dont il ne fait qu’une déclaration de principe : « Avant qu’il n’y ait des Espagnols en péninsule Ibérique, cette dernière abritait des peuples qui avaient une conscience collective bien distincte : Goths, Hispano-Romains, Cantabres, Celtibères, Celtes, Ibères, etc. La volonté de tous les espagnoliser est totalement absurde et anachronique. […] Fonder la continuité humaine ou sociale sur des liens géographiques, biologiques ou simplement psychiques (comme des traits de caractère) et non pas sur la conscience d’une appartenance à une même communauté humaine, qui est le véritable agent du changement, c’est faire preuve d’aveuglement »38. La communauté culturelle commune et la volonté (exprimée de façon plus
ou moins consciente) de faire partie d’un groupe humain sont donc les deux éléments constitutifs d’un sentiment d’appartenance. Leur présence conjointe est indispensable, à tel point que l’absence de l’un des deux dénature totalement l’autre et le rend inopérant. Il est inutile de se proclamer esquimau si l’on ignore la langue, les coutumes et la façon de vivre et de penser de cette communauté humaine. À l’opposé, il n’est guère rationnel de s’adonner à la dernière mode de nos concitoyens, qui consiste à ne pas se sentir espagnols alors qu’ils le sont jusqu’au plus profond de leur être, partagent tous les facteurs essentiels (valeurs, antivaleurs, préjugés, goûts, etc.) de ce groupe humain et ne connaissent généralement pas d’autre langue que l’espagnol. Il s’agit d’un phénomène de vide mental, de frivolité et d’aliénation plus proche du cas psychiatrique que de l’anthropologie ou de la sociologie. L’actuelle recherche effrénée de faits différentiels dans chaque région d’Espagne cherche à élaborer des identités à partir de banalités magnifiées. Cette attitude consiste à souligner les traits distinctifs (insignifiants dans la plupart des cas) et à minimiser les traits communs (qui sont pourtant majoritaires). Il est évident que, de nos jours, un tel comportement n’a rien à voir avec de l’innocence ou un quelconque élan romantique. Chaque fois qu’une oligarchie locale perçoit, à tort ou à raison, une infime possibilité de gérer les ressources économiques régionales et d’en tirer profit, elle découvre que l’indépendance est un baume infaillible ou une panacée. Ces découvertes sont multiples : exacerbation des discours culturels, recréation des langues ; exaltation excessive d’anecdotes qui, au mieux, appartiennent au simple folklore ; exhibition en grande pompe et grassement subventionnée de n’importe quelle fête locale, etc. La Nuit celtique des Asturies ou les Jeux sportifs morisques des Alpujarras sont les tristes et coûteuses démonstrations des absurdités où nous conduit, pour le dire poliment, l’inconsistance des hommes politiques au pouvoir.
Les différences et les méfiances mutuelles sont pourtant fondamentales au Moyen Âge car les communautés religieuses étaient trois à s’affronter. Dans les capitulations signées après la reddition de Saragosse, en 1118, les Maures n’acceptent pas que « les Juifs exercent du pouvoir sur eux ou sur leurs propriétés »39. Comme nous l’avons vu, la même condition est posée quatre siècles plus tard dans les capitulations de Grenade (1491), où les Maures
rejettent toute idée de domination ou de commandement de la part des Juifs. Ce refus trouve son pendant dans l’attitude dont font preuve les chrétiens à la même époque. Le quatrième concile du Latran, réuni à Rome en 1215 par le pape Innocent III, établit comme norme le fait que « les Juifs ne pourront être nommés à des postes qui impliquent une autorité sur les chrétiens »40. On retrouve le même état d’esprit dans les documents tardivement écrits par des cryptomusulmans en Espagne. Les prophéties des Morisques de Grenade en sont un bon exemple41, tous comme les prêches et avertissements très tôt dispensés aux monarques chrétiens, auxquels l’on conseillait de séparer les communautés et de limiter les contacts entre elles. Lorsque saint Vincent Ferrier part de Valence pour aller porter la bonne parole dans d’autres régions, il rencontre le roi et la reine de Castille à Ayllón42. Le « Saint Frère a alors averti le roi lors de son prêche. Il l’a supplié avec la reine et l’infant de séparer Juifs et Maures dans toutes les villes et bourgades du Royaume car leur contact permanent avec les chrétiens risquait d’entraîner de grands dommages, tout parti-culièrement auprès de ceux qui s’étaient récemment convertis à notre Foi ; il a d’ailleurs ordonné […] que les Juifs portent des tabards ornés d’un signe vermeil et que les Maures portent des surcots verts ornés d’un croissant de lune de couleur claire »43. Ces obligations relatives aux vêtements, déjà proposées lors du quatrième concile du Latran et renouvelées deux siècles plus tard par saint Vincent Ferrier, ont été réaffirmées par tout un ensemble de dispositions dont l’irrespect (même partiel) devait entraîner de nouvelles lois répressives. Le Parlement de Jerez de la Frontera (1268), celui de Palencia (1312) ou le synode de Zamora (1313), entre autres, ont édicté et rappelé ces normes44 qui incluaient également (comme nous l’avons dit) la séparation stricte des quartiers, le recours à des boucheries spécifiques, l’interdiction d’élever et d’allaiter des enfants de Maures pour les nourrices chrétiennes (et inversement), l’interdiction de manger ensemble, l’interdiction de pratiquer des professions données (médecin, épicier, apothicaire, chirurgien, sage-femme), l’interdiction de participer à titre amical aux mêmes mariages ou enterrements, l’interdiction de jouer le rôle de témoin ou d’exécuteur testamentaire pour un membre d’une autre communauté, l’interdiction faite aux chrétiens de travailler en tant que domestiques pour des Mudéjars (avec les contraventions assorties)45, l’interdiction faite aux musulmans à l’époque d’Alphonse XI d’utiliser des noms chrétiens, l’interdiction pour eux de
posséder ou de porter des armes et, bien entendu, la séparation totale dans le cadre des rapports sexuels (et donc, en premier lieu, l’interdiction faite aux Mudéjars de se marier avec des chrétiennes et vice-versa). Notons néanmoins, pour être complet, que les rapports extraconjugaux de chrétiens avec des femmes mudéjares n’entraînaient que peu de mesures de rétorsion légales46.
Cette endogamie forcée a été favorablement accueillie par les minorités juives et mudéjares car elle était, en définitive, la garantie que la cohésion de groupe serait maintenue et donc que ces groupes survivraient en tant que tels. On retrouve cette même attitude défensive chez les communautés chrétiennes toujours plus réduites qui se trouvent dans les pays de l’Orient arabe (celles dans l’Occident arabe ayant disparu). Ces groupes ou communautés acceptent en effet de bonne grâce une norme injuste imposée par la majorité car elle renforce leur statut de minorité. L’interdiction du mariage entre les musulmans et les mécréants47 est le pilier de la communauté islamique qui lui a d’abord permis de survivre puis de s’étendre. Presque toutes ces normes discriminatoires envers les Mudéjars ont été abolies (de manière explicite ou pas) lorsque les chrétiens ont tenté d’assimiler cette minorité à la fin du XVe siècle. À partir de 1500, contrairement à tout ce qui avait été fait auparavant, on a imposé aux Morisques l’usage de noms castillans. On a aussi prohibé l’usage de leurs vêtements traditionnels, supprimé les quartiers maures, favorisé les mariages mixtes (d’une Morisque avec un vieux chrétien ou inversement), etc. Mais néanmoins, les méfiances anciennes ou nouvelles persisté et notamment dans le domaine de la procréation. Lorsqu’un Morisque de Cuenca maltraite sa femme, qui est une « vieille chrétienne », l’accusateur de l’Inquisition lui reproche, entre autres choses, d’« avoir cherché d’autres moyens et biais pour ne pas avoir d’enfants avec ladite femme »48, allusion à peine voilée à des pratiques que l’on n’a aucune peine à imaginer, mais qui montrent la volonté du Morisque de ne pas avoir d’enfants chrétiens avec une chrétienne. Comme nous l’avons vu plus haut pour les interdictions des XIIIe, XIVe et XVe siècles, l’application des nouvelles obligations n’était pas chose aisée, aussi bien en raison de difficultés matérielles qu’en raison des réticences des personnes concernés. On peut
raisonnablement dire qu’à partir du Moyen Âge, la péninsule Ibérique est le lieu d’une intégration culturelle limitée49 en dépit des normes discriminatoires très strictes et des autolimitations de nature religieuse que s’imposaient les Morisques. La participation des Maures aux fêtes chrétiennes (Noël, Nouvel An, Saint-Jean, festivités locales) est très ancienne et a suscité la réprobation et la colère des fuqahā’. Ces contacts, néanmoins, n’impliquaient pas de renoncer aux traits fondamentaux de sa culture d’origine, que ce soit ceux de la civilisation médiévale européenne50 ou ceux de la civilisation islamique. Dans les deux cas, on assimilait et intégrait des éléments isolés mais les structures de pensée (ou de culture) restaient intactes. Préciseons ce à quoi nous faisons référence en parlant de culture. Il ne s’agit pas, dans ce cas précis, de connaissances savantes ou de maîtrise profonde des arts, des sciences et des lettres. L’acculturation des Mudéjars (puis des Morisques) était telle que les « lois morisques » elles-mêmes51, rédigées et compilées au début du XIVe siècle, ont été écrites en castillan. Il n’était pas interdit de le faire en arabe jusqu’au XVIe siècle mais leurs auteurs étaient fondamentalement incapables d’écrire de tels textes juridiques dans cette langue, tout comme les lecteurs étaient incapables de les comprendre52. Cette acculturation était double car ils ne maîtrisaient pas non plus la langue castillane. On voit d’ailleurs fleurir dès le XVe siècle des satires qui parodient la façon de parler des Maures53. Ces parodies ont connu de brillantes suites comiques et burlesques avec Lope de Rueda, Quevedo, Góngora ou Lope de Vega54. La déférence de tout musulman à l’égard de la langue arabe était cependant consubstantielle aux Morisques même si, tout comme on le constate aujourd’hui avec nombre d’adeptes de l’islam, leur connaissance de cette langue était très déficiente. Ils n’utilisaient le castillan qu’à des fins précises et n’avaient aucune considération pour cette langue. Non seulement cette langue n’était pas l’arabe (sommet et origine de toutes les autres langues) mais elle était aussi un simple moyen de communiquer et, plus encore, elle était la langue de l’ennemi. Cardaillac le décrit bien : « La position des Morisques est très claire : ils proclament leur respect pour la langue arabe, absolument supérieure à la langue castillane. C’est ainsi qu’ils écrivent toujours, avant d’introduire une citation arabe : « la langue castillane est insuffisante et ma plume, plus encore ; c’est pourquoi je m’en remets à la langue arabe ». En d’autres endroits, ils qualifient la langue arabe de
« parfaite ». Cette ferveur pour la langue du Coran apparaît chaque fois qu’ils doivent citer des sourates – ce qu’ils feront avec le texte originel et en caractères arabes »55
Les circonstances politiques et militaires du moment constituaient un autre facteur déterminant de l’attitude et des agissements des Morisques. C’était particulièrement le cas dans les régions où ils formaient la majorité ou une minorité importante de la population. Leur présence causait des conflits graves et difficiles à résoudre pour les autorités. La défense face aux incursions des pirates et l’exil des Morisques vers le Maroc servaient à justifier les mesures coercitives à leur encontre comme les tributs spéciaux (fardas) qu’ils devaient payer ; les entraves mises à leur installation sur les côtes ; les permis, cautions et prises d’otages dont ils étaient victimes ; ou encore les tentatives de s’attirer les faveurs de certains d’entre eux afin de les diviser et de trouver en leur sein des collaborateurs qui aideraient les autorités à tenir les minorités en respect. Le meilleur exemple de ce phénomène est sans doute le Royaume de Grenade juste après sa reconquête. Il n’est pas nécessaire de s’étendre longuement sur le danger physique que représentaient les Morisques au XVIe siècle. Mais il faut cependant rappeler qu’ils nourrissaient une sympathie manifeste, voire qu’ils collaboraient directement avec les assaillants venus d’Afrique du Nord. Ce risque d’incursion n’était pas limité à un moment donné, ni même à quelques années. À partir des premières années qui suivent la prise de Grenade56, la piraterie se développe sur les côtes de Málaga, Grenade et Almería. Elle est pratiquée sans interruption jusqu’au XVIIIe siècle, comme en témoignent Henríquez de Jorquera57 au début du XVIIe siècle ou Jerónimo de Barrionuevo58 dans la seconde partie du même siècle. La préoccupation constante à ce sujet d’Íñigo López de Mendoza, comte de Tendilla, capitaine général du royaume de Grenade, est clairement exprimée dans son Epistolario. Sa correspondance dénote une grande inquiétude liée à l’insuffisance des forces qu’il commande pour surveiller la côte. Il se plaint continuellement de sa faible dotation économique, du renvoi régulier de ses lanciers, de leur utilisation pour des actions dans le Nord de l’Afrique ou de leur réaffectation. Il dénonce même le manque de troupes pour défendre
l’Alhambra. C’est pour cette raison qu’il interdit au gouverneur d’Almayáter de construire une église au sein de la forteresse, sur l’emplacement de la mosquée, car elle causerait des dommages importants aux fortifications59. De la même façon, il dénonce auprès de la Couronne les décisions injustes et dangereuses de l’inquisiteur Rodríguez Lucero, qui pourraient engendrer « de funestes conséquences »60, et souligne sans discontinuer le caractère précaire des défenses de la côte. Il décrit ainsi le panorama au secrétaire Miguel Pérez de Almazán : « On doit au moins six mois de salaire aux soldats qui surveillent les côtes. Les commandeurs ne payent pas un sou à leurs hommes et leur doivent plus d’un million six cent mille maravédis. Je n’ai pas assez de cinq ou six officiers pour collecter ces sommes et je vous le fais savoir pour que l’on ne m’en attribue pas la responsabilité »61. Mais de telles inquiétudes sont également liées au grand nombre de soldats malhonnêtes ainsi qu’à leur habitude de toucher une solde tout en négligeant leurs charges voire en abandonnant leurs postes. Il ne s’agit pas de pratiques nouvelles à l’époque : elles existent depuis longtemps62 et se poursuivront bien après, sous d’autres latitudes et pour d’autres obligations63. L’irrespect des normes royales et l’escroquerie à l’égard de la Couronne est un fait courant et peut s’appuyer sur la difficulté de communiquer sur des grandes distances, sur le caractère difficilement accessible de certains endroits ou sur la simple propension à la prévarication. Les soldats postés dans les tours de garde (dont le travail d’information était primordial) engageaient ainsi des remplaçants qui s’absentaient à leur tour, entraînant des conséquences faciles à imaginer64. Par ailleurs, les inspections de navires prêts à lever l’ancre vers l’Amérique, révélaient l’absence de vivres, de pièces d’artillerie et de membres d’équipage qui étaient pourtant prévus pour le voyage. Le 3 janvier 1505, Tendilla envoie une missive à Níjar, où se trouve Pedro Doro, dans laquelle il lui ordonne de prendre en compte les plaintes des habitants de la région, qui dénoncent l’absentéisme des acostamientos65 et l’état déplorable de leurs armes. Il lui demande aussi de superviser les opérations dans la zone et l’exhorte à redoubler de vigilance face aux possibles incursions ennemies66. Moins d’un mois plus tard, les habitants de Níjar exigent à nouveau du capitaine qu’il leur fournisse des arbalètes ainsi que des mousquets et qu’il force Juan de Nieva, chargé de monter la garde dans sa propriété, à y rester afin d’assurer la sécurité générale. Car en effet,
certains soldats payés par la Couronne partent parfois gagner leur vie ailleurs (y compris en dehors du Royaume de Grenade), ce qui laisse les habitants sans protection67.
Ce sont surtout les Morisques qui suscitent l’inquiétude chez le comte de Tendilla et c’est à leur encontre qu’il met en place les dispositions les plus intraitables : sont remis comme esclaves « à ceux qui les ont capturés »68 les nouveaux chrétiens qui « auraient prêté main forte aux Maures d’Afrique » ; les officiers de justice sont priés de renforcer leurs actions contre ces mêmes Maures69 ; il est strictement interdit aux musulmans convertis de porter des armes, y compris sur ordre du gouverneur de Jérgal afin de se conformer aux dispositions royales70, etc. C’est aussi aux Morisques qu’est consacré un ensemble de lettres qui font état de la politique de séduction du comte à l’égard des Morisques, qui vise à établir des distinctions entre eux et à gagner des partisans en leur sein afin de mieux contrôler la situation. Le fait que la population cryptomusulmane se montre déloyale envers ses nouveaux maîtres entre dans la logique la plus élémentaire, tout comme le fait que le comte tente de neutraliser ses desseins. Les uns et les autres jouent leur rôle et le comte de Tendilla convoque les chefs morisques le 27 juillet 1505 à Grenade afin de répartir entre eux l’argent qu’il leur doit pour les services rendus71. Dans le même temps, il leur octroie des sauf-conduits spécialement afin qu’ils puissent voyager dans les Alpujarras72 afin d’y réaliser des tâches « au service de Dieu et de Son Altesse »73. Il se sert également de nouveaux chrétiens comme messagers, ce qui indique un certain degré de confiance à leur égard74. Cette confiance est parfois explicitement mentionnée (« il s’agit d’un homme d’armes et d’une personne dont on ne peut douter », 8 octobre 150575). Il insiste aussi auprès des capitaines, gouverneurs militaires et lieutenants pour que les convers reçoivent les compensations financières appropriées lorsqu’ils participent à l’arrestation de bandits et de corsaires. Il demande ainsi que soient payés dix ducats à « Luis de Mendoza, habitant de Berja nouvellement converti » en raison des informations qu’il a données et qui ont conduit à la capture de plusieurs Maures (16 février 1506)76.
Les affrontements entre la communauté chrétienne et la communauté morisque se sont clairement manifestés à partir du moment où la majorité a essayé, en 1500, d’assimiler la minorité – tout comme les musulmans l’ont fait avec les chrétiens du Maghreb. Les deux camps s’estimaient légitimes à prendre les armes à leur disposition. Cette hostilité déclarée a perduré après l’expulsion des Morisques et s’est retrouvée dans les très mauvaises relations de voisinage avec le Maroc cinq siècles durant. Les bien-pensants s’obstinent pourtant, de bonne foi ou par pur cynisme, à masquer ou édulcorer la réalité. Ils appellent ainsi « malentendus » de véritables affrontements77, et sont salués en cela par tous les adeptes du politiquement correct. Il est vrai que, dans l’Espagne d’aujourd’hui, les laïcs et les athées militants (qui n’ont pourtant jamais ménagé leurs critiques à l’égard des excès et du fanatisme des catholiques) défendent avec enthousiasme l’Islam dans ce qu’il peut avoir de plus intransigeant au nom de la protection des musulmans d’Espagne, de leur identité et de la liberté religieuse. Ils s’occupent ainsi de préserver les droits d’un groupe tout en dédaignant les droits des personnes qui le composent, comme par exemple le droit à renier sa religion d’origine ou, pour les femmes musulmanes, le droit à entretenir des relations avec des non musulmans. Dans la pratique, cette vision favorise la constitution de ghettos confessionnels au sein d’une société fragmentée dans laquelle les individus se distinguent (et s’affrontent) en raison de leur religion et de leurs appartenances communautaires. La diminution de la proportion des chrétiens de Palestine (de 12 % à 3 %) entre le début et la fin du XXe siècle, le harcèlement de plus en plus fort et insupportable des coptes égyptiens78 ou les guerres confessionnelles au Liban sont des avertissements que l’univers des « progressistes » espagnols méprise ou ignore souverainement. Cette attitude est d’autant plus lamentable que bien des études historiques, techniquement irréprochables, qui sortent du domaine de la statistique pure, ont mis à mal les préjugés idéologiques dont le seul objectif est d’ignorer des faits avérés afin de rejeter toute la faute sur la mauvaise volonté des vieux chrétiens. La connivence des Morisques avec les pirates et les agissements de ces derniers sont le plus souvent réduits à des faits sans importance. Aurelia Martín Casares79 écrit par exemple : « Le fait est qu’il était capital d’assimiler les Morisques à l’islam, religion professée par les ennemis, tout en omettant les cinquante années au cours desquelles ils avaient vécu, au
moins formellement, en chrétiens. S’il n’en avait pas été ainsi, leur statut d’esclaves serait apparu comme illégitime. Cette assimilation des Morisques au monde islamique et l’importance donnée à la solidarité entre musulmans a été bénéfique pour les intérêts du Royaume ». L’auteur, cependant, contourne le problème central : il ne s’agissait pas tant d’une volonté de les assimiler au monde islamique que d’une réalité, car c’était bien eux qui rejoignaient, moralement ou physiquement et dès qu’ils le pouvaient, le monde islamique par les armes ou par l’exil. La seule tentative d’assimilation qui ait eu lieu mettait en jeu les Morisques et les vieux chrétiens, mais elle a échoué, d’où l’affrontement entre les deux camps. Bernard Vincent, qui n’est pas précisément un grand défenseur de l’Espagne ni un détracteur des Morisques, le décrit très bien80. Il n’y a pas plus aveugle que celui qui ne veut pas voir, c’est un fait établi. C’est pourquoi il n’est pas étonnant qu’Aurelia Martín Casares propose une série de perles que nous ne pouvons passer sous silence. Elle a ainsi recours à toute la phraséologie du politiquement correct utilisé par les médias actuels au niveau intellectuel le plus bas81. Elle cherche clairement à culpabiliser toute la société espagnole de l’époque82 et nous inflige tous les clichés les plus éculés sur les trois cultures83. Elle atteint le comble de la bêtise en utilisant des images contemporaines pour faire le procès du passé et condamner de manière indiscriminée : « Pour les Arabes, les Morisques faits prisonniers étaient des chrétiens mais, pour les Castillans, ils étaient des Andalous »84. Il convient pourtant de rappeler à l’historienne (qui semble l’ignorer et avoir recours aux prétextes d’usage) que jusqu’au XIXe siècle (précisément jusqu’à l’œuvre de Javier de Burgos85, en 1833), Grenade n’était pas incluse dans l’Andalousie. Faut-il comprendre qu’une division administrative récente valide l’idée d’une « unité de l’Andalousie » qui viendrait de la nuit des temps ? Vers 1860, Pedro Antonio de Alarcón continuait à faire une distinction très nette entre l’Andalousie et le Royaume de Grenade.
D’un côté, l’idée de l’hispanité des Andalousiens, Mudéjars et Morisques se fonde sur des données indiscutables comme leur localisation ou l’adoption de leur part de caractéristiques isolées (difficiles à quantifier mais, à notre avis, assez insignifiantes) qui appartiennent à l’héritage hispano-romain ou
hispano-wisigothique. D’un autre côté, une telle idée ne repose que sur notre volonté d’en faire des Espagnols et sur une grave confusion terminologique. Cette dernière consiste à confondre « Espagne » et « al-Andalus » ou « Espagnols » et « Andalousiens », comme on peut le constater dans des traductions, des études, des manuels ou des ouvrages d’histoire généralement rédigés par des arabisants de divers pays86. Ces spécialistes utilisent ces termes sans aucun adjectif ni aucun éclaircissement supplémentaire, comme s’il s’agissait de notions indiscutables et qu’il existait une continuité de nature historique, sociale, religieuse et affective entre les Morisques d’hier et les Espagnols d’aujourd’hui. Il est vrai qu’Américo Castro a infligé avec une clarté toujours appréciée un sérieux revers à ces historiens en proposant une argumentation érudite et en se servant d’une thèse simple (et donc facile à comprendre et à reproduire). En effet, si tous ceux qui ont habité en péninsule Ibérique sont espagnols, pourquoi arrêter le calendrier à 71187 et ne pas remonter l’histoire jusqu’à Altamira88 ou même jusqu’à Atapuerca89. Nous ne voyons aucun inconvénient, au moins en théorie, à valider certaines des affirmations d’Américo Castro, même s’il se contredit parfois lui-même90 et même si les faits démentent ses affirmations, surtout en ce qui concerne la pensée des Mudéjars et des Morisques à propos d’eux-mêmes. Nous ne pouvons qu’applaudir lorsqu’il explique : « Sont espagnols tous ceux qui se sentent comme les membres d’une communauté humaine située en péninsule Ibérique, communauté enracinée dans une continuité consciente avec ceux qui en ont rendu possible la naissance y qui lui ont donné la forme par laquelle elle s’est singularisée depuis que le terme « espagnol » est utilisé dans la Péninsule »91.
Les désaccords surgissent cependant lorsque nous constatons que le même Américo Castro fait référence à des groupes spécifiques : « les trois religions se sont toutes senties espagnoles de la même façon […] : les Juifs qui travaillaient au service des rois et des grands d’Espagne se sentaient espagnols »92. Castro applique la notion très récente d’appartenance à une communauté nationale multiculturelle aux Juifs du Moyen Âge (ainsi qu’aux Mudéjars), alors qu’ils n’étaient guidés que par l’idée de soumission au roi leur seigneur et à la communauté dominante, puisqu’ils n’avaient de toute
façon pas d’autre choix. Castro et tous ceux qui, à l’heure actuelle, continuent de défendre ces superpositions mécaniques de nationalités montrent surtout qu’ils vivent dans des sociétés laïques qui ont fort heureusement fait passer au second plan les facteurs religieux et les cantonnent à la vie privée des gens. Pourtant, à l’époque, aussi bien dans les sociétés islamiques que dans les sociétés chrétiennes, la foi était un signe distinctif par excellence entre les sujets, tout comme ce qui se passe aujourd’hui dans les pays arabes93, mais aussi le meilleur moyen de mobiliser les foules. Ce facteur était bien plus puissant que l’attachement à un territoire donné ou bien à une appartenance culturelle ou ethnique. La soumission des Juifs et Mudéjars n’impliquait en rien leur acceptation au sein de la société majoritaire94 et encore moins une attitude bienveillante ou enthousiaste à leur égard. Les Juifs étaient souvent accusés de déicide et, plus secondairement, de vices comme l’usure, l’attirance pour des activités économiques honnies (comme la collecte des impôts), indépendamment de leur participation réelle à ces activités. C’est dans ce cadre qu’apparaît le cercle vicieux dont souffrent et que réalimentent toutes les communautés réticentes à l’intégration : la marginalisation et l’automarginalisation se succèdent dans une roue infernale et leur destin est rarement heureux. Cette règle ne vaut pas que pour l’Hispanie médiévale. Ces communautés ne se sentaient pas espagnoles car elles ne le pouvaient pas : elles étaient étrangères aux intérêts de la majorité chrétienne et ne contribuaient pas non plus à l’enrichissement de cette dernière puisqu’elles persistaient dans leur isolement. Dans le cas des Morisques, elles manifestaient même une inimitié frontale à l’égard des chrétiens. C’est pourquoi, comme nous l’avons déjà vu et continuerons à le voir, l’intransigeance mutuelle était inévitable en raison des mentalités de l’époque. La relativisation du phénomène religieux est très postérieure. Le médiéviste Eloy Benito Ruano écrit justement : « l’identification entre religion et patrie est liée à l’expérience durable des communautés qui ont vécu la Reconquête, ce qui a conféré un caractère particulier et définitif à la manière d’être des Espagnols. Aucun autre pays occidental, en effet, n’a eu à faire de sa condition chrétienne un trait fondamental de sa culture comme l’Espagne médiévale. Le refus de « ressembler » aux musulmans a orienté toute la dynamique identitaire des chrétiens espagnols face à ce qu’ils percevaient comme un antimodèle devenu fondamental »95.
Au XIIe siècle, dans le Poema del Cid, le personnage de RaymondBérenger le Fratricide utilise le terme España96, qui fait référence à l’ensemble de la péninsule Ibérique. Trois siècles plus tard, Ferdinand le Catholique est lui aussi désigné par l’expression « roi et seigneur de la majeure partie de l’Espagne »97, qui a le même sens. Il ne s’agissait pas que d’un concept géographique98. En effet, même si nous étions encore loin de l’idée d’un État-nation unifié, qui n’est apparue que plus tard, la notion d’Espagne concernait le domaine juridique. Elle avait aussi des liens avec l’idée d’une proximité et d’une communauté culturelles qui distinguait les Espagnols des autres Européens de l’époque, même si tous participaient à la chrétienté. Entre le XIIe et le XVe siècle, on note l’existence d’une abondante documentation dont José Antonio Maravall a proposé un recueil99 et qui démontre la manière dont les Catalans, les Castillans et les Portugais s’appelaient eux-mêmes « Espagnols ». Ils s’identifiaient en effet à une entité suprapolitique qui occupait un seul et même territoire, avaient des affinités sociales et se reconnaissaient dans des objectifs communs, dont le premier était, au moins depuis le XIe siècle, d’éradiquer le pouvoir musulman de la péninsule Ibérique. Ils estimaient ainsi être les héritiers des Goths100 et appliquaient pour cette raison le droit germanique et le droit romain101, éléments essentiels de ce legs. Maravall lui-même relativise la portée du mythe gothique et le hiatus lié aux trois siècles qui ont passé depuis 711. De la même façon, il souligne la consolidation des monarchies du Nord de la péninsule Ibérique, ce qui démontre qu’il n’y a pas eu de réelle continuité entre le Royaume wisigoth de Tolède et les chrétiens de la Reconquête devenus les maîtres du territoire péninsulaire. Ces derniers se sont en revanche largement identifiés aux Goths car les hommes de l’époque avaient désespérément besoin de se raccrocher à des symboles. C’est un sentiment diffus également perçu par les autres chrétiens européens, qui ne cristallisera pas avant le XIVe ou le XVe siècle mais qui n’inclut en aucun cas les musulmans présents à l’époque en péninsule Ibérique. L’explication est simple : ces derniers ne manifestaient pas non plus une volonté de s’intégrer à une communauté supranationale, pas même sur le plan moral, à laquelle appartenaient les habitants du Nord, qu’ils détestaient en raison de leur foi religieuse différente. Cependant, nous ne sommes pas d’accord avec Maravall lorsqu’il soutient
que les musulmans d’Espagne entretenaient non seulement une conscience collective affirmée mais également un lien avec « l’Occident classique et chrétien » afin de se différencier des autres musulmans102. Il s’agit de la thèse habituelle de l’assimilation « espagnole » que l’on retrouve dans l’arabisme traditionnel. L’auteur tente d’en démontrer la justesse en citant des textes d’as-Saqundi et Ibn al-Khatib dans lesquels ces écrivains mettent en exergue les faits différentiels qui distinguent al-Andalus du Maghreb. Ils nous semblent néanmoins insuffisants car ce genre littéraire qui évoque héros, glorioles et inimitiés sont monnaie courante dans la littérature arabe de l’époque. Les villes, pays, races, cultures, sexes ou même grandes régions climatiques aiment à s’opposer entre eux et les géographes, les poètes, les philosophes et les hommes de lettres de tout poil participent à ces joutes littéraires103. Le concept d’al-Andalus ne peut être comparé à celui d’Hispanie que sur un point précis : les deux avaient le sentiment d’appartenir à un ensemble supérieur, le dar al-Islam dans un cas et l’Empire romain dans l’autre. Les Andalousiens composaient bien entendu des éloges pour encenser leur terre natale mais l’expression bilad al-Andalus (« pays d’alAndalus »)104, comparable à bilad al-Sham (« pays de Syrie ») ou bilad alMagrib (« pays du Maghreb »), fait en premier lieu référence à une notion géographique, sans véritable nuance religieuse ou contenu politique clair. Le « Canto a España » (dont la traduction est une distorsion de la réalité exprimée par l’auteur) d’Ibn Ghalib de Grenade (XIIe siècle), compilé par le professeur Vallvé105, n’est qu’une accumulation de louanges stéréotypées dont on avait l’habitude à l’époque. Ce texte aligne un ensemble de concepts creux qui pourraient fonctionner pour n’importe quel pays – constat qui peut aussi être appliqué aux satires de n’importe quel autre auteur arabe de la période. Ibn Ghalib de Grenade chante la « bonté de sa terre », son « climat agréable et modéré », ses « impôts abondants », les « bénéfices que l’on tire de son littoral », ses « pierres précieuses », ses « parfums et épices », ses « habitants qui sont comparables aux Arabes en raison de leurs ancêtres prestigieux, de leur noble fierté et de leur haute opinion d’eux-mêmes ; en raison aussi de leur hauteur d’esprit, de leur éloquence et de leur magnanimité. Ils détestent l’injustice, ne supportent pas l’humiliation, sont généreux avec leurs possessions, s’abstiennent de tout comportement malhonnête et évitent de tomber dans quelque bassesse que ce soit ». Il
ajoute : « les habitants d’al-Andalus sont comme les Turcs en raison de leur zèle au combat et de leur habileté à manier les armes. Ils sont les plus grands experts en matière d’équitation et les plus adroits dès lors qu’il faut toucher l’ennemi ». Le panégyrique enthousiaste d’Ibn Ghalib est cependant contredit par celui d’autres chroniqueurs, comme Ibn Hawqal106. Deux siècles auparavant, l’auteur décrit al-Andalus comme une terre opulente et puissante. Pourtant, il manifeste par la suite son étonnement car, en plein Xe siècle, la péninsule Ibérique est toujours dominée par les musulmans. Pour Ibn Hawqal, c’est un fait incompréhensible étant donné la mollesse, la lâcheté, l’imprudence et le manque de courage et d’esprit chevaleresque de ses habitants (« qui n’étaient pas même habiles dans l’utilisation des étriers »). Ce genre de critiques formulées contre les habitants d’une contrée par un étranger de passage dans leur pays était plus qu’habituel et faisait partie des clichés littéraires arabes de l’époque. Il était courant d’énumérer une série de « vertus » et de « vices » concernant chacune des régions du monde arabe107, et tout cela sans prendre en compte les sentiments et intérêts personnels des auteurs (Ibn Hawqal, par exemple, détestait les Omeyyades).
La société andalousienne était marquée par l’hétérogénéité des éléments qui la composaient aussi bien sur le plan religieux que sur le plan ethnique et culturel. Le facteur arabe y était dominant, au moins en tant que modèle idéal, mais l’homogénéité et la cohésion totales n’ont été atteintes qu’à l’époque nasride (c’est-à-dire durant les 250 dernières années d’al-Andalus). À cette époque, il n’y avait justement plus de minorités (ou les rares qui subsistaient étaient insignifiantes) en raison des massacres, déportations, exils ou conversions forcées à l’islam. L’orgueil lié à l’arabité perçu dans l’anecdote du Qaysite as-Sumayl ibn Hatim108, l’inimitié envers les Berbères exprimée par des historiens comme Ibn Hayyan (qui impute la désintégration du califat et l’apparition des taifas aux Nord-Africains109) ou la politique antiberbère des dynasties qui gouvernaient les taifas de Tolède, Badajoz et Albarracín110, tous ces aspects sont consignés dans l’œuvre d’Ibn Hayyan et dans celles d’autres auteurs andalousiens, ainsi que le montre García Gómez dans Andalucía contre Berbería111. On retrouve des idées similaires dans la
Mafakhir al-barbar, dont l’auteur est anonyme, ou dans l’Epístola contre les Arabes d’Abu ‘Amir Ahmad ibn Garsiya (ou Ibn García), qui sont deux exemples éloquents de l’idée de shu’ubiyya en al-Andalus112. Tout cela ne contribuait pas précisément à consolider une communauté politique, culturelle et sociale unie qui aurait pu nous inciter à penser qu’al-Andalus formait un univers à part dans le monde arabe – lequel était touché par des conflits similaires sous d’autres latitudes. Même les révoltes des muladis (comme Ibn Hafsun) ne peuvent pas réellement être considérées comme des preuves de « nationalisme espagnol », contrairement à ce que l’on a voulu croire à certaines époques. À ce sujet, nous estimons que la position de Manuela Marín est la bonne : « on ne peut croire à l’existence d’un sentiment « national » parmi les muladis ou même chez les rebelles de Barbastro, même si certains historiens ont prétendu le contraire [elle pense notamment à Francisco Javier Simonet]. Il s’agit simplement de luttes pour le pouvoir, de mouvements visant au démembrement d’une structure politique instable, en aucun cas de l’expression d’un nationalisme « hispanique » »113.
L’attitude antichrétienne (ou, au contraire, antimusulmane) a atteint des extrémités difficiles à imaginer pour nous et a imprégné la vie, le langage, les moyens d’expression, les concepts élémentaires, conscients ou pas, des populations. La terminologie (comme nous l’avons vu dans le cas d’‘Abd Allah de Grenade contre le Juif Ben Nagrela), utilisée par les chroniqueurs de l’époque est souvent plus que haineuse et chargée de mauvaise intentions. On le constate dans les Anales Palatinos d’al-Hakam II114 ou dans le Muqtabis d’Ibn Hayyan115, mais également chez les auteurs musulmans de l’Orient arabe qui entretenaient des rapports avec les chrétiens (comme Usama ibn Munqid116). N’oublions pas pour autant que les chrétiens de l’époque agissaient, pensaient, parlaient et écrivaient de la même façon, ce qui vient corroborer l’idée d’un affrontement féroce et radical des deux côtés. Tout cela ressemble sans doute à une lapalissade pour les plus fins connaisseurs de l’histoire ; mais pourtant, à l’heure actuelle, au vu de la bien-pensance en vogue dans nos sociétés, rappeler cet ensemble de faits devient une sorte de découverte sensationnelle, pour ne pas dire héroïque. Au fil du temps, le panorama, loin de s’améliorer, n’a fait qu’empirer.
Robert Burns écrit à ce propos : « en dépit de l’assimilation réciproque et pacifique, en dépit de la cohabitation entre chrétiens et musulmans, une aversion profonde séparait les deux peuples. Ce sentiment s’est exprimé bien au-delà d’attitudes convenues ou d’expressions de mépris mutuel. Il a même été au-delà de l’hostilité à laquelle on pouvait s’attendre et qui était liée aux différences religieuses. Cette inimitié reflète un antagonisme fondamental entre deux cultures qui, fort classiquement, somme tout, s’affrontaient. Cet antagonisme a finalement pris une forme violente avec les révoltes et attaques contre les aljamas mudéjares qui ont touché tout le Royaume de Valence vers 1275. […] Pour comprendre ce phénomène, les notions modernes de tolérance et d’intolérance ou de race, de patriotisme nationaliste et d’insurrection menaçante ne sont pas très pertinentes »117. Répétons-le : les traits culturels des Morisques, leurs opinions et agissements ne permettent pas de les qualifier d’espagnols. Plus encore : leur volonté de ne pas l’être rend cette tentative tout à fait inutile. Un bon nombre d’auteurs (Caro Baroja118, Ladero Quesada119 ou Bernard Vincent) sont tout à fait d’accord pour admettre l’obstination (le caractère « indomptable », pour Vincent) des Morisques, qui ont résisté à l’intégration (contrairement aux Juifs convertis) et ont continué à être un corps étranger au sein de la société hispanique. Leur agressivité antichrétienne ou, plus exactement, antiespagnole pouvait finir par leur coûter cher. Ils avaient aussi recours à la taqiyya, c’est-dire à la dissimulation de leurs sentiments, attitude validée par certains muftis120. Ils choisissaient, dans les cas les plus extrêmes, l’exil volontaire, car certains responsables religieux considéraient comme un grave péché le fait de vivre sous la coupe des chrétiens (c’est ce que l’on peut lire chez al-Wansarisi121). Il existait d’autres manifestations plus ou moins nuancées d’une telle attitude antichrétienne, comme le rejet des pratiques et coutumes catholiques (la fête-antidote après le sacrement du baptême ou la réticence à être enterré dans des cimetières chrétiens), les comportements irrévérencieux à l’égard des offices catholiques122 ou encore les explosions de colère au cours desquelles les musulmans dévoilaient sans fard leurs véritables sentiments. Cette attitude empêchait toute politique conciliante (qui visait par exemple à attirer les meilleurs éléments) de fonctionner. Il en a été ainsi des tentatives d’Hernando de Talavera comme de toutes les initiatives qui ont suivi l’expulsion des Morisques. Les prélats et les autorités civiles ont
échoué à fragmenter la population morisque et à généraliser les mariages mixtes ce qui aurait mis fin au problème. Ces échecs n’ont pas toujours été le fait de la mauvaise volonté des Morisques123 mais ils se sont produits aussi malgré les incitations économiques. C’est pourquoi un moine bénédictin de Montserrat envoie en 1602 une lettre au duc de Lerma124 pour lui demander de résoudre une fois pour toutes le conflit avec les cryptomusulmans : « bien qu’ils aient été tant de fois pardonnés et réconciliés, ils nous haïssent toujours de toutes leurs forces, comme ils l’ont montré à chaque fois qu’ils en ont eu l’occasion »125. On est loin de l’œuvre de Juan de Segovia qui, après la chute de Constantinople, rédige De mittendo gladio Divini Spiritus in corda sarracenorum, comme le rappellent Darío Cabanelas et Ladero Quesada126. Dans cet ouvrage, Segovia prône le rapprochement et la discussion amicale avec les musulmans afin d’éclaircir toutes les postures. Il conseille ainsi d’apprendre l’arabe et les fondements de la foi islamique mais aussi d’établir un climat de concorde par l’entremise des savants (plutôt que par un prosélytisme systématique). On peut ainsi, selon lui, parvenir à une discussion pacifique à partir des éléments de convergence. Comme on le voit avec cet exemple, le dialogue entre Islam et christianisme est une idée plutôt ancienne, tout comme l’est l’absence de résultats.
Les conversions, qui ont été acceptées tantôt pour préserver des intérêts, tantôt par simple peur, n’ont résolu en rien le problème des affrontements entre communautés. Il existe des cas extrêmes, comme celui du cheikh Almayar qui, en 1489, s’est baptisé et a remis aux autorités chrétiennes les localités de Baza, Almería, Abla, Fiñana et d’El Cenete en échange d’un traité privé par lequel était reconnu son statut127, ou celui des Morisques de Valence, que les agermanados (confréries d’artisans et de paysans chrétiens en rébellion contre les autorités) ont obligés, sous peine de mort, à devenir chrétiens. Ces exemples prouvent la diversité des situations rencontrées mais aussi le fait que ces conversions étaient hypocrites ou acceptées à contrecœur – ce qui est somme toute logique. Cependant, les excès verbaux d’un personnage comme Aznar Cardona128 (qui dénonce les mariages mixtes avec des Morisques, censure les violences dont ces derniers se rendent coupables lorsqu’ils apprennent que leurs enfants ont mangé du porc à l’extérieur ou encore blâme leur messianisme libérateur et prophétique) dressent un
panorama où les chrétiens ont conscience de leur propre intolérance contre les minorités129 comme de celle de leurs adversaires. Les musulmans ne reculaient pas davantage devant les excès et les contraintes exercées sur autrui. Les autorités islamiques pouvaient être plus tolérantes envers les minorités pour des raisons politiques et pragmatiques, mais les ulémas, les muftis et les classes populaires se montraient toujours plus intransigeants à mesure que la crise économique et politique du monde musulman s’accroissait (Xe-XIVe siècle). C’est pourquoi les conversions forcées, qui visaient à éviter les persécutions et les violences de la majorité musulmane, ont connu une augmentation sensible au cours des temps130. Les Morisques avaient une très mauvaise opinion des églises131 (qu’ils jugeaient sales) ; ils polémiquaient avec la papauté, dénonçaient ce qu’ils voyaient comme une corruption des Écritures et rejetaient la liturgie132. Leur idéologie violemment anticatholique réapparaissait à la moindre occasion. Ainsi, lors du soulèvement d’Espadán, en 1526, à Chilches133, « les rebelles ont emporté dans la montagne le tabernacle de l’église de la commune, qui contenait quelques reliques. Il semble qu’ils aient même demandé une rançon pour le rendre »134. Comme on pouvait s’y attendre, les officiers du roi et les autorités ecclésiastiques ont profité de cet incident et d’une opinion publique déjà échauffée pour réalimenter la haine à l’égard des Morisques. L’année suivante, la même localité a été attaquée par des pirates nord-africains avec la collaboration des Morisques de la région. Ils ont faits prisonniers la quasi totalité des habitants de la commune (133 personnes) et ont dégradé la croix de l’église et des images de la Vierge. Environ 1 400 Morisques ont fui avec ces pirates, notamment ceux qui résidaient encore à Vall de Uxó et Mascarell135. Les musulmans nouvellement convertis au christianisme se lamentaient lorsqu’ils apprenaient des victoires espagnoles et catholiques, comme à Lépante, et se réjouissaient au contraire de leurs défaites (Tunis et La Goulette, en 1574)136 car ils étaient des alliés des Turcs. C’est ce que l’on peut lire dans les minutes du procès contre le Morisque Francisco de Espinosa137. Les Morisques cherchaient des raisons qui leur servaient à justifier la poursuite de deux objectifs fondamentaux, comme l’a bien montré Louis Cardaillac dans son ouvrage Moriscos y cristianos138 : l’espoir d’un triomphe religieux doublé d’un triomphe politique, la victoire de l’Islam sur la
chrétienté. Ils créaient de toutes pièces des prophéties messianiques afin de nourrir leur détermination en dépit de leur situation (leur faiblesse et leur soumission au pouvoir chrétien). Le « Pronóstico o ficción que se halló en unos libros árabes en el Santo Oficio de la Inquisición de la ciudad de Granada », dont Mármol Carvajal se fait écho139, se compose de trois jofores (prophéties)140 et illustre parfaitement l’idéologie antiespagnole des Morisques ainsi que leur haine envers la communauté majoritaire. En dépit du caractère littéral de la traduction de Mármol Carvajal (« traduit mot pour mot de l’arabe », nous dit-il), qui rend plus difficile la compréhension de l’ensemble, les jofores sont un reflet fidèle de l’idéologie, des attentes et de l’état d’esprit des Morisques mais aussi de leur attitude de rejet, voire de haine viscérale envers le pays dans lequel ils vivaient. Leur volonté permanente de revanche n’était pas moins forte parce qu’elle était tue.
Ce désir de vengeance dissimulé ne les amenait en rien à négliger le prosélytisme et ils cherchaient à profiter de la moindre faille pour étendre leur influence sur leur entourage proche. L’anecdote rapportée par al-Hayari concernant les mariages mixtes illustre à merveille cette attitude. Il importe peu qu’elle soit authentique ou apocryphe : elle traduit en effet la haine entre communautés, l’effort constant de prosélytisme et l’attitude duplice à l’égard des autorités. À l’occasion d’une discussion avec un curé, l’auteur rapporte le dialogue suivant : « Le curé a dit : « vous ne vous mélangez pas aux autres communautés et ne vous mariez pas avec de vieilles chrétiennes, pas plus que vous ne donnez vos filles à de vieux chrétiens » –
Et pourquoi le ferions-nous ? – ai-je répliqué. Dans la ville d’Antequera, j’avais un parent qui est tombé amoureux d’une jeune chrétienne et, le jour de son mariage, pour faire le chemin jusqu’à l’église, la fiancée a dû enfiler une cotte de mailles sous sa robe et lui a dû prendre une épée car la famille de la jeune fille avait jurer de le tuer sur la route qui menait au lieu saint. Plusieurs années encore après le mariage, aucun membre de la famille de la mariée ne venait lui rendre visite mais tous souhaitaient la mort des deux époux. Pourtant, le
–
mariage est fait non pas pour que les hommes aient de nouveaux ennemis, mais une nouvelle famille. Tu dis vrai » – m’a-t-il répondu.
Nous nous sommes quittés sur des mots chaleureux et je suis parti. Tout ce que je lui ai dit à propos du Morisque et de la chrétienne était vrai. C’est sur la demande du premier que la seconde est devenue musulmane et, grâce à elle, même sa mère, qui était déjà très âgée, s’est soumise à l’islam. »
Mais le conflit n’était pas uniquement entretenu par l’incompréhension culturelle ou le caractère exclusif d’une seule foi de part et d’autre. Il s’expliquait aussi par des facteurs économiques, c’est-à-dire par la spoliation (rendue possible par des abus ou par l’extorsion directe), tout comme s’expliquaient aussi de nombreux procès de l’Inquisition. Ce phénomène s’observait aussi au XVe siècle à l’égard des Juifs et des convers, qui étaient victimes de pillages et de vols perpétrés de manière récurrente par des foules enflammées. Ces pogroms ont démarré dès 1391 dans la ville de Nájera. En fait, toute la population devait supporter au quotidien les abus de la soldatesque et des milices. Henríquez de Jorquera décrit en comment les troupes qui avaient fait le chemin de Grenade à Motril afin de secourir les habitants face aux Turcs se sont illustrés en razziant les localités situées sur leur route141. Néanmoins, c’était logiquement les groupes les plus faibles sur le plan social et économique (dont les Morisques) qui subissaient le plus cruellement les injustices et délits car les autorités incitaient les troupes à saisir les biens de ceux qui collaboraient avec les ennemis des chrétiens, se rebellaient contre le pouvoir ou s’exi-laient. L’Epistolario de Tendilla142 note en date du 23 octobre 1505 le transfert des biens d’un certain Gomezar, Morisque de son état, à Pedro de Rojas, qui l’a fait prisonnier dans les Alpujarras au péril de sa vie. Cette opération implique une somme de 35 000 maravédis, même si le Gomezar en question finit par s’échapper et passe au Maroc. C’est encore l’Epistolario qui rappelle de nombreuses dispositions prises pour réprimer les abus. Deux de ces excès nous intéressent particulièrement. Dans le premier cas, le 3 août 1506, les autorités ordonnent l’arrestation par le lieutenant de Guadix de plusieurs soldats qui ont purement et simplement dévalisé trois nouveaux chrétiens à Aguas Blancas et leur ont
dérobé la somme de 110 pièces d’or (en ducats, castillans et réaux)143. Dans le second cas, Tendilla explique : « j’ai fait proclamer sur toute la côte l’ordre pour toute sentinelle ou personne percevant une solde de ne pas se rendre dans les localités où vivent de nouveaux convertis, car il est évident que les soldats s’y rendent pour piller les habitants et non pas pour une autre raison. Il est de notoriété publique que certains soldats sont partis razzier ces localités et ont donc abandonné leur poste de surveillance. C’est pourquoi je vous envoie à leur recherche car je tiens à ce qu’ils soient châtiés et que l’on fasse un exemple d’eux »144. Ces abus commis par les soldats pouvaient se limiter au vol du poisson péché par les Morisques145 mais incluaient aussi toutes sorte de vexations infligées aux Morisques (ce qui était particulièrement le cas pour les soldats ceux venus de Naples, « lourdement armés et très dangereux »146). La plupart du temps, cependant, les milices s’intéressaient surtout aux « biens meubles qui appartiennent à Son Altesse et qui ont été volés par de nombreuses personnes sous prétexte de les retrouver après leur disparition »147. Par ailleurs, ces miliciens propageaient des rumeurs et on-dit qui alimentaient les ressentiments : « ces fausses nouvelles sont l’œuvre de ceux qui désirent abuser des nouveaux convertis pour s’emparer de leurs richesses à la moindre occasion, comme ils ont l’habitude de le faire »148. Les autorités s’inquiétaient constamment de l’exil de populations entières ; toute la côte méditerranéenne était témoin d’ordres répétés et d’interdictions faites aux convers de passer de nuit à moins d’un quart de lieue du rivage149, en raison de leur départ vers le Maroc ou des rapports qu’ils fournissaient aux « Maures de l’autre rive » pour faciliter leurs incursions150. L’objectif général des autorités de l’époque était d’empêcher l’accès à la plage afin de rendre plus difficiles les attaques de pirates151, en l’absence d’autres solutions préventives plus efficaces. La conscience d’appartenir à une communauté hostile152, les relations clandestines avec les protestants du Béarn153, dans le but de préparer des complots finalement dévoilés par les Espagnols154, expliquent en bonne partie les exils collectifs des Morisques et la fureur de leurs voisins. Face à ces problèmes, la politique officielle a été erratique, indéfinie et contradictoire, suivant les besoins du moment et les conjonctures concrètes. L’expulsion a bien finie par être décrétée mais les Rois catholiques ont commencé par faciliter l’émigration volontaire de ceux qui voulaient rejoindre le Maroc
après la prise de Grenade. Les autorités avaient même décidé alors de leur payer le voyage ; elles leur permettaient d’emporter leurs biens et s’en prenaient à ceux qui les attaquaient sur le chemin de l’exil. C’est ainsi que trois bandits chrétiens ont été pendus sur ordre des Rois catholiques le 30 mai 1492 pour avoir agressé des Maures pendant leur départ155. Très rapidement, cependant, c’est l’inverse qui a été recherché par les souverains espagnols, c’est-à-dire l’interdiction de s’exiler faite aussi bien aux Morisques de Grenade qu’aux Mudéjars de Vieille Castille, qui avaient à l’origine le choix entre partir ou se faire baptiser. C’est ainsi que s’est produite entre 1501 et 1502 la disparition de la minorité mudéjare déjà très réduite156. Une fois la christianisation de l’ensemble de la population assurée, les autorités ont cherché à interdire le départ des convers. Ces autorités hésitaient constamment entre la nécessité de collecter l’impôt dans les plus grandes proportions possibles et l’impératif de maintenir le Royaume en sécurité. La volonté d’obtenir le plus d’argent possible par l’imposition entrait en contradiction avec le risque que faisait peser la présence sur le sol espagnol de sujets dont l’objectif était la destruction du pays157. Le phénomène de l’émigration volontaire des musulmans, connu depuis longtemps (au moins depuis la conquête de Tolède, en 1085158), se fondait sur le Coran (IV, 97-100 et VIII, 72-75), ce qui avait donné naissance à la jurisprudence malikite et avait permis à son principal représentant, alWansarisi, de condamner l’idée même de rester en territoire chrétien159 : « fuir le pays des infidèles vers le territoire des croyants est un devoir religieux impératif jusqu’au jour de la Résurrection. C’est pourquoi aucun bon musulman ne peut rester en pays infidèle en alléguant des motifs commerciaux ou d’autres nature ». Notons néanmoins l’existence d’une certaine compréhension à l’égard des Maures prisonniers et le fait que beaucoup admettaient le recours à la taqiyya (la dissimulation des véritables sentiments)160, même si l’on promouvait dans le même temps l’action des alfaqueques, c’est-à-dire des musulmans chargés de venir au secours des prisonniers de leur confession.
Le départ des Morisques avait lieu, pour d’évidentes raisons, depuis le littoral méditerranéen, en raison de sa proximité avec l’Afrique et parce que c’était là que se concentrait la majorité de la population morisque. Les
Morisques de Valence et d’Aragon partaient de la côte levantine en dépit de l’interdiction qui leur était faite dans divers édits, comme celui de 1540161. Ces textes de loi prévoyaient aussi l’excommunication pour les complices et ceux qui avaient laissé faire de tels départs, mais c’est bien à partir du rivage du Royaume de Grenade que les exils collectifs ont été, au moins au début, les plus frappants. Le capitaine général de la région a ainsi fini par ordonner la prise d’otages afin d’empêcher de tels départs162. Il a aussi demandé d’effectuer des recherches afin de « localiser les lieux où ces Morisques avaient déposé leurs biens » afin de les emporter dans leur fuite163, par exemple à Ojén (27 juillet 1505) et a fait en sorte que ne soient pas prises de représailles indiscriminées contre les Morisques qui restaient sur place (voir l’affaire de Teresa, le 15 février 1506164, ou celle d’Ojén, mentionnée juste au-dessus165). Il a enfin montré une indéfectible préoccupation concernant la préservation des droits économiques du roi sur les fugitifs faits prisonniers, comme lors de la cavalcade au cours de laquelle ont été capturés des Maures venus d’Estaón alors qu’ils cherchaient à traverser le détroit de Gibraltar. Le capitaine général a alors fait en sorte que les habitants de Marbella qui ont perdu des chevaux dans l’échauffourée reçoivent une indemnité166, même si la méfiance à l’égard des nouveaux chrétiens était encore de mise167. Bien qu’il s’agisse d’une autre histoire, il n’est peut être pas inutile de rappeler que le sort des Morisques, une fois arrivés sur le sol marocain, n’a pas toujours été enviable. Le cas d’al-Hayari est révélateur de ce phénomène puisqu’il explique lui-même la façon dont il a été molesté et menacé en plein souk par des paysans de Dukala qui cherchaient à savoir s’il était un véritable musulman. Il venait alors à peine de fuir de la place forte portugaise par laquelle il était passé pour entrer au Maroc168. En ce qui concerne la Tunisie, les études de Juan Penella169 et de Derek Latham170 dépeignent un panorama qui n’est guère plus flatteur : impôts créés spécialement pour ces nouveaux arrivants (qu’ils doivent payer sous peine d’être expulsés), méfiance concernant la constance de leur foi islamique, rejet des mariages mixtes avec la population locale et inversement (ce qui aurait contribué à préserver les patronymes hispaniques et même le phénotype de leurs descendants actuels au sein d’un système hermétique et endogamique), etc. À cette occasion, la légendaire solidarité musulmane a bel et bien été elle-même remise en cause171.
Pour conclure, donc, au vu de tout ce que nous avons exposé, nous sommes en droit de nous demander si ceux qui affirment que les Morisques étaient espagnols y croient vraiment.
1 Le terme péjoratif « espagnoliste » (españolista) est notamment utilisé en Catalogne et au Pays basque pour dénigrer tous les opposants à l’indépendance de ces régions. [NdT] 2 À ce sujet, voir le chapitre « L’idéalisation d’al-Andalus ». 3 Richard Twiss, Viaje por España en 1773, 233. 4 « On manque de données suffisantes pour effectuer quelque calcul que ce soit concernant les aspects démographiques fondamentaux d’al-Andalus. C’est pourquoi il est pratiquement impossible d’évaluer la population de la région, quelle que soit l’époque, y compris au Xe siècle, qui marque son extension territoriale et démographique maximale. Certains auteurs supposent que la population totale de la péninsule Ibérique atteignait les dix millions d’habitants à la fin de l’ère wisigothique. Même si l’on admet ce chiffre (avec beaucoup de réserves) concernant la période andalousienne, on ne peut donner l’évolution démographique de la zone car on ne dispose d’aucune donnée statistique » (J. Vallvé, El Califato de Córdoba, 47). 5 Ladero Quesada, La España de los Reyes Católicos, 337. Ce chiffre doit être rapporté au total de 6 285 000 personnes dans toute la péninsule Ibérique (ibid., 32). Voir également Ladero Quesada, Los mudéjares de Castilla, 1619. 6 Quatrième fleuve le plus long de la péninsule Ibérique avec 744 kilomètres, le Guadiana naît dans la communauté autonome espagnole de Castille-La Manche, traverse l’Estrémadure avant de passer au Portugal puis marque l’extrémité méridionale de de la frontière entre les deux pays peu avant son embouchure dans l’océan Atlantique. [NdT] 7 González Jiménez, « Los mudéjares andaluces (siglos
XIII-XIV)
», Actas
del V Coloquio internacional de Historia medieval de Andalucía, 546. 8 Ibid., 547. 9 Ibid., 546. 10 Ibid., 549. 11 Carmen Trillo San José, La Alpujarra antes y después de la conquista castellana, Grenade, 1994, 335. 12 Ibid., 337. 13 Ladero, Castilla y la conquista del reino de Granada, 95. 14 Ladero, « Los mudéjares de Castilla » in Primer Simposio internacional de Mudejarismo, septembre 1975, Madrid-Teruel, 365. 15 Ladero, Andalucía a fines de la Edad Media, 179. 16 M. González Jiménez, « Los mudéjares andaluces (siglos XIII-XIV) » in Actas del V Coloquio internacional de Historia medieval de Andalucía, 548. 17 Le recul constant de la culture de la terre par les Mudéjars et les Morisques est dû aussi bien à des départs forcés (comme l’exil, la vente de biens et l’expulsion des Maures d’Antequera en 1410 – voir Crónica de Don Juan II, an IV, chapitre XXXV in Crónicas de los reyes de Castilla, II, 331) qu’à des achats (en 1496, les Castillans acquièrent des terrains dans les Alpujarras tandis que la ta’a de Marchena est donnée en seigneurie à Gutierre de Cárdenas, grand commandeur de León). Parallèlement, l’Église commence elle aussi à acquérir des terres. Voir Trillo, op. cit., 338-339. 18 Ladero, Los mudéjares de Castilla, 76. 19 Ibid., 77. 20 Ibid., 78. 21 Antonio Collantes de Terán, « Los mudéjares sevillanos » in Primer Simposio internacional de Mudejarismo, 231. 22 Caro Baroja, Los moriscos del reino de Granada, 219. 23 Voir les premières pages du chapitre « L’Espagne, perdue et retrouvée » du présent ouvrage. 24 Voir Crónica de Don Juan II, op. cit., 308.
25 Mosén Diego de Valera, Crónica de los Reyes Católicos, édition de J.M. Carriazo, Madrid, 1927, 258. 26 Crónica de Don Juan II, op. cit., 312. 27 Second fils de Jean ier de Castille et d’Éléonore d’Aragon, il est le frère cadet du roi Henri III de Castille et devient lui-même roi d’Aragon sous le nom de Ferdinand ier en 1412. Son surnom vient du fait qu’il a reçu la ville d’Antequera en apanage. [NdT] 28 Crónica de Don Juan II, op. cit., 313. 29 Voir Inca Garcilaso de la Vega, Comentarios reales de los Incas, livre IX, chapitre XXXI, Lima, FCE, 1991, 627, ou Jorquera, Anales, II, 533. De son côté, Solange Alberro (Inquisición y sociedad en México 1571-1700, 478) nous donne un cas similaire à celui de Juan Latino, celui de Cristóbal Zaldívar, aristocrate espagnol qui s’est marié avec une noire, Gerónima Otalora, et qui en a eu un fils bien accepté par la société et qui a disposé de confortables ressources économiques. 30 Louis Cardaillac, Moriscos y cristianos, 27. 31 Léon l’Africain, Descripción del África, 71, 72 et 151. 32 Moriscos y cristianos, 79. 33 Id. 34 C’est ce que l’on peut constater dans un chant populaire originaire d’Aragon puis diffusé en Castille. Voir ibid., 80. 35 Münzer, 111. 36 Abelardo Martínez Cruz, Léxico de antropología, 51-54. 37 Castro, La Realidad, 35, 146, etc. 38 Ibid., 19-20. 39 María Jesús Viguera, Aragón musulmán, 184. 40 Baer, Historia de los judíos en la España cristiana, I, 80. 41 Mármol, Rebelión in Historiadores de sucesos particulares, I, 170. 42 Commune de l’actuelle province de Ségovie. [NdT] 43 Crónica de Don Juan II, op. cit., 340.
44 Ladero, « Los mudéjares de Castilla » in Primer Simposio internacional de Mudejarismo, septembre 1975, Madrid-Teruel, 372-376. 45 Ibid. Selon al-Hayari, la possession et la lecture de livres arabes profanes étaient permises aux Morisques de Valence mais pas aux autres (voir al-Hayari, Kitab nasir al-din ‘ala l-qawm al-kafirin, édition de Koningsveld et al., Madrid, CSIC, 1997, page 19 du texte arabe). 46 Ladero, « Los mudéjares », 1975, 375. 47 Coran, 2, 221. 48 Cardaillac, op. cit., 22. 49 Ladero, Los Mudéjares de Castilla, 1989, 67-70. 50 Ladero, « Los mudéjares de Castilla » in Primer Simposio internacional de Mudejarismo, septembre 1975, Madrid-Teruel, 382. 51 Ladero, Los mudéjares de Castilla, 1989, 56. 52 « Il ne faut pas s’étonner du fait que les Morisques, qui ne suivaient plus de cours de grammaire arabe (sauf en cachette), faisaient de graves confusions lorsqu’ils écrivaient ou lisaient dans cette langue » (Mármol, Rebelión in Historiadores de sucesos particulares, I, 169). 53 Voir Serafín Fanjul, Al-Andalus contre l’Espagne, chapitre « La thèse de l’infiltration morisque en Espagne ». 54 Id. 55 Moriscos y cristianos, 171. 56 On retrouve de nombreuses données à ce sujet chez Gallego-Gámir, Los moriscos del reino de Granada y el Sínodo de Guadix, 149 et ss. Ce phénomène existe aussi de manière permanente sur la côte de Valence – voir Pardo Molero, La defensa del imperio, 206 et ss. – et sur la côte catalane – ibid., 213 et ss. 57 Ce Morisque de Valence, identifié à Grenade après avoir été fait prisonnier en raison d’actes de piraterie sur la côte, a été vendu à un chrétien mais est parvenu à s’échapper. Il a été pendu après avoir été baptisé sur la place Bibarrambla (voir Anales, II, 573). Notons également le sac d’Adra par les Turcs en 1616 (ibid., II, 609) puis en 1620 (ibid., II, 633) et leur tentative
infructueuse de prendre Vélez Málaga en 1617 (ibid., II, 613). Cardaillac (op. cit., 131) décrit la peur des Inquisiteurs face aux relations entre Morisques et protestants, notamment à Saragosse sous le règne de Philippe II, en raison de la présence de Morisques réfugiés dans le Béarn. 58 Entre 1654 et 1655, Barrionuevo a établi un recueil des nouvelles liées à des attaques corsaires réussies ou non sur les côtes de Catalogne, de Murcie et d’Andalousie (Avisos, I, 64, 67, 118, 129, 131). 59 Epistolario, 31 juillet 1505, 442. 60 Ibid., 16 juillet 1506, 751. Cependant, en dépit de cet exemple de bon sens et de modération (le comte de Tendilla ne veut en effet pas que l’on punisse de manière injuste et indiscriminée des innocents), il exige également des châtiments sévères contre les relaps (elches) qui participent aux incursions contre les chrétiens (ibid., 3 septembre 1504, 126). 61 Ibid., 24 septembre 1504, 148. 62 Voir Crónica del rey don Juan II, 289. 63 Voir, par exemple, le comportement déplorable, la mauvaise préparation et l’armement défectueux des milices espagnoles aux Indes, avec de nombreuses supercheries et entourloupes lors des passages en revue, ainsi que le rapporte Julio Albi dans La defensa de las Indias (1764-1799), 19. Le même ouvrage signale le transport de marchandises privées dans des galions affrétés par la Couronne pour escorter d’autres navires, habitude qui a été fatale à une flotte capturée par le pirate hollandais Piet Heyn en 1628 (page 24 et note 44, page 31). Notons également les troupes incomplètes dans les garnisons américaines (ibid., 34), le manque d’armes et de matériel sur la côte péruvienne (ibid., 44), etc. Les Actas capitulares del ayuntamiento de La Habana (tome II, La Havane, 1939, 27) font état de phénomènes similaires (chapitre du 5 septembre 1566). 64 Tendilla, Epistolario, 26 octobre 1505, 506 et 6 décembre 1504, 206. 65 Soldats payés sur les deniers publics (« a costa del erario público »). 66 Epistolario, 3 janvier 1505, 260. 67 Ibid., 2 février 1505, 257-259. 68 Ibid., 9 mars 1506, 257-259.
69 Ibid., 4 juillet 1506, 733. 70 Ibid., 15 février 1505, 269. C’est aussi le cas dans la bourgade de Válor (ibid., 8 octobre 1505, 498). 71 Ibid., 433-434. 72 Notamment à Hernando Rondí et Alonso Abenhadel (ibid., 26 août 1504, 166). 73 Ibid., 138 et 487. 74 Ibid., 92, 93, 130, 156. 75 Ibid., 498. 76 Ibid., 588. On note d’autres cas comparables dans l’Epistolario, comme à la page 159. 77 Alfonso de la Serna, Al sur de Tarifa. Marruecos-España : un malentendido histórico, Madrid, Marcial Pons, 2001. On retrouve le même subterfuge chez Franco Cardini, Nosotros y el islam. Historia de un malentendido, Madrid, Crítica, 2001. 78 Le discrédit constant des Églises orientales, accusées d’organiser des orgies ou des beuveries et de soutirer de l’argent par la ruse aux musulmans (comme le dit régulièrement Ibn ‘Abdun dans ses ouvrages), permet de nourrir la propagande antichrétienne. Cette dernière a été réactivée par une affaire dont le journal égyptien al-Nabaa s’est fait l’écho (numéro du 17 juin 2001) : un moine d’un monastère d’al-Moharraq aurait eu des relations sexuelles avec « plus de 5 000 fidèles » en quatre ans. Si cette affaire a un fond de vérité, nous sommes en droit de nous demander si, plutôt que de le punir, il ne faudrait pas le déifier ou lui élever des autels comme on vénère sainte Rita, patronne des causes désespérées. 79 La esclavitud en la Granada del siglo XVI, 177. 80 « Ils n’avaient pas pu compter sur l’admirable capacité d’adaptation aux circonstances des cryptomusulmans […], pas plus qu’à leur indomptable volonté de résistance » (Vincent, Minorías, 96). 81 Elle parle de la « capture illégale des barbaresques hommes et femmes [berberiscos y berberiscas] » (page 163), ce qui montre qu’elle pratique l’usage des inutiles marqueurs de genre. Elle suggère a contrario qu’il
pouvait exister une capture légale, cette lapalissade n’ayant d’équivalent que son style très pénible (voir les pages 177, 405 et 412). Elle évoque également les « hommes et femmes des côtes de Barbarie qui ont soudainement été faits prisonniers alors qu’ils travaillaient la terre » (page 164), ce qui dénote là aussi un tic de langage (« hommes et femmes ») propre au jargon « progressiste ». Mais comment voulait-elle donc qu’ils soient capturés ? Après avoir été prévenus que cela leur arriverait ? Bien entendu, les noirs deviennent dans son œuvre des subsahariens (page 404). 82 « Le peuple des vieux chrétiens n’a pas hésité à acheter des personnes d’origine morisque réduites en esclavage » (page 178), nous dit-elle, alors qu’elle reconnaît elle-même qu’il n’existait que très peu de propriétaires d’esclaves maures à Grenade et que ces personnes n’appartenaient pas précisément au « peuple » (il s’agissait en effet de grands ecclésiastiques, de commerçants et de personnes aisées). Selon les données qu’elle fournit ellemême (page 104), il y avait à Grenade, en 1561, environ 1 000 esclaves pour une population de 43 000 personnes, ce qui signifie que les esclaves représentaient 2 % de la totalité de la ville. De tels chiffres, peu significatifs d’un point de vue social, sont corroborés par Ladero Quesada dans le cas de Séville, un siècle auparavant : « L’esclavage était surtout une réalité urbaine. À Séville, les esclaves n’ont jamais été plus nombreux qu’un millier, […] ce qui n’a pas modifié les fondements du système économique, lequel n’était pas fondé sur l’esclavage » (Andalucía a fines de la Edad Media, 184-185). 83 « Les Morisques se situaient dans un espace mythique : ils n’étaient ni des musulmans à la manière arabe, ni des chrétiens à la manière castillane […]. En plus de leur glorieux passé, leur identité, après plus d’un demi-siècle de domination chrétienne, se fondait sur une mosaïque de cultures et de civilisations » (page 177). Cette description contraste fortement avec celle que propose Mercedes García-Arenal concernant leur acculturation ainsi que la pauvreté et la faible influence sociale et idéologique de leur univers. 84 Ibid., 173. 85 Javier de Burgos (1778-1848) est un journaliste et homme politique espagnol surtout célèbre pour avoir institué le découpage du territoire national en provinces à la fois inspirées des réalités d’Ancien Régime et des départements français. [NdT]
86 C’est surtout le cas des historiens français, comme Lévi-Provençal (La civilización árabe en España, 129) ou Gaston Wiet dans sa traduction d’Ibn Hawqal (Configuration de la Terre, deux volumes, Paris, 1964). 87 « […] l’adjectif « espagnol » ne peut être appliqué, si l’on veut se montrer rigoureux, à ceux qui ont vécu en péninsule Ibérique avant l’invasion musulmane […]. Lorsque l’on affirme que la Dame d’Elche ou les Étymologies de saint Isidore de Séville sont des œuvres espagnoles, on veut dire qu’elles ont été réalisées par des personnes qui habitaient sur le territoire de ce que l’on appelle aujourd’hui « Espagne » » (La realidad histórica de España, 12). Nous félicitons une fois de plus Américo Castro pour le rejet de cette simple notion de localisation spatiale des objets et des personnes, mais il faut donc l’appliquer à tous les cas de figure – et pas seulement à ceux qui conviennent à Castro. 88 Découverte en 1868 par Modesto Cubillas et étudiée par Marcelino Sanz de Sautuola, la grotte préhistorique d’Altamira, située sur le territoire de la commune de Santillana del Mar (Cantabrie), est probablement la plus célèbre d’Espagne et l’une de celles dont les peintures rupestres soient les mieux conservées. [NdT] 89 C’est dans la chaîne d’Atapuerca, située sur le territoire de la commune d’Ibeas de Juarros, dans la province de Burgos (Castille-et-León), que se trouve un ensemble de sites archéologiques d’une grande valeur, classés au patrimoine mondial de l’UNESCO. L’étude des sous-sols de la région a en effet permis de découvrir des fossiles de quatre espèces d’hominidés. [NdT] 90 « La civilisation d’al-Andalus forme un pays tout à fait différent de l’actuelle Andalousie. On ne peut donc expliquer pourquoi on appelle « andalouse » une poésie qui, si l’on était rigoureux, devrait être qualifiée d’« andalousienne » » (ibid., 34). Avec ce passage, Américo Castro remet à leur place les « andalousistes » les plus aveugles qui répètent leur catéchisme et défendent l’idée d’une continuité générale entre al-Andalus et l’Andalousie actuelle. 91 Ibid., 135. 92 Ibid., XX. 93 On ne peut prendre au sérieux la fiction de l’aconfessionnalité qui sert,
dans ces pays, à contenter les chrétiens placés au cœur de l’appareil d’État de tyrannies comme celles que l’on retrouve en Syrie, en Irak ou en Égypte. Dans le cas du Liban (l’État laïc par excellence au Moyen Orient), le caractère aconfessionnel des institutions est tel que la loi établit des pourcentages de députés, présidents, vice-présidents, ministres, etc. pour chaque confession et chaque courant religieux en fonction de son nombre de pratiquants au sein de la population totale. Ce qui est une drôle de conception de la laïcité. 94 Voir le prologue de Guzmán Álvarez aux Proverbios de Sem Tob, Salamanque, 1970, 23-24. 95 Eloy Benito Ruano, Los orígenes del problema converso, Barcelone, 1976, 36. Ladero Quesada lui aussi met en lumière ce phénomène (La España de los Reyes Católicos, 60). 96 Vers 1021. 97 « Crónica de don Juan II » in Crónicas de los reyes de Castilla, II, 681. 98 Ladero, La España de los Reyes Católicos, 120. 99 Juan Antonio Maravall, El concepto de España en la Edad Media, 480503. 100 Ibid., 308-311. Dans ses célèbres Coplas, Jorge Manrique l’exprime clairement : « Et le sang des Goths, le lignage et la noblesse » (Cancionero, 93). Sur la thèse gothique, voir également Julio Caro Baroja, Los judíos en la España moderna y contemporánea, I, 167-173. 101 Maravall, 302. 102 Ibid., 215. 103 Ibn Abi Salt dit par exemple des Égyptiens : « Comme j’aurais aimé rencontrer quelqu’un de ces contrées / qui consolât mes peines ou réduisît mon chagrin / mais je n’ai trouvé là-bas que des gens dont la sincérité / et les promesses ne sont que des mirages trompeurs ». On peut également citer le chapitre « Mención de alfaquíes y personalidades beréberes en al-Andalus y el Magreb » in Kitab mafajir al-barbar (anonyme), édition de M. Ya’la, CSIC, 1996, page 202, ou l’« Elogio del Magreb » d’Ibn Battûta in A través del Islam, pages 749-750. Quant à al-Jahiz, auteur irakien du IXe siècle, il
témoigne de l’opposition classique entre Perses et Arabes dans son Libro de los avaros mais également d’autres polémiques dans les œuvres suivantes : Libro de la vanagloria de Qurays, Libro de la mejor condición de los negros sobre los blancos, Libro de los elogios de invierno y verano, Libro de respuesta contra los judíos, Libro de las distinciones y diferencias entre hombres y mujeres o entre masculino y femenino, Libro de los árabes y de sus clientes sometidos, Epístola sobre los méritos de los turcos, Libro de las mejores glorias de los Qahtaníes [Arabes du Sud] que las de los Banu Kinana y el resto de los ‘Adnaníes [Arabes du Nord], etc. 104 Concernant la théorie selon laquelle al-Andalus serait une déformation arabe du grec Atlantis, voir le développement fourni et documenté de Vallvé, « al-Andalus como España » in Al-Andalus : sociedad e instituciones, Madrid, Académie royale d’Histoire, 1999, 19 et ss. 105 Ibid., 33 et ss. 106 Ibn Hawqal, Kitab surat al-ard, 108. 107 Dans le chapitre i de sa Descripción de l’Afrique, Léon l’Africain énumère les mérites et les défauts des Africains, tout comme Ibn Battûta le fait à propos des noirs du Mali (op. cit., 783). 108 Manuela Marín, Individuo y sociedad en al-Andalus, 19. L’auteur emprunte cette anecdote à l’Historia de la conquista de España d’Ibn alQutiyya. 109 On ne peut douter du fait que les Berbères ont contribué à accroître le chaos et le manque de cohésion d’al-Andalus. Ils ne sont pourtant pas les uniques responsables de l’effondrement du califat omeyyade de Cordoue : « il s’agit de troupes importées et leurs descendants conserveront bien souvent une conscience manifeste de leur identité et de leurs origines » (ibid., 36). 110 Vallvé, El Califato de Córdoba, 59. 111 « Epístolas en elogio de al-Andalus de Ibn Hazm y as-Saqundi » in Emilio García Gómez, Andalucía contra Berbería, Barcelone, 1976. 112 Notamment par l’exaltation des peuples non arabes (courageux, adeptes des sciences, blonds, etc., contrairement aux Arabes, jugés très négativement). Voir Marín, op. cit., 21.
113 Ibid., 26. 114 Emilio García Gómez, Anales palatinos del califa de Córdoba alHakam II, texte d’Isa ibn Ahmad al-Razi, Madrid, Société des Études et Publications, 1967, 278, 279, 280, 281, etc. 115 Le cinquième volume du Muqtabis regorge d’insultes et d’invectives contre les chrétiens (pages 100, 110, 146, 160, 322, 323, etc.) Ces passages injurieux nous rappellent les félicitations de Münzer à Ferdinand le Catholique après que ce dernier a exécuté des renégats chrétiens après la prise de Málaga. 116 Dans le Libro de las experiencias, Usama ibn Munqid ne ménage pas son mépris envers les Francs (c’est-à-dire des croisés) de Syrie, soit par petites touches (pages 152, 155, 166), soit au sein de commentaires plus étendus et révélateurs (pages 17, 167, 171). 117 Burns, « Los mudéjares de Valencia » in Primer Simposio internacional de Mudejarismo, 15-17 septembre 1975, Madrid-Teruel, CSIC, 1981, 457. 118 Caro Baroja, Los judíos en la España moderna y contemporánea, 15.
III,
119 La España de los Reyes Católicos, 341. 120 L. Cardaillac, Moriscos y cristianos, 86-87. 121 Ibid., 88-89. 122 Ibid., 36-41. 123 Ibid., 48-49. 124 Francisco de Sandoval y Rojas, duc de Lerma (1553-1625), est le plus célèbre des validos (ministres de premier rang et favori) du roi Philippe III. [NdT] 125 Ibid., 53. 126 El Islam, realidad e imaginación, 231. 127 Manuel Espinar Moreno, « La conversión al cristianismo de Mahomad Haçen y otros personajes de la zona de Baza. Motivos económicos » in Cuarto Simposio internacional de Mudejarismo : economía, septembre 1987,
Teruel. 128 Voir « Expulsión justificada » in Mercedes García-Arenal, Los moriscos, 231, 232, 233 et 234. 129 Voir les révoltes contre les marranes de Cordoue et Jaén, par exemple. Il y avait probablement dans toute la Castille environ 250 000 convers, dont un quart en Andalousie. Ladero Quesada signale à leur sujet une forte endogamie (Andalucía a fines de la Edad Media, 166) et montre que les procès de l’Inquisition entre 1481 et 1512 n’ont pas vraiment concerné la population converse d’origine juive. 130 Citons par exemple les rébellions des Coptes dans la première partie du IXe siècle dans le delta du Nil, l’installation organisée de colons arabes dans la même région ou les conversions forcées qui jalonnent l’histoire médiévale de l’Égypte. Sous le règne des mamelouks, au XIVe siècle, la chute du nombre de coptes est un fait indiscutable, ce qui est lié à des événements politiques qui, comme les croisades, nourrissait l’animosité des musulmans à leur égard. On assiste au même processus dans l’Espagne du XVIe siècle en raison de la menace ottomane.Voir Leutzion, « La conversión en la época de la dominación musulmana : un estudio comparado » in Cambio religioso y dominación cultural. El impacto del Islam y del cristianismo sobre otras sociedades, Mexico, 1982, 26-27, 34 et ss. 131 Cardaillac, op. cit., 300. 132 Ibid., 43 et 128. 133 Commune de l’actuelle province de Castellón, dans le Nord de la Communauté de Valence. [NdT] 134 Juan Francisco Pardo Molero, La defensa del Imperio, 201. 135 Ibid., 219-220. 136 Cardaillac, op. cit., 81. 137 Personnalité d’El Provencio, commune située non loin de Cuenca, en Nouvelle Castille, et jugé de 1561 à 1562. Voir Mercedes García-Arenal, Los moriscos, Madrid, Editora Nacional, 1975, 97-105. 138 Op. cit., 62.
139 Luis del Mármol, « Rebelión y castigo de los moriscos de Granada », livre III, chapitre II in Historiadores de sucesos particulares, i, Madrid, BAE, 1946, 169 et ss. 140 Ce terme, tiré de l’arabe gufur, désigne une prophétie morisque. [NdT] 141 Henríquez de Jorquera, Anales, II, 608. 142 Epistolario, 503. 143 Ibid., 767. 144 Ibid., 37. 145 Ibid., 277. 146 Ibid., 681, 689 et 746. 147 Ibid., 292. 148 Ibid., 73. 149 Ibid., 170 et 506. 150 Ibid., 386. 151 Parmi les décisions du chapitre municipal de La Havane, on peut en signaler plusieurs qui cherchaient à punir ceux qui contrevenaient à l’ordre de fermeture de la route (aujourd’hui interdite) qui conduisait, à travers une intense végétation, à La Chorrera (chapitre du 10 décembre 1565 in Memorias de la sociedad económica de La Habana, XVI, La Havane, 1843, 433). Une nouvelle décision a été prise en ce sens lors du chapitre du 9 septembre 1569 (Memorias de la sociedad económica de La Habana, XVII, La Havane, 1843, 13). Notons enfin un ordre de fermeture des routes « depuis l’anse Saint-Lazare jusqu’à La Havane » (chapitre du 8 octobre 1571, Memorias de la sociedad económica de La Habana, XVII, La Havane, 1843, 22). 152 Cardaillac, op. cit., 79. 153 Ibid., 131-133. 154 Ibid., 133. 155 C’est ce que stipule un document reproduit par Ladero dans Los mudéjares de Castilla, pages 211-212. Des abus identiques ont été constatés
lors de l’expulsion finale. Le 24 octobre 1609, Cabrera de Cordoue (page 385) explique ainsi : « de nombreux voleurs issus des rangs des vieux chrétiens volent et tuent les Morisques dès qu’ils le peuvent et c’est pourquoi les Morisques leur rendent la pareille ». 156 Ibid., 87. 157 Voir Galán-Peinado, Hacienda regia y población en el Reino de Granada, 95 et ss. 158 Voir Molénat, 103 et ss. 159 Emilio Molina, Sobre los emigrados andalusíes, 424 et ss. 160 Vidal Castro, El cautivo…, 794. 161 Pardo Molero, op. cit., 333. 162 Voir la taha de Çuheal (3 septembre 1504), Tendilla, Epistolario, 126 mais aussi celle d’Almuñécar, Salobreña et Motril (6 novembre 1505) – ibid., 511-512. 163 Ibid., 432. 164 Ibid., 760. Six fustes cachées dans le cap de Gata ont en effet emmené deux cents Morisques de la localité de Teresa, non loin de Vera (ibid., 335). 165 Ibid., 777. 166 Correspondance du capitaine général entre le 23 mai 1506 et le 10 septembre de la même année (ibid., 698, 699, 709, 742, 743, etc.) 167 Ibid., 350. 168 Al-Hayari, op. cit., page 42 du texte arabe. 169 « Toute la côte africaine, depuis le Maroc jusqu’à la Tunisie, est une région que l’on pourrait à mon avis désigner comme le purgatoire des étrangers qui cherchent une vie meilleure. Les plus malheureux sont assurément ceux qui ont accosté en Tunisie […] car ils ont dû faire face à deux fléaux : d’un côté, les renégats ; de l’autre, les Arabes. Cela vaut aussi pour l’Algérie ou Tlemcen », nous dit al-Hayari (Penella, 85). 170 Latham, 32, 41 et 42. 171 Cabrera de Cordoue fait référence à des situations contradictoires
puisque, d’un côté, il évoque les bons traitements reçus par les Morisques des faubourgs d’Oran et Alger (page 385) et, de l’autre, le 20 décembre 1609 (page 391), il affirme : « Le comte d’Aguilar, gouverneur général d’Oran, écrit qu’il y a un grand nombre de Morisques qui sont restés dans cette région par peur que les Arabes qui habitent à l’intérieur des terres ne les volent, les maltraitent, enlèvent leurs femmes et ne les fassent mourir de faim ou d’autres calamités ». Le 13 février 1610 (page 396), il ajoute : « [les Morisques d’Andalousie et de Grenade] sont si outrés du mauvais traitement et des préjudices qui ont été infligés aux Morisques de Valence en Barbarie (dont plus d’un tiers est mort lors du voyage) qu’ils sont peu nombreux à vouloir traverser le détroit ». Il explique enfin (10 avril 1610 – page 404) : « Des Morisques ont écrit depuis Cadix, Málaga et d’autres villes côtières qu’ils avaient appris la façon dont l’on avait lapidé et tué par d’autres moyens des Morisques qui n’avaient pas voulu renier leurs origines ou aller à la mosquée avec les autres Maures ». Même s’il est possible que Cabrera de Cordoue ait exagéré ces mauvais traitements, il semble clair qu’il reflétait une partie des nouvelles reçues en Espagne.
CHAPITRE 4 GITANS ET MORISQUES1
La presse espagnole propose à intervalles réguliers des articles concernant des incidents, des sondages, des statistiques ou des études de fond à propos des Gitans. Ce genre d’informations apparaît généralement par salve et, après une période de présence intense dans les médias, il disparaît jusqu’à la prochaine fois. Toute la géographie espagnole est concernée par ce thème2, même si l’on note davantage de nouvelles consacrées aux régions où la concentration de Gitans est plus importante, comme l’Andalousie ou, dans une moindre mesure, la Catalogne. On peut donc affirmer qu’il n’existe pas dans le domaine (pas plus que dans d’autres) de faits différentiels car toutes les communautés autonomes espagnoles participent de cette relation conflictuelle avec les Gitans depuis le XVe siècle. On retrouve aussi chez les intellectuels un sentiment généralisé de mauvaise conscience qui les pousse (parfois à bon, parfois à mauvais escient) à condamner les classes populaires espagnoles et leurs réactions face aux Gitans alors que ce sont elles qui ont vécu et vivent encore le problème en direct. Il est évident pour les hommes de notre époque que tous les êtres humains doivent jouir des mêmes droits et avoir les mêmes devoirs. En Espagne, aucun citoyen ne doit souffrir de discrimination ou de mauvais traitement en raison de son origine ethnique, de sa culture ou de sa confession religieuse. Que cet avertissement serve à éviter les mauvaises interprétations sur ce que nous allons dire maintenant.
L’Espagne n’est pas le seul pays européen à avoir accueilli des minorités (et à en accueillir encore aujourd’hui) sur son sol. Pourtant, du XVIIe siècle jusqu’à la fin du XXe siècle, les Gitans ont constitué un groupe bien distinct
du reste de la population. Dans tous les pays où ils se sont installés en nombre, ils ont été mal vus3 et souvent pour les mêmes motifs qu’en Espagne : leur style de vie itinérant et leurs activités pas toujours recommandables. C’est précisément leur nomadisme qui les poussait logiquement à chercher leur subsistance par des voies illicites, pour le dire gentiment. Nous sommes donc en présence d’un conflit de nature économique et sociale qui a dégénéré à une époque plus récente et fait aujourd’hui partie de cette catégorie diffuse que les journalistes appellent « racisme », même si les facteurs biologiques sont, au moins dans le cas espagnol, totalement absents du débat. Si on ajoute à tout cela le fait que les Gitans ont une culture différente liée à un mode de production différent des aliments (ou à l’inexistence de cette production) et que ce mode originaire supposé venu de l’Inde a été presque complètement perdu, on a le cadre général dans lequel se produit la confrontation (et dans lequel se produira peut-être un jour l’intégration) dans notre pays. Nous savons que « le racisme folk, qui repose sur un système de préjugés populaires et de discriminations dirigées contre un groupe endogamique, est probablement aussi vieux que l’humanité »4. Il s’agit d’un mécanisme actionréaction qui réalimente les tensions entre groupes ethniques car la résistance à l’intégration donne lieu à un rejet de la majorité, qui provoque à son tour une tendance défensive et un renfermement de la minorité sur elle-même. C’est ainsi que tourne à l’infini le cercle vicieux. Rappelons au passage que nous observons de nos jours une contradiction flagrante qui n’a jamais été vraiment signalée pour ce qu’elle est : d’un côté, les médias de masse et les serviteurs du politiquement correct s’évertuent à chanter les louanges du métissage, de la tolérance et du partage entre cultures (ce qui serait merveilleux si l’on pouvait y parvenir) ; de l’autre, on attise la fragmentation culturelle et les particularismes les plus rétrogrades, ce qui aboutit à la division des nations les plus fragiles. Ce phénomène d’isolement voulu, de discrimination et de rejet, qui s’avère parfois violent, se produit partout. Pour ne pas trop m’éloigner de mon champ d’étude, je me bornerai à rappeler que les pays arabes ont aussi connu et connaissent encore aujourd’hui l’existence de tribus vagabondes (sans même parler des Bédouins), dont la filiation est difficile à établir mais qui sont bel et bien discriminées et marginalisées. Ces tribus consacrent leur vie d’errance au chant, à la danse, à la prostitution, au chapardage, à la mendicité et à la
truanderie sous toutes leurs formes. Il s’agit de hordes plus ou moins importantes5 appelées harfus (nom dont le pluriel est harafis), qui étaient déjà connues dans l’Empire babylonien et que les Égyptiens contemporains nomment gayar ou nawari – termes traduits de façon un peu simpliste par le vocable Gitans. Cette traduction est valide uniquement si nous parlons de communautés semblables par leur mode de vie et non pas par leur origine ethnique car, comme l’a bien montré María Helena Sánchez6, notre difficulté à définir ce que sont les Gitans est bien grande étant donné l’isolement de ces derniers, qui est aussi bien leur faute que la nôtre7 : « Cette discrimination, qui démontre une attitude raciste de la part de ceux qui s’en rendent coupables, n’est pas entièrement injuste. Elle trahit l’existence d’une communauté gitane réellement fermée sur elle-même et volontairement séparée des payos (gadjos), aussi bien de ceux qui partagent leur rang social que des autres ». Les conséquences de ce mode de vie sont néfastes pour la communauté gitane, qui subit ainsi une persécution latente ou manifeste de la part des autorités administratives et politiques de 1499 à 1783. Notons néanmoins que les moyens d’y échapper, de contourner les règles ou d’éviter aussi bien les pragmatiques royales que des normes plus concrètes ont été nombreuses et récurrentes. Des lois ont été successivement promulguées en 1499, 1549, 1560 et 1619 par les Rois catholiques, Charles Quint, Philippe II et Philippe III, qui ont décrété l’expulsion des Gitans sans que cette décision ne soit suivie d’effet. Ils y ont ajouté des peines alternatives comme les condamnations à la galère, les oreilles coupées, etc. On note une certaine inflexion en 1633, puisque la nouvelle loi datée de cette année n’évoque plus le bannissement en raison des besoins financiers du Royaume, mais la réprobation générale contre les Gitans se manifeste toujours en 1695, 1717, 1746, 1749 et 1783. Tous les textes promulgués exigent ainsi d’eux qu’ils abandonnent leur style de vie de vagabonds, qu’ils se sédentarisent afin d’être régulièrement contrôlés, qu’ils se consacrent au travail de la terre et finissent par s’intégrer dans la société majoritaire. C’est ce processus d’intégration qui a eu lieu très progressivement au cours des siècles, non pas par la contrainte mais parce que les Gitans y ont trouvé leur intérêt, parce qu’ils ont peu à peu perdu l’usage de leur langue et de leurs vêtements traditionnels8, se sont sédentarisés et se sont assimilés à la culture religieuse catholique. Pourtant, il existe encore chez eux une certaine propension au renfermement sur soi et à l’endogamie et ils se montrent toujours réticents à participer à des activités
comme l’éducation élémentaire.
Cette volonté de réaffirmer son appartenance à un groupe spécifique n’était pas (et n’est toujours pas) exclusive à l’Espagne ou aux Gitans espagnols. Mercedes García-Arenal donne de nombreux exemples9 de Morisques de Cuenca (dont l’acculturation était, au XVIe siècle, indiscutable) qui, face à des allusions injurieuses proférées par leurs voisins, finissaient par s’indigner et hurler des phrases comme : « Il vaut mieux être morisque que chrétien ou juif ». Tandis que les signes distinctifs culturels s’effaçaient, la conscience d’appartenir à un groupe étranger à la société majoritaire survivait dans des rites, des formules liturgiques résiduelles, des cérémonies comme les « noces gitanes », etc. À leur tour, ces éléments servaient de justification (réelle ou imaginaire) à la politique répressive qui s’exerçait à leur encontre, ce que Antonio Gallego et Alfonso Gámir résument ainsi : « les rois fournissaient des efforts inutiles pour tenter d’encadrer la vie des convers »10 ; « l’empereur était convaincu du caractère inutile de tout effort de conciliation »11 ; « l’inflexibilité du roi ne peut nous surprendre car les Morisques n’ont jamais été de bonne foi »12 ; « même à cette époque tardive, lorsqu’ils étaient étroitement surveillés, ils ne cessaient de manifester parfois ouvertement leur attachement à des traditions proscrites »13, etc. Le sentiment d’appartenance à un groupe différent était lié à une conviction tout aussi significative : les Morisques savaient qu’ils participaient activement et dans la mesure de leurs possibilités à un choc politique et militaire avec les Ottomans et les Barbaresques ainsi qu’à un affrontement de civilisation qui perdure encore entre Occident et Orient – quoi qu’en disent les journalistes et les bien-pensants. Braudel parle d’or à ce sujet : « les Morisques étaient inassimilables. L’Espagne n’était pas motivée par la haine raciale (qui semble avoir été absente de presque tout le conflit) mais par la haine religieuse et culturelle. L’explosion de cette haine, qui s’est traduite par l’expulsion des Morisques, est avant tout un aveu d’impuissance : la preuve que les Morisques, après un, deux ou trois siècles, étaient toujours les Maures de jadis, avec leurs vêtements, leur religion, leur langue, leurs maisons fermées et leurs bains arabes. Ils avaient tout conservé de leur culture ; ils avaient rejeté la civilisation occidentale […], ils appartenaient à
un immense univers qui s’étendait depuis la lointaine Perse, un univers peuplé de maisons semblables, où régnaient des coutumes comparables et des croyances identiques »14. L’« affrontement perpétuel » entre les deux communautés dont parle Mercedes García-Arenal15 pour de petits villages, avec des tensions sociales exacerbées y compris dans l’intimité du foyer, a dû être pénible pour tous. C’est en vain que, depuis notre époque si confortable, dans un pays débarrassé de ce genre de conflits, nous nous amusons à lancer des condamnations morales pour nous penser libérés de toute tache ou toute impureté. Il faut cependant noter que la situation présentait une multitude d’exceptions, de bonnes dispositions jamais menées à bien, de cas contradictoires, de pièges ou d’erreurs parfois liées à des problèmes strictement matériels. C’est ainsi que les vieux chrétiens refusaient de parrainer des Morisques lors de leur baptême, sauf pour une somme d’argent substantielle16. Signalons également les nombreuses dispositions légales prises pour éviter que les convers soient appelés « maures », « renégats », etc. Des peines spécifiques étaient d’ailleurs prévues pour ceux qui enfreindraient ces lois17. Le législateur s’était aussi intéressé au cas des Maures de l’autre côté du détroit de Gibraltar, revenus en péninsule Ibérique pour se faire baptiser. Gallego et Gámir18 citent un exemple daté de 1497 mais ce phénomène était sans doute plus courant que nous ne l’imaginons aujourd’hui. En 1607, en effet, Henríquez de Jorquera19 rapporte un événement comparable qui concernait un groupe beaucoup plus important qui, outre le baptême, a reçu un accueil chaleureux et de nouveaux vêtements20. En dehors des réserves suscitées par leur conversion, les suspicions concernant leur appartenance à une communauté religieuse ennemie et les doutes engendrés par les différences culturelles, les Morisques impliquaient par leur présence un danger physique bien réel pour la population espagnole, spécialement pour les habitants des côtes méridionales et orientales, qui étaient très vulnérables. Les données sont légion à ce sujet, notamment en ce qui concerne le XVIe siècle21. Pour le XVIIe siècle, Henríquez de Jorquera22 dans ses Anales et Jerónimo de Barrionuevo23 dans ses Avisos donnent encore des exemples, bien après l’expulsion, de visites assez peu amicales de la part des pirates turcs, barbaresques… et de la part de Morisques bannis. Les
inquiétudes suscitées par de telles incursions sont illustrées, par exemple, par une lettre royale écrite à Valladolid le 17 juin 1559 qui demande aux habitants et aux marchands de la ville de La Havane de donner de l’argent pour la guerre contre les Turcs24. Pourtant, comme l’explique Julio Caro Baroja, le bannissement décrété contre les Morisques a contribué « à forger la légende selon laquelle, à l’époque de Charles Quint et de Philippe II, seuls les Morisques cultivaient les arts et les métiers manuels, légende qui a amené avec elle la théorie selon laquelle la décadence économique de l’Espagne est née avec leur expulsion »25. Au XVIe et au XVIIe siècle, les préoccupations d’ordre matériel que nous connaissons bien (guerres, épidémies de peste, crises économiques, dépeuplement du pays, etc.) se combinent dans l’imaginaire collectif avec d’autres préoccupations d’ordre strictement idéologique et même pratique, parfois contradictoires dans leurs soubassements. Alors que Barrionuevo26 était scandalisé par les décrets de Cromwell, qui forçaient les catholiques irlandais à porter un signe distinctif, l’Espagne avait mis en place bien des années auparavant les décrets de pureté du sang qui interdisaient l’accès des convers à certaines institutions comme l’Inquisition, les six Collèges majeurs de Castille27, les ordres militaires, certaines universités, certains ordres religieux (les hiéronymites, les dominicains, les franciscains), certaines communes et certaines cathédrales. Ces mesures ne sont devenues effectives qu’au XVIe siècle et n’ont jamais fait leur entrée dans le corps des lois espagnoles. Aucun code légal de ce pays n’a d’ailleurs jamais reconnu la discrimination sur la base de la pureté du sang28. L’esprit qui animait les statuts de pureté de sang, néanmoins, faisait partie d’un tout au sein duquel les minorités réelles ou supposées subissaient les mêmes conséquences en raison de leurs conditions, qu’elles soient juives, morisques ou gitanes. Ce dernier groupe présentait néanmoins des caractéristiques spécifiques qui étaient aussi celles du monde de la pègre et des marginaux. La ligne qui les séparait de ces milieux (voire du monde des vieux chrétiens) était parfois ténue et diffuse.
On retrouve cette typologie consacrée par la littérature picaresque à d’autres époques et sous d’autres latitudes. Il n’était pas rare de voir un
personnage (apprécié de la bonne société comme prétexte littéraire ou divertissement) offrir au grand jour, pour le plus grand bonheur de tous, ses mauvaises tours, son parler si amusant et ses propos parfois graveleux. Ce personnage s’élevait socialement et rencontrait le succès en faisant nombre de victimes – qui étaient généralement ses interlocuteurs. Ce type de protagonistes était déjà présent dans la littérature gréco-romaine (voir L’Âne d’or ou le Satiricon), dans les prémices de la littérature picaresque en arabe (voir, par exemple, l’histoire de Khalid ibn Yazid dans le Libro de los avaros d’al-Jahiz ou les maqamat d’al-Hamadhânî) et, bien entendu, dans la grande littérature picaresque espagnole du Siècle d’Or, qui a tant inspiré les auteurs européens par la suite. Mais il s’agit d’une facette purement littéraire qui ne nous concerne pas, sauf en tant que témoignage social d’une époque. Elle nous plonge en effet dans l’univers où évoluaient les Gitans et Morisques poussés à l’errance29. Parmi tous les malfrats de la basse société, l’on compte les dacianos30, qui se mêlent à toute sorte de bandits et de délinquants ainsi que de Gitans et de Morisques pauvres. Notons toutefois que cette communauté réunie dans la marginalité ou la semi-marginalité n’impliquait en rien une réelle communauté de vie ou une véritable fusion, sauf en prison, où la cohabitation était inévitable. En 1598, Cristóbal Pérez de Herrera établissait à 150 000 le nombre de vagabonds qui erraient sur les routes espagnoles31, bien que cette estimation nous semble un peu approximative. Combien parmi eux étaient des Gitans et combien, des Morisques ? Difficile à dire, mais les Gitans constituaient probablement une minorité car notre auteur ne les mentionne qu’une seule foi dans une œuvre pourtant importante32. Outre les voleurs classiques, Pérez de Herrera énumère une longue liste d’escrocs divers et variés dont le seul objectif était d’obtenir de l’argent. Certains se travestissaient en femmes pour mendier33, d’autres avaient recours à des enfants34 pour les exploiter comme mendiants, certains se servaient de symboles ou d’invocations de nature religieuse (pratique que l’on retrouve également dans les maqamat d’al-Hamadhânî)35, beaucoup simulaient des maladies ou des tares36 et faisaient croire qu’ils étaient aveugles37. Ils utilisaient, en fin de compte, toutes les ressources à leur disposition pour émouvoir autrui, profiter de sa crédulité ou même de son avarice.
* * * Le nombre de Morisques bannis de Grenade après la rébellion des Alpujarras fait l’objet de débats38, mais on peut raisonnablement admettre qu’une partie d’entre eux, dispersée dans toute l’Andalousie occidentale, La Manche et la Vieille Castille, a adopté un style de vie errante, ce qui les a amenés à fréquenter les Gitans. Une autre partie non négligeable est restée à Grenade et s’est revendiquée comme un groupe d’« anciens Mudéjars »39 – ou bien est revenue plus tard dans la ville en présentant (tous comme les Gitans après eux) de faux documents ou de faux témoins pour attester de leur appartenance à ce groupe. Tout au long du XVIIe et du XVIIIe siècle, des autodafés sporadiques démontrent que certaines familles cryptomusulmanes ont cherché à rester à tout prix à Grenade et ont continué à pratiquer leur vieux culte, même s’il était bien abâtardi par les ans. À notre sens, pourtant, l’important n’est pas de continuer à chercher coûte que coûte « un autre cas de Morisques cachés à Alhaurín, Maracena ou Gádor » car ces cryptomusulmans étaient de toute façon devenus très minoritaires. Il s’agit plutôt d’établir une bonne fois pour toutes quels éléments culturels morisques ont subsisté dans les différentes régions espagnoles, de quelles manières ils ont perduré et quelles ont été leur influence réelle dans la vie et l’idéologie des populations concernées. C’est seulement alors que nous pourrons procéder à une expulsion, beaucoup plus décisive que celle des Morisques, en bannissant les mythes que les Anglais et les Français ont créés de toutes pièces (par ignorance ou soif excessive d’exotisme) à propos de l’Espagne en général et de l’Andalousie en particulier. Fantastiques et suggestifs, ces mythes provenant de l’étranger ont captivé leurs lecteurs romantiques, mais par contrecoup, comme nous leur avons accordé une importance exagérée, ils nous ont empêchés de bien comprendre notre propre histoire. Armé de son habituelle lucidité, Julio Caro Baroja l’explique en ces termes40 : « les voyageurs qui se lamentent des pertes culturelles provoquées par l’expulsion des Morisques (comme Swinburne, Townsend et bien d’autres) découvrent des éléments morisques absolument partout, ce qui nous pousse à nuancer leurs propos. Toutes les « données » historiques les plus déformées et les
impressions relayées aussi bien par des Espagnols que des étrangers ont, sans surprise, créé autour de l’Andalousie une espèce de « mythe morisque » largement répandu. Ce mythe a même touché les masses populaires et s’est glissé dans le débat politique au XIXe siècle. On a alors attribué du « sang maure » aux Andalous et, par la même, une série de qualités et de défauts plus ou moins fantasmés. On a ainsi considéré que la sensualité, le sens de la poésie, l’imagination, la paresse, le fanatisme et d’autres traits de caractère attribués aux Andalous étaient un héritage mauresque ».
Il nous faut maintenant répondre à quelques questions clefs. Quelles survivances morisques ont véritablement influencé les Gitans ? Quelle est l’importance de la culture gitane ? Et quelle répercussion a-t-elle eu dans la la culture espagnole ? Les Morisques et les Gitans constituent deux minorités bien différenciées mais présentent des aspects communs : une conversion récente (et plus ou moins suspecte) au christianisme, l’utilisation d’une langue étrangère, le port d’un costume particulier, des us et coutumes folkloriques (notamment en matière matrimoniale) et, plus globalement, des modes de vie qui contrastent clairement avec la culture dominante. Ces réalités ont amené les autorités civiles et ecclésiastiques à légiférer de manière très similaire pour les deux groupes, bien que de telles mesures aient eu des résultats bien divergents. L’objectif recherché était l’absorption de ces minorités par la disparition de leurs traits culturels et leur intégration par la sédentarisation et le contrôle clérical rendu possible par la pratique du mariage mixte41. Le caractère nomade des Gitans, que l’on retrouvait chez les Morisques, bien que dans des proportions moindres, a rendu encore plus difficile l’application des nouvelles dispositions légales à leur sujet.
La négation de ces cultures minoritaires commençait déjà par leurs propres noms, « Morisques » ou « Gitans », dont l’utilisation a été interdite à de nombreuses reprises mais que les populations concernées exhibaient parfois avec fierté. Parmi les causes qui expliquent la méfiance de la population majoritaire, on peut justement mentionner le fait que ces populations s’affichaient fièrement en tant que Morisques et Gitans. Les vieux chrétiens voyaient dans cette revendication une déclaration d’hostilité manifeste et un
manque de respect à l’égard des valeurs traditionnelles. Les mots ont en effet un sens et témoignent d’une intention ; or, cette intention de se marginaliser soi-même était nettement perçue par les vieux chrétiens. L’appartenance à un groupe exige non seulement que les individus concernés soient nés à un endroit donné (c’est ce qu’Américo Castro affirmait lorsqu’il expliquait que les Mudéjars étaient espagnols) mais aussi qu’ils partagent les mêmes références culturelles, poursuivent les mêmes objectifs et désirent appartenir audit groupe. Ni les Morisques, ni les Gitans ne montraient une telle volonté de s’intégrer à la société espagnole majoritaire, bien au contraire – ils ne partageaient avec les autres Espagnols qu’un seul et même territoire. C’est pourquoi on peut accuser les autorités et le peuple majoritaire d’avoir été injustes dans leurs actes mais pas dans leur évaluation de la situation. Outre le nom, l’autre signe distinctif important que l’on désirait effacer était la langue. Celle-ci en effet est très probablement l’élément discriminant le plus marquant au sein des groupes humains. C’est pourquoi la l’attitude tolérante des capitulations signées à partir de 149242 a rapidement basculé vers la position contraire. On a alors interdit aux Morisques de parler en arabe ou de rédiger des contrats dans cette langue et on a même été jusqu’à annuler les contrats existants qui avaient été écrits en arabe43. Pour les Gitans, la situation était la même : depuis la pragmatique sanction de 1499, promulguée par les Rois catholiques, jusqu’à celle de 1783, émise au nom de Charles III, l’exigence de l’abandon de la langue gitane revenait comme une ritournelle. Le costume a été lui aussi interdit à de nombreuses occasions et pour les deux groupes44. Les vêtements morisques étaient faciles à reconnaître mais c’était moins vrai pour les vêtements gitans. María Helena Sánchez Ortega45 qui a établi une typologie de ces vêtements conclut cependant que le costume gitan si souvent interdit est impossible à décrire, probablement parce qu’il n’a jamais existé. En fait, les Gitans portaient des habits de pauvres, comme le reste des indigents. Cependant, l’interventionnisme des autorités dans un domaine aussi précis et dont l’importance sociale était si forte dépassait de loin le conflit avec les minorités. Ainsi on interdisait également aux vieilles chrétiennes de se couvrir le visage avec des châles ou de « porter l’almalafa »46 car on voulait absolument faire disparaître tous les signes extérieurs liés aux Morisques. Cela dit, les interdictions et les dispositions sur
les vêtements qui apparaissent dans les cédules du début du XVIe siècle se retrouvent ensuite dans des ordonnances édictées tout au long du XVIIe et même du XVIIIe siècle, comme le prouve l’exemple de la révolte contre Esquilache47, alors que leur origine n’a plus rien à voir avec les Morisques ou les Gitans. En 1636, le roi demande par décret à tous les hommes du Royaume de couper leurs mèches de cheveux trop longues. Le 23 octobre de la même année, ce décret est proclamé à Grenade et tous les habitants y obéissent, « à l’exception de quelques soldats, quelque peu licencieux »48. L’objectif est alors de contrôler la population tout entière jusque dans ses habitudes quotidiennes, et non pas seulement les Gitans et les Morisques (à cette époque, la proportion des nouveaux chrétiens de Grenade n’était plus importante). Les mêmes normes ont été imposées à de nombreuses autres reprises sous prétexte d’assurer l’ordre, de faciliter l’identification des individus et d’éviter les excès de la foule. Cette répétition prouve qu’elles ont été respectées de façon très inégale. Un décret du 18 avril 163949 proscrit aux hommes les cheveux longs et aux femmes le voile, le plastron et le guardainfante50 ; un autre daté du 28 mars 164251 interdit aux femmes de couvrir une partie de leur visage avec leur mantille ; à Grenade, une cédule royale de 164352 renouvelle l’interdiction des cheveux longs pour les hommes, etc.
Ces mesures adoptées par les autorités ne sont pas sans rappeler celles prescrites en matière de sorcellerie. Lorsque Prosper Mérimée53, au cours d’un séjour en Andalousie, ou Benito Pérez Galdós54, à l’occasion d’un voyage au Maroc, nous parlent de sorcières, ils évoquent un phénomène universel aux caractéristiques semblables. Les accusés (ou plutôt les accusées, puisque l’on compte en moyenne deux femmes pour un homme55) appartiennent presque toujours aux groupes les plus fragiles en termes économiques ou aux minorités vaincues. Si chez les arabes le sexe féminin et les noirs semblent particulièrement touchés par le phénomène56, dans nos pays, les ordonnances57, les annales58, les biographies d’époque59 ou les romans picaresques60 ont principalement pour protagonistes les Morisques et les Gitanes accusés ou soupçonnés de fournir des breuvages, de pratiquer des
sortilèges et confectionner toutes sortes de baumes magiques. Quelquefois, ce sont aussi les hommes issus des ces minorités qui sont tenus pour responsables. En Amérique, les personnes dénoncées par les religieux pour faits de sorcellerie sont généralement les indiens et les indiennes mais aussi parfois les métisses et les créoles. Diego de Ocaña61 nous offre des pages savoureuses, désinvoltes et ingénues sur des affaires survenues à Nombre de Dios, au Panamá ou à Lima. Plus tard, d’autres chroniqueurs comme Henríquez de Jorquera62 ou Barrionuevo63 nous rapportent des peines de prison, des coups de fouet, le port de la coroza (bonnet de punition) ou des pénitences publiques infligées à des femmes de diverses origines sociales (Barrionuevo témoigne : « on a arrêté trois femmes de haute condition, riches et jolies, pour faits de sorcellerie »). N’oublions pas que le comte-duc d’Olivares (favori de Philippe IV) sera lui-même accusé de sorcellerie64. La répression de la sorcellerie par l’Inquisition (qui comme l’on démontré les spécialistes était en Espagne plus clémente que dans d’autres pays européens) concerne aussi bien les vieux chrétiens que les membres des minorités. Aux côtés des Morisques et des judaïsants, on retrouve les Gitans car « ce sont des enchanteurs, des devins, des mages, des chiromanciens qui lisent les lignes de la main pour déterminer l’avenir – ce qu’ils appellent la « bonne aventure » – et sont versées dans toutes sortes de superstitions ». Bien entendu, « on sait que seul un petit nombre d’entre eux baptise ses enfants ; qu’ils ne sont pas mariés et n’ont que des concubines65 ; qu’ils n’ont reçu ni dispense, ni sacrement ; qu’ils n’ont jamais recours aux icônes, aux rosaires ou aux bulles ; qu’ils ne vont jamais à la messe ou aux autres offices divins ; qu’ils n’entrent jamais dans une église, ne pratiquent pas le jeûne pour Carême et ne suivent aucun précepte ecclésiastique »66. Gitans et Morisques étaient donc mis dans le même sac en raison de leur tiédeur ou de leur impiété religieuse supposée67.
Morisques et Gitans sont aussi traités de la même façon en raison de leur ressemblance physique. Celle-ci a probablement favorisé la confusion faite entre les deux groupes et contribué à la persécution d’égale intensité dont ils ont été victimes. Mercedes García-Arenal écrit à ce sujet : « Ils se ressemblaient sur le plan physique. C’est pourquoi le moine bénédictin français Bartolomé de Joly, qui a longuement observé les Morisques qui
servaient au monastère de Poblet68, les trouve « semblables à ces Gitans qui parcourent le monde » »69. Ces observations entrent cependant en contradiction avec les travaux de María Helena Sánchez qui, après avoir cherché à établir un type physique majoritaire des Gitans à partir des descriptions contenues dans les minutes des procès, a renoncé à tout phénotype qui pourrait servir de modèle racial généralisé. Le physique des Gitans, tout comme leur costume traditionnel, ne relève souvent que de l’apparence et de rien d’autre. Ces propos sur les « ressemblances » entre Gitans et Morisques doivent être considérés avec une extrême précaution car leur exactitude et leur validité sont particulièrement sujettes à caution. Les textes de toutes les époques sur le sujet sont parsemés d’allusions infondées et comportent parfois des erreurs monumentales. Rappelons simplement à ce propos que l’évangélisateur Diego de Ocaña compare l’apparence physique des indiennes des côtes colombiennes à celle des Morisques de Grenade et décrit chez les deux groupes une même lascivité.
En fin de compte, Gitans et Morisques se ressemblent surtout parce qu’ils manifestent l’intention de rester en marge de la société majoritaire et parce qu’ils partagent une même vie faite de vagabondage. Après 1570, certains Morisques choisissent le nomadisme, ce qui est un phénomène généralisé chez les Gitans. « Aux yeux des Castillans, qui leur sont hostiles en raison de leur sédentarité, les Morisques apparaissent comme des nomades, ce qui signifie qu’ils créent de l’insécurité et qu’on leur associe l’idée de pillage. C’est la raison pour laquelle on associe automatiquement les Morisques aux Gitans à cette époque, comme le prouvent de nombreux textes. […] Les ecclésiastiques de nombreuses localités envoient donc des rapports sur l’absence totale de Morisques chez eux mais ils s’empressent d’ajouter que l’on compte de nombreux Gitans, comme si les uns étaient indissociablement liés aux autres »70. L’idée que les uns et les autres s’adonnaient au chapardage et au vol de grand chemin s’est rapidement répandue au sein des vieux chrétiens mais cela ne signifie en rien qu’ils aient effectivement commis de tels délits ensemble. Afin de contrôler le plus possible ces deux groupes, on a alors tenté de les sédentariser en leur enjoignant de cultiver la terre et en leur interdisant certains métiers liés au commerce (notamment le trafic d’animaux) entraînant d’importants déplacements. Mais là encore, les
punitions très dures prévues en cas de manquement à ces règles – dont l’objectif principal était ne l’oublions pàs l’assimilation des deux groupes concernés – n’ont fort heureusement jamais été appliquées dans toute leur rigueur. D’un côté, il s’agissait pour les autorités d’absorber les deux groupes au sein de la société majoritaire pour en faire des Espagnols de plein droit. De l’autre, dans la mentalité populaire, ils étaient inclus (bien sûr à tort, selon nous) dans une sorte magma composé de véritables délinquants ou marginaux, ce qui entraînait des réactions variées de la part des Morisques et des Gitans. Chez ces derniers, l’idée selon laquelle être gitan était moins dommageable a fini par s’imposer. Mais il faut ici nuancer le propos afin d’éviter de tirer des conclusions trop hatives. Dans les faits, ces deux groupes étaient aussi différenciés à de nombreuses occasions. On peut citer le cas d’un Morisque qui, dans un hôpital, tente de se faire passer pour un Gitan71. L’arbre distinction ? L’arbre ne doit pas nous cacher la forêt. En d’autres termes : si ce Morisque utilise cette ruse, ce n’est pas parce qu’il a un amour particulier pour les Gitans mais bien parce qu’il sait qu’il sera ainsi mieux traité. La société portait donc un regard différent sur les uns et les autres. Être gitan impliquait un mode de vie vagabond et l’irrespect pour la société établie. C’était ce qui exaspérait le plus le petit peuple et les autorités mais les Gitans ne risquaient pas d’être accusés pour de graves motifs religieux, quand bien même ils avaient quelques réticences à participer aux célébrations communes. Les textes dont nous disposons montrent que les responsables ecclésiastiques qui les comparaient aux Morisques exagéraient délibérément pour qu’ils soient traités comme des cryptomusulmans – mais sans obtenir pour autant de véritable succès. La distinction entre les Gitans sédentarisés et travailleurs d’un côté et les nomades ou truands de l’autre est constante. Henríquez de Jorquera72 l’établit très clairement lorsqu’il évoque les arrestations de Gitans de mauvaise vie ensuite envoyés aux galères. Les subterfuges auxquels les Gitans pouvaient avoir recours pour échapper à des mesures aussi arbitraires consistaient par exemple à se marier in facie Ecclesiae73, à disposer d’un ordre ou d’un document émis par le Conseil de Castille ou à faire valoir des témoignages formels selon lesquels ils n’étaient pas gitans. Ils pouvaient aussi présenter des déclarations secrètes d’échevins, voisins, curés et autres prélats qui spécifiaient qu’ils vivaient conformément
aux pragmatiques sanctions, aux décrets et aux ordres du Conseil. Nous connaissons des cas de Gitans qui ont échappé aux arrestations massives de 1749, comme par exemple Francisco de Anido, habitant d’Utrera, qui « a vécu et s’est comporté comme un véritable Castillan, n’a pas eu de rapport avec d’autres Gitans et n’a pas été membre de l’une de leurs milices »74. On a aussi connaissance d’abus manifestes à l’encontre de personnes honorables, comme ce qui est arrivé en 1749 à la famille Losada (qui résidait à Madridejos, non loin de Tolède). Cette famille, qui possèdait des terres et du bétail, qui avait fourni de nombreux membres à diverses confréries religieuses, qui disposait de sa propre tombe dans l’église de la commune et dont plusieurs membres participaient à l’administration locale, se vit pourtant poursuivie pour avoir commercé avec des Gitans, pour leur avoir parlé dans leur langue et parce qu’aucun de ses membres ne s’était « mariée avec une fille du voisinage – fille de gadjo, comme disent les Gitans, qui les estiment peu »75. Les peurs suscitées par l’endogamie se retournaient à nouveau contre ceux qui la pratiquaient. En fait, les mariages mixtes étaient la seule solution efficace, la seule défense solide face à toutes les accusations car « Les Gitanes mariées avec des Espagnols doivent suivre les lois de leur mari, qui ne correspondent pas aux normes suivies par les Gitans »76.
Les premiers Gitans connus en Espagne pénètrent dans le pays dans le premier tiers du XVe siècle77. Ils sont supposés l’avoir fait dans le cadre d’un pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle. Ils sont alors chaleureusement reçus, bénéficient de présents, sont exemptés d’impôts, etc. Par ailleurs, au cours de leurs déplacements, ils ont pour habitude de se réfugier dans des lieux saints et d’installer leurs campements à l’abri des églises, des monastères ou des ermitages. Il existe donc dès l’origine deux divergences notables entre, d’une part, les Gitans et, d’autre part, les Mudéjars ou les Morisques : en premier lieu, contrairement à ces derniers (qui sont de bons agriculteurs ou, comme le précise Caro Baroja78, de bons horticulteurs), les Gitans refusent de cultiver la terre ; en second lieu, ils évitent le choc frontal avec l’Église et se proclament chrétiens (même si les pratiques religieuses tardent à se répandre en leur sein). Ils ne font donc pas de la religion un cheval de bataille face à la société majoritaire.
La conception que les Castillans avaient des uns et des autres était bien différente. Un fait indiscutable le prouve : les Gitans n’ont jamais été expulsés. En se fondant sur le texte de la pragmatique sanction édictée en 1633 par Philippe IV, d’aucuns ont expliqué que la différence de traitement entre les Gitans et les Morisques était due à la peur d’un dépeuplement du pays après l’expulsion de ces derniers. Pourtant, les premiers décrets d’expulsion des Gitans ont été promulgués dès 1499, sous le règne des Rois catholiques, mais n’ont jamais été appliqués. Pourquoi ? Évidemment pas à cause des conséquences de l’expulsion des Morisques, qui s’est produite bien plus tard. L’idée de bannir les musulmans fraîchement convertis au christianisme ne prend véritablement forme qu’après la révolte des Alpujarras – toute la politique précédant cet événement ayant été plutôt erratique. En 1530, par exemple, suite au départ massif des habitants de villages entiers du Levant vers l’Afrique du Nord, les autorités tentent de freiner l’embarquement des personnes concernées79. On a spéculé et argumenté à satiété sur le bannissement des Gitans et les demandes en ce sens se sont succédées tout au long du XVIIe siècle80. On a même envisagé de le mettre en œuvre en 1749, mais une fois de plus, on y a renoncé. Le caractère relatif des mesures coercitives et les difficultés posées par leur application sont immédiatement apparus aux yeux du législateur, d’autant qu’il voulait en exempter tous ceux dont les mœurs étaient convenables, qui possédaient des biens-fonds acquis de manière légale, ou qui étaient nés de mère gitane et de père castillan81.
Toutes les considérations sur les Gitans n’étaient pas cependant négatives. Certains hommes de lettres comme Cervantes (dans Pedro de Urdemalas, La Petite Gitane et le Colloque des Chiens) et Lope de Vega (L’Arenal de Séville) font preuve d’une vision nettement plus positive et compréhensive à l’égard des Gitans. Ils font en effet l’éloge de la fidélité de leur femme, du respect conjugal qu’ils manifestent en toutes circonstances, de l’ordre qui règne au sein de leur communauté, de leur courage et de leur bravoure, bref, d’autant de qualités qui composent une vie libre et donc digne. Il n’est pas inutile de rappeler que ces mêmes auteurs abordent la question des Morisques d’une manière bien différente ; ils s’appliquent ainsi à ridiculiser leur parler
et à souligner leur condition d’ennemis de l’Espagne. Ils suivent en cela l’avis général à leur sujet. Ils célèbrent avec joie leur expulsion et les vieux romances82 ou les histoires consacrées aux Abencérages de Grenade ne servent plus de contrepoids à la condamnation généralisée à leur égard. À vrai dire, ces œuvres apparemment favorables aux Maures répondent surtout à une volonté d’idéaliser les personnages et les lieux mythiques. Elles n’ont aucun rapport avec les véritables Arabes ou Morisques et se nourrissent de la culture classique ou de la tradition galante qui met en scène des chevaliers amoureux et des paysages pastoraux83.
La pauvreté des Gitans a parfois été présentée comme l’élément déterminant qui permet d’expliquer l’absence de persécution à leur égard (notamment de la part de l’Inquisition). Ils ne disposaient pas en effet de propriétés qui auraient pu être saisies84. Pourtant, María Helena Sánchez, l’une de meilleures spécialistes de la question gitane, a un avis radicalement opposé. Elle a recueilli un grand nombre de documents qui évoquent le cas de vieux castillans très pauvres harcelés et jugés de la même façon que des personnes aisées85. Par ailleurs, un grand nombre de Morisques, qui appartenaient à la paysannerie la plus indigente, et formaient une sorte de société sans classes où il n’y avait que des pauvres, comme dans La Manche, ont pourtant subi les foudres de l’Inquisition. Le facteur religieux semble bien être l’élément décisif dans la différence de traitement entre les minorités. Sans oublier que certains signes extérieurs trahissaient des attitudes profondes (comme ne pas manger de porc, ne pas boire de vin ou pratiquer certains rituels tel que, par exemple, celui consistant à raser la tête des enfants sept jours après leur naissance). Les uns, se proclamaient chrétiens, les autres adoptaient une attitude passive ou réticente à l’égard de la religion. La présence des Gitans, même dans les régions où ils étaient proportionnellement les plus nombreux, demeurait réduite et ils ne pouvaient donc être considérés comme un danger potentiel. En revanche, les Morisques étaient clairement identifiés comme les alliés (au moins sur le plan moral) d’un ennemi (l’Empire ottoman) qui, à l’époque, n’avait rien d’imaginaire. Les cryptomusulmans de Grenade avaient été « vaincus à l’issue d’une guerre civile et ils étaient identifiés aux ennemis de l’Espagne. C’est pourquoi le conflit qu’ils entretenaient avec la société majoritaire n’était pas, comme le
montrent clairement les procès de l’Inquisition, uniquement religieux mais aussi social, culturel et politique, presque « national » : être Maure était une attitude culturelle et politique, au même titre que pratiquer des rites religieux donnés »86. Le ton dramatique des écrits de Mármol ou celui plus mesuré que l’on retrouve chez Hurtado de Mendoza lorsqu’ils relatent les atrocités perpétrées par les Morisques dans les Alpujarras à l’encontre de leurs prisonniers (particulièrement des prêtres, surtout lorsqu’ils étaient d’origine converse) démontre clairement que de tels actes de cruauté ont servi de base à des représailles tout aussi atroces. Parfois innocents et étrangers à la rébellion, des Morisques ont subi de terribles sévices après la défaite des insurgés. Ces cruautés ont, à leur tour, contribué à exacerber la haine des cryptomusulmans contre les Espagnols. D’un côté, les pragmatiques sanctions qui concernaient les Gitans ont été peu, mal ou pas du tout appliquées ; de l’autre, les dispositions ecclésiastiques à leur sujet ont brillé par leur absence87. L’Inquisition, si prompte à juger les judaïsants et les cryptomusulmans, s’est à peine intéressée aux Gitans. Les membres de la communauté gitane qui ont été jugés sur une période de plus de trois siècles atteignent à peine le nombre de deux cents pour l’ensemble des tribunaux inquisitoriaux. En outre, les jugements prononcés à leur encontre ne concernaient que des délits tenus pour mineurs comme le blasphème, la bigamie, la superstition, la sorcellerie, etc. et de semblables accusations retombaient aussi sur les membres de la société majoritaire : « Tandis que, dans le cas des Morisques et des Juifs, il existait pour les inquisiteurs un délit concret (observer la « loi de Mahomet » ou celle « de Moïse »), dans le cas des Gitans, on ne trouve aucun procès qui ne concerne des délits dont un vieux chrétien ne pouvait être accusé »88. Le caractère mineur des charges se reflète dans les sentences prononcées89 : dans le pire des cas, des coups de fouet ; plus généralement, des réprimandes et avertissements, des amendes, l’obligation d’assister à une messe, une admonestation, un bannissement temporaire, etc. En comparaison du sort des Morisques (et plus encore des Juifs), on en viendrait presque à parler de bienveillance paternaliste.
Les ressemblances partielles entre le mode de vie des Gitans et celui des
Morisques errants ont poussé certains historiens à croire que les deux groupes ont fini par fusionner et par entretenir des relations amicales. La principale conséquence de ce mélange aurait été la transmission de la musique et des chansons morisques aux Gitans et cette influence, soumise à un processus d’évolution, aurait donné naissance au cante jondo. On ne trouve pourtant que peu de témoignages concernant ces supposés contacts (même si ceux dont nous disposons sont très souvent cités). Ces témoignages donnent lieu à bien des élucubrations voire à bien des interprétations fantaisisistes. Dans les Constituciones Synodales de l’évêché de Cuenca, datées de 160390, par exemple, on retrouve toute une série d’interdictions et de commandements faits aux convers originaires de Grenade. À la fin de cette liste, on peut lire : « Et qu’il en soit de même concernant les Gitans ». Des expressions vagues comme « on suppose qu’ils sont alliés »91 ou « cela nous pousse à croire qu’un grand nombre de Morisques s’est probablement fait passer pour des Gitans »92 n’aident pas réellement à se faire une idée précise de la question. Reste évidemment à savoir dans quelles proportions les Morisques ont effectivement pu s’infiltrer dans les communautés gitanes et avec quels effets concrets. L’adoption par certains Gitans de métiers comme la confection d’espadrilles, la préparation de beignets, la confection de cordes d’alfa ou l’élevage des ânes ne signifie pas nécessairement que ces Gitans étaient des Morisques. Il s’agissait tout simplement de professions exercées par des pauvres gens, faciles d’accès et aisées à apprendre, liées au petit commerce et au monde des vendeurs itinérants. Mercedes García-Arenal évoque la possibilité d’une telle relation entre Gitans et Morisques en ces termes : « ces deux minorités ne se ressemblent pas seulement à cause des problèmes qu’elles créent toutes deux mais aussi en raison des relations amicales [c’est nous qui soulignons] qu’elles établissent, fait unique au sein des différentes minorités espagnoles. Nous savons que les Gitans avaient pour habitude de se mêler aux Morisques dans la ville de Grenade. Les premiers se sentaient à l’aise en compagnie des seconds et leur enseignaient des trucs de magie noire et diverses superstitions. De nombreuses cédules ont été édictées afin d’empêcher de tels contacts »93. Mais l’auteur ne précise pas quelle était la nature exacte de ces relations et sa démonstration ne repose que sur une cédule reprise par Gallego et Gámir qui dit ceci94 : « Les Gitans fréquentaient les Morisques et leur
enseignaient des tours de magie noire, l’art de la divination ou diverses superstitions. Mais ils leurs volaient aussi leurs vêtements et leur bétail, ce dont se plaignaient et se scandalisaient les Morisques, qui y voyaient un exemple de ce que les chrétiens pouvaient leur faire subir ». Il s’agissait donc de relations tout sauf amicales. Faute d’un corpus suffisamment large de preuves pouvant indiquer des contacts intenses entre les deux minorités, il est raisonnable de penser que le caractère hermétique et strictement endogamique des deux groupes rendait très difficile les contacts, en dehors d’un peu de troc et de moqueries, en particulier de la part des Gitans, qui formaient le groupe le plus rusé des deux. Si certains s’interrogent sur les similitudes entre les deux communautés, il convient aussi de se demander95 si la malveillance du petit peuple rural et des curés de campagne n’a pas poussé à surinterpréter la ressemblance entre les Morisques et les Gitans. Les uns ont été expulsés mais pas les autres ; les uns n’étaient pas chrétiens alors que les autres l’étaient plus ou moins ; les uns ont été pourchassés par l’Inquisition et pas les autres (en tout cas certainement pas en nombre et pour des affaires aussi importantes). Voilà tout ce que l’on peut dire à ce sujet. Notre raisonnement est d’ailleurs confirmé par un ouvrage indispensable de Rafael Salillas96, qui s’intéresse à la pénétration du vocabulaire de l’argot des truands (germanía) dans le parler gitan : « Les Gitans, écrit-il, n’ont jamais formé une seule et même communauté avec les germanes, c’est-à-dire avec les délinquants antisociaux de tout le pays. On peut certes noter le passage de quelques individus d’un groupe à l’autre mais à aucun moment il n’a existé de fusion entre ces deux sociétés certes proches mais bien différenciées ». Si le dictionnaire de l’Académie royale de la Langue espagnole recense un certain nombre de mots d’origine gitane, on compte dans le langage gitan cent sept termes issus de la germanía, ce qui prouve qu’il y a bien eu des contacts entre les deux communautés mais pas de fusion – pas plus qu’il n’y en a eu au Bas Moyen Âge entre chrétiens et musulmans, en dépit de l’introduction en castillan d’un lexique d’origine arabe.
Concluons en disant que, dans l’Espagne actuelle, si généreuse et si ouverte à l’égard de toutes les ethnies, cultures et religions, il ne nous reste plus qu’à souhaiter l’intégration en tant qu’Espagnols de plein droit de toutes les minorités, qu’il s’agisse des Gitans ou des immigrés venus de tous les
pays du monde. Mais pour parvenir à un objectif si ardemment souhaitable, encore faut-il être deux à le vouloir.
1 Publié dans les Actas del Octavo Simposio internacional de Mudejarismo, volume I, 7-25, Teruel, 2002. 2 « El Ayuntamiento de Hernani acuerda expulsar a los gitanos » – Pays basque (El País, 12 juillet 1980) ; « Niños gitanos excluidos de un campamento veraniego » – Madrid (El País, 13 juillet 1980) ; « 4 000 personas ocupan la estación y la carretera de Alcantarilla (para que no se entreguen viviendas a gitanos) » – Région de Murcie (El País, 18 juillet 1980) ; « Oposición vecinal a un asentamiento de gitanos en Barreda » – Cantabrie (El País, 24 août 1980) ; « Fuerte oposición popular a la instalación de familias gitanas en Torrelavega » – Cantabrie (El País, 9 décembre 1980). 3 Ils ont été mal vus dans la France du XVIe siècle, où on les a accusés d’être des saltimbanques, des êtres vicieux, des voleurs, etc. Voir R. Payne, El culto a Príapo, Madrid, 1977, 193. 4 M. Harris, El desarrollo de la teoría antropológica, Madrid, Siglo 1978 [douzième édition, 2003], 69.
XXI,
5 Ibn Battûta nous parle de plusieurs centaines de harfus exécutés à Damas en une seule foi (A través del Islam, Madrid, 1987, 744). 6 María Helena Sánchez Ortega, Documentación selecta…, 26. Voir également la page 33 de son ouvrage : « ces hommes qui se disent gitans ne le sont ni par leur origine, ni par leur nature mais ils en ont simplement pris la façon de vivre, ce qui a causé bien des dommages… ». 7 Ibid., 26. 8 Même si l’on ne sait pas réellement en quoi consistait l’« habit de
Gitan », contrairement à celui des Morisques. 9 Mercedes García-Arenal, Inquisición y moriscos. Los procesos…, 85. 10 Gallego et Gámir, Los moriscos del reino de Granada, 20. 11 Ibid., 21. 12 Ibid., 148. 13 Id. 14 Braudel, El Mediterráneo, II, 192. 15 Inquisición y moriscos, 64. 16 Gallego et Gámir, Los moriscos…, 40. 17 Voir la capitulation des Maures de Huéscar (1501) in Gallego et Gámir, 168. Voir aussi la capitulation des Maures de Baza, ibid., 165. 18 Gallego et Gámir, 166 (capitulation des Maures de Baza). 19 Henríquez de Jorquera, Anales, II, 553. Voir aussi les Avisos de Barrionuevo (II, 67, 10 septembre 1654). 20 Tous les textes consultés insistent sur l’importance des vêtements en tant que signes distinctifs culturels de premier ordre. 21 Gallego et Gámir, 149 et ss. 22 Henríquez de Jorquera fait référence à un Morisque de Valence, pirate de son état qui, en 1611, est pendu sur la place de Bibarrambla (Anales, II, 573). Notons également le sac d’Adra par les Turcs en 1616 (ibid., II, 609) puis en 1620 (ibid., II, 633) et leur tentative infructueuse de prendre Vélez Málaga en 1617 (ibid., II, 613). 23 Barrionuevo, 3 octobre 1654 (I, 64) ; 10 octobre 1654 (I, 67) ; 20 mars 1655 (I, 118) ; 24 avril 1655 (I, 131), etc. 24 Chapitre municipal du 31 octobre 1562 in Memorias de la sociedad económica de amigos del país, volume XVI, 421, La Havane, 1843. 25 Caro Baroja, Los moriscos del reino de Granada, 217. 26 « C’est un édit cruel contre les catholique qui les fait porter un signe jaune sur leurs vêtements, comme les Juifs de Rome » (Barrionuevo, Anales, I, 92, 11 décembre 1654).
27 Les six Collèges majeurs universitaires espagnols étaient, au XVIIe siècle, celui de Saint-Barthélemy à Salamanque (fondé en 1401), celui de Cuenca (1500), celui de Saint-Jacques-de-Zébédée à Salamanque (1519), celui d’Oviedo (1521), celui de la Sainte-Croix à Valladolid (1482) et celui de Saint-Alphonse à Alcalá de Henares (1499). [NdT] 28 Ramón García Cárcel, Las culturas del Siglo de Oro, 84-85, Madrid, 1989. Concernant la pureté de sang exigée pour entrer dans la cathédrale de Tolède (1547), voire Prudencio de Sandoval, Historia de la vida y hechos del emperador Carlos V, livre XXIX, chapitre XXXVIII, BAE, LXXXII, 329. 29 Voir Mateo Alemán, Guzmán de Alfarache, 333 et 350, livre trois, chapitre II, Barcelone, Bruguera, 1982. 30 Personnages de la littérature picaresque que l’on retrouve chez Carlos García. Voir José Deleito, La mala vida en la España de Felipe IV, 124, Madrid, Alianza, 1982. Voir aussi Pedro Buendía, « Tullidores de niños. Del musa’’ib de al-Jahiz a los dacianos de Carlos García : escarceos en torno a una extendida figura del hampa antigua », Cuadernos americanos, 88, Mexico, 2011, 125-154. 31 Pérez de Herrera, Amparo de pobres, 110. 32 Ibid., 114. 33 Ibid., 39. 34 Ibid., 29. 35 Ibid., 55. 36 Ibid., 27-28, 31-32, 33, 35, 36, 42. 37 Ibid., 44. 38 Selon Lapeyre, 60 000 ; selon Caro Baroja, 150 000 ; selon Nadal, ce qu’il nomme le « courant spontané » d’exilés vers Valence pourrait entraîner un doublement de ce chiffre (voir Jordi Nadal, La población española, 51). 39 Caro Baroja, Los moriscos del reino de Granada, 92. 40 Ibid., 257. 41 Voir Gallego et Gámir, qui citent des cédules qui promeuvent le mariage entre vieux chrétiens et nouveaux chrétiens (pages 213, 224 et 241).
Les résultats de ces unions matrimoniales sur les Morisques les plus fanatiques sont commentés par Caro Baroja (Los moriscos…, 106) : « de nombreux chrétiens s’étaient mariés avec des Morisques et l’on choisissait bien souvent des prêtres d’ascendance mauresque qui connaissaient l’arabe et pouvaient officier dans les églises des Alpujarras. Ces prêtres et leurs familles ont été victimes de terribles outrages au moment du soulèvement des Morisques de la région et même ceux qui vivaient à Grenade ont aussi eu à subir la haine de leurs anciens coreligionnaires. Lorsqu’Abenfárax est entré dans la ville, ses troupes ont traité un jésuite de « chien de renégat » car « il était fils de Maures et était devenu faqīh des chrétiens » ». 42 « Que tous les documents légaux, textes juridiques et contrats de mariage écrits en arabe par les fuqahā’ et cadis aient la même valeur que les documents écrits en espagnol et qu’ils soient à compter d’aujourd’hui respectés comme s’il s’agissait de textes rédigés par nos propres notaires » (capitulation des Maures de Baza, 1500, Gallego et Gámir, 164). 43 Gallego et Gámir, op. cit., 202. 44 Ibid., 178, 179, 194 et 202. 45 Sánchez Ortega, Los gitanos españoles. El período borbónico, 453 et ss. 46 L’almalafa est un vêtement d’origine mauresque qui se présente comme un manteau couvrant le corps des épaules jusqu’aux pieds. [NdT] 47 Le 23 mars 1766, la population de Madrid puis d’autres villes d’Espagne se révolte contre Leopoldo de Gregorio, marquis d’Esquilache, plus important ministre du roi Charles III. Les Espagnols rejettent en effet un nouveau règlement promulgué par ce ministre qui interdit le port de certains vêtements en ville, notamment de tous ceux qui, comme les chapeaux à bords larges ou les longues capes, permettent de dissimuler le visage. Cette révolte, qui mobilise 40 000 personnes environ, plonge ses racines dans le rejet des conseillers étrangers dont s’entoure le roi et dans le contexte généralisé de hausse des prix qui touchent le Royaume. Le terme « Esquilache » est la version espagnole du nom italien « Squillace », car Leopoldo de Gregorio était originaire de Messine. [NdT] 48 Henríquez de Jorquera, II, 772.
49 Ibid., II, 827. 50 Sorte de panier porté par les femmes sous leur robe, le guardainfante apparaît à la Cour d’Espagne au XVIIe siècle et se répand dans le reste de l’Europe par la suite. 51 Ibid., II, 907. 52 Ibid., II, 930. 53 Prosper Mérimée, Viajes a España, 101-105. 54 Il évoque une Juive du Maroc qui souffle sur un ensemble de onze nœuds pour produire de la magie noire (Aita Tettauen, Episodios nacionales, IV, 647). 55 Solange Behocaray, « Inquisición… », 342. 56 De Marco, « Análisis… ». 57 À propos des superstitions morisques ou de la sorcellerie, voir Gallego et Gámir, 119 et ss. 58 Henríquez de Jorquera, II, 559. 59 Vida y trabajos de Jerónimo de Pasamonte, 41. 60 Cervantes, El licenciado Vidriera, in Obras completas, 879. 61 Diego de Ocaña, A través de la América del sur, 55, 97 et 170. 62 Henríquez de Jorquera, II, 803. 63 Avisos, I, 71 et 107 et II, 212. 64 Gregorio Marañón, El Conde-Duque de Olivares, 124. 65 Notons qu’il s’agit d’une accusation fréquemment utilisée contre les groupes marginalisés ou dissidents. Chez les musulmans, les mêmes soupçons se sont portés sur certaines sectes hétérodoxes orientales comme les Juramites. 66 Sancho Moncada, Restauración política en España, huitième discours. 67 Sánchez Ortega rapporte divers témoignages d’intellectuels ou d’ecclésiastiques du début du XVIIe siècle qui évoquent la résistance des Gitans à participer à des actes de la vie religieuse catholique, ce qui suscite
les pires suspicions et insultes (voir La Inquisición…, 17, 19, 37, 39 et 53). 68 Le monastère cistercien de Poblet, situé en Catalogne, est utilisé comme panthéon royal par les souverains de la Couronne d’Aragon du XIVe au XVe siècle. [NdT] 69 García-Arenal, Mélanges, XIV, 505. 70 Ibid., 504. 71 Ibid., 509. 72 Henríquez de Jorquera, II, 839. 73 Antonio Gómez Alfaro, La gran redada de gitanos, Madrid, 1993, 74. 74 Ibid., 48. Le 10 janvier 1750, le Conseil de Castille s’étonne du fait que tous les Gitans arrêtés à Utrera (14 familles en tout) méritaient en fait d’être relâchés. Voir aussi la page 90 de l’ouvrage. 75 Ibid., 49. 76 Id. 77 Voir un document d’Alphonse V d’Aragon daté de 1432 qui octroie un sauf-conduit à Thomás de Sabba, pèlerin mendiant qui se dirige vers SaintJacques-de-Compostelle. En novembre 1462, selon la Crónica du connétable Miguel Lucas de Iranzo, une centaine de Gitans arrive à Jaén avec, à sa tête, deux chefs nommés Thomás et Martín. En 1470, ils sont reçus à Andújar (Jordán Pemán, Religiosidad…, 18). 78 Caro Baroja, Los moriscos…, 98. 79 Gallego et Gámir, 229. 80 Voir Barrionuevo, 4 décembre 1655, Avisos, I, 227. 81 L’adjectif « castillan » doit ici être compris dans le sens où il est encore utilisé de nos jours en Andalousie, dans la Région de Murcie et dans La Manche : il qualifie la communauté chrétienne majoritaire, que les Gitans appellent gadjo. 82 Même lorsqu’ils ont un caractère parodique, comme au XVIIe siècle. 83 Voir María Soledad Carrasco, El moro de Granada en la literatura, 49, et Georges Cirot, « La maurophilie littéraire… », in Bulletin hispanique,
1938, 282. 84 Gómez Alfaro, 68. Voir aussi García-Arenal, Mélanges, XIV, 510. 85 Sánchez Ortega, Documentación, 102. 86 García-Arenal, Inquisición…, 116. 87 Sánchez Ortega, La Inquisición, 30. 88 Ibid., 52. 89 Ibid., 403 et ss. 90 Sánchez Ortega, La Inquisición, 27. 91 García-Arenal, Mélanges, XIV, 508. 92 Ibid., 509. 93 Ibid., 504. 94 Gallego et Gámir, 117-118. 95 En restant là aussi dans le domaine de la spéculation et de l’uchronie. 96 Salillas, 222.
CHAPITRE 5 AL-ANDALUS ET LE ROMAN HISTORIQUE
Il suffit de jeter un rapide coup d’œil sur le catalogue de n’importe quel libraire pour se rendre compte de la profusion de romans historiques qu’il recèle. Cette omniprésence nous dispensera de faire une enquête exhaustive sur le sujet. L’existence de quelques maisons d’édition spécialisées dans le roman historique confirme que ce sous-genre narratif est suffisant pour assurer la vie des ces entreprises. Un tel phénomène socioculturel mérite donc toute notre attention. La fonction ludique de toute œuvre et le plaisir qu’elle procure sont liés à la maîtrise de la technique littéraire, aussi bien pour celui qui écrit que pour celui qui lit. Le lecteur aime découvrir des œuvres agréables en se fondant sur ses propres expériences, ses émotions et son savoir afin de reconnaître le texte et de se reconnaître en lui. De là vient l’important degré d’identification et de plaisir que l’on peut ressentir lorsque l’on surmonte les difficultés initiales d’un texte : le lecteur joue alors pleinement son rôle et voit comme des morceaux de lui-même insérés dans la narration. C’est pour cette raison que les auteurs ont recours de façon toujours plus éhontée à des processus de simplification excessive de la trame et du langage, car il ne faut pas faire fuir les lecteurs potentiels. L’écrivain raconte tout sans laisser la moindre place pour l’imagination ou la recherche personnelle : tout est déjà prédigéré et expliqué en vertu du préjugé contemporain selon laquelle les lecteurs sont quasiment des attardés mentaux. L’auteur donne alors tous les détails, commente le lexique employé et transforme la construction littéraire en farine bien moulue. Il va même jusqu’à inclure un glossaire dans son œuvre (comme si les dictionnaires n’existaient pas), voire des images, ce qui trahit le peu de confiance qu’il a dans les capacités expressives de son texte. Cette tendance
traduit aussi la volonté des maisons d’édition d’éviter le recours à la fantaisie ou à la participation du lecteur que pourtant toute œuvre appelle. L’objectif à peine voilé est de créer un type moyen de citoyen (ici, de lecteur) passif, sans recul critique et facilement impressionné par les techniques commerciales. Par ailleurs, le cinéma (qui est l’art par excellence du XXe siècle) a contribué à consolider le concept de genre en établissant un ensemble de conventions thématiques et formelles par la présence de signes visuels et sonores. Il est parvenu à troubler le discer-nement du spectateur, qui s’attend désormais à une réalité imagi-naire, à une création de fiction pure qui se superpose à sa propre réalité, qui s’impose même à elle et qui finit par avoir un degré de crédibilité et d’intérêt supérieur au monde tel qu’il est. La repré-sentation cinématographique devient réalité et la réalité tangible doit s’adapter à la fiction, au moins dans l’esprit de ceux qui se laissent abuser par de tels procédés. Ainsi se met en place un véritable processus d’aliénation.
Le premier problème auquel se heurte celui qui cherche à écrire un roman historique est le fossé souvent considérable qui existe entre la culture du monde qui l’entoure et celle de l’époque ou de la société qu’il veut mettre en scène. Il s’agit de donner la plus grande crédibilité possible à son texte, de rester sérieux, tout en parvenant à captiver le lecteur. Un objectif ambigu auquel il est tout sauf simple de parvenir. Bienvenue soit donc la divulgation historique. Félicitons donc l’auteur érudit qui sait prendre en compte les besoins du grand public et les demandes de sa maison d’édition. Mais exigeons cependant un peu de respect et d’attention aussi bien pour l’emballage que pour le contenu. Le cas le plus repré-sentatif du phénomène ici évoqué est sans doute celui de Hugh Thomas, historien et hispaniste qui, dans son ouvrage intitulé Yo, Moctezuma, s’adonne au jeu de l’autobiographie fictive et du roman historique pour décrire le cataclysme social et idéologique qu’a représenté la conquête du Mexique par les Espagnols. C’est un thème que l’on retrouve plus ou moins bien traité chez bon nombre d’autres auteurs, depuis les plus recommandables (comme László Passuth ou Salvador de Madariaga) jusqu’à des écrivains nettement plus légers (comme Gary Jennings et sa civilisation aztèque d’opérette). Hugh Thomas s’inspire ainsi des ouvrages que d’autres auteurs (Jacques
Soustelle, Laurette Séjourné, Jesús Monjaras-Ruiz, Wigberto Jiménez Moreno), plus conventionnels ou moins versés dans la littérature, ont rédigés à propos de la vie quotidienne, de la pensée, de la religion, de l’organisation politique et sociale ou des relations au sein de l’aristocratie dans la civilisation aztèque. Le roman historique n’est pas un genre inventé par le seul Mika Waltari1, mais son succès a causé de grands dégâts dans la littérature postérieure car il ne suffit pas de bien connaître les événements relatés, il faut aussi rendre crédibles les personnages mis en scène et leurs mentalités (ce qui est encore plus difficile) tout en les rendant accessibles aux lecteurs. Dans le cas de Yo, Moctezuma, malgré les déclarations triomphalistes et commerciales du prière d’insérer (« […] dont la mentalité, superbement reconstruite par l’auteur, brosse un portrait vivant et passionnant de l’époque […] »), le résultat est loin de l’objectif initialement fixé. Hugh Thomas lui-même a reconnu lors d’une interview accordée à la télévision espagnole toute la difficulté de l’exercice – il a ainsi fait preuve de prudence ou de modestie. De façon générale, le roman présente correctement les événements et l’auteur sait instiller une dose de drame dans son ouvrage. Pourtant, l’œuvre prend l’eau de toutes parts en raison du langage utilisé et des nombreux anachronismes ou interprétations douteuses que Moctezuma aurait difficilement pu faire, même sous l’emprise de psychotropes. Hugh Thomas place ainsi des remarques très contemporaines dans la bouche de La Malinche2 (« Il est sévillan – que peut-on attendre de lui ? ») ou d’autres personnages (« les Basques sont des hommes frustes et primitifs, selon lui »). D’ailleurs, pourquoi l’auteur ne cesse-t-il de répéter que la majeure partie des membres de l’expédition de Pánfilo de Narváez3 sont d’origine basque ? Il ne s’agit pas de nier les rivalités causées par l’origine régionale très diverses des conquistadors. Il s’agit plutôt de rappeler que l’on peut raisonnablement douter du fait que l’empereur aztèque ait eu la moindre idée des différences entre un conquistador originaire du Pays basque, un autre venu de La Rioja et un dernier né à Burgos. Cette utilisation un peu trop décomplexée de certains termes induit indirectement le lecteur peu habitué à cette époque à concevoir de fausses images dans son esprit. C’est ce qui se produit lorsque le roman de Hugh Thomas évoque du papier, du chocolat, des uniformes, des prises de
possession, des collègues, des livres, des yeux couleur café, des hommes hors de contrôle, un complot, des recrues, etc. Mais les anachronismes ne sont pas que lexicaux : de nombreux paragraphes sont le reflet d’une façon de penser qui ne pouvait être celle de Moctezuma. Citons, par exemple, l’allusion aux « méthodes humaines » pour tuer les ennemis, aux dégradations subies par la peau des paysans ou à la création de « nouveaux postes de travail ». L’œuvre de Hugh Thomas n’est qu’un exemple qui permet d’illustrer de manière concrète des phénomènes que nous retrouvons dans la multitude de romans historiques publiés chaque année. Ces romans forment un immense pastiche qui mélange des systèmes de valeurs, des idéologies et mêmes des façons de s’exprimer très contemporaines, le tout maquillé par une fine pellicule de noms exotiques et d’événements historiques. Les motivations des auteurs, lorsqu’ils commettent de telles erreurs, sont nombreuses. Ils essayent généralement de présenter à leurs lecteurs un texte sans trop de difficultés de compréhension, agréable à lire mais sans réelle substance. L’ignorance des réalités de l’époque concernée ou des événements décrits se combine ainsi avec une foule d’interprétations hasardeuses et une bonne dose de mépris à l’égard du public. Le lecteur est ainsi censé accepter une fiction lointaine mais suffisamment proche de lui afin de découvrir son propre reflet dans l’intrigue. Il ne s’agit pas d’aborder dans ces œuvres des préoccupations, des émotions ou des aspirations universelles, que l’on retrouverait à toutes les époques chez l’être humain, mais de rapprocher la scène du lecteur par des moyens grossiers – et souvent en raison de l’ignorance de l’écrivain luimême. De la sorte, la Chine de la dynastie Ming, l’Étrurie préromaine ou les tribus de Tainos antérieures à la conquête espagnole de Cuba seraient interchangeables entre elles, aussi bien dans leurs réactions, leurs perspectives vitales voire même leurs idiotismes linguistiques, comme le seraient les habitants actuels de Berlin, de Madrid ou de Caracas.
* * * Nous nous limiterons ici à esquisser l’analyse de quelques romans
historiques concernant al-Andalus spécialement significatifs. Commençons par une publication récente qui, sur le plan chronologique, viendrait clôturer le Moyen Âge espagnol. Il s’agit de El último judío4 de Noah Gordon, livre qui oscille entre l’histoire d’opérette et la telenovela. Bien que ce roman nous épargne les longues explications historiques qui rendent si difficiles la lecture d’autres livres du même genre, il présente un contenu si fade et inoffensif qu’il peut être digéré par n’importe quel lecteur-acheteur, ce qui est finalement l’objectif des maisons d’édition les plus commerciales. Il n’est sans doute pas obligatoire de compliquer outre mesure la construction de l’intrigue, la langue ou les artifices stylistiques. Pourtant, à force de simplifier l’ouvrage et de lui ôter toute valeur littéraire, non seulement on rend un bien mauvais service à la littérature mais on empêche le niveau culturel et les goûts des lecteurs de s’améliorer. Dans l’idéal, le public devrait pouvoir atteindre des strates de compréhension toujours plus profondes et sophistiquées, quel que soit le genre concerné. Inciter les enfants à lire des bandes dessinées et des contes de fées est certes un bon moyen de les initier à la lecture mais il ne s’agit pas pour autant de condamner les adolescents et les adultes à de telles publications. Ce roman de Noah Gordon réunit toutes les caractéristiques de la littérature de gare : abondance des dialogues, absence totale de rigueur dans la mise en scène historique et sociale (même pour ce qui est des chapitres censés introduire des éléments d’époque, comme l’injuste autodafé au cours duquel meurt une innocente victime chrétienne). La longueur de l’œuvre (444 pages) ne semble servir qu’à justifier le prix. Ne parlons pas non plus du vocabulaire hébraïque saupoudré çà et là pour « faire couleur locale » et qui appelle un inévitable glossaire à la fin de l’ouvrage. Expliquer ce que l’on dit et ce que l’on veut dire est à mon sens pour l’auteur le plus sûr moyen d’anéantir tout désir de fantaisie chez le lecteur ou toute volonté finalement gratifiante de participer à l’œuvre. C’est aussi une manière de faire disparaître les sousentendus, de gâter les métaphores ou les trouvailles linguistiques et, en fin de compte, d’empêcher la création d’une véritable œuvre d’art – ce que devrait pourtant être un roman. Mais l’auteur renonce à toute recherche littéraire et emploie un style digne des meilleurs feuilletons télévisés en enchaînant de petites histoires totalement insipides. Si l’on en croit ce que Noah Gordon explique dans le prologue de l’ouvrage, tandis qu’il « fabriquait » peu à peu
le texte, il l’envoyait à Barcelone pour le faire traduire, un peu à la manière des scénaristes de séries télévisées, qui adaptent les épisodes aux contingences du moment, aux problèmes de calendrier ou aux événements récemment survenus. L’écrivain suit la structure d’un roman picaresque (ce qui se voit au protagoniste, à la nature des péripéties et au mouvement général de l’œuvre) et présente donc une série de situations et de personnages réunis autour d’un axe central : les errances d’un héros dans l’Espagne de la fin du XVe et du début du XVIe siècle. Mais les ressem-blances avec le roman picaresque espagnol s’arrêtent ici : ce roman est bien plus mal écrit et infiniment plus ennuyeux. Il compte moins d’erreurs que d’autres productions de ce genre – probablement parce qu’il évite de donner trop de détails (sauf en ce qui concerne les rituels juifs). Pourtant, il n’échappe pas à bon nombre de bourdes qui nous révèlent que l’auteur croit disposer de suffisamment de connaissances générales sur l’Espagne et les Espagnols pour pouvoir inventer un texte. On se trouve ainsi en plein XVe siècle face à un personnage qui récite des neuvaines (page 32), alors que ces dévotions n’apparaissent qu’au XVIIe siècle. Un autre protagoniste du roman reçoit le nom de Paco (page 105), ce qui prouve que Noah Gordon ignore quel est l’état de l’ono-mastique espagnole à l’époque. Dans un autre passage (page 48), on nous dit que « trois femmes étaient en train de presser du raisin » (à Tolède et en plein mois de mars). Le plus grave est ailleurs, cependant : le nombre d’Hébreux tués ou convertis de force durant les pogroms de 1391 est, tel que nous le donne l’auteur, le résultat d’une falsification idéologique de l’histoire. Le narrateur déclare en effet (page 31) : « Depuis les massacres de l’an 1391, au cours desquels moururent près de cinquante mille Juifs […] et qui causèrent la conversion de milliers d’entre eux ». Nous savons pourtant, grâce aux travaux de l’historien juif Isaac Baer, que la population juive qui résidait en Espagne à cette époque était beaucoup moins importante. Noah Gordon luimême affirme trois pages plus tard5 : « la communauté juive [de Tolède] était assez réduite pour que tout un chacun sache qui avait abandonné la foi hébraïque » (page 34). Ces contradictions et distorsions numériques prolifèrent chez les auteurs les plus idéologisés. L’Allemand Lion Feuchtwanger6, par exemple, explique dans La judía de Toledo qu’au XIIe siècle vivaient à Tolède « plus de vingt mille Juifs et cinq mille autres hors
des murailles de la ville » (page 63). Pourtant, il ne voit aucun problème à dire par la suite qu’il y avait « des centaines de milliers de Juifs à Tolède » (page 416). Il ne s’agit en rien d’une question secon-daire, non pas tant parce que nous devrions exiger plus de rigueur dans les ouvrages que nous achetons et lisons mais parce que se cache derrière tout cela une propagande politique subliminale.
Si certains écrivains, comme Noah Gordon, n’entrent pas dans les détails et proposent une œuvre légère, d’autres s’obstinent à réécrire – mal – l’histoire d’al-Andalus. Le côté prétendument didactique de ces ouvrages, leur caractère pittoresque et leur accumulation de données et de descriptions bigarrées sont fonction de l’idée que l’auteur se fait de l’« Orient » (comme nous l’avons déjà vu avec le Manuscrito carmesí) et finissent par rendre leur lecture de plus en plus pénible. Des auteurs comme Jesús Greus7 prétendent tout expliquer. Ce dernier consacre par exemple tout un chapitre de son roman (le cinquième) à relater l’histoire de la conquête de l’Hispanie par les musulmans, ce qui rompt un fil narratif déjà bien fragile et favorise à l’excès l’aspect historique au détriment de la fiction. Ce défaut se retrouve à de nombreuses reprises, comme lorsqu’il détaille la cérémonie du serment fait au nouvel émir (pages 45 et ss.), décrit la révolte du faubourg de Cordoue (pages 42 et ss.) ou la liturgie de la prière musulmane (pages 74 et ss.), énumère et dépeint à grand renfort de précisions les portes de Cordoue (page 36), s’étend sur les corporations d’artisans présentes dans la ville, etc. Il s’adonne aussi parfois à des explications superflues : « les mozarabes, dont le nom signifie « arabisés » – ce terme est dérivé de mustaarab, celui qui demande à vivre comme un Arabe » (page 70). Toute cette minutie est clairement pesante, tout comme l’est le grand nombre de pages consacrées à ces descriptions. C’est sans doute pour éviter d’être accusé de méconnaissance ou de négligence du contexte historique et social que l’auteur insiste tant sur la « couleur locale ». Mais en voulant démontrer ses connaissances sur le sujet, l’auteur nous épuise avec ses développements embrouillés et commet de nombreuses erreurs grossières.
Les arabisants n’ont fort heureusement pas le monopole de la thématique
arabe et ils n’ont pas non plus pour mission de délivrer des certificats ou des licences permettant de s’aventurer dans ce domaine. Mais ils peuvent et doivent en revanche donner leur avis sur les travaux qui concernent le monde arabe, notamment pour aider le lecteur innocent et manipulable à ne pas se fourvoyer. Les auteurs de romans historiques ont en effet pour habitude de multiplier les erreurs légères (quand il ne s’agit pas de bourdes monumentales) dès lors qu’ils pénètrent dans un terrain qui n’est pas le leur. On peut classer ces méprises et ces maladresses en plusieurs catégories : 1)
Sur le plan linguistique. Si on laisse de côté les erreurs imputables aux traducteurs, qui ne maîtrisent pas toujours bien leur langue maternelle (inadéquation du lexique ou des tournures pour décrire des réalités passées, connaissance incertaine des termes utilisés, etc.)8, les erreurs les plus fréquemment commises par les néophytes sont les suivantes : a) Utilisation de toponymes sous leur forme actuelle qui cohabitent avec des formes arabes ou arabisées sans que ces choix ne soient vraiment motivés ni rationalisés, ce qui peut entraîner de graves confusions dans l’esprit du lecteur9. b) Confusions plus graves, comme l’inversion entre « calife » et « émir »10 (al-Gazal11, pages 13 et 27) ; l’allusion à un « clergé musulman »12 (al-Gazal, page 13) ; l’expression « apparitions théâtrales » (al-Gazal, page 25), totalement hors de propos dans le monde arabe, qui a ignoré le genre théâtral jusqu’au XIXe siècle ; utilisation du terme azora (« sourate ») dans le sens de « partie de livre » (al-Gazal, page 45), ce qui serait pris comme un manque de respect par les musulmans ; placer un subha (page 73) – « rosaire » – au IXe siècle ou une médersa (pages 74 et 553) à la même époque. c) Recours à des termes arabes totalement inutiles étant donné que leur traduction existe. Cette pratique traduit bien entendu la volonté d’impressionner le lecteur par des démonstrations de connaissances totalement vaines, comme parler de khimar pour le « voile islamique » (al-Gazal, 15). Il peut aussi s’agir de termes arabes transcrits ou d’arabismes inutilement recherchés, voire mal copiés ou carrément inventés par l’auteur13. Lorsqu’un auteur qui
2)
ignore l’arabe se contente de reproduire des toponymes, des anthroponymes ou des substantifs arabes tels qu’il les a vus écrits, son travail peut être incomplet mais plus rarement erroné. En revanche, lorsque cet écrivain cherche à faire croire qu’il a des connaissances là où il n’en a pas, on repère immédiatement ses erreurs et cela donne de son œuvre une impression déplorable. C’est ainsi qu’apparaissent : des erreurs de transcription, qui prouvent que l’auteur a consulté des sources en anglais ou en français14 ; des erreurs dans la compréhension des termes arabes, comme la confusion entre azud 15(bassin) et noria ou entre alifafe (maladie du bétail) et almalafa (manteau arabe)16 ; un emploi inadéquat de pluriels arabes là où le sens exigerait l’utilisation du singulier17 ; des erreurs imputables à l’ignorance de l’auteur18, etc. Sur le plan conceptuel. En règle générale, les romans historiques se bornent à confirmer les lieux communs et les stéréotypes en raison de la faiblesse de leur argument et de leur base documentaire. Cela évite à l’auteur d’entrer en conflit avec le public et les éditeurs. Remettre en cause les vérités officielles ou le « politiquement correct » de l’époque pourrait par ailleurs priver l’auteur d’une publication. Au XVIIe siècle, il semblait difficile de défendre les pirates morisques ou nord-africains car cela aurait entraîné la réprobation de la société majoritaire. De même, à l’heure actuelle, il est impossible d’évoquer al-Andalus sans embellir la réalité car il est de bon ton de suivre les chemins déjà tracés par les maisons d’édition et les médias. Ces vérités officielles changent bien entendu selon la situation politique, socio-économique ou culturelle ; ces changements n’affectent pas le passé mais bien la manière de les aborder, de les comprendre et de les utiliser. Il est donc impensable qu’un auteur ose critiquer al-Andalus de nos jours – non pas parce que la société espagnole est devenue pro-arabe mais parce que, sur les trente dernières années, on a créé une image édulcorée et victimaire de la période. Cette image occupe le devant de la scène et il est donc plus que difficile de la remettre en question en public sous peine d’être accusé de racisme, d’intolérance, de xénophobie, etc. C’est pourquoi le roman historique tombe généralement dans les pièges suivants : a) Les clichés. Les lieux communs sur les Arabes sont permanents
et ils ne leur sont généralement pas favorables, même quand l’idée répétée à satiété est positive19 ou ambiguë. Les mises en scène « orientales » stéréotypées nuisent à l’action et l’embrouillent jusqu’à en faire une simple succession d’images pittoresques20 souvent pleines d’inexactitudes et de mensonges. Le roman consacré à al-Andalus (ou à l’Espagne médiévale) accumule les stéréotypes en raison de l’idée selon laquelle les habitants musulmans de la péninsule Ibérique étaient « espagnols » (ce qui est fondamentalement la thèse de Claudio Sánchez Albornoz et Américo Castro). À partir de cette prémisse, les auteurs leur attribuent ainsi les mêmes sentiments, les mêmes comportements, les mêmes espérances qu’aux Espagnols contemporains, un peu comme s’il existait une continuité entre Altamira et notre époque (c’est ce que pense Sánchez Albornoz) ou comme s’il y avait eu une « imprégnation » idéologique « sémitique » dans notre peuple (c’est ce qu’explique Castro)21. Nos écrivains actuels attribuent donc aux habitants d’al-Andalus des vertus et des vices qui ont été convertis bien plus tard en paradigme imaginaire du « caractère espagnol »22. Ils font aussi de la société andalousienne un monde à part dans l’histoire islamique (et humaine)23. De l’autre côté de la frontière, néanmoins, le chrétien du Nord a droit lui aussi à sa dose de clichés qui se sont constitués à partir de la représentation du passé que l’on pouvait avoir au XIXe siècle : « sa Castille sévère et pauvre »24, « dans ce Nord barbare, on n’avait de respect que pour les guerriers »25, etc. Nous ne sommes pourtant pas bien certains que, « dans le Sud », le comportement ait été fondamentalement différent de celui du « Nord ». Cela n’empêche pas nos auteurs d’extraire toutes sortes de conclusions historiques qu’ils croient valides mais qui, en réalité, répétent des stéréotypes construits a posteriori. Ces stéréotypes traduisent surtout une méconnaissance de l’environnement européen de l’époque mais aussi du monde islamique et méditerranéen au Moyen Âge. Ces écrivains font comme si les phénomènes qui ont touché la péninsule Ibérique à cette période avaient systématiquement été des exceptions : « Aux guerriers religieux musulmans, qui espéraient gagner le paradis grâce à la « guerre
sainte » contre les infidèles, les chrétiens ont opposé des ordres de chevalerie et des moines guerriers, l’un des phénomènes les plus néfastes du Moyen Âge. La tendance à l’intolérance et la suprématie donnée à l’Église et à l’armée – deux poids que l’Espagne a dû traîner jusqu’à aujourd’hui – sont un héritage de cette longue lutte qui ne s’est achevée qu’en 1492 »26. Il est probablement vain de chercher à expliquer que les périodes les plus dures socialement parlant, celles au cours desquelles l’intolérance religieuse s’est le plus renforcée en Espagne, ont précisément coïncidé avec la perte de poids et de pouvoir des ordres religieux. Ces ordres ont donc difficilement pu influencer le militarisme africaniste du XXe siècle27 (qui est exactement ce à quoi pense Frank Baer). Il est sans doute tout aussi vain de rappeler que l’intransigeance religieuse de l’Espagne médiévale et moderne a connu son pendant en Europe – sans même parler de l’Afrique. b)
Paradoxalement, les romans historiques qui s’intéressent à une thématique aussi changeante dans le temps que l’Espagne médiévale et musulmane ignorent tout de ses évolutions historiques et sociales. Ainsi, même en mettant de côté les simples erreurs chronologiques, le cadre spatio-temporel semble figé à une époque idéale que l’auteur ne définit jamais. Il passe par ailleurs sous silence le déroulement réel des événements et l’évolution des habitudes et des croyances durant une période aussi longue que le Moyen Âge (476-1453). Cette portion d’histoire est abordée de manière uniforme, comme si les Andalousiens du IXe siècle, par exemple, étaient interchangeables avec ceux du XVe siècle – et cela vaut aussi pour les chrétiens. Cette façon de voir les choses rend la société immuable et permet d’attribuer au IXe siècle des événements, des productions, des idées du XIe, du XIIe, voir du XIVe ou du XVe siècle (et vice-versa). Ce type d’erreurs est facile à repérer lorsqu’il s’agit de réalités matérielles mais il est beaucoup plus difficile de le détecter quand on se penche sur des aspects plus abstraits ou idéologiques. C’est ainsi que l’on finit toujours par plaquer sur un passé parfois lointain des manières de penser et des idées contemporaines.
c)
Dans un roman comme Ziryab, l’on identifie bien vite les anachronismes, comme le fait que des personnages puissent boire du thé à la menthe au IXe siècle28, de placer des figuiers de Barbarie en Andalousie à la même époque29 ou de parler d’azulejos30, de « céramique vitrée de Valence »31, de « kiwis »32, des « bougainvillée »33 ou encore de « Saoudiens »34. Il est beaucoup plus difficile de repérer, en revanche, des errements conceptuels dont la charge idéologique est forte. Jesús Greus affirme par exemple : « Étant donné la supériorité indiscutable de la culture apportée en péninsule Ibérique par les musulmans, les Espagnols finirent par s’arabiser »35. Or, à l’époque choisie par l’auteur (la première partie du IXe siècle), la grande culture arabe était encore en train de se constituer et al-Andalus commençait à peine à accueillir d’illustres musulmans venus d’Orient. La production littéraire locale, par exemple, a encore dû attendre deux siècles pour fournir des écrivains ou des œuvres à la portée universelle (exception faite d’Ibn ‘Abd Rabbih). Par ailleurs, le caractère rudimentaire des techniques employées et l’absence de canons esthétiques propres en matière architecturale ont poussé les premiers constructeurs de la mosquée de Cordoue, par exemple, à réaliser des colonnes, des socles ou des chapiteaux selon le style romain, ce qui trahit une totale incapacité dans ce domaine. Mais cette incapacité est compréhensible chez les descendants directs de rudes montagnards nord-africains ou de Bédouins arabes et nomades. Une idéalisation fantaisiste généralisée. On ne parle désormais plus seulement d’inexactitudes36, d’allusions difficiles à vérifier (comme la présence, au XIIe siècle, de contes des Mille et une nuits en al-Andalus37) ou d’affirmations impossibles à placer dans la bouche de personnages de l’époque38. Cette fois-ci, il s’agit de déclarations totalement invraisemblables, d’ignorance, de propagande pure et dure ou de simple suivisme à l’égard de la mode andalousiste du moment. Ainsi deux Juifs allemands, auteurs respectivement d’El puente de Alcántara et de La judía de Toledo, cherchent à présenter l’hébreu comme une langue vivante en al-Andalus39. C’est inacceptable sur le plan historique mais cela correspond bien à l’explosion du nationalisme juif dans
les années 50, juste après la création de l’État d’Israël. On peut aussi ajouter des manifestations d’irrédentisme juif40 qui renforcent la mythification du passé : « Tout ce qu’il y a de grand sur cette terre de Sépharad, que ce soit dans les œuvres matérielles ou intellectuelles, est aussi l’œuvre des Juifs »41. Notons cependant que, dans ces romans qui se fondent sur une image sublimée d’al-Andalus, les déformations idéologiques les plus lourdes de sens concernent surtout la civilisation islamique, l’empire arabe, l’exaltation mythique de la terre andalouse (comme on l’a déjà précisé, trop souvent confondue avec la terre andalousienne, ce qui n’est pas la même chose) : « Quatre-vingts ans après la mort du prophète Mahomet, les musulmans avaient déjà bâti un empire. […] Les nouveaux maîtres apportèrent avec eux une riche culture et firent de ce pays le plus beau, le plus peuplé et le mieux organisé d’Europe »42. Nous rappellerons à cet égard toutes les nuances temporelles dont nous parlions plus haut. D’autres passages témoignent du même esprit : « les arts et les sciences fleurirent dans ces contrées comme jamais auparavant »43, ce qui est plutôt juste si l’on oublie soudainement sept siècles de romanisation ; « tout cela était bien plus beau lorsque les musulmans s’en occupaient encore »44, déclaration qui dénote surtout une profonde subjectivité désireuse de tout embellir. Les clichés qui visent à idéaliser al-Andalus tombent bien vite dans des généralités ou dans la défense de mythes que l’on ne peut plus décemment soutenir aujourd’hui : la « liberté » des femmes andalousiennes45 ; le traitement affectueux réservé aux esclaves46 (même si les achats massifs d’eunuques devraient nous inciter à plus de prudence) ; l’idée fondée sur les premières conquêtes de l’islam selon laquelle « personne n’a jamais été forcé à se convertir à l’islam car les musulmans étaient certains qu’ils seraient nombreux à se convertir par pure attraction »47 ; la certitude ridicule selon laquelle toute la population jouissait d’un degré d’instruction sans pareil48 ; l’image d’une « cohabitation étroite entre musulmans, Juifs et chrétiens, entre culture arabe, culture juive et culture occidentale sur le sol ibérique »49, etc. Cet étalage de bons sentiments repose surtout sur des confusions (volontaires ou pas) entre Andalous et Andalousiens50, sur l’idée
irréelle d’un métissage tolérant51, sur un fantasme de coexistence idyllique entre les trois communautés, etc. Les auteurs qui tombent dans tous ces pièges déforment par la même occasion le concept d’« espagnol » afin de faire passer en douce l’idée que certains Espagnols (les chrétiens) en ont persécuté d’autres (les musulmans). Une idée d’autant plus absurde que les persécutés historiques étaient les premiers à ne pas se reconnaître Espagnols car ils haïssaient tout ce que l’Espagne de l’époque était et représentait52. Une partie du passé de la péninsule Ibérique a été incontestablement marquée par la présence islamique, un passé qui n’est pas le « nôtre » puisque celui-ci dépend du groupe humain auquel nous appartenons. Il a donné naissance à un hybride socioculturel que nous avons qualifié, pour nous faire comprendre, d’« hispano-arabe », en reprenant la terminologie conventionnelle, figée par l’usage et facilement compréhensible pour l’Espagnol un tant soit peu cultivé. Malheureusement, le bilan du roman historique consacré à al-Andalus ou à cette partie du passé de la péninsule Ibérque oscille entre le fantasme et la victimisation et est loin d’être satisfaisant.
1 L’auteur finlandais Mika Waltari (1908-1979) a signé de nombreux romans historiques à succès qui situent leur action dans de nombreux pays (France, Égypte, États-Unis d’Amérique, etc.) et à des époques diverses. [NdT] 2 Donnée en cadeau à Hernán Cortés en 1519 par les Aztèques, qui l’avait faite prisonnière lors d’un conflit, La Malinche est une indigène nahuatl qui devient la concubine du conquistador et qui lui sert de conseillère et de traductrice lors de sa guerre contre l’Empire aztèque. [NdT] 3 Pánfilo de Narváez (1470-1528) est un conquistador espagnol envoyé au Mexique pour arrêter Hernán Cortés, qui a débarqué illégalement sur le continent. [NdT] 4 Noah Gordon, El último judío, Madrid, 2000. 5 A-t-il déjà oublié ce qu’il avait écrit quelques paragraphes auparavant ? 6 Lion Feuchtwanger, La judía de Toledo, Madrid, Edaf, 1999. 7 Jesús Greus, Ziryab. La prodigiosa historia del sultán andaluz y el cantor de Bagdad, Madrid, 1987. 8 Dans La judía de Toledo, on trouve par exemple « romanza » là où l’auteur devrait écrire « romance » (page 177), le terme « alfaquí » (« faqīh ») associé au roi de Castille (page 26), des transcriptions arabes erronées car filtrées par l’allemand (comme chatib au lieu de jatib, page 39), « Rodrigue » au lieu de « Rodrigo », etc. 9 Dans le roman Ziryab, on trouve ainsi « Qashtala » (page 77), toponyme désignant la Castille (qui s’appelait « Bardulia » à l’époque) ; « Chilikiyah » (page 65) pour la Galice ; « Zaracosta » (page 63) pour Saragosse ;
« Balansiya » (page 63) pour Valence ; « Qurtuba » (page 35) pour « Cordoue » ; « Isbilia » pour Séville ; « Chesirat al-Jadra » (page 33) comme équivalent de « Isla Verde » (alors qu’il s’agit de la traduction d’Algésiras). Ces transcriptions de l’arabe ne sont d’ailleurs pas systématiques. Notons par ailleurs certaines erreurs plutôt comiques, comme dans al-Gazal : « juramos y perjuramos por el mismísimo Profeta » (page 16). Cette prestation de serment sur Mahomet serait inadmissible pour un musulman puisque « perjurar » signifie « se parjurer ». L’auteur de ce roman confond également zarcillo (« boucle d’oreille ») et ajorca (« chaîne »). 10 Le calife est à la fois un dirigeant politique et le commandeur des croyants, là où l’émir n’a qu’une fonction politique et militaire. [NdT] 11 Jesús Maeso de la Torre, al-Gazal, el viajero de los dos Orientes, Barcelone, Edhasa, 2000. 12 Le sunnisme, branche largement majoritaire de l’islam, ne dispose pas de clergé, contrairement au chiisme. [NdT] 13 Pensons au terme moharrache, qui désigne ici un bouffon (Ziryab, page 117) ; alborga, qui signifie « espadrille » (Ziryab, page 117) ; albengala (Ziryab, 67), mot que l’auteur s’empresse de définir (« longue toile à turban »). L’écrivain invente parfois des arabismes que les dictionnaires ne recensent même pas, comme azonaicas (Ziryab, pages 62 et 98 ; al-Gazal, page 27) ou alburma (al-Gazal, page 78), qui est censé vouloir dire « là où bouillait l’eau ». 14 Az-zulaj pour « azulejo », alors que le terme arabe est zullay ou zilliy (al-Gazal, page 101) ; Mahgrib (al-Gazal, pages 34 et 119), terme recopié de mémoire à partir du français « Maghreb », alors que le « h » est inutile en espagnol et mal replacé ici ; Ja’far (al-Gazal, page 89), avec un jim transcrit en jota, là où il faudrait écrire Ya’far. 15 al-Gazal, 176. 16 Ibid., 187. 17 Les termes « l’esclave qiyan » (al-Gazal, pages 14, 87, 125, etc.) ou « saqaliba » (ibid., page 59) trahissent la même incompréhension du pluriel et du singulier que lorsque nous disons « le paparazzi », « le fedayin », etc. 18 L’un des personnages du roman s’appelle Benu (sic) Hudair (al-Gazal,
page 79) ; le mot dejenet (sic) est traduit par « paradis » (ibid., pages 87 et 544) ; qars (sic) est traduit par « palais » (ibid., pages 95 et 549) ; le mot bagdalí est utilisé (ibid., page 268), de même que Qasin (sic) à la place de Qasim (ibid., pages 11, 23, etc.) ; l’auteur parle de yumada al-Qula (ibid., page 11), mais aussi de « mois de mudarán » (ibid., page 15) ; il évoque également « le noble beniatar » (ibid., page 18), sans que l’on sache si « beniatar » est un substantif ou un patronyme ; il ajoute un article défini au toponyme Quturba (« al-Quturba », al-Gazal, page 571), qui n’en a normalement pas ; il déforme l’invocation la galiba illa Allah (« Allah est le seul vainqueur »), qui devient le galib ibn-Allah (al-Gazal, page 38), ce qui risque de fâcher les musulmans puisque « ibn Allah » signifie littéralement « fils de Dieu », etc. Signalons enfin la confusion entre magrib (« coucher de soleil ») et mugrib (« étrange », « surprenant ») dans l’expression « prière d’al-mugrib » (al-Gazal, page 18). 19 « Dans le plus pur style arabe, avec des salamalecs et des ronds de jambe non dénués d’intentions moins louables » (Ziryab, page 61) ; « les Andalousiens sensuels » (Ziryab, page 60) ; « fils d’Omeyyades et, par conséquent, amateur de sensualité et de plaisirs » (Ziryab, page 61). 20 Le roman Ziryab commence ainsi (page 21) : « À travers la fenêtre, par-delà les terrasses des maisons voisines, l’on distinguait l’un des nombreux canaux de Bagdad et la nuit tombait en donnant au ciel une couleur pourpre, au-dessus des coupoles et des minarets des mosquées. Au loin, l’on entendait le chant mélancolique d’un muezzin qui appelait à la prière du soleil couchant. C’était une lamentation longue et déchirante, qui rappelait aux hommes l’infinie grandeur d’Allah ». 21 « Il accueillit le musicien avec une générosité hispanique » (Ziryab, page 188) ; « les Espagnols inquiets » (Ziryab, page 111), « la dynastie espagnole » (Ziryab, page 70), etc. Dans la deuxième citation, deviennent espagnols les habitants du faubourg de Cordoue émigrés à Alexandrie. 22 « Ils finissaient toujours par se disputer car ils aimaient, en bons Andalousiens, discuter et être en désaccord à n’importe quelle heure du jour et de la nuit et sur n’importe quel sujet » (Ziryab, page 62) 23 « La culture, la langue et le caractère espagnols ont aussi influencé les immigrants musulmans et ont contribué à la formation d’un phénomène
unique dans l’histoire du monde islamique, la civilisation d’al-Andalus, au sein de laquelle les femmes jouissaient d’une liberté inhabituelle » (Ziryab, page 70). 24 La judía de Toledo, 22. 25 Ibid., 50. 26 Frank Baer, El puente de Alcántara, Barcelone, Edhasa, 1991, 706. 27 C’est à cette époque que l’Espagne, qui a perdu ses dernières colonies en Amérique et dans le Pacifique, se concentre sur l’Afrique et en particulier sur le Maghreb. Madrid et Paris se mettent progressivement d’accord sur un partage du Maroc, qui ne devient possible qu’à partir de la guerre du Rif (1921-1926). Les partisans d’Abdelkrim El Khattabi, opposés à une occupation de leur pays par l’Europe, sont alors définitivement soumis. [NdT] 28 Pages 72 et 112. 29 Ziryab, 188. Parmi les autres produits rapportés d’Amérique par les Espagnols puis diffusés dans le Nord de l’Afrique par les Morisques depuis l’Espagne, on peut aussi parler du maïs, de la tomate, des haricots rouges, du piment, etc. Voir l’article de Latham, « Contribución al estudio de la inmigración andalusí y su lugar en la historia tunecina », in Études sur les Morisques andalous en Tunisie, 56-57, Madrid, 1973. 30 Ibid., 38 et 94. 31 Ibid., 195. 32 Ibid., 62. 33 Ibid., 38. 34 Ibid., 35. 35 Ibid., 70. 36 Comme le fait de considérer que les mozarabes sont des « chrétiens arabes » (La judía de Toledo, 427). 37 La judía de Toledo, 180. 38 « Au fond de mon cœur, j’ai toujours considéré la foi des fils d’Agar [c’est-à-dire l’islam] comme un rejeton à moitié authentique seulement de notre vieille foi », nous dit Jehudá dans La judía de Toledo, page 33. Ces
propos sur l’Islam n’auraient jamais pu être tenus par un Juif croyant, quelle que soit l’époque. 39 « Don Jehudá tint cette conversation en hébreu, dans un hébreu relevé et très soigné » (La judía de Toledo, 32) ; « Raquel apprit avec facilité et put bientôt lire le Grand Livre » (La judía de Toledo, 41) ; « La lettre dans laquelle [le roi] écrivait joyeusement dans les trois langues de son Royaume » (La judía de Toledo, 215), etc. Tous ces passages prouvent que l’auteur fait semblant de croire que l’hébreu était une langue dont l’usage était répandu dans la Castille du XIIe siècle ou fait comme si la minorité juive de péninsule Ibérique avait su la pratiquer dans sa totalité. Voir aussi cette citation : « Les Andalous bilingues (sans compter les Juifs cultivés d’Andalousie, qui savaient de plus parler en hébreu) faisaient ainsi preuve d’un cosmopolitisme encore rare de nos jours » (El puente de Alcántara, 712). 40 Voir également ce passage : « Les opprimés devinrent bien vite les seigneurs et les anciens oppresseurs, des esclaves [grâce à la conquête arabe] » (La judía de Toledo, 63). 41 Ibid., 64 (voir aussi la page 14 du même ouvrage). 42 Ibid., 11. 43 Ibid., 12. 44 Ibid., 52. 45 Id. Voir à ce sujet l’article bien argumenté et documenté de Manuela Marín, « Dos caras de un mito : las mujeres andalusíes », in Revista de Occidente, 224, janvier 2000, 79 et ss. 46 « Les esclaves vivaient dans des conditions moins pénibles qu’à l’époque wisigothique et occupaient dans le monde islamique une position très différente de celle qu’ils avaient dans d’autres cultures » (Ziryab, 63). La « fabrication » d’eunuques européens était surtout la spécialité de Juifs basés à Verdun et Lyon mais cette pratique répugnante répondait à la demande du marché andalousien – et l’on sait bien que, sans marché, il n’est point de production. 47 Ziryab, 70. 48 « Il n’en est pas moins vrai qu’à la différence de l’Europe,
l’enseignement primaire s’était largement diffusé en Espagne musulmane, à tel point que la majeure partie de la population savait lire et écrire » (Ziryab, 89). 49 El puente de Alcántara, 711. 50 Ibid., 710 et ss. Frank Baer commet de telles erreurs sciemment et va même jusqu’à les revendiquer, bien qu’il soit conscient des problèmes qu’elles posent par la suite. 51 Aux interdictions faites aux chrétiens jusqu’au XVe siècle répondaient celles dont souffraient les Maures. Voir, par exemple, le dialogue mentionné par al-Hayari entre l’auteur et un membre du clergé au cours duquel le Morisque exprime non seulement sa haine des chrétiens mais aussi un prosélytisme considérable (Ahmad Ibn Qasim al-Hayari, Kitab nasir al-din ‘ala l-qawm al-kafirin [Livre de défense de la foi contre les infidèles], édition de van Koningsveld, Madrid, CSIC, 1997, pages 33-34 du texte arabe et note 132 du chapitre 3). 52 Voir à ce sujet le chapitre « Les Morisques étaient-ils espagnols ? » du présent ouvrage.
CHAPITRE 6 LES MORISQUES ET L’AMÉRIQUE1
« Lorsque Christophe Colomb et les marins qui l’accompagnaient ont crié « Terre ! », ils n’ont fait que découvrir une île phénicienne : Guanahani. Des semaines, voire des mois plus tard, les explorateurs espagnols atteignaient le Yucatán : un monde phénicien aux quarante villes aztèques et mayas, à la langue, à l’écriture, à la mythologie et à l’architecture phéniciennes. […] Percer le mystère de l’alphabet et des langues précolombiens a infailliblement permis d’en constater l’origine phénicienne. Nous n’avons pas été moins fiers de découvrir que l’espagnol parlé en Amérique a été créé par les Andalous « mozarabes et mudéjars », qui sont arrivés avec Colomb et après lui en parlant l’arabe en plus de l’espagnol. […] Les chercheurs devront reprendre sérieusement leurs études et se rendre compte, tout étonnés, du fait que les Phéniciens et les Arabes ont réellement participé à la genèse de l’Amérique. »
(Juan Yaser, Fenicios y árabes en el génesis americano2)
« Tremblez après avoir bien ri ». C’est ainsi que s’intitulait l’une des sections de cette merveilleuse revue satirique qu’était La Codorniz. De la même manière, le passage du livre de Juan Yaser que nous venons de citer provoque d’abord en nous de la stupeur puis suscite de nombreuses interrogations. Des interrogations accompagnées de documents, de données (ou d’absence de données), de recherches les plus sérieuses possibles afin de cerner la thématique abordée. Ces délires ne sont pas seulement le fait de quelques fous, mais sont malheureusement monnaie courante puisqu’ils sont
diffusés et vulgarisés à travers des symposiums, des colloques et des rencontres, organisés par différentes associations arabes et même par des institutions officielles de nombreux pays du continent américain. Les médias locaux ne manquent pas bien sûr de contribuer à la confusion en ajoutant leur grain de sel pour ne pas dire leur masse de sable mouvant. En évitant les commentaires désobligeants qui nous viennent à l’esprit, nous essaierons de traiter la question de manière rationnelle. Nous ne pouvons cependant pas commencer sans rappeler que des plaisanteries aussi hilarantes sont en réalité nées d’un mouvement de pseudo-vulgarisation issu du ventre fertile du chauvinisme panarabe3, de délires fanatiques à l’épreuve de n’importe quelle démonstration, qui parfois trouve des appuis parmi les Espagnols les plus pro-arabes. Ces derniers ne sont pas moins enclins aux sous-entendus, aux points de suspension que rien ne vient éclairer, à la fascination pour le merveilleux et aux interprétations les plus fantaisistes. Parler d’Arabes en Amérique avant la seconde partie du XIXe siècle n’a aucun sens si nous nous intéressons à une présence quantifiable, significative et influente en matière sociale, économique ou culturelle. Pourquoi diable consacrer tant de temps et d’efforts à l’étude de l’histoire des Indes entre 1492 et l’indépendance des pays latino-américains ? Cela en vaut-il la peine si c’est pour encourir l’accusation automatique de chercher à nier et à rendre invisible l’existence de l’Autre ? Si l’objectif n’était que de réfuter les absurdités et les divagations de certains auteurs et de polémiquer avec eux, la réponse serait clairement « non ». Mais si ce travail a pour but de clarifier le sujet et d’apporter des éléments de réponses utiles aux chercheurs et aux personnes rationnelles qui s’intéressent à ce champ d’étude encore mal débroussaillé (mais dont, qu’on le veuille ou non, il y a peu de chose à tirer), on peut en admettre l’utilité. Dans le chapitre intitulé « La thèse de l’infiltration morisque en Espagne », nous avons consacré quelques pages à ce sujet. Nous nous sommes toutefois contentés de rappeler les références aux Maures, Morisques et Arabes dans les chroniques des Indes. Nous avons alors indiqué quelle était la place (peu flatteuse) de ces communautés dans l’imaginaire des Espagnols du XVIe siècle et avons montré que ces derniers se sont servis de références connues (le monde musulman) pour affronter des phénomènes culturels nouveaux (le monde précolombien). Ces considérations nous ont amené à penser qu’il a pu
exister une émigration clandestine d’individus morisques vers l’Amérique même s’il ne nous est pas possible, avec la documentation dont nous disposons, d’en établir les proportions exactes, les modalités et les conséquences. Nous pouvons en revanche identifier dans ces migrations des éléments qualifiables, sans trop de risques, d’« hispano-arabes ». Ces éléments ne sont pas néanmoins liés à une émigration directe des Maures (qui ont pu embarquer pour le Nouveau Monde mais uniquement dans des proportions réduites et toujours pour échapper aux autorités espagnoles). Ces derniers désiraient en effet bien davantage traverser le détroit de Gibraltar pour retrouver une Afrique du Nord plus proche en termes culturels et religieux et ils ont fini par y passer dans leur immense majorité, de gré ou de force. Ces réminiscences hispano-arabes en Amérique ont été vraisemblablement l’œuvre de vieux chrétiens qui avaient assimilé des éléments isolés de la culture, des divertissements ou de la vie quotidienne des voisins qu’ils avaient côtoyés pendant des siècles. C’est ainsi que nous trouvons encore aujourd’hui dans l’Amé rique hispanique des restes de cette civilisation qui s’est épanouie en al-Andalus tout au long du Moyen Âge. Ces éléments ont été modifiés et adaptés par les Espagnols et les créoles et n’ont plus qu’un rapport très lointain avec l’Espagne musulmane. C’est le cas de certains instruments à cordes, de certaines chansons populaires, du recours à l’azulejo pour la décoration, de constructions de style mudéjar ou de la culture de la canne à sucre. Il ne s’agit pas de manifestations négligeables et elles font partie intégrante de la culture latino-américaine mais tout cela ne nous autorise en rien à en exagérer l’importance ou à inventer des influences arabes là où il n’y en a pas – et ce quels que soient les motifs invoqués.
L’étude de la conquête et de la colonisation de l’Amérique nous montrent que, « pour comprendre ce qu’était Tlaxcala4, on la comparait à Grenade ; Tenochtitlán5 était à son tour comparée à Istanbul ; quant à la cour de Moctezuma, on la rapprochait de celle des Maures de Grenade »6. On a aussi eu recours au souvenir de Venise pour nommer un actuel pays sud-américain : le Venezuela. Nous pourrions multiplier les exemples du même acabit. Mais au-delà de cette volonté de rapprocher des réalités inconnues en procédant à des comparaisons, on remarque une « identification fondamentale entre tous les phénomènes étrangers à la culture espagnole »7.
En effet, les tatouages, les fêtes mauresques, la circoncision, les décorations, les mosquées, le nomadisme, la langue arabe, l’incrédulité religieuse sont autant d’éléments attribués aux indigènes américains tout comme on les attribuait jadis aux Maures du Vieux Monde. Cette attitude est tantôt issue de l’interprétation de données concrètes, tantôt liée à une méconnaissance pure et simple du Nouveau Monde. Le problème est que des auteurs actuels, qui s’en tiennent à des faits établis et présentent un cadre général cohérent et rationnel8, peuvent aussi parfois se laisser entraîner dans le monde dangereux des suppositions les plus grandioses9. Ils se mettent alors à déraisonner et tirent des conclusions opposées à ce qu’ils ont commencé par dire : « Il n’existe évidemment pas de documents traitant d’un mouvement clandestin, écrit Rolf Steicher, avant d’ajouter : par conséquent, nous ne disposons que de preuves indirectes [mais lesquelles ?] sur cette immigration illégale mais importante malgré tout. Nombre de ces musulmans qui dissimulaient leur véritable nature sont arrivés au Brésil en tant que marins [ ?]. Les Portugais avaient besoin de personnes disposant de connaissances dans le domaine maritime et le pays n’en fournissait pas suffisamment »10. À partir de là, l’auteur nous gratifie d’une série d’assertions sans aucun fondement, expliquant que les Portugais n’avaient pas l’expertise navale suffisante (alors qu’ils en avaient déjà fait preuve par le passé) ou qu’ils avaient recours aux Morisques dans ce domaine, alors que leur tradition maritime et leur maîtrise des voyages transatlantiques étaient, à l’époque, très faibles. Rolf Reichert tire en outre des conclusions générales d’affirmations jamais démontrées : Christophe Colomb était juif, Magellan était morisque et les navires portugais qui faisaient voile vers le Brésil étaient pilotés par des Maures. Négligeant toute logique, il poursuit ses explications : « Une fois arrivés au Brésil, les Morisques devaient nécessairement conserver leurs apparences de vieux chrétiens car ils étaient exposés à une double menace : d’un côté, ils pouvaient être condamnés à la déportation ; de l’autre, ils pouvaient être poursuivis par le tribunal de l’Inquisition. C’est pourquoi il n’est pas surprenant de ne pas trouver de documents relatifs aux communautés musulmanes dans les villes brésiliennes au XVIe ou au XVIIe siècle »11. Reichert termine donc son développement comme il l’a commencé : l’absence de Morisques en Amérique aboutit à la certitude de leur présence. Une méthode bien fragile qui n’a rien de nouveau, alors que nous avons des
preuves de l’émigration vers le Nouveau Monde de réprouvés et même de quelques cryptomusulmans.
Dans un ouvrage solide et bien documenté intitulé La sombra del Islam en la conquista de América, Hernán Taboada énumère de façon presque exhaustive les « traits » et les « influences » arabes en Amérique : la magnanimité réservée aux esclaves brésiliens (censée correspondre aux bons traitements que les Arabes prodiguaient à leurs propres esclaves, idée qui ne tient évidemment pas compte de la fabrication d’eunuques dans l’histoire du monde musulman) ou encore le goût pour les sucreries, les femmes fortes et la propreté ( ?). D’autres groupes d’immigrés auraient aussi apportés, selon lui, dans le Nouveau Monde, la mode des tapadas limeñas ( ?)12, la législation ( ?), la musique ( ?), la figure du gaucho ( ?), des histoires inventées sur les « colonies musulmanes en Amérique », l’idée selon laquelle les langues indigènes présentaient de nombreuses similitudes avec l’hébreu, le turc, le perse, l’arabe ou les langues berbères13, la confusion à l’écrit entre iudios (juifs) et indios (indiens) dans les documents espagnols, l’interprétation abusive de toponymes hispano-américains devenus par la suite des anthroponymes (comme Matamoros, Tarifa, Mezquita, etc.) 14, ou la pratique de l’excision (même si Taboada comprend bien qu’elle était répandue chez les esclaves africains, qui y avaient recours dans leurs régions d’origine). Nous pouvons ajouter à ces exemples rappelés par l’auteur argentin, d’autres « traces » arabes en Amérique, non moins fantaisistes, et qui ne modifient en rien notre thèse. Certains auteurs ont ainsi fait des extrapolations à partir de noms de famille espagnols tirés de noms communs qui n’impliquaient en rien une appartenance religieuse ou ethnique mais seulement un lien avec des métiers donnés15. Plusieurs voyageurs et naturalistes ont fait remarquer, parfois à des époques tardives, des ressemblances entre les pratiques des mahométans et celles des indigènes américains16. Mais rien de tout cela n’est réellement intéressant, sauf pour l’anecdote, et toutes ces remarques ne font que confirmer que les mêmes phénomènes peuvent avoir des causes multiples. Leurs auteurs ne fournissent en effet aucune preuve intermédiaire, aucun document qui ferait le lien entre une réalité donnée et leurs propres affirmations. Malheureusement, l’important ouvrage collectif Al-Andalus allende el Atlántico17, n’apporte pas de véritable éclaircissement car il
s’appesantit sur des questions marginales ou très indirectement liées au continent américain, exception faite de la contribution du Cubain Manuel Moreno Fraginals. Cela indique sans doute qu’il n’y avait que peu de matière à analyser, en dépit de la bonne volonté de ceux qui ont rédigé ce volume.
De façon générale, les documents écrits dont nous disposons peuvent nous induire en erreur si nous nous contentons de nouvelles isolées et faisons fi du contexte social dans lequel de tels événements se produisaient. Nous nous bornerons à deux exemples. Le premier cas concerne les nombreux esclaves fouettés par leur maître qui en venaient à se proclamer hérétiques, Maures ou renégats, aussi bien en Espagne qu’en Amérique. Ils savaient bien que cela abrégerait immédiatement leur châtiment et qu’ils seraient transférés au tribunal de l’Inquisition le plus proche, où ils pourraient toujours se rétracter. C’est ainsi qu’en 1612, Domingo Negro, esclave âgé de 18 ans et originaire de Guinée, alors qu’il était fouetté par son maître Andrés Pérez, « affirma qu’il reniait Dieu Notre Seigneur, les Saints Apôtres Pierre et Paul »18. Cette stratégie a aussi été adoptée par Antón Bañón et Juana de Aranda, deux esclaves noirs inscrits à l’autodafé de 1614 à Carthagène des Indes car, « alors que leur maître les fouettait, ils ont dit qu’ils reniaient Dieu, ce qui leur a valu 100 coups de fouet supplémentaires à chacun »19. À de nombreuses reprises, ces auto-dénonciations auprès de l’Inquisition se fondaient sur des prétextes que nous pourrions qualifier d’arguties comiques si elles n’avaient pas impliqué de rééls dangers pour les accusés euxmêmes20. On ne peut pas pour autant affirmer que lesdits accusés étaient réellement des Maures ou des Juifs. On ne peut pas non plus toujours comprendre le terme « Morisque » dans le sens de « Maure converti au christianisme » (sens qu’il a pris à partir de la révolte des Germanías et plus encore à partir du milieu du XVIe siècle). Il faut parfois lui donner le sens recueilli dans le dictionnaire de l’Académie royale de la Langue espagnole dans la sixième acception du mot, notamment dans un contexte mexicain. Aussi bien au Mexique qu’au Pérou, en effet, nous avons trouvé bon nombre d’allusions à des « Morisques » poursuivis par l’Inquisition locale mais la situation, le contenu des procès (qui n’ont pas été mis en place afin de juger un « disciple de Mahomet » mais pour d’autres
raisons) et même parfois des précisions explicites données par les documents nous montrent que ces Morisques n’étaient en rien des cryptomusulmans installés dans les Indes. Ce mot désignait en fait un fils d’Espagnol et de mulâtre (ou vice-versa), c’est-à-dire un quarteron. Le teint olivâtre ou légèrement hâlé de ces personnes les rapprochait physiquement parlant des Maures ou, pour être plus précis, de l’image que l’on avait des Maures en Nouvelle-Espagne. Ce vocable apparaît de manière précoce dans les documents et prend rapidement un sens racial manifeste – vers 1570 au Pérou21 et à peu de choses près à la même époque au Mexique22. Il a alors le sens de « quarteron » et son utilisation perdure jusqu’au XIXe siècle23. Entre ces deux dates, nous disposons d’une longue liste de « Morisques » jugés pour meurtre, bigamie, blasphème, superstitions, faux témoignage, etc. En d’autres termes, il s’agit de procès courants pour l’ensemble de la population24, aussi bien pour les quarterons que pour les Espagnols, les uns et les autres étant opposés par leur couleur de peau25.
Tout au long des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, il est strictement interdit aux Maures, Morisques, Juifs, marranes, Gitans et leurs descendants jusqu’à la troisième génération de voyager vers les Indes, ce qui est un fait bien connu. Tout aussi connus sont les ordres donnés aux vice-rois, gouverneurs, généraux, échevins, etc. pour qu’ils expulsent immédiatement vers la péninsule Ibérique tous les individus appartenant à ces catégories trouvés aux Indes. Ces ordres incluent aussi le cas des esclaves maures et de leurs enfants. En 150126, Nicolás de Oviedo reçoit des instructions pour empêcher que des personnes appartenant à ces catégories n’accostent sur l’île d’Hispaniola. À partir de 1518, on établit formellement qu’aucune personne « réconciliée, aucun individu nouvellement converti à notre Sainte Foi catholique, aucun Maure, aucun Juif, aucun des enfants ou petits-enfants d’un individu ayant porté le sambenito, aucun des petits-enfants d’individu brûlé ou condamné pour hérésie ne pourra voyager aux Indes ». Cette norme est réitérée en 1522, 1530, 1539, etc. L’on retrouve des dispositions en ce sens aussi bien dans la Recopilación de leyes de los reynos de Indias que dans le Diccionario de gobierno y legislación de Indias. Il faut ajouter que ni l’Índice geobiográfico de más de 56 mil pobladores de la América hispana (1493-1600), de Peter
Boyd-Bowman, ni le Catálogo de pasajeros a Indias ne nous donne d’exemple de convers parmi ceux qui ont traversé l’océan Atlantique. Nous avons en revanche trouvé plusieurs indices qui semblent montrer que ces règles étaient moins bien respectées que ce qu’auraient souhaité les pouvoirs publics. Les cas de passagers clandestins ont dû se multiplier au cours de l’histoire, en premier lieu parce que la répétition de ces interdictions durant plus de deux siècles indique que les lois étaient probablement souvent violées. Signalons en second lieu que nous avons la trace de procès instruits par l’Inquisition contre des judaïsants à Lima et México, ce qui démontre que les peines d’exil n’étaient pas exécutées par les condamnés. Solange Alberro explique que, durant la période 1622-1649, on a condamné 103 judaïsants à quitter le Mexique mais que seuls 26 d’entre eux ont effectivement pris la mer. Sur ces 26, une majorité est définitivement descendue dans les différentes îles qui servaient d’escales. Ajoutons enfin que les compilations juridiques elles-mêmes exposent des cas qui, en termes généraux, semblent véridiques : « Cette terre était pleine de vagabonds et de femmes de mauvaise vie qui avaient voyagé aux Indes sans autorisation officielle ; ils étaient plus de 600 à arriver avec la dernière flotte »27, lit-on dans une cédule de 1594. Aussi bien les autorités civiles que la hiérarchie ecclésiastique (y compris l’Inquisition), qui étaient pourtant chargées du respect de telles dispositions légales, n’étaient pas toujours à la hauteur de leur mission et péchaient par manque d’efficacité. Elles étaient aussi confrontées aux difficultés matérielles de leur temps, car à cette époque les communications et déplacements n’étaient pas simples. Le manque de zèle, la corruption ou la nature même des voyages transatlantiques facilitaient d’autant les entrées clandestines en territoire américain. Les exemples de mauvais comportement des pouvoirs publics sont nombreux. C’est le cas des magistrats de Lima qui, « la veille [de l’autodafé du 15 novembre 1573], ont fait dire qu’ils n’assisteraient pas à la cérémonie si on ne leur installait pas un dais comme aux inquisiteurs »28. C’est aussi celui de Gonzalo de Torres, commissaire du Saint Office de Popayán, qui « donnait un très mauvais exemple par ses agissements, non seulement en raison de la mauvaise vie qu’il menait mais aussi parce qu’il suscitait l’indignation au sein du peuple, pratiquait le duel chaque nuit et bénissait son entrejambe au motif qu’il le faisait vivre et lui donnait à
manger »29. Notons également que les plaintes et suspicions au sein même du monde religieux en raison de rivalités entre juridictions ou pour le pouvoir n’étaient pas rares30. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant de constater que les lois en vigueur ont été appliquées de manière parfois contradictoire. Globalement, si l’on s’intéresse à la jungle des règles qui concernent les Indes et qui ont été promulguées jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, celles qui impliquent les Maures sont proportionnellement très peu nombreuses. Elles sont cependant significatives en raison de leur portée idéologique et politique. Quand on se penche sur l’enquête très minutieuse (reprise par l’humaniste Pedro de Valencia31) qui était réalisée dans les villes et villages des Indes, on peut lire 355 questions qui touchent à de nombreuses thématiques (économie, religion, société, nature, etc.) Parmi elles, on trouve des allusions très détaillées aux « Espagnols, indiens et noirs » et à leurs conditions de vie mais il n’y en a aucune concernant les individus suspects d’hérésie, les Gitans ou les Morisques, ce qui nous conduit à penser que l’influence de ces minorités était faible sur le continent américain et que seul l’excès de zèle du législateur et des bureaucrates a inspiré les quelques lois qui pouvaient s’adresser à eux outre-Atlantique. Pour ce qui est des affaires concrètes de réclamations ou même de persécutions (pour l’essentiel contre des marranes installés au Pérou et au Mexique), il est impossible de savoir si ce qui les motivait relevait des querelles personnelles et des luttes de pouvoir ou de l’intolérance religieuse au sens strict. Le plus grave est sans doute que cette situation générale, pour le moins chaotique, ait ouvert la porte à bien des décisions arbitraires et des abus de pouvoir qui permettaient de contourner les dispositions officielles. On peut en voir une preuve dans un mémoire non daté qui a été rédigé par un franciscain afin de dénoncer le mauvais gouvernement de Pedrarias Dávila. Ce document exige le respect des normes en vigueur et demande notamment « qu’aucun enfant de condamné à l’autodafé, de réconcilié ou de renégat ne puisse venir dans nos contrées, même si certains d’entre eux, par la ruse ou par les services rendus aux puissants, ont pu contourner la loi et entrer en cachant leur véritable nature. Il s’ensuit l’indignation générale, car ces individus sont turbulents, se sont souvent fait remarquer pour avoir blasphémé contre Dieu et notre Sainte Foi et ne sont pas châtiés en raison de l’absence d’inquisiteur. Je demande donc qu’ils soient expulsés, que d’autres
individus du même type ne soient pas acceptés ici et que l’on nous envoie un inquisiteur »32. La règle, promulguée à de nombreuses reprises, est pourtant claire : « Aucun individu nouvellement converti à notre Sainte Foi catholique, qu’il ait été maure ou juif, ni ses enfants, ne peuvent voyager vers les Indes sans autorisation expresse de notre part » (Charles Quint, Valladolid, 15 septembre 1522)33. La loi ordonne même le retour en Espagne des clandestins arrêtés en Amérique34, disposition qui n’a été que très imparfaitement respectée. À partir des instructions données à Nicolás de Ovando35, on voit se succéder tout au long du XVIe siècle les règlements, cédules et documents royaux demandant aux vice-rois, gouverneurs, magistrats et autres juges en poste aux Indes de renvoyer vers l’Espagne les « personnes suspectes » (ce qui dépasse le simple cadre des Maures) uniquement pour des motifs justifiés, et ce afin d’éviter toute décision arbitraire36. En 1559, une cédule demande expressément « à tous les prélats des Indes d’envoyer un rapport concernant les différents diocèses afin de signaler s’il se trouve quelque luthérien, Maure ou Juif, afin de prendre des mesures à l’égard de tels individus »37. Notons cependant qu’en ce qui concerne les Maures clandestins ou leurs descendants, les données dont nous disposons sont peu nombreuses, à l’inverse des judaïsants. Nous avons par ailleurs trouvé quelques affaires isolées dans différentes contrées concernant des musulmans nouvellement convertis au christianisme. Mais il faut néanmoins rester prudent lorsqu’on interpréte le sens et la portée de ces quelques exemples, car il s’agit d’une histoire longue de trois siècles sur un continent immense. Une évidence qui n’empêche pas certains chercheurs, dont le sérieux est pourtant indiscutable, de tomber parfois dans la pure spéculation. Louis Cardaillac38, par exemple, s’intéresse à une lettre de Philippe II datée du 20 mai 1578 et adressée au tribunal du Mexique dans laquelle le roi évoque les Morisques de Grenade installés en Amérique avec l’autorisation des pouvoirs publics. Il en déduit que de tels cas ont dû être nombreux et, se fondant sur cette cédule39, il s’adonne à une lecture superficielle et biaisée du phénomène afin de suggérer qu’il y a pu y avoir bien d’autres Morisques concernés. Pourtant, la réalité du texte (que Cardaillac passe sous silence) ne permet pas d’en arriver à une telle conclusion. Le roi se corrige lui-même dans ce document, annule une
permission octroyée ponctuellement, probablement suite à la dispersion des Morisques de Grenade dans toute l’Espagne après la rébellion des Alpujarras, et rappelle que les lois antérieures interdisent le passage de tels individus vers l’Amérique. Tirer des conclusions contraires à celles que le document complet établit lui-même est pour le moins exagéré. En ce qui concerne les habitants de Grenade, nous savons grâce aux Libros de asiento40 de la Casa de Contratación que, tout au long du XVIe siècle, 543 personnes originaires de la ville partent pour l’Amérique. L’historien qui nous fournit ces données, José Luis Barea, nous inflige cependant le même inévitable avertissement que bien d’autres auteurs : « Il faut ajouter à tout cela un fort pourcentage de passagers clandestins (et donc inconnus) qui ont assurément traversé l’océan, ce qui est un élément qu’il faut toujours prendre en compte »41. Mais si le nombre de ces passagers est inconnu, comment peut-on dire qu’ils ont assurément traversé l’océan ? Comment une inconnue peut-elle subitement devenir une donnée ? En la matière, le mythe l’emporte visiblement toujours sur la raison. Autre exemple révélateur : l’ordre d’expulser vers l’Espagne, en 1702, un certain Juan Francisco « Maure de son état et qui se dit chrétien », en raison de blasphèmes répétés à Real y Minas de Tasco (ou Taxco)42. Nous reproduisons ici un extrait du dossier qui traite de l’affaire en question car elle est tout à fait représentative de l’accusation de blasphème, qui était courante à l’époque. L’accusé, esclave du sergent-major Joseph Pérez de la Calle, grand bourgmestre de la ville, « est qualifié de « maure » par le peuple et le sergent-major le nomme « mulâtre ». Il a pour nom Juan Francisco. […] Reçu comme prisonnier […], il est d’origine maure et l’on dit qu’il est baptisé et chrétien. Lorsqu’on lui a passé les menottes, on l’a entendu dire « Je renie Dieu », ce qui a poussé tous ceux qui étaient présents à le houspiller mais il n’a rien répondu à ces critiques. […] Il a été fait prisonnier car c’était un fugitif qui s’était évadé de sa prison avec d’autres prisonniers. C’est lorsqu’il a été fait prisonnier qu’on l’a entendu dire « Je renie Dieu ». Il l’a dit si fort que même l’un des témoins, qui est un peu sourd, a pu l’entendre » (folio 267 recto). D’autres témoins nient avoir entendu une telle déclaration et il se trouve même un métis qui affirme l’avoir entendu invoquer la Vierge de Guadalupe, tandis que certains l’auraient entendu invoquer la Vierge des Douleurs. Ils précisent même que s’il « a dit « Je renie
Dieu » c’est pour protester contre les menottes qu’il avait aux pieds et qui lui sciaient les chevilles. En conséquence, le déclarant l’a libéré de ce tourment en lui mettant d’autres menottes plus larges aux pieds. Cela fait, ledit Juan Francisco s’est calmé » (folio 273 verso) […] Son maître affirme (folio 278 verso) qu’il est « aussi chrétien que [moi] et qu’il comptait faire venir son certificat de baptême », car il a été baptisé sur sa propre demande à Veracruz, à l’article de la mort. Le même commissaire de Taxco explique que Juan Francisco a crié « Je renie Dieu » par « peur de la prison » mais qu’une fois qu’il a repris ses esprits, il a invoqué la Vierge et Dieu pour qu’ils lui viennent en aide. Il considère donc que ce blasphème était un acte involontaire (folio 278 verso). C’est pourquoi le procureur de l’Inquisition s’adresse au commissaire (folio 279 verso) « pour qu’il absolve Juan Francisco de ses crimes et lui fasse la leçon à propos de telles déclarations ». Par ailleurs, « l’inquisiteur en charge de l’affaire affirme au contraire que ledit Juan Francisco est d’origine maure, ainsi que le confirment les témoins du procès, et c’est pourquoi il lui est interdit de se trouver en Amérique, ainsi que le veut la loi. Nous pourrons donc ordonner que soit arrêté Juan Francisco et qu’il soit renvoyé en Espagne à la première occasion » (folio 279 verso). Nous ignorons la fin de cette histoire mais il n’est pas impossible que cet individu soit resté en Nouvelle-Espagne. Soulignons cependant que plusieurs éléments confluent dans ce procès que l’on retrouve régulièrement dans ce type d’affaires : un véritable Maure se retrouve confronté à l’Inquisition pour un incident mineur ; son maître, par peur de perdre sa propriété, le présente comme un bon chrétien ; le système judiciaire, qui est d’une grande complexité, opte pour la bienveillance (peut-être suite à des pressions du propriétaire) ; mais comme l’accusé est encore considéré comme un réprouvé au XVIIIe siècle, le tribunal en prononce le bannissement. Enfin, l’application réelle de cette sentence est encore une autre paire de manches. De manière générale, la Couronne d’Espagne a interdit aux Morisques de voyager en Amérique mais, dans ce domaine (comme souvent dans d’autres qui concernent cette minorité), on remarque des prises décisions suivies de rétropédalages. Cette accumulation de textes souvent contradictoires a donné lieu à des conclusions quelque peu tirées par les cheveux. Dans son travail susmentionné, Louis Cardaillac43 propose une accumulation de broutilles qui,
en dehors de rares exceptions, ne sont pas des affaires judiciaires concernant directement des Morisques authentiques. Comme l’auteur ne dispose pas de toute la matière suffisante, il considère comme de véritables Maures les moros des Philippines44 alors que leur cas est bien évidemment d’une nature différente, même s’ils étaient aussi inclus dans la juridiction du Tribunal inquisitorial de Nouvelle-Espagne. L’historien français cite Bermúdez Plata45, qui rappelle qu’il n’existe qu’un seul cas officiel de « nouveau chrétien » ayant voyagé outre-Atlantique. Par conséquent, il admet qu’il est impossible de fournir un seul chiffre concernant l’installation des Morisques en Amérique puisqu’il s’agissait d’un mouvement clandestin – si un tel mouvement a bel et bien existé. Les dispositions légales adoptées à l’encontre des Morisques ont été disparates et hétéroclites. En 1511, une cédule ordonne aux officiers de Séville « de laisser embarquer pour les Indes tous ceux qui le souhaitent pourvu qu’ils inscrivent leur nom à la Casa de la Contratación »46. Pourtant, un autre texte édicté en 1552 établit « où devront se présenter et ce que devront faire les candidats au voyage vers les Indes, tout comme les informations qu’ils devront fournir et la manière dont ils devront prouver leur condition »47. Entre temps, en 1534, un individu réconcilié résidant en Nouvelle-Espagne48 reçoit l’autorisation de rester sur place de la part du tribunal local, sur demande de Charles Quint, « afin que l’on sache la façon dont il a fait amende honorable »49. Un édit de la reine Jeanne la Folle daté de 1511, confirmé en 1565 par le roi Philippe II, interdit à tous ceux qui ne peuvent traverser l’Atlantique de devenir des officiers royaux, des officiers publics ou des administrateurs municipaux, ce qui semble indiquer que de telles personnes pouvaient malgré tout voyager vers le Nouveau Monde et que les autorités en étaient conscientes. Il est vrai que de nombreux autres groupes violaient régulièrement la loi50 pour des raisons autrement plus nombreuses que celles qui motivaient les Morisques. Songeons par exemple aux luthériens51, aux gitans52 et à bien d’autres collectifs qui menaient, comme on disait à l’époque, une « mauvaise vie »53. Des exceptions à la règle générale subsistaient cependant, comme une loi de 1621 prévoyant : « Que l’expulsion des étrangers qui résident en Amérique ne soit pas appliquée pour tous ceux qui exerceraient des métiers mécaniques utiles au Royaume »54.
Depuis le début du XVIe siècle, la Couronne d’Espagne a suivi une ligne peu lisible concernant la question morisque. Outre le baptême forcé, la politique d’attraction a alterné avec des mesures plus répressives et l’interdiction d’émigrer a finalement cédé la place à des ordres d’expulsion. Les intérêts économiques entraient en contradiction avec la volonté politique de neutraliser un ennemi intérieur très dangereux et de parvenir à l’unité religieuse tant désirée. Du point de vue des Mudéjars et des Morisques, les choses n’étaient pas beaucoup plus claires. De nombreux procès55 ont eu lieu au cours des années 1609-1611, contre des Morisques voire des Barbaresques prisonniers qui essayaient de fuir l’Espagne. Ces affaires révèlent des attitudes extrêmement variées et des intérêts tout aussi divers de la part des Morisques. Certains voulaient rester sur place à tout prix tandis que d’autres tentaient de s’échapper et l’on connaît même certains cas de personnes revenues en péninsule Ibérique après l’avoir quittée de leur propre gré. Avant et plus encore après la rébellion des Alpujarras, l’on signale de nombreux Maures faits prisonniers alors qu’ils essayaient de partir vers le Maghreb ou qui ont été jetés au cachot pour d’autres raisons56. D’autres encore voulaient gagner l’Afrique pour éviter que leur maître ne les emmène aux Indes57. Lorsqu’ils parvenaient à échapper aux chrétiens, les Morisques cherchaient généralement à rejoindre un territoire musulman. Ils n’avaient en effet aucune envie de s’embarquer dans une entreprise hasardeuse et éprouvante comme pouvait l’être le voyage vers le Nouveau Monde. Ils savaient qu’ils y seraient de toute façon soumis au même pouvoir espagnol et qu’ils pourraient y être expulsés ou traduits en justice. Ils faisaient donc preuve de bien plus de logique que tous ceux qui, de nos jours, imaginent un flux imparable de Morisques vers l’Amérique58. Si le délit se limitait à une tentative de fuite, outre la nécessaire « réconciliation », les peines prévues étaient le port d’un vêtement particulier, des coups de fouet, un séjour en prison ou quelques années de galère (voire parfois tout cela en même temps). On pouvait aussi leur interdire de s’approcher du littoral et les exemples de ce type de condamnation ne manquent pas59. Un autre cas était celui des chrétiens qui passaient à l’ennemi. L’accueil qu’on leur faisait et leur situation en pays d’Islam étaient loin d’être toujours agréable : suspectés en raison de leur foi, partiellement acculturés, ils n’avaient souvent que peu de ressources et devaient s’adapter… ou repartir. Citons ici un seul exemple : 27 individus
sont revenus en péninsule Ibérique de leur propre gré et par leurs propres moyens en 1612 : « se sont volontairement présentées au Saint Office de Séville les personnes suivantes, originaires de Barbarie [vieux Maghreb]. Elles ont avoué avoir pratiqué des cérémonies et rituels propres aux Maures, ont déclaré qu’elles ne l’ont pas fait intentionnellement et ont été absoutes ad cautelam »60. Les documents concernant ce groupe ne parlent pas de « Morisque », contrairement à d’autres cas, et il semble bien qu’il s’agisse de vieux chrétiens, tous originaires du Nord, du Portugal continental, des Açores, de France, etc. qui ont un temps appartenus au détachement militaire de Larache.
De ce qui précède et de l’ensemble de la documentation que j’ai analysé et reproduit ailleurs, notamment les archives se référant à la Nouvelle Espagne, au Pérou, à Cuba, et à Cartagène des Indes61, je crois pouvoir tirer les conclusions suivantes :
1) d’abord l’idée centrale : en dépit des quelques exemples que j’ai pu trouver, la présence des Morisques dans l’ensemble des Indes a été infime si on la compare à celle des autres groupes clandestins ; 2) dans presque tous les cas, il s’agissait de malheureux qui tentaient de survivre et dont l’absence totale de moyens économiques excluait toute possibilité d’influence sur la société ; 3) il s’agissait en outre de personnes isolées qui n’appartenaient pas à des communatés plus ou moins prospères, influentes et structurées, comme par exemple celle des marchands marranes ; 4) l’acculturation et l’absorption de ces individus était inévitable (sans parler de leurs descendants) et leur influence politique et sociale impossible ; 5) à l’inverse des crypto-Juifs, qui ne pouvaient pas rejoindre un pays où dominait la loi mosaïque, les Morisques préféraient émigrer en terre d’Islam pour des raisons évidentes de proximité et d’affinité ; 6) on pourrait sans doute trouver quelques cas supplémentaires de
Morisques parvenus en Amérique en exploitant la totalité des archives existantes. Mais cet effort considérable serait, je le crois sincèrement, vain et dérisoire compte tenu des résultats marginaux auxquels on parviendrait ; 7) il n’y a donc aucun fondement historique réel qui permette de défendre les fantaisies habituelles sur les Maures, Morisques, Arabes et musulmans d’Amérique avant le XIXe siècle.
1 Nous avons eu recours, pour ce chapitre, aux archives de la cathédrale de La Havane (désormais désignées sous le sigle ACLH), aux Archives générales des Indes de Séville (désormais désignées sous le sigle AGI), aux Archives générales de la Nation de Mexico (désormais désignées sous le sigle AGN), aux Archives historiques nationales de Madrid (désormais désignées sous le sigle AHN) et aux Archives nationales de Cuba (désormais désignées sous le sigle ANC). Nous tenons à remercier tout spécialement la directrice Stella María González, Roberto Beristáin et Mireya Quintos (qui appartiennent tous aux AGN) pour l’aide généreuse et efficace qu’ils m’ont prêtée. Nous tenons également à manifester notre reconnaissance à l’égard du prêtre Ramón Suárez Polcari, chancelier de l’archevêché de La Havane, dont l’autorisation nous a permis de consulter le Libro de Barajas, qui contient le registre des baptêmes et mariages de la ville. 2 Juan Yaser, Fenicios y árabes en el génesis americano, deuxième édition, Bogotá, 1992. 3 Louis Cardaillac lui-même se borne très gentiment à retranscrire sans les commenter les élucubrations d’un historien algérien nommé Fakhar qui, dans la revue al-Thaqafa (1974), informe le monde que l’Amérique a été découverte par les Arabes. Il en veut pour preuve le fait que le Brésil a été nommé par la tribu Banu Barzal de Msila (« Le problème morisque en Amérique », Mélanges de la Casa de Velázquez, XII, 1976, 284, note 2). Il est inutile de s’étendre sur de tels exemples. Pour avoir plus d’informations sur les interprétations involontairement comiques de coïncidences phonétiques dans la toponymie, voir le chapitre « Toponymes et autres blagues pour enfants » du présent ouvrage. 4 Ville mexicaine d’origine aztèque, actuelle capitale de l’État de Tlaxcala,
peuplée aujourd’hui d’environ 300 000 habitants. [NdT] 5 Nom de l’ancienne capitale de l’Empire aztèque, sur les ruines de laquelle a été fondée Mexico. [NdT] 6 Hernán Taboada, La sombra del Islam en la conquista de América, Mexico, FCE, 2003, 177. 7 Ibid., 177. 8 « Comme dans les autres pays latino-américains, et au contraire de ce qui s’est passé dans les différentes Guyanes, les musulmans du Brésil n’ont jamais constitué qu’une minorité insignifiante. L’on ne connaît que trois représentants de cette minorité sur les 469 ans de l’histoire du Brésil. Ces exemples témoignent d’ailleurs d’une diversité plus importante que ce que l’on pourrait croire. En réalité, la seule chose qui les unit est la foi musulmane. Pour ce qui est du reste, ils n’ont presqu’aucun point commun » (Rolf Reichert, « Muçulmanos no Brasil », Almenara, 1, 1971, 27). 9 « La conquête du Nouveau Monde, qui a précisément coïncidé avec l’expulsion des Maures et Morisques de péninsule Ibérique, offrait une incroyable chance à ces populations persécutées de s’échapper. En fuyant la péninsule et ses souffrances, elles pouvaient espérer trouver dans ces territoires d’outre-mer de nouvelles possibilités pour renouer avec la prospérité et le prestige perdus. La conquête pouvait également ranimer de vieux élans propres aux Arabes, qui se laissent facilement attirer par les promesses fantastiques, les illusions utopiques et les vieux rêves de gloire » (ibid., 31). 10 Id. 11 Ibid., 32. 12 Entre 1560 et 1860 environ, dans le vice-royaume du Pérou puis la nouvelle République péruvienne indépendante, de nombreuses femmes de la région, notamment à Lima, avaient pour habitude de porter un châle de soie (appelé saya y manto) qui leur couvrait l’ensemble de la tête et du visage et ne laissait apparaître qu’un œil. Cette mode a pu être rapprochée par certains du port du voile islamique. [NdT] 13 Certains religieux se font l’écho de ces propos en se fondant uniquement sur des éléments superficiels et en dehors de toute rigueur
scientifique. 14 En 1988, nous avons entendu une Syrienne expliquer que l’auteur et homme politique argentin du XIXe siècle Domingo Faustino Sarmiento était d’origine arabe « car sa grand-mère venait de la ville d’Albarracín, dans la province de Teruel », en Espagne. 15 « « Arráez » est un terme profondément lié au monde de la mer. Il désigne un capitaine ou pilote de navire et c’est pourquoi il peut prêter le flanc à la confusion dans certaines circonstances car il pouvait indiquer le métier d’un individu donné s’il accompagnait son prénom. Il s’agit cependant d’un nom de famille largement répandu. Nous savons qu’à Palos de la Frontera, entre le XVe et le XVIe siècle, une illustre famille de marins portait ce nom. Pedro Arráez et son fils Juan ont voyagé sur La Niña lors de la première expédition de Christophe Colomb », María del Carmen Mena García, Sevilla y las flotas de Indias. La gran armada de Castilla del Oro (1513-1514), Séville, 1998, 182. 16 Félix de Azara, bien oublié en Espagne à l’heure actuelle et pourtant si brillant, souligne la chose suivante à propos des indiens guanás, qui vivent à l’Ouest de la rivière Paraguay : « Certains se rasent presqu’entièrement le crâne, exception faite d’une mèche, un peu comme les mahométans, et d’autres éliminent tous les cheveux situés en avant de la suture coronale, c’est-à-dire la moitié antérieur de la tête » (Félix de Azara, Descripción general del Paraguay, Madrid, Alianza, 1990, 127). Certains n’ont probablement pas manqué, à l’époque, de faire le rapprochement entre ces indiens et les véritables musulmans. 17 Grenade, El Legado Andalusí, 1997, promu par l’UNESCO. 18 AHN, Inquisition, minutes des procès, liasse 2075, n° 22, folio 1 recto. Ce genre de stratagèmes désespérés n’avait pas toujours les résultats escomptés : Domingo Negro a effectivement été transféré au tribunal de l’Inquisition de Séville, où il a reçu 50 autres coups de fouet avant d’être rendu à son maître. Il existe de nombreux autres cas similaires au Mexique. 19 José Toribio Medina, La imprenta en Santa Fe de Bogotá y la Inquisición en Cartagena de Indias, 161. 20 « Il se trouve qu’il n’a pas retiré son chapeau lorsque la procession du
Très Saint Sacrement est passée dans la rue. Pour éviter d’être dévisagé à l’église, il se masquait le visage, faisait semblant de dormir et prétendait avoir jeûné comme les musulmans. […] Il affirmait avoir donné de l’argent à Almería afin de sauver des Maures capturés par les chrétiens, avoir mangé de la viande le vendredi et le samedi, avoir porté des vêtements propres ces jours-là, avoir mis de l’huile dans son ragout et mangé à même le sol, à la manière des Maures » (AHN, Inquisition, minutes des procès, mai 1601, liasse 2075, n° 12, folio 10 recto). 21 Voir Francisco de Toledo, Disposiciones gubernativas para el virreinato del Perú, volume i (1569-1574), 406. 22 Notons un cas intéressant en raison de ses implications socioculturelles et qui concernait une Morisque (terme désignant une femme libre et célibataire avec enfants), celui de Beatriz de Padilla, dont nous parle Solange Alberro (Inquisición y sociedad en México, 458). Le premier cas documenté de femme morisque, celui d’une certaine Isabel, se trouve dans les AGN, précisément dans les documents concernant l’Inquisition, volume 1427, dossier 18, folios 94-95, année 1539. 23 Le dernier document que nous ayons trouvé en ce sens est une dénonciation datée de 1805 et faite par Pablo Antonio Vega, Morisque originaire du Mexique, tailleur de profession, contre Domingo Figueroa. Ce dernier aurait affirmé avoir lu dans les Saintes Écritures que l’homme devait mourir à trois occasions et ressusciter autant de fois (AGN, documents concernant l’Inquisition, volume 1427, dossier 18, folios 94-95). 24 En 1601, un certain Pedro Martín Calbo témoigne contre le Morisque Juan Alonso et la métisse Graciana de Ávila car ils ont publiquement vécu en concubinage pendant au moins trois mois. Il affirme les avoir vus « dormir et manger ensemble dans le même lit et à la même table, comme s’ils étaient mari et femme, ce qui a provoqué un scandale dans le voisinage » (AGN, documents concernant les biens nationaux, volume 810, dossier 130 bis, pas de numéro de folio). Rappelons aussi d’autres cas : en 1621, un ordre d’emprisonnement contre le Morisque Alonso de Molina (AGN, documents concernant l’Inquisition, volume 377, dossier 11, pas de folio 58) ; en 1667, un document royal évoque l’inculpation du « Morisque » Gerónimo de Alva, qui aurait tué deux indiens dans la juridiction de San Juan de Teotiguacan
(sic), et ce même document demande aux gouverneurs qui ont dénoncé le crime d’envoyer un résumé de l’affaire (AGN, documents concernant les terres, volume 2984, dossier 116, folios 267-268) ; en 1717, Marcos Pizarro, mulâtre ou Morisque, est accusé de bigamie à Cuernavaca (AGN, documents concernant l’Inquisition, volume 767, dossier 20, folio 421) ; en 1720, Marcos de Castañeda, « métis ou Morisque », est dénoncé « pour s’être marié deux fois » à Real y Minas de Santa Eulalia de Chihuahua (AGN, documents concernant l’Inquisition, volume 781, dossier 35, folios 373 à 393) ; en 1749, on apprend le cas de « l’inquisiteur chargé d’instruire le procès de Tomás de Machuca, de race morisque, pour superstition », dans la ville de Querétaro (AGN, documents concernant l’Inquisition, volume 912, dossier 68, folios 292-295). On recense de nombreux cas similaires dans les AGN mexicaines et c’est pourquoi nous ne donnerons ici que les références des documents concernant l’Inquisition : volume 980, dossier 12, folios 171 à 191 ; volume 941, dossier 3, folios 10 à 30 ; volume 946, dossier 25, folios 238 à 248 ; volume 948, dossier 30, folios 454 à 457 ; volume 1 046, dossier 14, folios 204 à 213 ; volume 1 299, dossier 13, folios 179 à 187 ; volume 738, folios 137 à 245 ; volume 1 141, dossier 1, folios 1 à 8 ; volume 1 212, dossier 15, folios 265 à 276, etc. 25 En mars 1711, à Coyoacán, Francisco de Ledesma, Morisque de son état, est condamné au jeûne, à la prière et au bâillon pour trois jours pour avoir renié « Dieu Notre Seigneur et Sainte Marie et a été averti que, s’il ne faisait pas amende honorable, il subirait des peines plus importantes » (AGN, documents concernant l’Inquisition, volume 767, dossier 37, folios 559 à 562). 26 Manuel José de Ayala, Diccionario de gobierno y legislación de Indias, XI, édition de Milagros del Vas Mingo, Madrid, 1993, 46 et ss. Voir aussi le Cedulario indiano d’Encinas, I, 440 et ss. et I, 455. 27 Cédule du 13 juillet 1594, Cedulario, tome 35, folio 199 verso, n° 189, in Ayala, Diccionario de gobierno, tome XI, 50. 28 Toribio Medina, Historia del Santo Oficio de la Inquisición de Lima, I, 57. 29 Toribio Medina, La imprenta en Bogotá y la Inquisición en Cartagena de Indias, Bogotá, 1952, 106.
30 La lettre d’Eusebio de Arrieta, secrétaire du tribunal de Lima, datée du 26 juin 1569 est très révélatrice à ce sujet : « Même si le tribunal du Saint Office de l’Inquisition était pris très au sérieux, j’ai cru comprendre en écoutant certains ecclésiastiques, en particulier des augustins, que cette institution leur semblait une bonne chose mais qu’ils n’appréciaient pas le comportement de ses membres en raison des libertés qu’il prenaient avec la règle » (cité par Toribio Medina, Inquisición de Lima, I, 18). Dans le domaine des compétences et juridictions, l’île de Cuba était particulièrement touchée par les conflits. C’est ainsi qu’à La Havane, le commissaire du Saint Office, Francisco de Carranco, qui appartenait à l’ordre des franciscains, « a cherché à exercer son pouvoir non seulement sur l’île de Cuba mais aussi sur l’île de la Jamaïque et sur la province de Floride, raison pour laquelle j’ai été me plaindre auprès des autorités du Mexique ». L’évêque local, prénommé Juan, a donc demandé à comparaître devant lesdites autorités le 23 mai 1606 par peur de nouveaux changements (Toribio Medina, La Inquisición en Cartagena de Indias, 403). Les tensions entre Carranco et l’évêque (« il faut punir et condamner aux galères le commissaire du Saint Office qui exerce à La Havane ») sont aussi signalées dans un document rédigé deux ans plus tard (Catálogo de textos marginados novohispanos. Inquisición : siglo XVIII, n° 1 167, AGN, Mexico, 1997). Les mutations décidées par la suite n’ont servi à rien : en 1621, l’inimitié persistait entre « Francisco de Bonilla, de l’ordre des franciscains, expulsé vers l’Espagne par bateau sur décision des prélats locaux en raison de son mauvais comportement, et qui est revenu sans autorisation, déguisé en marin […] pour usurper la mission des curés, mener une vie de débauche, ne pas respecter ses supérieurs, donner le mauvais exemple et causer l’indignation » et frère Alonso, nouveau prélat local (Toribio Medina, Inquisición en Cartagena de Indias, 405). En 1777 encore, l’évêque continuait à se plaindre auprès de l’inquisiteur général des abus des commissaires (ibid., 406). 31 Obras completas, Relaciones de Indias, tome 329-339.
II
(Mexico), León, 1995,
32 Juan Friede, Documentos inéditos para la historia de Colombia, document 17, Bogotá, 1955, 93. Le même Pedrarias Dávila « a donné l’autorisation à Gonzalo de Montoro, marchand de son état, de s’installer aux Indes alors qu’il s’agissait du petit-fils d’Antón de Montoro, dont les os ont
été brûlés lors d’un autodafé à Cordoue, et dont un frère a été brûlé sur le bûcher à Saint-Domingue […]. Il a agi de même avec bien d’autres condamnés notoires » (Friede, 161, document 40). 33 Loi XV, livre IX, titre XXVI, folio 3, Recopilación, IV, Madrid, 1681, réimprimé à Madrid en 1973. Voir aussi cet autre texte juridique : « Nous interdisons que puissent voyager vers les Indes des esclaves venus d’Afrique ou du Levant, pas plus que ceux qui ont servi en terre maure. Nous demandons que la Casa de Contratación prenne bien soin de ne laisser embarquer aucun esclave noir, notamment venu de la côte du Sénégal ou du Levant, surtout s’il a grandi en territoire musulman – et ce même s’il s’agit de noirs venus de Guinée – sans autorisation spécifique de notre part qui mentionnerait les renseignements ici précisés » (Charles Quint, Séville, 11 mai 1526, loi XIX, livre IX, titre XXVI, folio 4, Recopilación, IV). 34 Cédule du 14 août 1543 (Ayala, Diccionario de gobierno, II, Madrid, 1988, 138) et cédule du 13 novembre 1550. Voir aussi ce texte : « Nous ordonnons que soient expulsés des Indes les esclaves barbaresques, les Morisques ou les enfants de Juifs. Que les vice-rois, magistrats, gouverneurs et juges agissent avec diligence et cherchent à savoir si des esclaves barbaresques hommes ou femmes ou des individus libres, récemment convertis depuis l’islam ou le judaïsme, résident aux Indes, quelle que soit la contrée, et qu’ils expulsent ceux qu’ils trouveraient afin de les renvoyer dès que possible vers ce royaume. Ils ne peuvent en aucun cas rester dans ces provinces » – Prince Philippe, Valladolid, 14 août 1543 (loi XXIX, livre VII, titre V, folio 290, Recopilación, II). 35 De 1502 à 1509, Nicolás de Ovando est le cinquième gouverneur général du vice-royaume des Indes. [NdT] 36 Cedulario indiano, I, 422-423. 37 Ibid., I, 454. 38 Louis Cardaillac, « Le problème morisque en Amérique », Mélanges, XII, 291. On peut aussi évoquer le cas de María Ruiz, qui déclare : « À travers le récit aventureux de sa vie, nous pouvons deviner l’existence agitée de maints morisques » (ibid., 294). 39 Cedulario indiano, IV, 383-384.
40 L’expression libro de asiento désigne le registre des voyages vers les Indes autorisés par la Casa de Contratación, qui comporte des renseignements précis sur l’identité des voyageurs, leur origine et leur destination. [NdT] 41 José Luis Barea Ferrer, « Granada y la emigración a Indias en el siglo XVI », in Andalucía y América en el siglo XVI, volume I, Séville, 1983, 161162. 42 AGN, documents concernant l’Inquisition, volume 721, dossier 20, folios 263 à 280. 43 Louis Cardaillac, « Le problème morisque en Amérique », in Mélanges, XII, 1976. 44 Ibid., 297. On retrouve dans les archives des procès instruits contre des habitants des Philippines par le Tribunal de l’Inquisition du Mexique, comme celui d’un certain Piña (contre lequel on recherche des témoignages). Cet individu aurait voyagé à Brunei et en serait revenu converti à l’islam et marié avec une Maure « issue de la famille royale de ce pays » (AGN, documents concernant l’Inquisition, volume 486, dossier 53, folio 263). Ces Maures ne sont évidemment pas l’objet de notre étude. Concernant le « baptême mauresque » d’Andrés de Palma durant sa captivité, voir les documents concernant Manille dans le Catálogo de textos marginados novohispanos. Inquisición : siglo XVII, n° 1 298, 16 juillet 1642. Concernant le procès d’Alejo de Castro pour abus sexuel et pratique de cérémonies mauresques, voir le même ouvrage, n° 1 340 et 1341. 45 Catálogo de pasajeros a Indias (1509-1559), I, n° 1 496, 106. 46 Cedulario indiano, I, 396. 47 Ibid., I, 397. 48 Est-ce un judaïsant, un luthérien ou autre chose ? 49 Ibid., I, 456. 50 Voir la cédule royale signée à Valladolid le 9 octobre 1549 et adressée au président et aux magistrats de l’Audience royale du Royaume de Nouvelle-Grenade, qui exige de châtier un certain Antonio Hernández pour faux. Il a en effet utilisé une licence contrefaite pour traverser l’Atlantique, a
emprunté le nom de Bautista Zimbrón et a voyagé avec une autre femme que la sienne (voir Friede, X, 156, document 2 239, Audience de Santafé, liasse 533, livre 1, folio 100). Voir également la cédule royale du 3 août 1535 par laquelle est remise à Colasa Catalina Rodríguez une esclave blanche qui a traversé illégalement l’océan et a été faite prisonnière à Carthagène des Indes (voir Friede, III, 295, document 738, Audience de Santafé, liasse 987, livre 1, folio 100). On peut noter l’existence d’autres textes comme la lettre écrite le 22 mai 1562 au roi par Juan Bautista de Abendaño, grand échevin de Veracruz, dans laquelle il demande que les autorités des Canaries surveillent mieux le transport de livres et de personnes (« le pire de tout cela est que débarquent chez nous des personnes qui n’y ont pas été autorisées par Votre Majesté ou ses officiers ainsi que des membres du clergé qui se font passer pour des marins ou encore des Français ; j’ai arrêté ici même un ecclésiastique qui se faisait passer pour un marin ainsi que deux Français » (Francisco del Paso y Troncoso, Epistolario de Nueva España, IX, document 520, 183). 51 « Cette terre est épargnée par la peste luthérienne car on n’a eu que peu de nouvelles de l’hérésie jusqu’à présent. Le peu de cas recensés a été favorablement traité avec l’aide de Notre Seigneur » (lettre au roi de l’archevêque de Mexico, 16 juillet 1561, in Paso y Troncoso, IX, document 505, 132-133). Pourtant, quelques années plus tard, dans une lettre similaire datée du 10 juin 1575, on soupçonne que des luthériens aient fini par passer en Amérique (Paso y Troncoso, XI, document 683, 261). 52 Voir un ordre donné par Philippe II à Elvas le 11 février 1581 in Recopilación, II, livre VII, titre IV, loi 5, folio 284). Voir également Ayala, Diccionario, VII, 31 et ss. et le Cedulario indiano, I, 452. En dépit des interdictions formulées à leur encontre, on trouve des traces du passage de Gitans en Amérique, que ce soit dans la ville de Veracruz (document du 11 juin 1607 in Catálogo de textos marginados, AGN, volume 467, première partie, dossier non numéroté, folios 52 recto-53 recto) ou à Celaya (ibid., caisse 168, pochette 4, dossier 58, folio 86 recto). 53 Cédule du 16 juillet 1597, in Ayala, Diccionario, XI, 51. 54 Loi édictée par Philippe IV à Madrid le 18 mai 1621 in Recopilación, livre IX, titre XXVII, loi 10.
55 AHN, documents relatifs aux procès de l’Inquisition, liasse 2 075. 56 AHN, documents relatifs aux procès de l’Inquisition, liasse 2 075, n° 6. Les individus numérotés de 56 à 61 ont été arrêtés pour tentative de fuite. Parmi ces personnes, on trouve des Morisques de Grenade, des esclaves mais aussi des Barbaresques. 57 Voir l’autodafé du 13 Avril 1586, qui évoque le cas d’un certain Hernando Negro, esclave de Juan de Morales (AHN, documents relatifs aux procès de l’Inquisition, liasse 2 075, n° 7, folio 68 recto). 58 Voir l’affaire liée à une personne réconciliée en 1583 (AHN, documents relatifs aux procès de l’Inquisition, liasse 2 075, n° 7, folio 21 recto). 59 Voir le cas de plusieurs musulmans réconciliés (Séville, 26 avril 1562), comme deux esclaves morisques prénommés Andrés ou un autre esclave de la même origine prénommé Jerónimo (AHN, documents relatifs aux procès de l’Inquisition, liasse 2 075, n° 2, folio 9 verso). On peut aussi citer Gaspar Caraballo, Pedro Negro et le Morisque Sevastián (Séville, 28 octobre 1562, AHN, documents relatifs aux procès de l’Inquisition, liasse 2 075, n° 2, folio 19 recto et verso) ; Francisco Cotino et le Morisque Juan (Séville, 19 mars 1564, AHN, documents relatifs aux procès de l’Inquisition, liasse 2 075, n° 4, folio 7 recto) ; d’autres musulmans réconciliés (1574, AHN, documents relatifs aux procès de l’Inquisition, liasse 2 075, n° 5, folio 5 recto), etc. 60 AHN, documents relatifs aux procès de l’Inquisition, liasse 2 075, n° 22, folios 17 recto-18 recto. Voir aussi ibidem, n° 17, folios 8 recto-12 verso. 61 Voir S. Fanjul, La quimera de al-Andalus, 2006, p. 150-193.
CHAPITRE 7 LE REVE D’AL-ANDALUS
« Pendant des siècles, l’Espagne a été un pays que les étrangers ont adoré détester et que les Espagnols ont détesté adorer. »
(Harold Raley, The Spirit of Spain) Des images du paradis
L’Espagne se distingue notamment par une caractéristique peu enviable : la volonté maladive de toujours remettre en question sa propre identité. C’est particulièrement vrai depuis le milieu du XVIIe siècle, lorsque la décadence politique extérieure et le déclin économique intérieur ont instillé dans la société un pessi-misme mâtiné de scepticisme et un manque de confiance en elle-même et dans ses dirigeants. Les particularismes régionaux (qui ne sont pourtant pas plus importants que dans d’autres pays européens) ont été artificiellement exagérés jusqu’à creuser des fossés et dresser des murs infranchissables. Il est évident que cette inflation régionaliste bénéficie aussi à de nombreuses personnes qui s’en servent dans leurs propres intérêts – mais laissons là ces aspects politiques pour nous concentrer sur notre sujet. Il n’est pas rare que l’histoire soit utilisée pour déstabiliser les peuples et menacer leur unité, notamment lorsqu’elle est influencée par le concept fallacieux mais bien ancré dans la société actuelle selon lequel tout se vaut. Une étude
longue, rigoureuse et honnête peut être définitivement disqualifiée et méprisée par n’importe quel chanteur, journaliste ou anthropologue en la qualifiant avec mépris de « fasciste », « franquiste », « réactionnaire », etc. Peu importe que l’étude en question ait un rapport avec ces thématiques ou pas. Il arrive que cette disqualification prenne un tour encore plus inquiétant, notamment lorsqu’elle transcende les clivages politiques. Un adjectif comme « ancien » est largement utilisé par les professionnels de la politique, quel que soit leur parti ou leur adversaire, afin de condamner moralement une personne, un programme ou une idée1. C’est ainsi que l’histoire perd de son crédit et de sa légitimité au fond sous le prétexte qu’elle serait réactionnaire, traditionnelle, etc. Elle ressemblerait en cela à l’« Espagne éternelle », qui ne serait qu’un ramassis d’injustices, de misères et de bêtises. Personne ne fixe clairement les limites de ces horreurs, mais après tout, pourquoi aurait-on besoin de plus de précisions alors que le nom même de l’Espagne résumerait toute la bassesse et l’abjection de ce pays. En parallèle, sous prétexte de réviser l’histoire, nombreux sont ceux qui se sont mis à la mutiler, à en occulter les passages gênants ou tout simplement à inventer une autre histoire, une prétendue véritable histoire. Dans ces conditions, l’œuvre d’un historien admirable ne vaut pas plus que les blagues ou les grimaces d’un chanteur folklorique, d’un homme politique vivant ou mort ou d’un écrivain contemporain connu. Tout se vaut et c’est celui qui crie le plus fort qui impose le mieux ses arguments ou – pour le dire dans les termes de notre époque – c’est celui qui expose le mieux sa marchandise dans les médias qui l’emporte. L’avalanche d’images éparses qui nous sont infligées sur al-Andalus ne contribue en rien à clarifier le débat mais elle le rend au contraire encore plus nébuleux. Elle accentue le caractère irréel, onirique de la vision que nous avons de cette époque, nous rendant encore plus incapables de sortir du monde des rêves – ou plutôt de celui des cauchemars.
Al-Andalus s’est peu à peu arabisé au cours du temps et ce processus, qui l’a profondément rapproché de la société et de la culture islamiques, est allé de pair avec la diminution de son territoire au fur et à mesure des progrès de la Reconquête. À l’étape finale – celle du Royaume de Grenade, qui a
survécu deux siècles et demi –, ce morceau de territoire a été marqué par une seule et exclusive identité linguistique et religieuse. Entre 711 et la création du Royaume de Grenade, les degrés d’arabi-sation de la société ont varié en fonction de multiples facteurs. L’équilibre a parfois été difficile à trouver entre les survivances hispano-gothiques ou hispano-romaines d’un côté et la pression des éléments islamiques sur la majorité de la population de l’autre. Tel est le cheminement historique de ce territoire, qui ne requiert pas davantage d’éclaircissements et qui n’a jamais été logiquement remis en cause. Le contraste entre l’Espagne et le Nord de l’Afrique, occupé par les musulmans à partir du VIIe siècle, n’a vraiment commencé à se produire qu’au milieu du Moyen Âge. Car il existait aussi, ne l’oublions pas, de l’autre côté du détroit de Gibraltar, une société romanisée, byzantine, partiellement occupée par les Vandales (notamment dans l’actuelle Tunisie), qui avait également connu la conquête musulmane, puis une lente acculturation, en dépit de la vigoureuse influence chrétienne, incontestable depuis le IIe siècle, et malgré la culture urbaine et les structures administratives romaines qui avaient perduré jusqu’alors2.
Il est très probable que l’Hispanie envahie en 711 et l’al-Andalus des premiers temps aient vécu des processus parallèles de rupture et de continuité, conservant des éléments passés et en acceptant d’autres plus nouveaux. Mais il ne faut cependant pas croire que ces deux possibilités s’excluent mutuellement3 ou que toutes les observations qui ont été faites sur le sujet sont indiscutables. Les spécialistes se fondent parfois sur des indices raisonnables ou raisonnés qui ne sont pas des certitudes mathématiques. C’est ainsi qu’en 1951, Manuel Gómez Moreno a affirmé que les arcs outrepassés des murs de la mosquée de Cordoue étaient d’inspiration romaine et avaient été repris de l’aqueduc des Miracles4 de Mérida5, ce qui a été remis en cause par la suite dans le cadre de recherches approfondies6. L’archéologue Juan Zozaya a beaucoup insisté au contraire sur la présence, lors des premières phases de l’édification de la mosquée de Cordoue, d’éléments wisigothiques aussi bien dans les techniques de construction que dans les éléments décoratifs7. Il écrit de manière très pertinente : « De nombreuses années ont dû passer avant que ne puisse se structurer une société suffisamment intégrée
du point de vue social et religieux et que l’on ne puisse parler à juste titre d’une société andalousienne pleinement musulmane. C’est seulement à partir de cette phase qu’al-Andalus a pu se passer d’emprunts aussi fondamentaux et qu’elle est apparue comme une unité avec son identité propre »8.
Les divisions administratives ont continué à s’organiser sur ce qui se faisait auparavant dans les villes. Le réseau routier romain ou la structuration des provinces à l’époque impériale ont été réutilisés. Ces éléments avaient déjà été repris par les Wisigoths à quelques nuances près9. La facilité avec laquelle les envahisseurs musulmans ont pénétré et se sont installés en Hispanie peut précisément être expliquée en partie grâce aux voies romaines. Le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle lui-même, restauré au XIe siècle, suivait en majorité le tracé de l’ancienne voie qui allait de la Vasconie à la Gallécie. Les géographes hispano-arabes reprennent à leur tour cette réalité en reproduisant le schéma établi par ar-Razi (auteur mort en 955) dans sa Geografía de alAndalus10. L’introduction ponctuelle de certaines cultures (canne à sucre, quelques agrumes, le riz) par les Arabes n’empêche en rien le maintien des produits de l’époque romaine et ce n’est qu’au Bas Moyen Âge (par exemple dans l’Andalousie postérieure à la Reconquête) que progressera la production du vin et des céréales et que se développera la pêche11. En ce qui concerne certaines manifestations culturelles concrètes, comme les usages, techniques et tactiques militaires, les connaissances et les sources dont nous disposons sont contradictoires. La mauvaise image des armées andalousiennes que donne Ibn Hawqal vers la moitié du Xe siècle12, peut surprendre car, jusqu’au XIe siècle, les troupes castillanes et léonaises s’inspiraient en partie des conceptions militaires musulmanes. Encore que, parallèlement, et dès cette époque, l’armement et les modèles tactiques chrétiens commençaient à s’adapter aux critères européens. Jusqu’à la fin du XIe siècle, il était de coutume pour les chrétiens du Nord de la péninsule Ibérique de monter a la jineta (avec des étrivières courtes, qui font peser le poids du cavalier sur les étriers et les genoux). Cette technique a été remplacée entre la fin du XIe et la fin du XIIIe siècle par la technique qui consistait à « monter en bride », à l’image de toute la cavalerie lourde européenne. Elle a elle-même été
reproduite par les musulmans, qui se servaient de la lance comme arme de combat. Elle nécessitait dans tous les cas une selle solide et un arçon arrière haut pour supporter les hanches et le postérieur du cavalier. Mais au XIVe siècle, il était encore quelquefois possible de voir des Castillans combattre à cheval en utilisant la technique de la jineta, souvent en raison des exigences du terrain et pour mieux battre les musulmans avec leurs propres armes13. Dans le cadre de sa polémique avec Américo Castro, Claudio Sánchez Albornoz a développé certains aspects que nous ne pouvons traiter que rapidement dans le présent ouvrage mais dont les arguments de base sont solides14. Il a souligné les nombreuses survivances de l’Hispanie préislamique dans la société d’al-Andalus, l’unité de la tradition méditerranéenne millénaire, le faible nombre des envahisseurs musulmans par rapport à la totalité de la population soumise, la minorité que représentaient les Hébreux (qui n’avaient donc qu’une petite capacité d’influence), les coïncidences entre la péninsule Ibérique et d’autres territoires parfois très éloignés (dont les causes sont multiples), les ressemblances massives entre l’Espagne chrétienne et l’Europe médiévale, la capacité créative des chrétiens du Nord, etc. Il s’agit d’autant de facteurs généralement ignorés plus ou moins à dessein par ceux qui étudient l’histoire médiévale de l’Espagne. Ils isolent alors al-Andalus du reste de l’Hispanie et de l’Europe mais aussi (ce qui est peut être encore plus grave) du reste du monde islamique auquel ce territoire appartenait pourtant. Ils évoquent ainsi des phénomènes uniques, des exceptions et des particularismes, décrivent al-Andalus comme un paradis irremplaçable, etc. Et pourtant, les habitants de l’Hispanie de l’époque avaient à leur sujet des idées bien plus claires que celles qui seront plus tard répandues. Dans une œuvre à la fois bien connue, bien documentée et bien incommodante pour notre époque, José Antonio Maravall15 a établi la façon dont se voyaient eux-mêmes les habitants de la péninsule Ibérique, en tant que membres et acteurs d’une communauté sociale et culturelle (et non pas seulement géographique), en dépit des frontières entre royaumes. Il s’agissait, dit-il justement, d’un « concept historico-politique qui les liait entre eux », même si Carlos Alvar a apporté par la suite quelques nuances à ce sujet. Ce dernier note par exemple que, dans la littérature provençale, le terme Espanha désigne un territoire dont les particularités culturelles sont claires (ce qui valide la thèse de Maravall). Mais il ajoute qu’il existe également des
textes dans lesquels ce vocable semble faire référence à la Castille et même à une entité dont l’Aragon et ses montagnes seraient exclus16. En fait, à la fin du XVe siècle, alors que les monarchies étaient déjà bien établies dans leurs frontières, même les Portugais continuaient à être inclus dans l’appellation « Espagnols »17. Mais l’opposition plus ou moins forte entre le tout et les parties a néanmoins été une constante de l’histoire moderne de l’Espagne18. Lorsque les arabisants espagnols du XIXe siècle ont commencé à offrir à la société dans laquelle ils vivaient les premières compilations historiques, les premières traductions et les premiers poèmes écrits à l’époque d’al-Andalus, ils savaient que l’ambiance générale et l’état d’esprit de la population n’étaient pas propices à l’étude de la période pour laquelle ils se passionnaient. Les récits romantiques qui s’étaient emparés des mêmes thématiques s’attaquaient à un travail plus facile. Il s’agissait en effet dans leur cas de pure fiction et le facteur fantastique permettait de s’accorder toutes sortes de libertés. La tradition littéraire issue du XVIe et du XVIIe siècle était par ailleurs encore imprégnée des romans morisques, des romances de la frontière avec le Royaume de Grenade ou de la poésie morisque. Ces ouvrages étaient le fait d’écrivains espagnols et chrétiens qui avaient créé un véritable motif littéraire fort éloigné de la réalité sociale qu’ils décrivaient. Durant le Siècle d’Or, la situation des Morisques était bien plus déplorable que ce qu’ils laissaient entrevoir. Mais pour les chercheurs, historiens et arabisants du XIXe siècle, la tâche était d’autant moins facile que, du moins en apparence, les sources qu’ils exhumaient entraient en contradiction avec ce que l’on tenait pour l’identité de la nation espagnole. Leurs travaux allaient généralement à contre-courant et certains spécialistes devaient faire bien des contorsions pour concilier leur admiration pour Isabelle la Catholique et leur sympathie pour les Morisques. C’est ce qui explique que, jusqu’à une période très récente, la corporation des arabisants a œuvré pour rapprocher de leurs reconstructions du passé les mentalités des Espagnols actuels. La volonté d’hispaniser (voire d’européaniser) les musulmans d’al-Andalus entre dans ce cadre, tout comme le désir de leur attribuer des qualités supérieures. Du côté des Arabes ou des musulmans, on a mis nettement plus en valeur le caractère arabe (au moins sur le plan culturel) d’al-Andalus et de toutes ses gloires (réelles ou imaginaires). Les qualités supérieures d’al-Andalus seraient illustrées ici par la tolérance supposée des membres de cette société,
ce qui démontrerait la capacité intégratrice de l’Islam et son respect pour toutes les croyances. Les deux approches (chrétienne et musulmane) sont en tout cas d’accord sur le résultat : la société andalousienne était un modèle de tolérance et un îlot extraordinaire dans l’Europe de son époque, à ceci près que, d’un point de vue arabe, ces comparaisons ne sont pas étendues au reste du monde musulman (à notre avis, pour des raisons évidentes).
En réalité, l’arabisation et l’islamisation d’al-Andalus se sont produites grâce aux moyens de coercition habituels à l’époque : la pression des impôts, les interdictions et persécutions sporadiques, l’imposition de normes qui rendaient la cohabitation très difficile (pour le dire gentiment) aux minorités soumises et la lente immigration d’Arabes venus d’Orient, dépositaires d’une culture qui était alors en gestation à Bagdad, Ispahan ou Le Caire (ville qui s’appelait alors Fostat). Ce n’est qu’au XIe siècle que les immigrants cultivés et hautement qualifiés ont commencé à faire défaut en al-Andalus19 mais la prééminence culturelle et supposée « raciale » des Arabes s’était déjà imposée. Lorsque nous disons « arabe », nous faisons référence à la civilisation arabe urbaine, qui a dominé en termes politiques et culturels depuis les premières conquêtes des musulmans et depuis qu’ils ont assimilé le mode de vie des pays occupés. Le modèle bédouin mythique est plus un cliché littéraire ou une réminiscence nostalgique qui ne déborde pas du cadre étroit de la rhétorique. Les Bédouins ont en réalité toujours été méprisés (pour ne pas dire marginalisés) et la littérature arabe offre une large gamme de condamnations et d’invectives contre les nomades (pas seulement chez Ibn Khaldoun). Le Coran est même l’un des premiers livres à en contenir20. Le rejet des autres formes de civilisation, des autres croyances et des autres communautés humaines (même les plus proches), comme les chrétiens du Nord, se mêlait à l’affrontement militaire, à l’incompréhension culturelle et au manque d’intérêt économique. Ainsi, la vision négative de la « Galice » dans les textes dont nous disposons21, témoigne d’une relation plus que conflictuelle. Rien d’étonnant à cela car la représentation que se faisaient alors les chrétiens du monde musulman était la même : admirateurs des meilleures techniques venues du Sud jusqu’au Xe siècle, ils n’appréciaient guère la société islamique.
Les chroniques historiques ne manquent pas de références aux vicissitudes guerrières et aux techniques de destruction de l’époque. Les chroniqueurs andalousiens rapportent tout naturellement les dégâts produits par les armées musulmanes car ils n’avaient pas conscience de faire le mal, bien au contraire. Les militaires et écrivains agissaient en accord avec les valeurs de leur temps, ce que ne peuvent comprendre ceux qui, à notre époque, s’évertuent à masquer les aspects les plus négatifs de l’histoire d’al-Andalus et à l’embellir avec des odes à la tolérance. Les exemples sont si nombreux que nous nous contenterons ici d’une petite anthologie. Ces textes épars peuvent être trouvés par les lecteurs dans de nombreuses publications – même s’il est certain qu’il faut faire l’effort de les chercher. Les Anales palatinos de al-Hakam ii pourraient constituer un modèle du genre : « [En juin 975, le général Galib] rapportait qu’il avait dévasté les champs de l’ennemi, fauché son blé, détruit ses biens, brûlé ses maisons et tué tous ceux qu’il avait trouvés dans les champs ou qui y habitaient. Il expliquait également que, tant à l’arrivée qu’au départ, l’armée musulmane s’était emparée des récoltes de la ville de San Esteban (que Dieu l’anéantisse !) »22. La Descripción anónima de al-Andalus s’intéresse aussi au règne d’al-Hakam II et relate des événements antérieurs mais semblables dans leur contenu et leur exposition. Elle décrit ainsi la campagne de San Esteban, menée contre la coalition de tous les royaumes chrétiens du Nord de la péninsule Ibérique, au cours de laquelle Ferdinand González de Castille a perdu les cités de San Esteban de Gormaz et Atienza, entre autres villes fortifiées : « En l’an 352 [963-964 du calendrier chrétien], al-Hakam II al-Mustansir mena en personne une razzia contre Yilliqiya [la Galice et le nord de l’Espagne en général] ; il envahit le pays, le dévasta, tua les hommes, captura les femmes, détruisit les maisons et démolit les forteresses pour rentrer ensuite à Cordoue. Il se rendit à la mosquée pour y prier puis reprit immédiatement le voyage jusqu’à alZahra [Madinat al-Zahra]. En l’an 354 [965 du calendrier chrétien], al-Hakam II ordonna de construire des navires de guerre sur toutes les côtes. Cette même année, il fit une expédition contre le Nord ; il massacra de nombreuses personnes et rentra avec dix mille prisonniers »23.
Ibn Hayyan et Ibn ‘Idari al-Marrakusi s’expriment de la même façon24. Il est presque inutile de rappeler que les mêmes techniques de guerre étaient encore employées au XVe siècle : « [Les Maures] sont arrivés de toutes parts et ils nous ont causé beaucoup de tort – pas seulement en venant capturer les hommes et femmes ou en venant voler le bétail »25. Pour conclure le chapitre des hostilités, on pourrait citer l’exhumation et la crucifixion publique par les musulmans des restes d’un rebelle converti au christianisme, Ibn Hafsun, au niveau de la porte d’as-Sudda à Cordoue26. Ce personnage s’était en effet rebellé dans la localité de Bobastro et avait ajouté la rébellion politique et militaire à l’apostasie. L’islam tolère en théorie l’existence d’autres confessions si elles se soumettent mais il est implacable dans la persécution de l’apostasie.
Comme nous l’avons déjà souligné, les minorités chrétienne et juive ont connu des situations variables sous la domination musulmane mais aucune d’entre elles n’était enviable ou agréable. Ces minorités étaient soumises à la dhimma (c’est-à-dire à un accord ou à un pacte avec la communauté musulmane), qui leur permettait de survivre et de continuer à professer leur propre religion dans des limites très précises. Le statut de dhimmi impliquait des obligations et interdictions, mais ce n’était pas le plus grave : il n’était en effet accordé qu’à un collectif et non pas aux individus eux-mêmes qui, en tant que tels, ne disposaient pas de personnalité juridique propre. C’est pourquoi l’autorité accordée aux chefs de ces communautés soumises était considérable. Leurs membres ne jouissaient que d’une liberté d’action, de mouvement et de culte très relative, ainsi que le rappelle avec fierté Ibrahim Yadala27. Cette liberté était d’ailleurs viciée à la base puisque le droit de nommer ces chefs de communauté revenait aux émirs ou aux califes. On ne saurait trop insister sur le caractère variable, en fonction des époques et des lieux, des conditions sociales qui pesaient sur les mozarabes ; les contradictions, les alternances entre bons et mauvais traitements (y compris pour des raisons purement personnelles) ne permettent pas d’énoncer des critères permanents. Si nous nous laissions emporter par l’actuelle mode, qui consiste à chanter les louanges d’une cohabitation interconfessionnelle parfaite, nous pourrions signaler qu’il a bien existé quelques responsables
politiques, médecins royaux ou trésoriers de confession juive ou chrétienne (même s’ils ont parfois très mal fini). À l’inverse, nous pourrions également condamner les persécutions à l’encontre des chrétiens (même si cette condamnation est aujourd’hui politiquement incorrecte). Mais nous pouvons aussi adopter une attitude raisonnable et mesurée – et donc plus proche de la réalité.
Les persécutions survenues entre le règne d’Abd al-Rahman II (822-852) et celui de Mohammed Ier (852-886) ont été marquées par un vaste mouvement de martyrs mozarabes, qui ont résisté passivement aux mesures discriminatoires dont ils étaient victimes. Ces persécutions ont abouti à la mort de saint Euloge, saint Álvaro, saint Parfait et saint Isaac, exécutés pour istiyfaf (insulte publique envers l’islam), ainsi qu’à celle de bien d’autres victimes28, condamnées pour les mêmes motifs. Ces événements ne suffisent pas, cependant, à fustiger l’islam andalousien dans son ensemble, même si l’on ne peut ignorer la gravité de tels faits, qui sont connus de tous bien qu’ils soient parfois minimisés. La déformation professionnelle propre aux arabisants ne doit pas nous amener à excuser n’importe quel crime commis par des Arabes ou des musulmans. Cette indulgence excessive se retrouve chez Bernard Lewis lorsqu’il analyse les représailles contre les Juifs et les chrétiens suite aux croisades29 ou encore chez Manuela Marín, qui évoque précisément les persécutions de Cordoue30. Nous devons appliquer la même rigueur, la même tolérance ou, mieux encore, adopter la même distance à l’égard des crimes des chrétiens et de ceux des musulmans. Ce principe semble évident, mais malheureusement trop souvent il est presque surprenant de le voir appliqué. Durant le règne du calife abbasside Jafar al-Mutawakkil (milieu du IXe siècle), il existait déjà en Orient des interdictions vestimentaires pour les dhimmis, tout comme il leur était interdit de manifester publiquement leur foi ou de construire de nouveaux temples. En ce qui concerne la péninsule Ibérique, le Mi’yar d’al-Wansarisi signale que le IXe et le Xe siècle étaient marqués par des restrictions concernant l’utilisation ou l’achat de vêtements chrétiens (ce qui est corroboré au XIIe siècle par Ibn ‘Abdun). Par ailleurs, les tribunaux islamiques étaient prioritaires en cas de litige entre chrétiens et
musulmans dès le Xe siècle et cette période a vu la réaffirmation de la peine de mort pour tout dhimmi qui insulterait le Prophète ou l’islam. Bernard Lewis note que, dans le cadre des rapports interconfessionnels, « il est très important de prendre en compte le fait que les dhimmis devaient faire preuve de respect non seulement à l’égard de l’islam mais aussi de chaque musulman en particulier [voir Hamadan, 1892]. Un Juif ne devait par exemple jamais dépasser un musulman dans la rue. Il était aussi interdit de parler à voix haute à un musulman et un Juif qui avait prêté de l’argent à un musulman devait lui réclamer sa dette avec la voix tremblante et de manière respectueuse. Si un musulman insultait un Juif, ce dernier devait baisser la tête et garder le silence »31. La répression des minorités soumises avait aussi des aspects idéologiques et intellectuels. Al-Jahiz lui-même (qui mérite pourtant le respect en tant qu’auteur) s’adonne, dans le cadre de ses jeux dialectiques, à des explications de nature biologique, comme l’endogamie, pour comprendre la laideur (réelle ou supposée) des Juifs32. De même, certains auteurs andalousiens dont la réputation est aujourd’hui excellente s’attaquent aux minorités. C’est le cas d’Ibn Hazm de Cordoue, qui s’acharne lui aussi contre les Hébreux33 dans un opuscule très sévère en réponse à un libelle anti-islamique attribué à Ibn anNagrila. La même période est aussi marquée par une célèbre diatribe antiisraélite d’Abu Ishaq d’Elvira qui a contribué à échauffer les esprits de la population de Grenade, ce qui a abouti au massacre de 1066. Force est cependant de reconnaître, si nous voulons être honnêtes, qu’il s’agit de situations ponctuelles liées à des conjonctures très particulières. Comme l’explique Bernard Lewis : « on autorisait généralement les dhimmis à pratiquer leur religion, à vaquer à leurs occupations et à vivre leur propre vie tant qu’ils respectaient les règles. Il est intéressant de rappeler que c’est au XIXe et au XXe siècle, lorsque les dhimmis n’étaient plus disposés à respecter des normes répressives, qu’ont eu lieu les conflits les plus violents et sanglants »34. La réaction des musulmans d’al-Andalus pouvait être tantôt fracassante, comme lors de la persécution antichrétienne du IXe siècle, tantôt sourde et discrète, comme dans le cas de Maïmonide, victime d’une conversion forcée à l’islam. Redevenu Juif, après sa fuite en Égypte, mais reconnu sur place par un Andalousien, il dut faire face à un procès pour apostasie et ne put échapper à la peine de mort que parce que le cadi al-Fadil
qui le jugeait était son ami. Après avoir vécu de mauvaises expériences en al-Andalus et au Maroc et après avoir appris la situation de nombreux Juifs au Yémen, Maïmonide s’est plaint, dans une fameuse missive adressée aux Juifs yéménites, des persécutions subies par ses coreligionnaires dans le monde musulman : « Vous savez déjà, mes frères, qu’en raison de nos péchés, Dieu nous a placés parmi ces membres de la nation d’Ismaël, qui nous persécutent avec sévérité et qui inventent toujours de nouvelles façons de nous faire du mal et de nous humilier. Aucune nation n’a jamais fait autant de tort à Israël, aucune n’atteint sa volonté de nous rabaisser et de nous avilir, aucune autre n’a pu nous affaiblir autant qu’elle »35. Mais les Juifs ont survécu dans le Nord de l’Afrique en dépit de la persécution almohade du XIIe siècle et ont également pu résister aux nombreuses conversions forcées qui s’en sont suivies, contrairement aux chrétiens, qui ont totalement disparu dans la zone. Les Hébreux constituent la seule minorité étrangère à la masse musulmane uniforme qui ait pu subsister, même s’ils ont subi des tueries sporadiques – comme lors de l’extermination des habitants du mellah36 de Fès en 1465, au cours d’une rébellion qui s’est achevée avec le renversement de la dynastie mérinide.
Pour ce qui est des chrétiens, l’exil vers le Nord de la péninsule Ibérique a évidemment été plus important que celui des Juifs, bien que ces derniers se soient aussi réfugiés en Castille au XIIe siècle. Les migrants mozarabes ont aidé à repeupler une grande partie des territoires vides ou reconquis. C’est ainsi qu’Alphonse III a accueilli des réfugiés qu’il a fait installer aux frontières du Royaume de León ; cette décision a notamment concerné l’évêque Sebastián, qui s’est vu attribuer l’évêché d’Orense. Un peu plus tard, trois importants monastères ont vu arriver des moines en provenance de Cordoue en 913, 916 et 921 : Saint-Michel-d’Escalada, Saint-Cyprien-deMazote et Saint-Martin-de-Castañeda. À la fin du XIe siècle, des chrétiens venus de Guadix, Alcaraz, Cordoue, Málaga, Baeza ou Valence émigrent vers Tolède tandis qu’Alphonse Ier le Batailleur, roi d’Aragon, décide en 1126 de l’installation de chrétiens originaires d’al-Andalus dans la vallée de l’Èbre37. Ce ne sont pas bien sûr les seuls cas d’exilés qui avaient pu goûter à
la magnifique cohabitation religieuse d’al-Andalus.
L’exaltation et l’exploitation du mythe d’al-Andalus ont largement dépassé les limites du raisonnable. Il ne s’agit plus seulement d’une volonté de chanter les louanges de la patrie, dans le style des déclarations d’Alphonse X à propos de l’Espagne38, mais d’une recréation chimérique, irréelle et donc inattaquable. Le professeur Ladero Quesada a bien compris ce phénomène : « Lorsque les réalités concrètes du Bas Moyen Âge appartenaient déjà au passé, le flot d’histoires inventées qui étaient liées à cette période a eu tendance à croître et à créer l’image d’une Grenade et d’une Berbérie (Maghreb) presque utopiques. Cette image était fondée sur des situations existantes mais capables de secréter leurs propres fables dès le départ »39. Cela dit, il convient de souligner que c’est dès l’époque d’al-Andalus que les exagérations, les mensonges et les divagations irrationnelles sont apparus dans les textes arabes. Des idées fantaisistes concernant al-Andalus ont été acceptées par l’historiographie arabe et ont été transmises aux musulmans quelque peu cultivés comme des vérités. Il est vrai que quiconque est un peu familiarisé avec la littérature géographique et historique arabe sait que ce type d’affabulations est généralisé et s’applique à n’importe quel pays. Mais après la perte d’alAndalus, et la fin de la Reconquête, les Arabes ont perdu tout contact avec la réalité de l’Espagne et n’ont pas été en condition de vérifier sur le terrain la véracité de leurs litanies de déclarations extravagantes. Celles-ci ont alors formé peu à peu un discours vague, déformé et mensonger, contribuant à créer l’image d’un paradis perdu qui alimente encore aujourd’hui le souffle poétique de nombreux écrivains arabes contemporains. La traduction en espagnol de ces poèmes, souvent fidèle et excellente, ne peut en masquer la vacuité car les Arabes (exception faite, peut-être, de certains Marocains) méconnaissent tout de l’Espagne réelle, passée ou présente.
Comme lorsqu’ils se réfèrent à d’autres pays, les géographes arabes se trompent de nombreuses fois, ce qui est somme toute normal pour l’époque. Ils ont en effet acquis leur savoir par ouï-dire, leurs souvenirs sont
incomplets, les documents écrits dont ils disposent sont viciés à la base, etc. Il n’y a rien de surprenant ou de réellement critiquable dans ces erreurs ; Ibn Hawqal, par exemple, donne des distances erronées et indique que l’on met deux jours pour aller de Trujillo à Cáceres ou trois pour faire le chemin qui relie Talavera à Tolède40. Al-Bakri41, de son côté, renseigne ses lecteurs sur les « Galiciens » mais mélange des informations qui les concernent réellement avec d’autres qui semblent inclure la Castille (comme lorsqu’il affirme que les Galiciens vivent sur un territoire totalement plat) ou un périmètre mal défini de la côte cantabrique (comme lorsqu’il évoque le cidre). Citons aussi le cas d’al-Qazwini, qui se trompe sur l’emplacement ou le relief de certaines villes espagnoles42. Ces géographes (comme al-Bakri43, dont nous venons de parler) donnent également du crédit à des rumeurs comme le goût pour « la saleté, la trahison, la bassesse » des chrétiens du Nord, évoquant aussi leur caractère irréductible (« ils préfèrent la mort à la fuite »). De telles descriptions pourraient s’appliquer à bien d’autres peuplades car ces observations sur les peuples barbares sont une antienne dans la littérature historique du monde arabe. Force est d’admettre, néanmoins, que de tels défauts ne sont pas réellement décisifs ni exclusifs à l’univers islamique, pas plus que les absurdités étymologiques que ces auteurs relaient parfois44 et que l’on retrouve dans toute la littérature arabe45.
Chez les auteurs dont nous parlons, la légende se mêle souvent à l’histoire et l’invention à la réalité, même si nous pouvons aujourd’hui séparer le vrai du faux et ne plus nous laisser abuser. De nombreux mythes ont eu cours dans notre histoire, comme le montre Julia Hernández, qui en recense plusieurs concernant la conquête d’al-Andalus par les musulmans (celle des amours de Florinda et Rodéric, celle de la Maison des Verrous de Tolède ou celle de la Table de Salomon)46. La Descripción anónima47 elle-même comporte de nombreuses références légendaires au roi d’Israël : « Lorsque Salomon, fils de David, est arrivé en al-Andalus, il est passé par Cordoue et y a fait halte ; observant un ravin, il s’est arrêté et a dit aux esprits : « Comblez et nivelez ce lieu car c’est ici que sera édifié un temple où l’on rendra gloire à Dieu Tout Puissant » ». C’est ainsi que l’on aurait d’abord construit à cet endroit une synagogue, puis une église avant que ne se dresse la mosquée de Cordoue.
Les mythes et exagérations concernant les événements historiques peuvent être considérés comme légers s’il s’agit simplement de faire référence aux faiblesses sentimentales d’Abd al-Rahman II. Ce dernier aurait en effet cédé aux caprices de son esclave Tarub en lui offrant la fantastique somme d’un million de dinars. On peut également pardonner le fait de calquer les anecdotes liées à un souverain donné sur celles d’un autre monarque. Ibn Hazm, par exemple, rapporte qu’Abd al-Rahman II a épousé une pelletière « qu’il a rencontrée près d’un cours d’eau » et à laquelle il a donné le nom d’Umm Qurays48. Cette histoire rappelle furieusement la romance d’alMu’tamid de Séville et Rumaykiyya, qui finissent par se marier. Il semblerait bien que les émirs et sultans d’al-Andalus ne pouvaient pas rencontrer leurs femmes autre part que sur les rives des cours d’eau. La petite histoire d’alMu’tamid est encore plus invraisemblable étant donné que la femme en question a complété un vers qu’il n’avait prononcé qu’à moitié. Il s’agit de points de détail mais ils contribuent à renforcer le caractère improbable de tels récits, qui suggèrent qu’une femme de basse extraction était capable de parler l’arabe et de maîtriser la poésie de langue arabe – ce qui n’est pourtant possible qu’à la suite d’un entraînement long et difficile. Un tel concours de circonstances n’est donc pas impossible mais il semble hautement improbable. Notons cependant que les auteurs arabes avaient pour habitude de relayer tout naturellement ce genre d’histoires inventées. Au XIVe siècle, par exemple, un auteur de l’Orient musulman comme Qazwini affirmait : « il est rare que, parmi les habitants de Silves49, on n’en trouve aucun qui ne sache composer de la poésie ou ne connaisse rien à la littérature. Si vous croisez un laboureur occupé avec son attelage et que vous lui demandez de vous réciter un poème, il le fera immédiatement ; si vous lui demandez des précisions sur un sujet donné ou le sens d’un mot, il vous répondra avec exactitude »50. Laissons de côté le fait que la ville de Silves avait déjà été reconquise par les chrétiens bien avant la période ; on fera simplement remarquer que nous avons affaire à une version à peine atténuée du bon sauvage cultivé. Il s’agit d’histoires sans la moindre importance dont les « visionnaires » et les opportunistes de tout poil se sont servis pour créer un paradis plus tard dévasté par la barbarie castillane. Quelquefois, ces mêmes auteurs s’emparent de données qu’ils amplifient de manière tout à fait irrationnelle tant et si bien que les chiffres sont si abracadabrants qu’ils n’ont
même pas besoin d’être commentés ou comparés à des sources dignes de foi. C’est le cas, par exemple, des 13 870 mosquées de Cordoue (dont 800 étaient censées se trouver dans le faubourg de Secunda), ville qui comprenait par ailleurs 3 911 établissements de bains publics et qui était entourée, à la fin du Xe siècle, de 3 000 bourgades fortifiées – tout du moins selon la Descripción anónima51. Lorsqu’elles sont isolées, ces exagérations ne sont pas réellement significatives ; lorsqu’elles s’accumulent, cependant, et tentent de véhiculer une idéologie bien définie, elles aboutissent à une désinformation et à une distorsion de la réalité historique. On pourrait en citer de nombreux exemples : les inondations de l’an 850, au cours desquelles le Tage aurait atteint une largeur de 30 milles52 ; l’histoire d’un cadavre intact qui se trouvait dans une grotte de Baza et foudroyait ceux qui osaient en profaner la sépulture53 ; les pommes de Cintra, « dont la largeur atteint trois empans »54 ; les sources d’eau inépuisables55 ; et bien d’autres boniments qui cherchent à se donner l’apparence de la vérité56. Ces fables cherchent parfois à donner à al-Andalus l’image d’une société ouverte et en avance sur son temps57. Il s’agit dans tous les cas d’éléments censés favoriser la mythification d’al-Andalus. Cette mythification a une base littéraire indiscutable. Le poète Ibn Khafadja (1058-1139)58 écrivait par exemple : « Habitants d’al-Andalus […] /, vous accueillez le paradis éternel dans vos demeures, / Et si l’on me laissait le choix, je choisirais d’y habiter. / N’ayez pas peur de l’enfer : / Ceux qui ont vécu dans le jardin d’Éden / Ne seront pas admis dans le Tartare ». Cet écrivain n’est pas le seul à recréer une image idéale d’alAndalus en mêlant la nostalgie de la patrie perdue (en raison de l’exil, des conflits ou de départs pour diverses raisons) et l’exaltation d’un paradis – cette métaphore revient sans cesse. La guerre civile, la disparition du califat en 1031 et la décomposition politique de la région ont pu faire regretter à plus d’une personne la sécurité et la tranquillité passées. Ibn Darradj, Ibn Shuhayd, Ibn Hayyan, Ibn Hazm et, bien entendu, Ibn Zeydoun se lamentent sur les ruines de leur maison et de Madinat al-Zahra, et déplorent la décadence de Cordoue ou le marasme général de l’islam andalousien. Teresa Garulo59 a pertinemment interprété ces sanglots comme une prolongation du topos littéraire de la plainte devant les ruines et les décombres, que l’on retrouve déjà chez les poètes préislamiques. Le nasib, qui fonctionne comme
un prélude amoureux à la qasida60, présente le plus souvent une allusion aux ruines d’un monument ou d’une cité (atlal). Il apparaît comme un antécédent des mille et une élégies que l’on retrouvera par la suite en al-Andalus puis après la Reconquête chrétienne de la zone. C’est ce qu’illustrent ces quelques vers d’Ibn Zeydoun : « Oh, éternel paradis dont le fleuve / et dont le lotus si doux ont été changés / en fruit de l’enfer et en pus nauséabond ! ».
Pour contrebalancer l’opinion actuellement en vogue dans les secteurs espagnols les plus cultivés, il est intéressant de souligner la vision que les Arabes ont de l’Espagne, au-delà des rêveries romantiques sur al-Andalus, sur l’Espagne chrétienne médiévale ou sur le pays tel qu’il est aujourd’hui. Dans un ouvrage remarquable, Nieves Paradela61 recueille les impressions de voyageurs et d’écrivains arabes de passage en Espagne entre le XVIIe et le XXe siècle. Il s’agit d’un travail capital en raison de la vision d’ensemble qu’il propose mais aussi parce que les jugements de valeur de ces visiteurs ne sont pas toujours du goût de l’auteur. Elle n’a cependant pas renoncé à les inclure dans son œuvre tout en les commentant – ce qui est compréhensible de son point de vue. Nous nous contenterons pour le moment d’évoquer les voyageurs qui se sont rendus en Espagne aux XVIIe et XVIIIe siècles. Laissons de côté le cas du prêtre chrétien al-Mawsili qui, de passage en 1675 pour se rendre aux Indes, n’a laissé qu’un récit plutôt neutre et superficiel. Concentrons-nous plutôt sur les concepts élémentaires qui sous-tendent la description de la réalité qu’ils perçoivent, sans entrer dans des questions moins importantes comme le rejet de la corrida62. Trois ambassadeurs arabes (un sous le règne de Charles II et deux autres dans la seconde partie du XVIIIe siècle) expriment clairement l’impression qu’ils ont de se trouver dans un pays très étrange, ce qui est compréhensible. Les souvenirs venus du passé musulman, la colère qu’ils ressentent lorsqu’ils contemplent des édifices jadis islamiques aujourd’hui consacrés au catholicisme ou la proximité temporelle de l’expulsion des Morisques (al-Ghassani, par exemple, voyage en Espagne à la fin du XVIIe siècle) ne suffisent pas à les obnubiler ni à modifier la tonalité de leurs écrits ou leurs réflexions destinées à la cour marocaine63. De façon générale, ces visiteurs mettent l’accent sur la distance qui les sépare des gens qu’ils rencontrent, de leurs coutumes, de la politique et de la société
espagnole dans sa globalité, même s’ils se permettent parfois quelques joyeusetés que nous verrons par la suite. Nieves Paradela, qui semble quelquefois surprise, commente certaines de leurs impressions avec un certain dépit64 : « Des mots tels que Isbaniya ou bilad Isbaniya (« le pays d’Espagne ») sont utilisés par trois ambassadeurs afin de désigner la nation qu’ils découvrent en leur temps mais aussi la nation espagnole médiévale. Ils ont donc recours au même mot pour faire référence à ces deux réalités, ce qui traduit une identification conceptuelle. Il faut dire qu’à leurs yeux (tout comme pour le reste des voyageurs arabes postérieurs), la nation espagnole actuelle a fondamentalement pris la suite de la nation chrétienne médiévale. De la même façon, les Espagnols d’aujourd’hui, ceux qui ont vécu entre le XVIIe et le XXe siècle, sont les descendants directs des chrétiens du Moyen Âge. Il s’agit de la vision historique de l’Espagne que les écrivains arabes présentent classiquement, indépendamment de l’analyse qu’ils font de la période andalousienne ainsi que de ses influences sur l’Espagne moderne et ses habitants. […] On trouve chez les voyageurs arabes – quelle que soit leur nationalité et quelle que soit l’époque à laquelle ils vivent – une réponse commune aux multiples questions qu’ils se posent, ainsi qu’a permis de le montrer notre petite révision terminologique. Pour tous ces auteurs, alAndalus et l’Espagne chrétienne étaient deux entités historiques fondamentalement étrangères l’une à l’autre, peut-être liées en apparence mais sans interaction entre elles. C’est pourquoi la défaite de l’Islam péninsulaire puis le bannissement des Morisques n’ont entraîné aucune rupture dans la formation de la nation espagnole moderne, qui est parfaitement compréhensible même sans s’intéresser à la période andalousienne. Après la Reconquête, Marocains et Arabes d’Orient diffèrent en revanche sur la dimension symbolique qu’ils accordent à cette période passée. Les premiers ont en effet une vision archéologique d’al-Andalus ; en d’autres termes, ils estiment que l’on peut se souvenir de cette époque mais pas la revivre. Les seconds, au contraire, reviennent en péninsule Ibérique pour faire d’al-Andalus un modèle, un guide ou une bouée de sauvetage […].
Mais, si on laisse de côté le débat historique sur les Morisques, je crois qu’il faut souligner, à partir de tout ce que nous avons vu jusqu’à présent, un fait capital : les Marocains ne parviennent pas (ou très difficilement) à considérer al-Andalus (ou sa dernière manifestation, à savoir les Morisques) comme un lien entre le monde arabe et le monde espagnol. Al-Andalus et l’Espagne sont, pour eux, des structures indépendantes l’une de l’autre, imperméables l’une à l’autre, et le monde morisque (qui constitue une espèce de no man’s land) n’a jamais été envisagé comme une connexion possible entre les deux cultures – ni au XVe siècle ni, bien entendu, au XVIIe ou au XVIIIe siècle ».
La conclusion de cette longue réflexion est claire : si les Arabes ne voient pas les choses comme les arabisants aimeraient qu’ils les voient, c’est que les Arabes ne respectent pas leurs obligations et qu’ils ne jouent pas le rôle qui leur a été attribué. Ce développement de Nieves Paradela n’est pas le seul exemple d’une telle attitude : Carmen Ruiz a la même opinion à propos de l’écrivain libanais Amin al-Rihani (1876-1940). Il faut pourtant reconnaître que ces Marocains d’une époque déjà lointaine ont les tics et préjugés que l’on retrouve habituellement chez les Arabes du XXe siècle. Disons tout de suite que ces préjugés avaient probablement plus de sens chez les premiers que chez les seconds. On peut mentionner, par exemple, l’allusion aux descendants des Hispano-Arabes, généralement décrits comme des cryptomusulmans65, lors du passage de nos voyageurs dans différentes localités andalouses (Lebrija, Carmona, Utrera, Villafranca de Córdoba, Los Palacios y Villafranca, Andújar, Bailén, Loja). Sans vouloir nier qu’il ait pu subsister quelques familles morisques jusqu’au XVIIe siècle, il faut bien reconnaître que cette possibilité est nettement plus réduite pour la fin du XVIIIe siècle. Par ailleurs, nous ne pouvons qu’être sceptique face à cette affirmation nettement exagérée de Nieves Paradela66 : « des hommes et des femmes espagnols, dont l’origine arabe est évidente ». Cette affirmation rejoint l’obsession des musulmans, qui cherchent toujours à identifier des vestiges islamiques en tout lieu et chez tout le monde, comme s’ils avaient besoin de se renforcer moralement, de se sentir « chez eux » et de justifier de futures revendications. Or, celui qui cherche à ce point finit toujours par
trouver. Il est donc logique qu’un territoire jadis dominé par l’Islam (comme l’Espagne visitée par les Arabes du XVIIIe au XXe siècle) puisse nourrir un tel fantasme. Mais ceux qui soutiennent de telles divagations, parfois pour des raisons peu glorieuses (même si ce n’est pas le cas de Nieves Paradela) sont rapidement contredits par des études démographiques sérieuses. Le professeur Ladero Quesada67, par exemple, démontre l’inexistence de musulmans ou de cryptomusulmans en Andalousie non seulement au XVIIIe siècle mais même au XVe siècle, en dehors de quelques petites communautés à Séville, La Algaba ou Priego de Córdoba. L’on ne peut pas exclure l’idée que quelques-uns des descendants des musulmans expulsés soient restés à Grenade après 1570. Certains ont même pu revenir de manière clandestine après 1614. Dans tous les cas, leur importance est extrêmement faible et leur influence socioculturelle est nulle car ils ont semble-t-il cherché à s’intégrer dans la société majoritaire en gommant leurs comportements les plus visibles.
Al-Andalus serait-il de retour ?
Al-Andalus projette sa lumière mystérieuse et ses images idéales et mythiques partout dans le monde mais surtout en Espagne. Ce n’est pas la seule période de l’histoire à fasciner autant et son caractère si captivant n’est pas lié au degré de connaissance plutôt faible qu’on en a généralement. Si alAndalus plaît autant, c’est parce qu’il constitue le moment le plus exotique de l’histoire de la péninsule Ibérique, la source la plus féconde qui vienne étancher notre soif de couleur locale. La création de stéréotypes sur tel ou tel pays n’est évidemment pas propre à l’Espagne. Toutes les nations qui comptent ou ont compté dans l’histoire universelle et ont joué un rôle important au niveau mondial ont été l’objet de réprobation et de critiques positives ou négatives envers leur frivolité, leur inflexibilité, leur rigueur, leur persévérance, leur ruse, leur mesquinerie, leur courage, leur couardise, leur cruauté, leur intelligence, leur propension à la séduction ou à l’alcool, etc. Ces clichés ne concernent d’ailleurs pas seulement des qualités générales et abstraites mais aussi des personnages représentatifs ou des événements irrémédiablement attachés aux pays en question. L’un des exercices les plus
difficiles et les plus vains qui soient est probablement d’essayer de démonter, de rationaliser ou de mettre à bas ces mythes figés par le temps auxquels aussi bien l’homme de la rue que l’intellectuel s’accrochent obstinément. Les clichés négatifs à propos des Arabes en Espagne, souvent injustes dans leur généralisation, n’ont pas disparu. Ils n’ont fait que passer dans la clandestinité car ils ont été réprimés par la pensée dominante des sociétés occidentales, étant donné la peur que provoque chez nos concitoyens la possibilité d’avoir à affronter le politiquement correct. Dans l’Espagne du XVIIe siècle, il était impensable de défendre publiquement les Morisques ; le panorama s’est aujourd’hui inversé à tel point que toute critique, même justifiée, contre les musulmans peut entraîner des conséquences pour le moins embarrassantes. L’Espagne n’est pas devenue pro-arabe, mais ses habitants n’osent tout simplement plus manifester leur opinion (qui peut être juste ou indéfendable).
L’ensemble des stéréotypes sur l’Espagne et ses habitants qui a commencé à se développer dans la seconde partie du XVIIIe siècle est aujourd’hui si bien ancré et si ancien qu’il semble très difficile de le remettre en cause. Tout part de la recherche d’une société idéale, des élucubrations liées à cette idée et à celle d’Âge d’Or, si répandues en Europe à partir du XVIIIe siècle. Cette recherche était conçue comme un prélude à un futur meilleur, qui serait marqué par l’avènement du royaume de Dieu, ces deux aspects formant les deux faces d’une même pièce de monnaie. C’est ce qui explique que, durant ces cinquante ou soixante ans du XVIIIe siècle, les Européens aient assimilé le monde hispanique au mythe du bon sauvage et l’aient affublé de tous les attributs correspondants. La proximité culturelle, religieuse et historique entre l’Espagne et le reste de l’Europe a toutefois limité la portée des railleries et des métaphores employées. C’est ce que l’on distingue globalement chez les écrivains qui ont fait le voyage jusque dans notre pays. De la rivalité hostile et méprisante que l’on retrouve chez Madame d’Aulnoy (dont on peut douter qu’elle ait réellement traversé les Pyrénées) à la fin du XVIIe siècle68 ou dans Le Voyageur françois (édité à Paris en 1772), on passe à un corpus de clichés inévitables pour toute personne qui visite la péninsule Ibérique. Il s’agissait en effet de faire en sorte que les lecteurs reconnaissent la véritable Espagne et
donnent du crédit aux écrivains afin que ces derniers connaissent le succès. Ce phénomène touchait aussi le Portugal, dont les habitants étaient, au Siècle des Lumières, eux aussi vus comme des êtres vaniteux, hautains, hypocrites, vindicatifs, ignorants, quémandeurs, inconstants, superstitieux, fainéants, jaloux, fanfarons, sensuels mais aussi sobres, courtois, spirituels, courageux, économes, bons soldats mais indisci-plinés69, etc. Ces mêmes qualités et ces mêmes défauts étaient attribués aux Espagnols, de sorte que les auteurs jugeaient du degré plus ou moins grand de civilisation de notre pays en fonction de la proximité de nos us et coutumes avec les leurs. Leurs arguments étaient souvent mêlés de souvenirs historiques plutôt négatifs, comme les condamnations envers l’Inquisition et Philippe II70, qui étaient prolongées par des critiques envers l’Escurial, dont même l’aspect architectural et artistique déplaisait. Théophile Gautier71 s’acharne ainsi contre le monastère qui, par chance, est capable de résister à tout, même à la stupidité : « Ce monstrueux édifice pèse sur vous de tout son poids ; il vous encercle, vous embrasse et vous asphyxie ; vous vous sentez enserrés dans les tentacules d’une gigantesque pieuvre de granite […] ; dans l’église, l’impression générale est sinistre et désespérée ; il n’y a pas, parmi toutes voûtes lugubres, un seul trou par lequel on puisse voir le ciel ». Plus tard, Mérimée enfonce le clou (« Cet horrible monastère de l’Escurial »72) et l’idée atteint son paroxysme avec la description du monument par l’écrivain italien Edmondo De Amicis qui semble presque plagier Théophile Gautier : « Je fuis l’église et me perdis dans le labyrinthe de ce monastère. Je me voyais parmi toutes ces tombes et me rendis compte que je me trouvais bel et bien au cœur du monstrueux édifice, dans sa partie la plus profonde, dans le lieu le plus glacé et le plus terrifiant. Je ressemblais à un prisonnier enseveli dans cette grande montagne de granite qui pesait au-dessus de moi »73. En dehors du ton romanesque qui préside à toute la description, ses ressemblances avec d’autres textes (que nous ne détaillerons pas ici) et avec l’historiographie simpliste de la légende noire frôlent le ridicule. L’écrivain italien n’a d’ailleurs aucun problème à affirmer à propos de Philippe II : « Vous vous souvenez de tout ce que vous avez lu à son sujet »74. Gageons que le lecteur se rappelle les ouvrages mensongers qu’il a effectivement lus. L’histoire n’est, en la matière, pas le seul champ de bataille puisque l’art espagnol en général irrite bon nombre de ceux qui nous ont rendu visite. Ils le
trouvent en effet trop proche du leur ! C’est à nouveau Mérimée qui l’exprime le mieux : « L’architecture du Nord de l’Espagne n’a aucune originalité. Dans le Sud, l’on a adopté les ornements arabes ; dans le Nord, l’on a eu recours aux architectes étrangers »75. Inutile de préciser que des concepts comme « étranger » ou « originalité » n’étaient, au XIXe siècle, pas les mêmes qu’au XIIe ou au XIIIe siècle. Pourtant, l’auteur s’évertue à condamner tout ce qui n’est pas typiquement espagnol et invente un dangereux concept (celui de « caractère espagnol ») : « À l’exception d’un musée [le Prado], je n’ai rien vu de remarquable en matière artistique en Espagne. Les plus belles choses se trouvent dans le Sud. La cathédrale de Burgos n’a absolument pas un caractère espagnol »76.
Voyageurs et romanciers ne sont toutefois pas les seuls à élaborer et diffuser des images plus que discutables sur l’Espagne du XIXe siècle. Les historiens européens, toujours à l’affût de la moindre critique envers les ennemis d’hier devenus les vaincus d’aujourd’hui, aiment aussi souvent exalter les gloires du protestantisme (auquel on devrait tous les progrès de l’humanité) et c’est pourquoi ils lancent bien des anathèmes contre l’Espagne. Mercedes García-Arenal77 décrit parfaitement cet enchevêtrement de stéréotypes venus de l’étranger qui concernent aussi bien l’Espagne que le Maroc. Ces lieux communs servent aux historiens européens à établir des essences éternelles. La « structure orientale » que mentionne García-Arenal était, pour les voyageurs et romanciers, un stimulant mais aussi la preuve indiscutable de leur mépris pour le pays qu’ils visitaient78. Entre ces deux extrémités (l’admiration plus ou moins littéraire et théorique et la supériorité méprisante dont certains font preuve en pratique), on retrouve presque tous nos auteurs, y compris ceux de l’époque actuelle. L’expulsion des Maures et des Juifs (présentée de façon invraisemblable comme la cause de la décadence espagnole) est bien entendu l’un des pôles majeurs de leur critique en raison de sa charge émotive, des possibilités qu’elle donne de culpabiliser un « peuple barbare », etc. Si al-Andalus apparaît comme une Arcadie heureuse, sa disparition démontre non seulement l’injustice qui préside au caractère espagnol mais aussi la stupidité d’un pays qui a gâché un tel joyau. De là vient le complexe d’infériorité qui naît peu à peu au sein des cercles
d’intellectuels espagnols à partir du XVIIIe siècle (complexe qui a encore cours aujourd’hui, aussi fou que cela puisse sembler). L’image de l’Espagne élaborée par l’historiographie des nations européennes a été intériorisée dans notre pays puis assimilée comme une description digne de foi, authentique, sans doute parce qu’elle fustige l’Espagne passée. Cette image est pourtant percluse d’incohérences, depuis l’usage de termes totalement erronés79 jusqu’à l’acceptation en tant que vérité historique générale de petites histoires ou d’anecdotes peu crédibles80. Ainsi prédomine un ensemble de clichés sur l’histoire de l’Espagne dans les pays européens, y compris dans les milieux intellectuels81. Ces milieux « accordaient en effet une grande importance aux coutumes et aux individus, suivant ainsi les théories de Voltaire et Montesquieu, et dédaignaient l’analyse des institutions et des élites sociales ou politiques. Tout semble indiquer que le modèle de curiosité ethnologique, né de l’intérêt pour les peuplades sauvages, a été aussi très largement appliqué à l’Europe elle-même »82. La théorie des climats de Montesquieu, par exemple, est devenue la base explicative des vices espagnols (passion, jalousie, cruauté, paresse, etc.) Le voyageur s’est arrogé alors le rôle de juge, de moraliste et de réformateur et « les Lumières, en proposant un moule idéologique qui permettait d’interpréter la société espagnole, ont généré des préjugés dont certains n’ont toujours pas été complètement éradiqués »83.
Nous avons développé l’analyse des récits de voyageurs européens en Espagne dans notre ouvrage Buscando a Carmen (2012). Contentons-nous ici de quelques allusions aux éléments arabes ou pseudo-arabes que nous trouvons chez eux. Ces récits doivent bien sûr être pris avec beaucoup de précautions en raison des affirmations extravagantes et extraordinaires qu’ils contiennent. Lors de son passage à Carabanchel84, le 19 septembre 1853, Mérimée s’exprime ainsi : « J’ai trouvé l’Espagne très changée depuis mon dernier voyage, qui date d’il y a six ans. J’y ai constaté de nombreux progrès matériels ; mais aussi moins de poésie. Les Espagnols commencent à se préoccuper un peu moins des femmes et un peu plus de l’argent ; en d’autres termes, ils se civilisent. Il y a cependant encore un grand esprit chevaleresque de l’autre côté des Pyrénées »85. Les erreurs les moins graves sont celles qui sont commises en raison de
mauvais renseignements, du caractère très bref du voyage, d’informations de seconde main ou du refus de lire (souvent par paresse ou par ignorance) des auteurs espagnols comme Antonio Ponz. Le Viaje de España, ouvrage de ce dernier, aurait pourtant permis à nos voyageurs de s’épargner bien des idioties. L’univers arabe est bien sûr le facteur le plus exotique auquel ils ont recours. Richard Twiss, par exemple, qui est un des rare à se référer correctement aux « figuiers d’Inde, figuiers de Barbarie ou nopal »86, nous assène par ailleurs des propos sur les « châteaux arabes » qu’il trouve sur l’ensemble du territoire espagnol et l’alcazar de Ségovie a été édifié, selon lui, au VIIIe siècle87. Maximilien de Habsbourg appelle « califes » les sultans nasrides, confond l’introduction des azulejos avec leur « invention par les mahométans », auxquels il attribue également la création de la corrida, et divague plus encore lorsqu’il évoque « un nasillement barbare [il fait probablement référence au flamenco] qui, comme j’ai eu l’occasion de le comprendre, est d’origine arabe »88. Parmi bien d’autres inexactitudes et inadvertances89, Edmondo De Amicis affirme, comme bien d’autres, que « la Porte du Soleil de Tolède90 est un joyau de l’architecture arabe » (sic), explique que la Giralda a été construite en l’an 1000, inclut la guerre sainte dans les piliers de l’islam mais omet la chahada (ou profession de foi), dit à nouveau que les sultans de Grenade sont des califes (ce qui est pour eux une promotion)91 et, comme bien des auteurs mal informés, attribue le son de la jota espagnol aux Arabes92. Presque tous les écrivains de passage en Espagne commettent ces péchés véniels qui viennent de distorsions souvent involontaires. Il s’agit pour eux de dérapages liés à la volonté de faire couleur locale, de petites erreurs secondaires dans leurs descriptions générales – autant d’égarements que, la plupart du temps, les lecteurs ne peuvent pas repérer. Il y a plus grave, néanmoins : l’attitude constante que l’on retrouve d’auteur en auteur, le désir de falsifier et d’embellir le récit en introduisant des éléments pittoresques en carton-pâte, l’introduction d’éléments fantaisistes ou de références à ce que le lecteur européen connaît déjà, la condamnation systématique et prévue de toute éternité de la péninsule Ibérique. C’est ainsi, disent-ils, que les Espagnols « devaient » être orientaux et que « l’on pouvait » déjà voir cet aspect de leur caractère dans leurs monuments, leurs vêtements… ou leurs regards. Ceux qui faisaient ces commentaires ne comprenaient sans doute pas
bien que si l’Espagne de leur temps avait vraiment été un pays oriental, il leur aurait été beaucoup plus difficile de s’y rendre et de s’y divertir. Il est vrai que pour écrire des livres, et surtout pour en vendre, il leur fallait suivre la mode et leurs erreurs étaient parfois commises de bonne foi. Nous n’établirons pas ici un catalogue de toutes les manipulations ou frivolités manifestes. Relevons seulement la légèreté des connaissances historiques de Théophile Gautier : « on leur a permis de construire cette synagogue qui est, je crois, la seule à avoir jamais été tolérée en Espagne »93 ou encore la médiocrité de ses dons d’observation : [à Irún], « tout est blanchi à la chaux selon la mode arabe »94 ; Valladolid est « une ville propre, tranquille, élégante, où l’on perçoit déjà la proximité de l’Orient »95 ; la cité de Dueñas, « située sur une colline, a l’aspect d’un cimetière turc ; les grottes creusées dans la roche vive sont ventilées par de larges tourelles en forme de turban, ce qui leur donne un air de minaret très particulier. Une église à l’aspect mauresque complète ce tableau »96). Cet écrivain reconnaît parfois qu’il serait absurde de continuer à porter les vêtements anciens ou explique que le type espagnol n’existe pas (« tout du moins ne l’ai-je pas rencontré »97), mais s’avère incapable d’échapper aux lieux communs qu’exige son scénario préétabli. Il parle ainsi de bouches africaines, d’air morisque ou d’yeux arabes98 qu’il voit chez les jeunes femmes (autant de remarques inévitables) et met ces éléments en parallèle avec le grand nombre de rousses qu’il assure avoir rencontrées à Burgos99. La contradiction entre stéréotypes d’un côté et logique ou lucidité de l’autre caractérise toute son œuvre : « Le Puerto de los Perros [Passage des Chiens] est ainsi nommé parce que c’est par là que les Maures vaincus sortirent de l’Andalousie, emportant avec eux la prospérité et la civilisation de l’Espagne. L’Espagne, qui touche l’Afrique comme la Grèce à l’Asie, n’est pas faite pour les mœurs européennes. Le génie de l’Orient y perce sous toutes les formes possibles et il est sans doute fâcheux qu’elle ne soit pas restée mauresque ou mahométane »100. Impossible de le dire plus clairement : les auteurs qui voyagent en Espagne doivent impérativement suivre un scénario exotique fixé par avance.
Mais Théophile Gautier n’est évidemment pas le seul auteur concerné.
Maximilien de Habsbourg, qui a réalisé deux voyages dans le Sud de l’Espagne et nous en a laissé d’intéressants commentaires, affirme admirer le passé du pays et apprécier sa réalité présente. Il a cependant encore et encore recours aux interprétations en vogue à l’époque, comme lorsqu’il déclare que le patio sévillan est d’origine orientale, qu’il lie la Casa de Pilatos101 « à la période mauresque » ou lorsqu’il la qualifie de « poétique ». La corrida elle aussi est touchée par cette fantaisie interprétative, même s’il reconnaît que « cette coutume maure a totalement disparu en Afrique »102. Les Gitanes, les histoires de mort et d’amour et les préjugés antijudaïques se mêlent aux califes (encore eux !) lorsqu’il décrit l’alcazar de Séville. Il ajoute à cela l’éternelle sensualité attribuée aux musulmans voire des affirmations on ne peut plus exotiques du style : « la majorité des maisons des villes mahométanes sont en bois »103. Pensait-il aux Balkans en écrivant ces fadaises ? Edmondo De Amicis ne se laisse pas moins emporter quand il relate son séjour à Grenade et ne se départ pas un seul instant de termes comme « magie », « mystère », « mirage », « rêve », « arcane », « hasard », « fascination », etc. : « L’Alhambra avait commencé à exercer sur moi cette mystérieuse et profonde fascination à laquelle nul ne peut échapper et que nul ne sait exprimer »104. Le raisonnement est parfait : si l’objet à définir est indéfinissable et si ce qu’il faut exprimer est inexprimable, il est aisé de glisser n’importe quelle sottise dans ce récit merveilleux. Le problème ne réside pas tant dans la grande beauté de l’Alhambra mais dans les jeux symbolistes, mystérieux et fascinés que nous proposent tous ces vendeurs de rêve bon marché. Nous laissons à nouveau de côté les erreurs et interprétations abusives de cet auteur pour ne pas trop nous éterniser sur le sujet, même si Edmondo de Amicis se fourvoie parfois grandement105. On ne peut en revanche passer sous silence la soif d’exotisme qui anime son ouvrage. Non content de mal se documenter, notre auteur reproduit tout ce qu’il a lu et tout ce qui circule en Europe à propos de cette pittoresque Andalousie. L’élément de comparaison est, bien entendu, l’Orient, contrée la plus exotique qu’il connaisse. C’est ainsi que tout arc outrepassé est immanquablement « turc » et offre une « vision de l’Orient »106, tout comme le cloître de la cathédrale de Tolède est une « vision délicieuse qui rappelle les jardins orientaux que l’on peut entrevoir entre les colonnes des
mosquées »107. Si une cathédrale gothique du plateau castillan provoque chez lui une telle logorrhée, imaginez un peu l’assurance qui est la sienne lorsqu’il chante les louanges de l’architecture de Cordoue : « on vit ici dans un autre monde, tout ici exhale le parfum d’un autre univers : je suis en Orient ! » ; « Il me suffit de voir la mosquée [de Cordoue] pour que me viennent à l’esprit les images de l’éternel plaisir que le Coran promet aux croyants : des images vives, ardentes, brillantes, qui provoquent une ébriété si douce et fugace et qui laissent le cœur dans un abîme de mélancolie »108. L’Albaicín et l’Alhambra offrent eux aussi leur lot de mystère, de harems, de chambres de favorites, de femmes au bain109, de vestiges de sculptures arabes (ce qui est proprement absurde)110, de mystères qui jaillissent de toutes parts et de joie immense lorsque l’on trouve ce que l’on cherche – car n’oublions pas qu’à la fin c’est l’image prédéfinie qui doit triompher111. La description de l’Alhambra par Amicis se veut dramatique, émouvante et théâtrale, mais finit plutôt par être comique112. À sa décharge, il faut reconnaître que tous les autres auteurs de son époque suivaient les mêmes clichés littéraires ; il suffit de se rappeler les pages que Pedro Antonio de Alarcón consacre au Maroc. Amicis, comme d’autres voyageurs de son temps, n’échappe toutefois pas totalement à la réalité. Il reconnaît ainsi à contrecœur : « Quelle sensation désagréable produit chez nous la vision d’un haut-de-forme dans les rues de Cordoue ! Comment peut-on suivre la mode européenne dans ce superbe cadre oriental ? Pourquoi les gens d’ici ne prennent-ils pas l’habit arabe ? Je voyais passer des dandies, des ouvriers, des enfants et les regardais tous avec une grande curiosité, espérant trouver en eux quelques-unes de ces fantaisies andalouses représentées par Gustave Doré, comme cet homme au teint hâlé, aux lèvres charnues et aux grands yeux. Je n’ai rien vu de tout cela, […] je n’ai perçu aucune différence entre les femmes andalouses et les femmes françaises ou les nôtres ; l’antique costume andalou a disparu de la ville »113. Mais, nous l’avons dit, celui qui cherche quelque chose à tout prix finit toujours par le trouver. C’est ainsi qu’Amicis conclut triomphalement, quelques pages plus tard : « J’ai vu [dans les quartiers de Cordoue] des femmes et des hommes au type authentiquement andalou, tels que je les avais imaginés, avec des yeux, des couleurs et des attitudes arabes ». Cela signifie donc que les personnages rencontrés plus tôt n’étaient peut-être pas
andalous… La ressemblance avec le récit d’Alarcón sur le Maroc est ici frappante114.
Dans leur manière d’envisager les choses, les Arabes du XIXe et du XXe siècle présentent des similitudes avec ces auteurs européens mais ils font logiquement preuve d’une sensibilité propre lorsqu’ils parlent de l’Espagne. On retrouve parmi eux des écrivains, des professeurs, des diplomates, des journalistes, toutes sortes de gens qui, pour des raisons très diverses, ont effectué des séjours plus ou moins longs dans notre pays. Il s’agit parfois de simples touristes, parfois de représentants officiels qui, en dépit de longues périodes passées en péninsule Ibérique, n’ont souvent même pas acquis des rudiments d’espagnol (ce qui donne une idée assez claire de leur volonté de communiquer et de comprendre le monde qui les entoure). Dans quelques cas, il s’agit de poètes prolifiques qui ont consacré des ouvrages entiers à notre nation. L’Espagne réelle les intéresse de toute façon assez peu (voire pas du tout) et c’est al-Andalus, modèle mythique suscitant chez eux des émotions, qui concentre tous leurs regards. Dans ces sentiments, on perçoit surtout une grande frustration collective venue du Proche Orient et projetée sur la péninsule Ibérique. Ces auteurs cherchent à exorciser leur désenchantement présent en le dissimulant derrière un passé déformé et une admiration béate. C’est ce que l’on retrouve dans leurs premiers récits et ce phénomène de fond n’a pas changé avec le temps, à quelques rares exceptions près115. Ces écrivains musulmans, qui s’intéressent à l’Espagne, tirent aussi parfois leurs informations d’ouvrages en français, dont la tonalité générale est le plus souvent négative116. Passons rapidement sur leur incompréhension de la musique européenne, généralement critiquée au profit de la musique orientale, ainsi que l’on peut le voir chez Vasif Efendi, ambassadeur turc qui a résidé en Espagne de 1787 à 1789117. Il serait en effet anachronique de critiquer de tels jugements. Cela dit, il ne serait peut être pas mal venu de demander la même tolérance historique pour les Espagnols des époques passées qui ont mal compris (ou n’ont pas compris du tout) certaines manifestations culturelles d’autres civilisations. En tout cas, on pourrait au moins attendre des Arabes contemporains, souvent encore vivants, qu’ils essayent de comprendre
quelque chose à l’Espagne ou, au moins, qu’ils ne se perdent pas en divagations lorsque leurs textes sont diffusés seulement au Proche-Orient et dans le Nord de l’Afrique. À l’évidence, chez les écrivains musulmans, la recréation mythique du passé ou les descriptions irréalistes de l’Espagne doivent servir des causes politiques présentes. Les plaintes et les lamentations abondent chez eux lorsqu’il s’agit de se rappeler les gloires passées. Les Maghrébins, et en particulier les Marocains, font montre à ce sujet d’un esprit vindicatif et parfois agressif qui les pousse à revendiquer tout ce qu’ils voient. L’intervention du pronom « nous » est permanente : « Ils ont pu nous expulser et réduire à néant notre présence politique mais ils n’ont pas pu expulser notre tempérament […]. Lorsque l’on nous a obligés à quitter le pays auquel nous avons enseigné le Coran, interdit l’amour libertin et éduqué dans l’amour chaste et dans le doux fredonnement de la langue arabe, nous l’avons laissé plonger dans la décadence »118. Cet auteur établit ainsi une continuité, un lien, et valide l’idée d’un héritage entre les Andalousiens et les Marocains en se fondant uniquement sur les points communs religieux. Nous savons combien les argumentations raciales peuvent être délétères sous toutes les latitudes, y compris chez les habitants de Tunis, Tétouan ou Salé, qui descendent parfois de familles morisques. Ces écrivains arabes passent par ailleurs sans sourciller d’une période historique à une autre, de l’idéal à la réalité, ignorant les présupposés logiques les plus élémentaires. Il n’existe pour eux d’autre réalité que celle qu’ils imaginent. L’appartenance au groupe « arabe » (dénomination utilisée pour la première fois par al-Kawakibi à la fin du XIXe siècle) confère des droits au moins moraux sur al-Andalus : « Nous étions là, nous vous avons éduqués, nous avons souffert », etc. Celui qui s’exprime ainsi n’a évidemment jamais été un protagoniste de ces événements. Quant aux fameux droits moraux revendiqués, il ne s’agit que de généralités que l’auteur se garde bien de définir car cela serait risqué. Les Italiens donneraient-ils un quelconque crédit à de tels épanchements nostalgiques si les Espagnols réclamaient la possession de Naples, de la Sardaigne et de la Sicile, alors même que la distance culturelle et religieuse entre l’Espagne et l’Italie est infiniment plus faible que celle qui existe entre le Maroc et notre pays ? On peut en douter. Mais il faut croire que chez certains la réalité symbolique est une panacée. Comme dans le cas des textes publiés par les voyageurs européens,
certains passages de livres écrits par des Arabes du XXe siècle contiennent des erreurs si graves que nous sommes en droit de nous demander si leurs auteurs évoquent le même pays que celui dans lequel nous vivons. En 1956, Muhammad al-Umami119 affirme par exemple que « les Espagnols ne mangent pas beaucoup de pain, contrairement à nous ». Nous ne pouvons que rester perplexes face à une telle déclaration, même si ce sentiment est vite balayé par la liste de lieux communs que l’auteur propose ensuite à propos de la femme andalouse et qui est reprise jusqu’à la nausée chez bien d’autres auteurs : « L’Andalousie, dont les femmes présentent des traits de la beauté arabe dans leur silhouette et leur physionomie, dans leurs cheveux longs et leurs yeux noirs, dans leurs visages débordants de beauté, de bonheur et de féminité. Notre séjour à Cordoue a été marqué par la Semaine Sainte, au cours de laquelle les familles sortent dans les rues, vêtues de leurs superbes habits de fête. Les rues de Cordoue fourmillaient de ces femmes accompagnées de leur mari ou de leurs proches. J’ai clairement pu voir chez elles des traits de la beauté arabe, à tel point que j’ai un instant cru vivre à l’époque de la domination arabe. Leur robe de carnaval [ !] était un magnifique exemple de ce passé musulman de l’Espagne dont je me souvenais. Quel visage merveilleux que celui des belles Espagnoles aux traits arabes ! Leur robe noire ajoutait de la beauté et de l’enchantement à l’ensemble, sans parler de la grande broche qu’elles accrochaient dans leurs cheveux ». Le ton décontracté qu’emploient certains auteurs ne suffit pas à valider leur vision des choses. C’est le cas, par exemple, d’Hussein Mones, qui connaît certes l’Espagne mais qui, dans son Viaje de al-Andalus, voit des Arabes partout, invente un « caractère » arabe (aisé à attribuer à tous ceux qui ont bien voulu lui sourire, lui tendre la main ou être aimables avec lui au cours de son séjour), un peu comme si seuls les Arabes avaient un tel comportement : « Je n’oublierai jamais une image que j’ai vue sur la route entre Guadix et Grenade, une sorte de chemin rural similaire à celui de nos champs [égyptiens] »120. Par la suite, il affirme être allé à pied d’Iznalloz jusqu’au carrefour de Darro121 dont il parle (soit presque 40 kilomètres de marche) par une route qui n’avait rien à voir avec les champs égyptiens : ni la végétation, ni les monts, ni les gens. Un laboureur lui propose de l’emmener à dos d’âne, ce que notre marcheur accepte. À partir de là, tout le récit prend une couleur
folklorique contrefaite cherchant à démontrer qu’un paysan espagnol monté sur un âne ressemble à un paysan égyptien qui utilise la même monture. Ce passage donne évidemment lieu à des développements sur la fraternité entre les deux peuples, leur origine commune, etc. Des éléments encore plus agaçants se retrouvent chez la femme de lettres syrienne Ulfat al-Idilbi122 qui commence par considérer comme arabes les maçons byzantins qu’al-Hakam II a fait venir pour décorer le mihrab de la mosquée de Cordoue. Par la suite, elle nomme califes les sultans nasrides (ce que l’on peut encore pardonner à un écrivain romantique européen mais pas à cet auteur) et attribue à la tour de Comares de l’Alhambra une anecdote en réalité liée au bassin de mercure que l’on trouvait jadis dans le salon des Ambassadeurs de Madinat al-Zahra. Elle propose par ailleurs des passages lourds par leur côté inutilement didactique, qui sont écrits pour convaincre ceux qui le sont déjà. Cette femme qui a visiblement visité l’Espagne dans les années soixante est pétrie du chauvinisme panarabe qui règne alors et accumule les clichés. Elle voit des mauvaises intentions là où il n’y en a probablement pas et trouve un Arabe niché au cœur de chaque Espagnol qui lui parle aimablement, ce qui lui permet au moins de faire contrepoids à la propagande israélienne qu’elle prétend sentir partout123. L’importance qu’elle accorde, comme d’autres de ces auteurs, au « sang arabe », pourrait donner lieu à des critiques cruelles à leur égard mais nous préférons nous abstenir. Laissons-la s’expliquer elle-même à ce sujet : « [Un guide de l’Alhambra] a inventé tant de mensonges sur les califes et les princes arabes ; pourtant, notre guide de Cordoue parle des Arabes de manière impartiale et même avec enthousiasme, ce qui me laisse à penser qu’il est d’origine arabe et que le sang qui coule dans ses veines est arabe »124. L’orgueil, la vanité, l’angoisse, la tragédie, la perte d’al-Andalus sont des antiennes que l’on retrouve partout, des termes que l’auteur lui-même utilise, qu’il fait revenir à chaque page et grâce auxquels il peut conclure : « [Je déclare] à voix haute être arabe et être donc la descendante de ceux qui ont érigé ces monuments »125. Une telle affirmation reste pourtant à démontrer. Le faible bagage culturel qu’elle possède (elle adore les pastiches décoratifs pseudo-mauresques de certains hôtels et considère comme « arabes » les patios sévillans dont le modèle date pourtant de la Renaissance) ne l’empêche pas de se piquer de critique artistique et de se montrer puriste. Elle condamne
par exemple la construction d’une cathédrale catholique (« un crime horrible ») à l’intérieur de la mosquée de Cordoue, ce qui est l’un des arguments les plus simplistes que puisse utiliser toute personne ayant lu un petit guide touristique.
Les soudaines convictions militantes en matière d’art, de la part de n’importe quel touriste, quels que soient son pays d’origine et son niveau culturel, ont toujours été pour moi un sujet d’étonnement. Nombreux sont en effet ceux qui considèrent comme une offense au bon goût, à l’esthétique ou à la bien-pensance multiculturelle cette fameuse cathédrale de Cordoue. Il s’agit pour ces visiteurs d’une découverte facile qui permet de prouver pour la énième fois la barbarie de ceux qui agissent de la sorte et l’inhumanité de leur religion. C’est ainsi que notre bienheureux touriste peut rejoindre la grande cause culturelle universelle pour la modique somme que lui a coûté l’entrée dans la mosquée tout en se dédouanant d’avoir approuvé la construction de ce lieu de culte chrétien. Edmondo De Amicis, pour ne citer que lui, s’était déjà élevé contre126 cette cathédrale et contre le palais de Charles Quint à l’Alhambra (le roi lui-même n’avait d’ailleurs pas caché son dépit une fois l’édifice achevé). Pour sa part, Ulfat al-Idilbi en rajoute avec de supposés éclaircissements de guide touristique : « Cet agencement a finalement été bien utile puisqu’en construisant la cathédrale en son sein, ses bâtisseurs ont protégé la mosquée de l’agression des fanatiques, cette canaille dont le monde ne manque pas ». Sans doute serait-il plus sage de ne pas répondre à tant d’ignorance et tant de mauvaise foi et d’éviter d’avoir recours à l’uchronie. Et pourtant, si l’on n’avait pas construit la cathédrale, ou si pour construire la mosquée l’on n’avait pas dû détruire l’église Saint-Vincent qui s’élevait à cet endroit, ou si cette église n’avait pas remplacé un autel romain, etc., que se serait-il passé ? Mieux encore : si la reconquête de Cordoue ne s’était jamais produite et si la ville était encore musulmane de nos jours, qui pourrait garantir que la mosquée existerait toujours ? Est-il vraiment utile d’aller plus loin dans ces suppositions ? Il est vain de convoquer le souvenir des destructions, hybridations, détériorations de certains monuments par négligence, fanatisme ou pragmatisme plus ou moins justifié car c’est le lot commun de tout le patrimoine artistique humain, quelle que soit l’époque, quelle que soit la culture, quelle que soit la religion, etc. Seule une vision
globale des causes, des circonstances et des objectifs peut lever le voile à ce sujet. Il ne s’agit pas de fuir ses responsabilités ou celles de ses ancêtres mais d’aborder la question de manière rationnelle. Cela vaut-il la peine de rappeler aux protestants les destructions que leurs coreligionnaires ont infligées à l’art européen au XVIe et au XVIIe siècle ou à l’art hispano-américain après l’indépendance de l’Amérique latine, notamment au Mexique ? Les musulmans accepteraient-ils d’assumer la responsabilité de leurs ancêtres, qui ont détruit dans d’importantes proportions leur propre patrimoine sans attendre la venue des Européens ? Les catholiques (à commencer par ceux qui vivent en Espagne) pourraient-ils reconnaître tous les méfaits et négligences dont ils se sont rendus coupables dans leur propre pays ? Il ne s’agit pas de brouiller les pistes et de s’adonner à une casuistique sans fin, qui pourrait nous amener à l’absurdité de demander des comptes à ceux qui ont bâti une mosquée sur le temple d’Amon à Louxor, à ceux qui ont détruit une église chrétienne pour construire la grande mosquée des Omeyyades de Damas ou à ceux qui ont fait sauter les bouddhas de Bâmiyân. Allons plus loin. On peut dire qu’il n’a rien compris à l’art espagnol celui qui n’a pas saisi que sa clef d’interprétation réside dans l’accumulation, la superposition et le croisement de diffé-rents courants sociaux, de mouvements historiques et d’accultu-rations que la péninsule Ibérique a connus depuis l’Âge du Fer. C’est ce fameux métissage dont on parle souvent, qui s’exprime ainsi dans son versant artistique, ce métissage qui, en dépit des grands discours faits à son sujet, est si peu pratiqué. Il faut bien reconnaître que nous avons été, nous aussi, plus d’une fois outrés par la présence de chœurs et de retables baroques dans des églises et cathédrales romanes ou gothiques. Nous avons nous aussi du mal à supporter les horreurs post-modernes que les architectes actuels utilisent pour défigurer le centre historique des villes. Nous l’admettons bien volontiers car notre position n’est pas monolithique (nous ne sommes pas animés par la foi du charbonnier que l’on retrouve chez Ulfat al-Idilbi) et nous reconnaissons par la même occasion que nous comprenons les réactions bien intentionnées de ceux qui visitent Cordoue et réagissent naïvement face à la mosquée-cathédrale de la cité. Mais ces sentiments primaires et mal renseignés ne peuvent faire office de réflexion, surtout s’ils conduisent à condamner qui que ce soit. Sous toutes les latitudes, les conquérants ont occupé les centres de gouvernement et les
lieux de culte qui appartenaient jadis aux vaincus non pas par hasard ou par méchanceté mais pour marquer la domination et la majesté du nouveau pouvoir et aussi pour imposer leurs propres canons culturels. Les musulmans, qui ont efficacement anéanti des cultures entières en Asie et en Afrique, ne peuvent donc pas reprocher aux autres ce qu’ils ont eux-mêmes pratiqué.
La conception générale d’al-Andalus, alimentée par l’enseignement de l’histoire dans les pays arabes, oscille entre la glorification du passé (compréhensible si elle n’est pas trop criarde) et l’attitude victimaire liée à la fin tragique de cette période, même si l’on note parfois des nuances. La Tunisie et la Syrie marquent sans nul doute les deux limites extrêmes de l’attitude des pays musulmans à ce sujet. Les livres scolaires tunisiens127 sont finalement assez objectifs, sérieux et adaptés à l’âge des élèves censés les lire. L’éloge d’al-Andalus qui y est fait est acceptable car prudent, modéré et sans agressivité. Ils incluent des fragments pleins d’autocritique comme cet extrait tiré d’un ouvrage de l’historien al-Maqqari qui écrit au XVIIe siècle : « À chaque fois que l’on apprenait que quelqu’un étudiait la philosophie, on l’accusait d’hérésie, on le réprimait et, s’il récidivait, on le lapidait ou on le brûlait vif avant même que le sultan n’ait pu s’en rendre compte. On pouvait aussi le tuer pour complaire à la populace. Les dirigeants ordonnaient fréquemment que les livres de philosophie soient détruits par le feu dès que l’on en trouvait un »128. Les manuels syriens, au contraire, répondent à un endoctrinement et à une politisation qui suivent la ligne ultranationaliste que ce pays connaît depuis des années. Ils déforment les réalités historiques les plus élémentaires, partent de prémisses erronées (confondant par exemple l’aire de répartition des anciens peuples sémitiques avec celle des Arabes actuels129) et proclament que toutes les cultures importantes sont d’origine sémitique. Ils incluent bien sûr dans cet ensemble l’Ibérie pré-romaine, qui aurait déjà été dominée par les Sémites (ce qui est une référence largement exagérée aux comptoirs commerciaux phéniciens et carthaginois) jusqu’à l’arrivée des « occupants colonialistes romains ». Les Wisigoths eux aussi sont considérés comme des occupants et participent de la grande conspiration impérialiste et anti-arabe qui, selon les manuels scolaires syriens, existait déjà à cette époque
lointaine130. Ainsi la conquête arabe n’aurait-elle été qu’un acte de justice historique qui aurait permis de rendre l’Hispanie à ses maîtres légitimes, dans un grand mouvement de libération anticoloniale (et non pas suite à une campagne militaire). Ce mouvement aurait été opéré par la grâce d’une invitation (da’wa) à la conversion religieuse, de sorte que la conquête (fath) d’al-Andalus ne serait en rien une guerre d’agression à visée expansionniste mais un événement glorieux qui montrerait la grandeur des Arabes : « Si les Arabes avaient gagné [à Poitiers], ils auraient dominé la Gaule et l’Europe occidentale, ce qui aurait changé le cours de l’histoire. Le Coran et la langue arabe seraient donc aujourd’hui enseignés à l’université d’Oxford »131. Mais uniquement, bien entendu, dans le cas où il y aurait eu alors une université d’Oxford. Des exemples du même type abondent sous la plume des journalistes, historiens ou érudits. Que le lecteur juge par lui-même. Nous nous bornerons ici encore à présenter quelques textes. Voici par exemple une traduction (la plus fidèle possible) qui montre la vision que Ghassan al-Khouri a de l’île d’Ibiza132 : « Les Arabes sont arrivés [à Ibiza] en l’an 902 de l’ère chrétienne. Et en dépit de la domination des Castillans (ou Espagnols) sur l’île, en l’an 1714, l’île a finalement récupéré son apparence et sa culture catalanes, qui s’étaient imposées lorsque les Catalans y ont fait leur entrée, après le départ des Arabes. Son appellation en langue catalane (Eivissa) signifie « terre du soleil et des frontières entre cultures complémentaires ». Le passage de toutes ces civilisations sur cette île a entraîné un mélange de cultures qui a permis de l’enrichir et de créer une société ouverte qui regroupe Islam et christianisme, modernité et ancienneté, civilisation raffinée et solide caractère berbère […]. Dans un passé lointain, Ibiza a été un point de contrôle stratégique du trafic maritime entre Orient et Occident car elle se trouve, notamment, plus près d’Alger que de Madrid. La plupart de ses habitants sont des étrangers. Alexandre le Grand a ordonné en l’an 711 avant le début de l’ère chrétienne [sic] de conserver l’île d’Ibiza et de la placer sous le commandement de l’Église catalane de Gérone ». Ces élucubrations se passent de commentaires. L’écrivain marocain Muhammad Benaboud, qui se présente comme un historien, ne divague pas moins lorsqu’il expose sa propre vision de la prise de Séville par Ferdinand III le Saint en 1252. Après avoir refusé de qualifier
de « conquête » cette opération militaire133, il évoque le dépit des historiens maghrébins et andalousiens, qui y voient une injustice et qui qualifient donc les rois chrétiens de manière négative « mais ne cessent pas pour autant d’être de bons historiens ». C’est une précision très utile, d’autant qu’elle est précédée d’une autre déclaration tout aussi éclairante : « On peut avoir recours aux sources arabes [précisément aux sources andalousiennes] car elles ont été écrites dans la [sic] langue arabe, mais elles sont bien différentes des sources arabes du Machrek134 ou d’Orient ». C’est grâce à de tels éclaircissements que nous pouvons désormais distinguer les bonnes campagnes militaires (la victoire de Youssef ibn Tachfine en 1086 à Sagrajas, par exemple) des mauvaises (fondamentalement, toutes celles menées par les chrétiens). En effet, « les dirigeants musulmans d’al-Andalus et du Maghreb n’avaient pas la même vision, selon les historiens andalousiens et maghrébins. La principale motivation de ces dirigeants, ainsi qu’elle est présentée par les historiens, est tout simplement de conserver ou d’accroître le pouvoir des responsables politiques musulmans [ ?]. […] Les Sévillans n’étaient prêts ni en termes militaires, ni en termes politiques, ni en termes psychologiques à faire face à une telle agression. La confrontation entre chrétiens et musulmans ne faisait pas non plus partie de leur façon d’envisager les choses […]. Les Andalousiens avaient vécu en paix et en harmonie avec les Hébreux et les mozarabes. C’est pourquoi ils n’ont pas accordé suffisamment d’importance à deux facteurs fondamentaux : le danger idéologique catholique et la supériorité de l’organisation militaire des royaumes chrétiens »135. Il poursuit dans le même sens en forgeant des concepts comme « politique d’annexion », « agression militaire », « imposition du christianisme », « agressivité idéologique », « agression castillane », etc. afin de décrire le camp espagnol. F ace aux chrétiens, les musulmans ont en revanche droit à des notions comme « paix », « cohabitation », « société andalousienne civique » (sic), « supériorité culturelle », etc. S’il nous restait, à ce stade, un quelconque doute à ce sujet, l’auteur le dissipe immédiatement car, selon lui, le cours de l’histoire n’est que le résultat de la volonté divine : « L’incorporation des villes musulmanes d’al-Andalus au Royaume de Castille a été douloureuse pour les historiens andalousiens et maghrébins, mais ils l’ont acceptée avec résignation, comme leur imposait la religion […]. Le destin des peuples est prédéterminé et, même si certaines situations sont difficiles à comprendre ou à accepter, elles
ont été voulues par Dieu, qui en connaît les raisons. Il faut donc s’y résigner. En revanche, les musulmans qui ne suivent pas le droit chemin peuvent être châtiés par Dieu après la mort ou sur Terre. C’est le cas des dirigeants de Séville avant son incorporation au Royaume de Castille »136.
Les écrivains arabes qui ont vécu au XXe siècle abordent le thème « espagnol » en fonction des critères que nous avons déjà vus lorsque nous traitions les ouvrages des ambassadeurs du XVIIe et du XVIIIe siècle. Les romans et les essais arabes s’intéressent proportionnellement peu à l’Espagne (ou à al-Andalus)137, peut être parce que ce sujet exige un minimum de fidélité à l’histoire et laisse peu d’espace aux exaltations oniriques. La poésie arabe se sert en revanche d’al-Andalus comme d’un exutoire pour ses frustrations actuelles, afin de recréer des mythes et une image idéale. Cette tendance permet d’éviter l’autocritique radicale, dont les Arabes ont bien besoin mais qu’ils repoussent depuis longtemps. Pour ce faire, quoi de mieux que d’avoir recours à des paradis perdus (bien entendu toujours détruits par les étrangers) ? Le complexe d’infériorité dont ils souffrent les force à se réfugier dans un passé glorieux fait d’évocations simplistes du fleuve Guadalquivir, de personnages constamment mentionnés (comme le chanteur Ziryab) et de glorioles militaires que l’on pourrait attribuer à bien d’autres peuples au cours de l’histoire138. L’Espagne actuelle et réelle ne suscite généralement chez ces auteurs que des lieux communs ridicules et cela même lorsqu’il s’agit d’hommes de lettres connus. Ce sont toujours les sempiternelles évocations du monde de la corrida ou du flamenco ; les éternelles allusions aux « yeux noirs », aux guitares dont les cordes sont « fiévreuses » ; à don Quichotte, dont la figure139 est appréciée pour ses aspects les plus stéréotypés (le chevalier errant, le nom de Dulcinée, sont autant de prétextes pour donner libre cours à tous les fantasmes 140) ; à don Juan, dont le nom, mentionné afin de raconter des faits qui n’ont aucun rapport ni avec lui ni avec l’Espagne, s’explique avant tout par les obsessions de l’auteur141 ; et surtout à Federico García Lorca, à l’ensemble de sa poésie, que ces auteurs ne connaissent ni ne comprennent vraiment et que peu d’Arabes ont lu en espagnol et en profondeur. De ce poète, ils ne retiennent qu’un folklore superficiel qui
transparaît dans les traductions françaises142 et sont surtout intéressés par les circonstances de sa mort. L’usage excessif qui est fait de Federico García Lorca chez les auteurs arabes est bien résumé par Pedro Martínez143 lorsqu’il évoque l’écrivain al-‘Uyayli. Tenant pour authentique l’anecdote racontée par cet homme de lettres syrien, il écrit : « L’Espagnol, qui trouve chez notre auteur une étrange ressemblance avec Federico García Lorca [comme de bien entendu], se remémore sa mort tragique et récite le romance de la mort d’Antoñito el Camborio144. Se rendant compte que son interlocuteur vient de Grenade, le Syrien lui répond en récitant la version maalufi [sic] du poème de Villaespesa145. Il s’en est suivi un profond silence et, même si aucun des deux n’avait compris les propos de l’autre, ils avaient du moins ressenti une émotion similaire ». Qui pourrait en douter ?
Nous ne pensons pas que les Arabes (ni en tant qu’individus, ni en tant que peuple) soient plus portés à la lamentation que n’importe quelle autre communauté humaine. En tout cas, la génétique ne nous dit rien à ce sujet. Cela dit, l’exploitation des pleurs, des sanglots et des peines comme figures rhétoriques est une constante de la littérature arabe, bien plus que chez d’autres peuples. Tout cela est peut-être lié à une certaine tendance à la théâtralisation lorsqu’il s’agit de décrire les relations et manifestations humaines, à une volonté d’exagérer des complaintes inexistantes, à tout surinterpréter de façon volontaire. Les vers suivants, qui versent dans une élégie incontrôlable, sont un modèle du genre : « J’ai vu Boabdil en train de pleurer parmi les ruines / à l’image de ce qu’aurait fait n’importe quel enfant. / J’ai pu voir deux de ses larmes / et son regard se lever et implorer le ciel »146 ; « Assis dans un coin, je ressasse ma peine, / je rassemble mes larmes. / Je rassemble les reliques des Arabes »147 ; « Arrête-toi un instant à Madinat al-Zahra, / me dis-je, pour pleurer ces ruines : / la ville a succombé à la folie des hommes / […] Une bourrasque maligne / qui a soufflé du Nord / a emporté cette littérature »148. Quelquefois, cette nostalgie pleine de larmes dérive vers le ressentiment : « Ici [à Tolède], le sommet du minaret a été arasé. / Je pleure le sommet du minaret ! / On n’a pas tué ici uniquement des gardes, / c’est toute une civilisation que l’on a anéantie »149. On a du mal à croire les traducteurs et exégètes espagnols qui affirment
que ces auteurs arabes ont fait le voyage en Espagne pour voir les ruines d’alAndalus de leurs propres yeux. Ils ne parlent en effet que de ville magique, de rêverie, de transparence, de pureté diaphane, de contemplation extérieure et intérieure, de « mémoire collective », d’osmose singulière, de visions de stuc et de décorations, de mise en scène fantasmagorique ou irréelle, etc. Ce sont notamment quelques-uns des termes employés par Pedro Martínez pour décrire la façon dont al-Bayati perçoit Grenade150. Mais comme il se trouve que nous avons personnellement accompagné cet auteur irakien lors de sa première visite dans la ville andalouse, en 1973, nous préférons considérer ses propos avec un certain scepticisme et en rester là.
Les Arabes ne sont pas les seuls amateurs de la plainte, ne serait-ce que comme figure de rhétorique. Certains arabisants (même s’il faut reconnaître qu’ils sont peu nombreux) adoptent le même ton plein d’emphase afin de fustiger la société espagnole qui, selon eux, n’est pas assez attentive au monde arabe. Même si leurs déclarations contiennent une part de vérité, il ne faut pas perdre de vue le fait que, dans notre pays, le citoyen moyen ignore presque tout sur tout, y compris en matière de culture espagnole. Il ne s’agit pas d’une circonstance atténuante mais c’est uniquement dans ce contexte général d’aboulie que l’on peut comprendre la question, au-delà des injures supposées ou réelles qu’on lui attribue. Il serait bon que les arabisants s’interrogent sérieusement sur leur façon de faire connaître leur propre travail (souvent de bonne qualité) au lieu de rester en marge de la société, dans une sorte de clandestinité érudite et fière d’elle-même. Certains tombent d’ailleurs malheureusement dans l’extrême inverse en ayant recours à une propagande arabe ou islamique qui ne comprend pas la véritable nature de ce que nous devons défendre. Dès lors, n’importe quel acte, n’importe quelle déclaration, n’importe quelle décision des Arabes ou des musulmans trouvent immédiatement leur défenseur le plus exalté chez un arabisant espagnol, qui est disposé à leur trouver toutes les justifications possibles plutôt qu’à les corriger. Cet arabisant clame alors constamment contre l’ignorance générale concernant le monde arabe et affirme que les seuls qui ont le droit d’émettre une opinion à ce sujet sont les grands prêtres de cette étrange religion que sont les études arabes. Inutile de chercher une cohérence dans tout cela. Il y a
quelques années, la même personne pouvait, un jour, prendre la défense du régime des ayatollahs iraniens et, le lendemain, de celui de Saddam Hussein, qui était pourtant leur ennemi juré. Et rien n’a changé aujourd’hui. Toutefois, en adoptant un tel comportement, ces arabisants ne vont pas bien loin car leurs avertissements disparaissent vite dans le maelström des médias. Ils ne font que grossir les rangs de la gauche réactionnaire qui nous inflige chaque jour ses idées sur le multiculturalisme, l’écologie, l’altermondialisme et une réalité historique qu’elle ne comprend que très mal. Notons au passage que les émissions de télévision, journaux, livres, manuels scolaires et (ce qui est plus grave) les symposiums, journées de réflexion, séminaires, tables rondes et autres monologues érudits sont truffés d’erreurs, de déformations et d’idioties sur les Arabes en général et sur alAndalus en particulier. Il est vrai que les spécialistes de n’importe quelle autre discipline (depuis le latin jusqu’aux études latino-américaines en passant par la physique) pourraient sans doute en dire de même. Pour ma part, il ne saurait être question de dresser une liste de ces erreurs, en faveur ou à l’encontre des Arabes, car elle serait toujours incomplète. Soulignons seulement combien se trompent certaines belles âmes qui cherchent à remplir le vide avec tout et n’importe quoi. C’est ainsi que certains ont pu inventer des « Jeux olympiques d’Aben Humeya » dans les Alpujarras ou parler du château de Niebla, « qui accueillera des soirées andalousiennes […] avec tout un programme de repas agrémentés de danse, de musique et de théâtre [sic] d’al-Andalus »151. Il s’agit avant tout d’un vaste montage touristique et commercial qui est, en lui-même, tout à fait innocent mais qui, dans le contexte actuel de propagande islamique, dépasse le simple cadre de la recréation ludique. Il contribue en effet à fixer dans les esprits des idées totalement erronées, comme l’existence d’un hypothétique théâtre andalousien. L’intérêt suscité par la pénétration physique, religieuse et économique de l’Islam en Andalousie est visible lorsqu’on lit la presse quotidienne (cela est moins vrai de la radio et la télévision, qui ne veulent surtout pas alarmer la population). Dès 1982, le maire de Cordoue, Julio Anguita152, est entré en conflit avec l’évêché de la ville car il désirait remettre deux églises à la communauté musulmane locale qui naissait alors tout juste. Par ailleurs, entre 2001 et 2004, d’importantes tensions entre la population espagnole et des
immigrés marocains ont secoué la zone d’Almería et de Huelva. Ce conflit, pour le moment larvé, n’en est pas moins en germe, tandis que les autorités, qui n’ont aucune vision à moyen ou long terme, adoptent la seule attitude raisonnable qui soit : maintien de l’ordre public, protection des individus et des communautés. C’est précisément la ligne de conduite que suivaient les autorités à l’époque de « l’Espagne des trois cultures », qui n’était pas épargnée par les chocs entre groupes religieux, même si certains s’évertuent à parler de « sublime cohabitation »153. On est donc en droit de se poser la question : al-Andalus serait-il de retour ?
Quiconque connaît le Sud de l’Espagne sait qu’à l’heure actuelle (et probablement pour de nombreuses années à venir), la base sociale et culturelle de cette région est solide. Il paraît donc difficile que la zone redevienne profondément musulmane, en dépit de l’évolution des choses. L’Andalousie est fermement rattachée au tronc commun espagnol et donc à la civilisation européenne, latine et chrétienne. Seuls ceux qui versent dans la rêverie peuvent donc imaginer une Andalousie islamique (comme ils peuvent bien imaginer le Levant, la Manche, l’Estrémadure ou l’Aragon comme des régions musulmanes). Cependant, le simple fait qu’il existe des revendications en ce sens peut contribuer à rendre bien plus difficile la coexistence entre communautés dans le Sud de l’Espagne. Les intellectuels arabes, qui perçoivent le monde à partir de leurs propres intérêts, s’enthousiasment généralement pour tous ceux qui exaltent une vision d’opérette de l’Andalousie, pleine de couchers de soleil sur le Guadalquivir et de méditations dans les jardins mauresques. Mais ils vont plus loin en concevant véritablement une Andalousie arabe et islamique, comme si les poètes andalous dont nous venons de parler, les hommes politiques du cru ou les « forces vives » de l’époque franquiste (souvent enclines à vanter un alAndalus fantasmé) avaient eu le moindre désir de réarabiser leur terre. Leur ignorance à propos des réalités du monde musulman n’allait tout de même pas aussi loin. Ahmad ‘Abd al-‘Aziz154 croit découvrir chez le poète Joaquín Romero Murube un sentiment de patrie andalouse qui l’enchante lorsqu’il lit ses poèmes sur la nature, les arbres morts, la lune ou les bains, tout comme il
croit le découvrir dans le Guadalquivir si cher à Ricardo Molina155. Il prend au sérieux des déclarations exaltées comme celle de Fermín Requena156 : « [Mohammed Ier] a choisi pour son royaume la ville de Grenade comme capitale, cité si belle, si aimable et sans pareil, cette jolie sultane qui s’étend au pied des collines historiques de l’Alhambra et de l’Albaicín, celle qui se couche voluptueusement pour contempler sa beauté dans le miroir limpide de sa vallée sans fin, celle qui recueille les complaintes amoureuses du Genil et du Darro, celle qui se sent amoureusement protégée par les sommets agrestes du Veleta157, du Mulhacén158 et de l’Alcazaba159, gigantesques guerriers couronnés par la blancheur de la neige, qui montent la garde à tout instant sur l’horizon si vaste du plus bleu et du plus diaphane des ciels andalous ».
Les apologistes à outrance d’al-Andalus sont nombreux. Beaucoup d’entre eux, y compris quelques arabisants, prônent sa résurrection et reprennent à satieté et sans le moindre recul critique l’idée de paradis perdu160. Cette idéalisation est également l’œuvre d’historiens et de chroniqueurs locaux161, comme Fermín Requena, dont nous venons de parler. On la retrouve aussi chez des écrivains et des hommes politiques, comme Antonio Gala ou Blas Infante162. Nous ne répéterons pas ici les observations que nous avons déjà faites à propos du Manuscrito carmesí163 mais il n’est pas inutile de rappeler quelques-uns des paragraphes les plus édifiants de la pensée de l’auteur : « Le paradis tant désiré que la Castille a rêvé de piller et a fini par piller », « est passé du rang de joyau de l’univers à celui de mendiante, de mère des fripons. Elle est passée de la civilisation la plus raffinée à l’analphabétisme le plus douloureux », « Mais elle chantait, tandis que l’air léger faisait bouger les oliviers dans le paysage et que la lune blanchissait car elle la caressait et le soleil la léchait », « Cette unité de l’Espagne a toujours été imaginaire ; c’est une unité imposée sur la base d’une religion elle aussi imposée, surtout en Andalousie »164. Ces extraits font preuve non seulement de graves inexactitudes (comme la confusion entre al-Andalus et Andalousie ou l’idée récurrente d’un paradis perdu) mais aussi d’une volonté persistante d’exploiter une attitude victimaire en récriminant et en se lamentant pour des problèmes qui sont ceux de toutes les régions espagnoles et alors qu’aucune n’a échappé à l’obscurantisme, à la censure et à la propagande des médias
officiels durant le franquisme. À propos des louanges d’Antonio Gala envers al-Andalus, l’historien Manuel González Jiménez écrit très justement : « Ceux qui lisent ses œuvres apprennent d’Antonio Gala que la reconquête « n’a pas été un cadeau » pour les Andalous mais plutôt « le plus grave des cataclysmes : la perte de ses traits caractéristiques et la perte de la propriété de ses terres, distribuées dès lors de manière injuste et contreproductive ». La « perte de ses traits caractéristiques » : on ne saurait exprimer plus clairement la confusion entre Andalousie (celle d’aujourd’hui, celle d’hier, celle de toujours) et al-Andalus, devenu une référence archétypique de l’« idéal andalou », un al-Andalus qui est, en fin de compte, conçu comme une nostalgie ou un regret du paradis perdu »165. Mais il y a des extravagances plus graves que celles d’Antonio Gala. Ce sont, par exemple, les divagations pseudo-historiques de l’idéologue de l’andalousisme Blas Infante, personnage dont l’assassinat tragique pendant la guerre civile ne peut pas nous obnubiler au point de tenir ses propos pour des dogmes. Ses écrits manifestent surtout un manque criant d’informations et une ferveur régionaliste comparable à celle de l’essentialisme paranoïaque du nationaliste basque Sabino Arana166. À sa décharge, on peut dire que la situation économique et sociale de l’Andalousie au début du XXe siècle était déplorable, contrairement à la situation que connaissait alors le Pays basque, mais cela ne justifie en rien des élucubrations historiques comme celle qui consiste à rejeter la faute sur les apports « germaniques » du reste de l’Espagne. Dans l’ouvrage Andalucía desconocida167, Blas Infante fait montre d’un ethnocentrisme indéfendable d’un point de vue rationnel mais aussi d’une idéalisation inimaginable de l’être de l’Andalousie, notion abstraite et générale. Un être qui n’existe pas, même si l’on pense que les Andalous d’aujourd’hui (bien entendu les seuls véritables Andalous) ont toujours existé depuis l’époque de Tartessos, même si l’on réduit leurs interactions avec l’extérieur à un simple fait de résistance (face aux « Germains » ou aux « chrétiens »), même si l’on identifie les Andalous actuels aux Andalousiens musulmans du passé. Les interprétations historiques de Blas Infante se disqualifient en fait toutes seules et sa volonté de réduire l’Andalousie authentique à la seule période musulmane est au minimum un abus de raisonnement. Elle revient à mépriser ou à ignorer tout ce qui a eu lieu avant cette époque et tout ce qu’elle a reçu de l’extérieur168, à perdre tout sens de la
mesure et à verser dans les mêmes excès que tous les petits catéchismes politiques. Blas Infante ne s’arrête d’ailleurs pas là : il déforme et dédaigne tout ce qui est survenu en Andalousie depuis 1492, comme si les cinq derniers siècles n’avaient pas été aussi déterminants pour la région que les siècles précédents ; comme si sa naissance en tant qu’entité bien différenciée ne remontait pas à la Reconquête et au XIIIe siècle ; comme si ses nombreuses merveilles architecturales de la Renaissance et de l’âge baroque ou néoclassique n’étaient pas véritablement andalouses ; comme si la foi religieuse de la majeure partie de la population andalouse, avec ses multiples ramifications, était méprisable ou étrangère à son être ; comme s’il fallait balayer tout cela pour recouvrer la liberté ; comme si, enfin, le style, le concept, le comportement des Andalous face à l’existence avaient quoi que ce soit à voir avec le monde islamique. Cette infatigable exaltation de l’Andalousie musulmane le pousse à assurer, de manière contradictoire, que ceux qui peuplent cette terre « cultivent l’art pour l’art, sans finalité pratique, sans pensée magique » depuis l’Âge du Bronze puis à valider la légende de Rodéric, selon laquelle le roi wisigoth Wittiza aurait ordonné de faire fondre les armes pour en faire des outils agricoles et de détruire les fortifications. Ses allusions au « sang andalou » qui coulerait dans les veines des fils de Wittiza ne sont guère plus évocatrices que celles aux « peuples ruraux andalous [qui] subsistent ici, ces peuples de race pure, tandis que les villes se remplissent d’étrangers. L’Andalousie n’a pas disparu. Elle est restée dans les campagnes, devenue une esclave sur son propre territoire. […] C’est l’Andalousie du peuple morisque, du peuple des manœuvres agricoles, du véritable peuple andalou, créateur des cultures les plus intenses de l’Occident ». Laissons de côté cet amalgame confus entre race et culture, que l’on retrouve dans les œuvres de Blas Infante. Passons aussi sous silence le fait qu’il ignore totalement que l’Andalousie actuelle est une création des chrétiens du début du XIIIe siècle, qu’elle se limitait alors à la vallée du Guadalquivir et n’avait aucune unité géographique ou culturelle préalable169. Contentons-nous de reproduire la version de l’Andalousie musulmane qu’il nous propose et espérons avec Blas Infante que personne n’en prenne offense : « L’Andalousie les appelle [les musulmans]. Ils se méfient. Ils viennent : ils reconnaissent la terre et trouvent un peuple cultivé mais bafoué et désireux
d’être libéré. […] Le régime féodal germanique touche à sa fin. C’est le début de la liberté culturelle. […] Peu après, l’Andalousie se soulève contre l’empereur arabe occidental. Elle choisit170 un prince omeyyade. Elle recouvre enfin la liberté. Al-Andalus, Andalousie libre et hégémonique dans toute la péninsule Ibérique ! […] En Andalousie, tout le monde savait lire et écrire. […] Il ne peut exister d’économie sociale qui assure plus de bien-être que celle qu’elle connaissait. Les fruits les plus délicieux ne coûtaient rien. […] L’Andalousie chante et sa musique se propage sur tout le continent pour en ravir les peuples. Mais l’Europe frémit d’envie, elle brûle de rancœur. Elle est chrétienne et l’Andalousie, avec son nom islamique, est un libre penseur. […] Tous ses grands hommes, ses théologiens, ses philosophes, ses médecins, ses poètes sont des disciples de l’Andalousie. Mais ils la détestent. Elle n’est pas chrétienne ! Les barbares expulsés avec l’aide des Arabes reviennent nous combattre avec la collaboration de l’Europe entière. Les croisades ! Le vol, le meurtre, l’incendie, l’envie destructrice, tout est fait au nom de la croix. Ils nous volent notre territoire péninsulaire ». Avec une telle avalanche d’exagérations et d’excès, l’Andalousie n’a pas besoin de plus de mythes chauvinistes pour se confronter à la Région de Murcie, à la Manche, à l’Estrémadure ou même à ceux qui peuplent ses villes. Quand mettra-t-on donc en place des politiques d’améliorations économiques, sociales et culturelles (lesquelles dépendent aujourd’hui du gouvernement régional autonome) qui seules permettront d’éradiquer de telles absurdités ?
Nous l’avons dit, l’être de toute entité politique est le résultat, la somme de toutes ses étapes historiques. Dans le cas de l’Andalousie, la période musulmane en est évidemment une. Mais il faut aller encore plus loin et établir quels éléments ont été intégrés et ont survécu dans les sociétés actuelles mais aussi dans quelle proportion ils ont eu une influence sur leurs comportements et leurs perceptions. Nous ne répéterons pas ici des arguments déjà exposés171 mais il nous faut encore insister sur le fait que les survivances islamiques ou arabes sont rares en Espagne et même en Andalousie. Il ne s’agit pas d’un jugement de valeur mais d’une réalité. Malheureusement, l’obstination dont font preuve certains, y compris chez les
érudits, montre que beaucoup de gens ne veulent pas renoncer à leurs rêves, quand bien même ils seraient contreproductifs dans la société actuelle. L’observation des réalités contemporaines ne les émeut pas et ils se bornent à faire peser toute la responsabilité d’un seul côté de la balance, comme dans le cas espagnol (le nôtre bien sûr), alors que, dans la pratique, la cohabitation entre plusieurs communautés devient invivable. Même aujourd’hui, la longue liste de conflits dans lesquels sont impliqués les musulmans (dont Huntington a tiré des statistiques très sérieuses) ne les trouble pas et ils cherchent à tout prix à imposer leur idée d’une cohabitation exemplaire entre religions à des époques lointaines. Mais comme les faits sont têtus, ils ont recours à une échappatoire bien commode : s’il n’y a pas eu fusion entre les cultures dans l’Espagne du Moyen Âge, c’est uniquement de la faute des chrétiens – ce qui, nous l’avons vu, n’est que partiellement vrai. Dans un ouvrage intéressant, le professeur Manuel Barrios172 valide cette vision partiale des événements dans la Grenade du XVIe siècle. Il a beau jeu de déclarer vouloir garder ses distances aussi bien avec le « mythe orientaliste » qu’avec la « négation de l’autre ». Mais dans les cinq cents pages qui précédent, il s’évertue à démontrer que seuls les chrétiens étaient responsables. Son livre est certes bien conçu et documenté mais cela ne nous oblige pas à croire à sa thèse principale les yeux fermés, d’autant moins que son texte est truffé de jugements moraux à l’égard des uns (qui les méritent peut-être) et d’excuses pour disculper les autres. Les explications biaisées de Manuel Barrios sur les martyrs des Alpujarras sont particulièrement éloquentes : il comprend les Morisques qui commettent des atrocités car ils ont souffert auparavant tandis que les chrétiens qui font de même n’ont, à son avis, aucune excuse possible car ils ne sont mus que par la cupidité, la vengeance et le fanatisme. La documentation qu’il utilise va toujours dans le même sens. Insister dans ce cadre sur les bienfaits du métissage, alors qu’il n’y a jamais eu métissage massif dans « l’Espagne des trois cultures », c’est méconnaître que l’obstination des chrétiens (obstination dont Manuel Barrios parle abondamment), qui désiraient à tout prix absorber les vaincus, allait de pair avec le refus systématique des Morisques de s’intégrer, même superficiellement, en dehors de quelques exceptions. C’est aussi ignorer le fait que, si ce métissage s’était produit à grande échelle, le choc entre chrétiens et musulmans aurait été impossible puisqu’il n’aurait pu reposer sur
aucune base sociale, en dépit des appels des pouvoirs publics et du bas clergé en ce sens.
Aujourd’hui comme hier, la question est la suivante : la cohabitation entre plusieurs cultures est-elle possible, puisque la reconstitution pure et parfaite d’al-Andalus semble une chimère ? Pour y répondre, il faut d’abord dire que la situation actuelle diffère fondamentalement de celle du XVIe siècle pour quatre raisons : 1) la société espagnole actuelle ne cherche pas à imposer quoi que ce soit à quiconque ; 2) les musulmans aujourd’hui présents en Espagne ne sont pas des autochtones mais des immigrés de fraîche date ; 3) notre système constitutionnel et juridique garantit de manière générale la liberté de culte et d’opinion ainsi que la protection de la vie privée tant que les conduites de chacun respectent le code civil et le code pénal ; 4) nous ne sommes pas en présence d’une guerre idéologique contre l’Islam, contrairement aux époques passées (et nous souffrons même parfois de l’excès inverse).
Pourtant, pour parvenir à une coexistence harmonieuse non seulement en apparence mais aussi dans les faits, il faut que ceux qui viennent de pays étrangers (quelle que soit leur origine) participent sincèrement aux affaires de l’Espagne et défendent l’intérêt général du pays. C’est à ce prix qu’ils pourront être considérés comme des compatriotes, au-delà des différences de croyance religieuse – il est par exemple évident que, dans tout contentieux qui pourrait surgir entre l’Espagne et la Suède à l’heure actuelle, l’appartenance de l’une au catholicisme et de l’autre au protestan-tisme n’aurait aucun rapport avec le sujet débattu. Il faudra donc que ces nouveaux venus ne s’enferment pas dans des ghettos et ne fassent pas preuve en permanence d’une attitude méfiante et distante à l’égard de la société
majoritaire. Le fait que la devanture d’une boucherie mentionne les termes « alimentation orientale » en espagnol et « boucherie islamique des Arabes – viande hallal » en arabe peut paraître anodin. Pourtant, cela peut traduire une attitude de dissimulation ou de camouflage pour éviter d’avoir à présenter les choses comme elles sont. Il ne s’agit pas de retirer aux musulmans leur droit de consommer la viande comme ils le souhaitent, mais d’exiger seulement de la transparence et de la loyauté.
À l’image du politologue italien Giovanni Sartori, nous ne pensons pas que la culture des immigrés de confession musulmane s’intègrera fatalement dans nos sociétés. Il se pourrait même que le contraire se produise et c’est pourquoi nous devons mettre en avant les valeurs philosophiques, éthiques et politiques de notre civilisation. C’est à ce prix que nous obtiendrons une adhésion lente mais volontaire des immigrants à nos valeurs démocratiques. Les politiques ethniques différenciées, la prééminence accordée à la foi, la création de ghettos ou d’écoles islamiques seront des conséquences inévitables et irrémédiables si nous continuons sur la pente actuelle en favorisant un multiculturalisme théorique qui, dans la pratique, aboutit à la marginalisation volontaire de chaque communauté. L’école laïque (qui n’admet aucun traitement de faveur pour quelque raison que ce soit) doit être l’instrument central et le point de départ de l’insertion sociale pour ceux qui viennent de l’étranger, même si le comportement béat et simpliste que l’on retrouve chez les tenants de la « pensée faible » pousse à proposer une surprotection dont nous ne sommes même pas sûr que les immigrés la désirent. Si les hommes politiques et les sociologues veulent réellement servir leurs peuples, ils doivent cesser de penser en fonction des bonnes intentions des uns et des autres et adopter une attitude éthique et responsable. Ils doivent aussi considérer la possibilité qu’à moyen terme, les résultats de leurs bonnes intentions pourraient accroître la difficulté d’inté-gration sociale et culturelle des immigrants, situation dont ils seraient eux-mêmes les premières victimes. Cette préoccupation est aussi celle de la journaliste italienne Oriana Fallaci. Dans un livre courageux mais mal compris, La rage et l’orgueil, elle attaque plus les Italiens que tout autre collectif et dénonce des problèmes très
concrets, que l’on peut aussi retrouver en Espagne. Elle présente une série d’exemples directs et visibles (évidemment très gênants aux yeux de certains) et relate des expériences qu’elle a elle-même vécues (c’est pourquoi nul ne peut la traiter d’ignorante). Un témoignage personnel dont la virulence et le style tonitruant ont choqué les tartuffes et hypocrites, qui n’ont d’ailleurs pas hésité à poursuivre son œuvre pour mieux récolter les bénéfices liés à son nom. Ses questions remettent en cause le cœur du conformisme occidental (et donc espagnol), qui aime, en guise de tolérance, inhiber toute différence et se reporter vers les distractions frivoles ou les culpabilités imaginaires. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre son interpellation au pape, qui avait demandé pardon aux musulmans pour les croisades, alors que ces mêmes musulmans n’ont jamais présenté d’excuses pour s’être emparés du Saint Sépulcre ou de la péninsule Ibérique – sans parler des dangers qu’ils font peser sur nous à l’heure actuelle173.
Débarrassons-nous du bon sauvage
Les Arabes ne sont évidemment pas, à titre individuel ou collectif, des représentants du bon sauvage, cet être idéalisé qui n’a jamais été trouvé nulle part sur le globe depuis le XVIIIe siècle. La civilisation arabe est une grande civilisation, extraordinairement ancienne et complexe, et ses membres ne possèdent donc aucun des traits distinctifs de l’homme à l’état de nature, tel que l’ont imaginé les écrivains du Siècle des Lumières. Ce mythe est toutefois plus vieux qu’on ne le croit souvent, puisqu’il plonge ses racines dans des œuvres comme Le Philosophe autodidacte d’Ibn Tufayl (11101185), le Criticón de Baltasar Gracián (1601-1658) ou Les Aventures de Simplicius Simplicissimus de Hans von Grimmelshausen (1622-1676). Pourtant, depuis qu’il a pris conscience de l’hégémonie qu’il exerce sur la planète (c’est-à-dire précisément depuis l’époque des Lumières), l’homme occidental s’est mis à supposer, voire à croire fermement qu’en raison de ses propres insuffisances, un autre monde était possible174, au-delà d’un quotidien si souvent insatisfaisant. C’est de là que vient l’idéalisation du passé comme archétype, c’est de là que vient la recherche (au sein d’une société donnée ou à l’étranger) de personnes non contaminées par le
développement technique, la mécanisation ou la corruption des communautés civilisées. Avec le progrès dans les communications et la prise de contact avec des peuples jadis inconnus ou méconnus, l’homme est entré dans une ère de découvertes qui l’ont conduit à idéaliser certaines sociétés. Cette ère n’est pas terminée – elle a commencé avec le Candide de Voltaire et se prolonge aujourd’hui avec la vision du Tiers-Monde comme sauveur de l’humanité175. Tout cela n’a d’autre base que la volonté déterminée de l’occidental en quête d’un Autre fantasmé – du moins lorsque cette volonté existe. C’est ce que dit Elisabeth Frenzel : « Le noble sauvage n’est que le frère cadet du berger d’Arcadie. L’idée d’un âge d’or a aussi produit avec le noble sauvage (bien que de façon plus indirecte que chez les Arcadiens) une figure poétique […]. L’origine de l’image du noble sauvage est à chercher dans le malaise de la civilisation, mâtiné d’une espèce de sentiment de culpabilité qui attribue aux hommes primitifs, pas encore infectés par les conquêtes et effets pervers du progrès, un style de vie plus heureux mais aussi moralement supérieur. Cette vision cherche à remplacer l’ordre moral et politique actuel par l’impulsion primitive de l’être humain non corrompu, qui ferait en toutes choses ce qui est bon »176. Mais les Occidentaux pleins de bonnes intentions (et qui ne subissent pas à long terme les conséquences de toutes les vertus qu’ils attribuent à ces hommes purs) ne sont pas troublés par le caractère irréaliste de leur recherche. Il leur suffit de continuer à chercher pour continuer à rêver de lendemains qui chantent – une conception utopique totalement étrangère au bon sauvage. Tout cela semble bien évident et il paraît même honteux de le rappeler. Pourtant, génération après génération, on reproduit des schémas et mécanismes identiques. Il y a quelques pages, nous évoquions le fait qu’au XIXe siècle, ce sont les Espagnols qui ont été consi-dérés par les voyageurs et écrivains européens comme des bons sauvages. Nous avons aussi rappelé au passage que les roman-ciers et anthropologues romantiques ont considérés les Maures de la même façon. Dans un cas comme dans l’autre, cette attitude est insensée mais elle sert d’exutoire à bien des frustrations. Ce mythe du bon sauvage est par ailleurs irrémédiablement lié à un autre mythe non moins trompeur, celui du paradis perdu et celui de l’expiation de nos fautes en raison du péché originel – que l’on retrouve dans le judaïsme et le christianisme. L’Arcadie heureuse, idée commune à de nombreuses sociétés,
permet d’illustrer l’idée mensongère d’un état primitif, d’un bonheur initial qui a été perdu. C’est une sorte d’étape de l’innocence, d’un âge d’or ou d’un paradis auquel on finira par retourner, car les espoirs et les rêves sont toujours plus forts lorsqu’il s’agit de revenir à quelque chose qui a déjà existé, même si ce quelque chose s’est perdu. Dès les écrivains classiques (en commençant par Hésiode), l’humanité a développé la croyance en un Eden dont nous avons été expulsés – et la Genèse biblique ne montre pas autre chose avec l’histoire d’Adam et Eve. C’est pourquoi les comédies antiques s’intéressent si souvent au motif du pays de Cocagne. On retrouve aussi cette idée dans les amours parfaites entre bergers, chez Théocrite ou chez Virgile (Bucoliques), ces histoires permettant d’oublier la dure réalité politique et sociale d’une époque donnée. Horace et Ovide eux-mêmes ont repris ce motif pour l’opposer à leur situation présente, pour la nier et se réfugier dans un monde idéal. Par la suite, le christianisme, qui a adopté le mythe juif du paradis, l’a transformé en un royaume de paix et de bonheur qui adviendra à la fin des temps.
Tout cela n’est qu’un ensemble de mythes et al-Andalus les a tous récupérés : l’expiation de la faute originelle par les dirigeants (voir le texte de Benaboud dont nous parlions plus haut) doit conduire à la perte du paradis dont les habitants, cependant, avaient joui d’un bonheur, d’une prospérité et d’une culture enviables. Le cycle s’achève avec la volonté de retrouver cet état initial. Bernard Lewis le dit admirablement lorsqu’il évoque l’ensemble du monde musulman : « L’autre image, tout aussi absurde, repose sur l’idée d’une union dans la foi. Il s’agit d’une utopie interraciale dans laquelle les hommes et les femmes qui appartiennent à différentes races et qui professent des religions différentes cohabiteront en un âge d’or, fait d’harmonie parfaite, de droits égaux pour tous et de possibilités incalculables. Ils travailleront ensemble, sans relâche, pour le progrès de la civilisation »177. Nous savons cependant que des notions comme la tolérance et l’intolérance sont assez récentes et que leur origine n’est pas islamique mais occidentale. L’Europe chrétienne elle-même ne pratiquait pas la tolérance et ne critiquait pas les autres sociétés qui ne la pratiquaient pas non plus. L’islam n’était pas fustigé pour ses méthodes violentes (car c’était un phénomène normal) mais parce que sa doctrine était considérée comme fausse par les chrétiens.
Les tentatives de rapprochement doctrinal pacifique sont anciennes chez les chrétiens, tandis qu’elles brillent par leur absence chez les musulmans, mais cela ne signifie pas que les chrétiens aient été fondamentalement meilleurs. Comme le montre Darío Cabanelas lorsqu’il évoque l’œuvre de Juan de Segovia, écrite suite à la chute de Constantinople et à sa conquête par les Turcs, ces rapprochements n’avaient pour autre objectif que le prosélytisme et la conversion des infidèles, que l’on pouvait sortir de l’erreur grâce au labeur des missionnaires. Ce labeur incluait l’apprentissage de l’arabe et des bases de la foi islamique ainsi que la création d’un climat de concorde mais uniquement dans le but de christianiser celui qui ne l’était pas encore. Les maigres résultats obtenus à Grenade par Hernando de Talavera avec cette méthode ont conduit à la délaisser, mais elle est parfois réapparue de manière sporadique. C’est ce que nous avons vu dans le chapitre « Le mythe des trois cultures » du présent ouvrage lorsque nous avons évoqué les conclusions insignifiantes de la « Rencontre des trois grandes religions » de Cordoue, en 1998. De ce point de vue-là, les musulmans ont une vision beaucoup plus claire des choses. Leur objectif est, bien entendu, l’islamisation universelle, sans faille et sans discussion doctrinale ou dogmatique d’aucune sorte. Ils participent à ce genre de manifestations (généralement parrainées et organisées par des chrétiens) uniquement par courtoisie ou par souci de propagande. En aucun cas ils n’admettraient que l’on puisse discuter ce qu’ils considèrent comme la vérité sur un pied d’égalité, en comparant cette vérité avec les erreurs des autres. C’est ce qui donne lieu à la division du monde entre, d’un côté, le dar al-Islam (demeure inviolable de l’Islam, de la soumission et de la paix) et, de l’autre, le dar alharb (demeure de la guerre), cette seconde catégorie correspondant à tous les territoires qui ne sont pas encore soumis à leur foi178. Nous faisons ce rappel d’ordre religieux car le monde dans lequel nous vivons baigne trop dans les mythes et manque singulièrement de clarté. Il ignore trop souvent quels sont les véritables fondements des rapports entre communautés humaines à grande échelle. Le monde occidental (si nous admettons qu’une telle catégorie existe) traîne comme un boulet un complexe de culpabilité qui le paralyse et le tourmente sur le plan moral. Il va même jusqu’à stériliser la plupart des actions positives qu’il pourrait mener, non pas pour réparer des torts (réels ou imaginaires), non pas pour combler des
sentiments caritatifs ou paternalistes, mais simplement par solidarité humaine. Nous en faisons déjà beaucoup mais le poids des grandes puissances et des multinationales s’ajoute à une série d’images (qui ne sont admises qu’au sein des sociétés occidentales, pas en dehors) qui rend impossible toute action politique, économique ou même militaire. Ces actions sont pourtant indispensables afin de mener à bien les changements dont a tant besoin le Tiers-Monde pour atteindre la prospérité.
Le bon sauvage n’a jamais existé, pas plus en al-Andalus qu’ailleurs. Ce que l’Islam a perdu n’est en rien un paradis originel. Et si les musulmans de péninsule Ibérique ont commis des péchés qu’ils doivent expier, c’est à leurs coreligionnaires ou à leurs descendants d’y réfléchir. Qu’ils réfléchissent, donc, et ne nous impliquent pas dans leurs frustrations et leurs échecs : ce sont les leurs avant toute chose.
1 Bien que ce ne soit pas le sujet de notre ouvrage, il n’est pas inutile de rappeler que la falsification, la distorsion ou l’abus de langage constituent, étant donné l’influence considérable des médias, un grave problème pour la culture et la société actuelles. Certains termes deviennent magiques sous l’effet de la publicité et favorisent grandement l’aliénation et l’abrutissement du public. Des termes comme « vieux », « ancien », « sérieux », « national », « sacrifice », « fermeté », « charité », etc. ont été irrémédiablement bannis du discours public, tandis que d’autres vocables comme « ludique », « naturel », « intégral », « jeune » ou « nouveau » semblent inévitables dans ce cadre. C’est ainsi qu’un homme politique peut affirmer que la société galicienne est nouvelle, ouverte, dynamique, moderne, etc. Pourtant, l’on pourrait en dire autant de la Chine, du désert des Monegros ou de Madagascar. De la même façon, dans une publicité, les vêtements sont forcément « frais et colorés », tout comme la sauce tomate promue dans la foulée ou un numéro de téléphone destiné au renseignement du public. 2 À ce sujet, voir Gil Egea, África en tiempos de los vándalos, 37, 40, 72, 95, 136, 144, 157, 275, 394, 416, 424, 440 et 447.
XII,
12, 28,
3 Pedro Chalmeta, « Al-Andalus : la implantación de una superestructura », in Ruptura o continuidad. Pervivencias preislámicas en alAndalus. Cuadernos emeritenses, 15, Mérida, 1998, 111. 4 Juan Zozaya, « 771-856 : los primeros años del Islam andalusí o una hipótesis de trabajo », in Ruptura o continuidad. Cuadernos emeritenses, 15, 94. 5 Capitale de l’Estrémadure, Mérida est notamment connue pour ses impressionnantes ruines romaines, dont celles de l’aqueduc des Miracles, qui approvisionnait la ville en eau depuis le lac de retenu de Proserpine. [NdT]
6 Luis Caballero Zoreda, « Arquitectura visigótica y musulmana. ¿Continuidad, concurrencia o innovación ? », in Ruptura o continuidad. Cuadernos emeritenses, 15, 155. 7 Juan Zozaya, « El mundo visigodo : su supervivencia en al-Andalus », in Hispania, al-Andalus, Castilla. Jornadas históricas del Alto Guadalquivir, Jaén, 1998, 83 et ss. 8 Ibid., 72. L’introduction de l’arabe dans les inscriptions monétaires date de 717, année au cours de laquelle le terme « al-Andalus » s’impose comme synonyme d’Hispanie. C’est à partir de 720 que les pièces de monnaie ne comportent plus que des inscriptions arabes (ibid., 74). 9 Le découpage de Dioclétien (que les Arabes attribuent à Constantin), repris par al-‘Udri au XIe siècle, comprenait la Bétique, la Lusitanie, la Gallécie, la Tarraconaise, la Maurétanie Tingitane et les îles Baléares (voir Fátima Roldán, Niebla musulmana, siglos VIII-XIII, Huelva, 1993, 84). Sur les routes impériales, voir le même ouvrage, 127 et ss. 10 « Presque tous les géographes hispano-arabes suivent dans leur description de la péninsule Ibérique le schéma établi par le chroniqueur cordouan Ahmad ar-Razi, mort vers 955 après Jésus-Christ. Sa Geografía de España a été largement utilisée par les géographes al-‘Udri (mort en 1085), al-Bakri (mort en 1094), Ibn Galib (mort au XIIe siècle), Ibn Sa’id al-Magribi (mort en 1274) et al-Himyari (mort au XIVe siècle). C’est par leur truchement que l’influence d’ar-Razi parvient jusqu’aux géographes orientaux comme Yaqut, Qazwini, Abu-l-Fida, al-Qalqasandi et même al-Maqqari (XVIIe siècle) ». Les sources d’ar-Razi sont à chercher du côté de Paul Orose et saint Isidore de Séville. Voir Joaquín Vallvé, « Fuentes latinas de los geógrafos árabes », 241. 11 Miguel Ángel Ladero Quesada, Los mudéjares de Castilla, Madrid, 1989, 233-237. 12 « Les armées d’al-Andalus ne donnent pas une image agréable de la région car elles ignorent tout des normes et des règles de l’équitation, même si elles sont courageuses et combattent régulièrement. La majeure partie des guerres qu’elles mènent sont avant tout des pièges et des embuscades. Personne n’a jamais vu un soldat andalousien monter un pur-sang ou un
cheval du même genre en utilisant des étriers car ils ne savent pas s’en servir. Je ne crois pas qu’ils y aient recours car ils ont peur de rester accrochés aux étriers si jamais ils tombent » (Ibn Hawqal, Kitab surat al-ard, 113). 13 À ce sujet, voir Álvaro Soler del Campo, La evolución del armamento medieval en el reino castellano-leonés y al-Andalus (siglos XII-XIV), 167 et 169-171. 14 Españoles ante la historia, 209-223. 15 El concepto de España en la Edad Media, deuxième édition, Madrid, Institut d’Études politiques, 1964. 16 Carlos Alvar, « El concepto de España en la literatura provenzal », in La historia de España en la literatura francesa, 55-56. 17 « Puis les Portugais sortirent un autre petit drapeau, que les rois d’Espagne emportent toujours avec eux et qu’ils avaient repris des Castillans » (Mosén Diego de Valera, Crónica de los Reyes Católicos, 71). 18 Sur les personnalités bien différenciées des régions, voir Marañón, El Conde-Duque de Olivares, 177-178. Au XVIIe siècle, le Français Joly disait lui aussi : « Les Espagnols s’entredévorent car chacun préfère sa province à celle de ses compagnons. Ils insistent bien davantage que les Français sur les différences qui les opposent par désir de se singulariser à l’extrême. C’est ainsi qu’ils se provoquent les uns les autres à ce sujet et que les Aragonais, Valenciens, Catalans, Biscayens, Galiciens ou Portugais se font des reproches mutuels à propos des vices et malheurs de leur province respective. Si un Castillan se joint à eux, ils sont tous d’accord pour l’accabler ensemble » (cité par García Cárcel, La leyenda negra. Historia y opinión, Madrid, Alianza, 1992, 25). 19 Pour ce qui est des grammairiens, par exemple, voir Salvador Peña, « Gramáticos en al-Andalus : de Ibn Sidah al-Mursi a Ibn al-Batalyawsi », Sharq al-Andalus, 8, 47. 20 « Les Bédouins sont les plus infidèles, les plus hypocrites et les plus enclins à ignorer les lois contenues dans la révélation que Dieu a faite à Son Envoyé. Dieu est omniscient et sage. Certains Bédouins considèrent leurs dépenses comme de lourdes obligations pécuniaires » (Coran, IX, 97-98).
21 « Le comte mozarabe Sisenand dit : « Al-Andalus appartenait à l’origine aux chrétiens jusqu’à ce que les Arabes les vainquent et les repoussent en Galice, qui est la région du pays la moins gâtée par la nature » (El siglo XI en primera persona, 158). Voir aussi la vision péjorative de la « Galice » (c’est-à-dire d’une bonne partie du Nord de la péninsule Ibérique) chez María Jesús Viguera, « Al-Andalus como interferencia », in Comunidades islámicas en Europa, Madrid, Trotta, 1995, 67. 22 Emilio García Gómez, Anales palatinos, 278. 23 Traduction de Luis Molina, II, 181. 24 Ibn Hayyan, Muqtabis, V, 117, 127 et 253 ; Ibn ‘Idari al-Marrakusi, Historia de al-Andalus, traduction de Francisco Fernández y González, réimprimé à Málaga en 1999, 122, 134, 138, 139, etc. 25 Quarante-et-unième année, chapitre II, Crónica de Juan II, in Crónicas de los reyes de Castilla, II, 654 (voir aussi la même œuvre, 658, 668 et 676). Cette chronique rapporte aussi pour l’année 1431 des destructions de récoltes, des incendies provoqués dans les villes et villages et la destruction de la vallée de Grenade par le connétable chrétien Álvaro de Luna (495, 496, 497 et 499). 26 Muqtabis, V, 166. 27 Ibrahim Yadala, 93. 28 Peñarroja, 251. 29 « Le ressentiment général à l’égard des non musulmans concernait aussi les Juifs, qui étaient considérés (non sans raison) comme des sujets déloyaux d’un État musulman en guerre contre leurs coreligionnaires » (Bernard Lewis, Los judíos del Islam, Madrid, 2002, 67 (voir aussi la même œuvre, 73). Pourtant, Lewis donne à la page 192 une petite liste de massacres dont les Juifs ont été victimes sans que les Croisades puissent en être à l’origine : Tétouan (1790), Bagdad (1828), Safad (Galilée, 1834), Mashhad (Iran, 1839), Barfurush (Caucase, 1867), Damas (1840), etc. 30 « Lorsque ces blasphèmes étaient prononcés, leurs auteurs étaient directement emmenés devant un juge qui, en vertu de la loi islamique, leur donnait une chance de se rétracter. Si l’accusé chrétien s’obstinait dans ses déclarations, le juge musulman n’avait d’autre choix que de le condamner à
mort [c’est nous qui soulignons]. La même chose arrivait en cas d’apostasie, également punie de la peine capitale dans la loi islamique » (Manuela Marín, Individuo y sociedad en al-Andalus, 52). Nous sommes en droit de nous demander si l’auteur voit avec la même indulgence les inquisiteurs du XVIe siècle lorsque, dans des situations comparables, ils condamnaient à mort des Morisques ou des Juifs qui s’entêtaient dans leurs délits, « car ils n’avaient pas d’autre choix » que de les faire exécuter. Flore et Marie de Cordoue ont eu une chance de se rétracter, tout comme les Maures et marranes persécutés. 31 Lewis, Los judíos del Islam, 51 et 188. Voir aussi les témoignages effrayants faits par des adultes de confession chrétienne (des Égyptiens qui sont nos contemporains) qui acceptent d’être humiliés et de présenter des excuses à des enfants musulmans pour des fautes qu’eux ou leurs enfants auraient commises au cours de bagarres de rue (Khaled al-Berry, Confesiones de un loco de Alá, Madrid, 2002, 28-33). 32 « Fi-r-radd ‘ala n-nasara », in Talat rasa il, 13-14 et 17-18, deuxième édition, J. Finkel, Le Caire. Les chrétiens étaient sans doute eux aussi considérés comme laids, mais sans doute moins que les Juifs. 33 Ar-radd ‘ala Ibn an-Nagrila al-Yahudi wa-rasa il ujra, édition Ihsan ‘Abbas, Le Caire, 1960. 34 Los judíos del Islam, 58. 35 Ibid., 120. 36 Le terme mellah désigne un quartier juif dans une ville à majorité musulmane. Le mellah de Fès, constitué en 1438, est considéré comme le plus ancien du Maroc. [NdT] 37 Peñarroja, 215-216. 38 « Ils ont jugé que l’Espagne était le plus beau pays de tous et ont reconnu qu’ils l’aimaient plus que n’importe quel autre car, parmi toutes les nations du monde, l’Espagne est l’exemple même de l’abondance et de la bonté, plus encore que n’importe quelle autre » (Primera Crónica General de España, chapitre 558, volume I, 311, édition de Ramón Menéndez Pidal). 39 Ladero Quesada, « El Islam, realidad e imaginación », 240. 40 Kitab Surat al-ard, 115.
41 Masalik, 80. 42 « Cette ville d’al-Andalus se trouve près de la cité de Beja [située à l’intérieur du Portugal], au bord de la mer » (voir Roldán, El Occidente de alAndalus en el Atar al-bilad de Qazwini, Séville, Alfar, 199à, 125) ; « Talavera est une ancienne cité proche de Tolède. Elle s’élève au sommet d’une grande montagne » (ibid., 131). 43 Masalik, 81. 44 Selon al-Bakri (Masalik, 86), le nom de Tolède signifie « ses habitants se réjouissent » en latin. Dans la « langue des Goths » (sic), Cordoue désigne des « cœurs divers » ou encore « inhabitée » (ibid., 100). En latin, Hispalis (ancien nom de Séville) a pour sens « ville divertissante » (ibid., 108). 45 Voir le chapitre « Toponymes et autres blagues pour enfants » du présent ouvrage. 46 La península imaginaria, 163-248. Voir aussi le chapitre « L’Espagne, perdue et retrouvée » du présent ouvrage. 47 II, 42, traduction de Molina. 48 Joaquín Vallvé, El califato de Córdoba, 49. 49 Ville du Sud du Portugal aujourd’hui peuplée d’environ 37 000 habitants. [NdT] 50 Roldán, El Occidente de al-Andalus en Atar al-bilad de Qazwini, 119. 51 Descripción anónima, II, 40-41. 52 Ibid., II, 154. 53 Ibid., II, 30. 54 Roldán, El Occidente de al-Andalus…, 123. 55 La península imaginaria, 247 et ss. 56 Citons par exemple les affections liées à l’eau : « Parmi les prodiges d’al-Andalus, on peut évoquer celui de la bourgade de Baliy, située dans la partie septentrionale, non loin de la ville de Lérida. Il coule à proximité de ce hameau un ruisseau dont l’eau se solidifie. C’est pourquoi, lorsqu’on la met dans un récipient, elle se transforme en une masse figée de couleur jaunâtre […]. C’est ce qui explique que presqu’aucun des habitants de cette bourgade
n’est épargné par des maladies liées à des calculs » (Descripción anónima, II, 29, traduction de Molina). Certaines sources d’eau provoquent des effets contraires : « Près du hameau de Priego, il existe une source dont l’eau, lorsqu’elle est ingérée par un malade qui souffre de calculs, en permet la guérison en dissolvant ces calculs » (ibid., II, 31). 57 Il ne nous est pas possible de développer ici le thème de l’égalité supposée entre les hommes et les femmes en al-Andalus ainsi que celui de la grande culture de ces dernières, deux thématiques largement exploitées par bien des auteurs. C’est pourquoi nous nous bornerons à rappeler la position de Manuela Marín et celle de María Jesús Viguera : « Il est important de souligner le fait que les femmes andalousiennes ont parfois eu accès au savoir mais ce phénomène est resté exceptionnel, comme nous pouvons le constater en comparant le nombre de femmes cultivées avec celui des ulémas. Les auteurs cherchent à inclure à tout prix toutes les informations disponibles dans leurs dictionnaires biographiques et ne voient donc aucun inconvénient à y glisser le nom de plusieurs femmes mais cela ne signifie pas que le sexe féminin ait eu une réelle présence culturelle en al-Andalus ou qu’il y ait eu une culture féminine à proprement parler » (Manuela Marín, Individuo y sociedad en al-Andalus, 189).« Concernant la famille, il reste certains aspects à préciser, comme le sens de la monogamie. Au XIe siècle, le géographe al-Bakri insiste sur le fait que les chrétiens de péninsule Ibérique étaient monogames, comme pour mieux pointer la différence culturelle avec les musulmans. En al-Andalus, les plus puissants avaient plusieurs femmes mais il arrivait que la femme impose la monogamie à son mari dans le contrat de mariage […]. Nous disposons aujourd’hui de données encore trop éparses qu’il convient de réunir afin de voir dans quelle mesure la société andalousienne a évolué sur ce thème pendant huit longs siècles. Cette société n’était absolument pas figée, contrairement à ce que le manque d’informations pourrait nous faire croire. La femme andalousienne n’a jamais été une actrice de premier plan, que ce soit dans la production ou la consommation littéraire et artistique, et son infériorité sociale est clairement reflétée dans la littérature de l’époque » (Viguera, Planteamientos sobre historia de Andalucía, 127). 58 Teresa Garulo, « La nostalgia de al-Andalus : génesis de un tema literario », 48.
59 Ibid., 51. 60 La qasida est une forme poétique originaire de l’Arabie avant l’apparition de l’islam. Se présentant comme une ode monorime, elle s’adresse généralement à un prince afin d’en chanter les louanges et elle se retrouve également dans la littérature perse. [NdT] 61 Nieves Paradela, El otro laberinto español. Viajeros árabes a España. 62 L’ambassadeur al-Gazzal fait part de ce rejet au 97).
XVIIIe
siècle (Paradela,
63 Il s’agit donc de commentaires libres de toute forme de censure. 64 Ibid., 72, 77 et 94. 65 Ibid., 84-86. 66 Ibid., 84. 67 Ladero Quesada, Andalucía a fines de la Edad Media, Cadix, 1999, 177. 68 « Je vous assure, ma chère cousine, que durant tout notre chemin [d’Irún à Madrid], je n’ai vu ni une maison qui me plaise, ni un château qui soit admirable » (Madame d’Aulnoy, Relación del viaje de España, Madrid, Anaya, 2000, 163). 69 Castelo Branco Chaves, Os livros de viagens em Portugal no século XVIII e a sua projecçâo europeia, Amadora, 1977, 56. Cet auteur décrit bien la situation : « De façon générale, les voyageurs arrivaient en Espagne avec des idées préconçues. Ils venaient, pour ainsi dire, trouver des exemples qui confirment et illustrent leurs thèses, qui étaient toutes antérieures à l’observation et à l’analyse. Ils dressaient ainsi le portrait de deux nations superstitieuses, fanatiques, archaïques, barbares et ridiculement ignorantes, dominées par le clergé et la figure du monarque absolu. Ils se fondaient sur les descriptions de Voltaire, Montesquieu, Boyer d’Argens ou La Harpe, qui n’avaient jamais traversé les Pyrénées mais qui affirmaient qu’au-delà de ces montagnes, l’Inquisition régnait en maître, le clergé ignorant dominait tout et les rois entretenaient le fanatisme du peuple » (ibid., 11). 70 Voir surtout François Mignot, Antonio Pérez y Felipe II, traduction d’A. Froufe, Madrid, La Esfera de los Libros, 2001.
71 Voyage en Espagne, 172-175. 72 Mérimée, Viajes a España, 227. 73 Amicis, 188. 74 Id. 75 Mérimée, 153. 76 Ibid., 148 77 Mercedes García-Arenal, « Historiens de l’Espagne, historiens du Maghreb au XIXe siècle », Annales HSS, mai-juin 1999, n°3, 689 et ss. 78 Deux passages inestimables nous aident à mieux comprendre la question : « Les Espagnols sont incapables d’élaborer une pensée rationnelle ou de faire preuve de création intellectuelle. Surtout, ils ne sont pas capables décrire leur propre histoire » (Stockdale, cité par García-Arenal, ibid., 693) ; « C’est ensuite qu’est survenue l’éclipse et c’est à partir de cette époque que ce pays a connu une stagnation et une dégradation générale dans laquelle est tombé un peuple qui ne cesse de descendre dans l’échelle des nations et qui mérite bien cette humiliation » (Lane-Poole, The Moors in Spain, 280, Londres, 1887, cité par García-Arenal, ibid., 692). 79 Il est par exemple scandaleux d’avoir recours à des gentilés actuels pour désigner des réalités passées. Cette erreur est pourtant répétée, en dépit de la charge idéologique que contiennent parfois ces désignations : l’on peut ainsi lire « un travail espagnol du XIIe siècle » (Bernard Lewis, Los judíos del Islam, 51) lorsque l’auteur veut faire référence au Tratado de Ibn ‘Abdun, ouvrage qui n’avait d’espagnol que le lieu où il a été écrit ; ou « la musulmane andalouse jouissait, à l’époque du califat et au cours des siècles qui ont suivi, d’une situation plus enviable que celle de ses consœurs du reste des pays islamiques médiévaux […]. La citoyenne andalouse… […] » (Rachel Arié, España musulmana, 273). Il est insupportable de devoir expliquer une fois de plus que les adjectifs « andalousien » et « andalou » ne sont pas superposables, pas même si l’on compare le territoire qu’ils sont censés recouvrir. 80 « Durant ce siècle agité qu’était le XIe siècle, l’amour renversait toutes les barrières sociales » (Arié, id.). On peut aussi penser à cette éternelle
histoire de Rumaykiyya, la bienheureuse lavandière des rives du Guadalquivir (ibid., 274). 81 Les développements de Bartolomé Bennassar sont, à ce sujet, très intéressants (« Recepción de la historia de España en Francia », in La historia de España en la literatura francesa, Madrid, Castalia, 2002, 20) : « la tendance irrésistible à la recherche de références rassurantes et de données déjà connues se réaffirme, se maintient et triomphe. Comment espérer, dans ce cadre, combler le fossé entre réalité et fiction et mettre à bas (ou au moins nuancer) les clichés ? » La clairvoyance est rarement la caractéristique principale des écrivains étrangers. Wilhelm von Humboldt (Diario de un viaje a España 1799-1800, Madrid, 1998, 98), par exemple, se fait remarquer par des observations générales qui démontrent qu’ils ne connaissaient pas grand-chose à notre pays : « En Espagne, les membres du clergé ne constitueront jamais un danger politique ». Théophile Gautier (Voyage en Espagne, 227) fait preuve de la même ignorance : « L’Espagne catholique n’existe plus. La péninsule en est aux idées voltairiennes et libérales ». 82 Isabel Herrero et Jean-Marie Goulemot, « Relatos de viajes e imágenes francesas de España », in La historia de España en la literatura francesa, 313. 83 Ibid., 323. 84 Carabanchel est une ancienne commune jadis située au Sud de Madrid puis devenue l’un des arrondissements de la capitale. [NdT] 85 Viajes a España, 217. 86 Viaje por España en 1773, 149. 87 Ibid., 67. 88 Maximilien de Habsbourg, Por tierras de España, 82, 100, 112 et 148. 89 Selon lui, par exemple, le char de Cybèle, sur la place madrilène du même nom, est tiré par deux chevaux marins, confondant ainsi cette statue avec celle de Neptune, qu’il évoque également (Amicis, 130). Il nomme Cecilia Böhl, femme de lettre espagnole plus connue sous le pseudonyme de Fernán Caballero, « Catalina Böhl » (273). Si l’on en croit son ouvrage, la cathédrale de Grenade aurait été fondée en 1529 par les Rois catholiques
(232), alors que sa construction a débuté en 1528 et qu’elle ne doit rien aux Rois catholiques. 90 La Porte du Soleil (Puerta del Sol) de Tolède est l’une des portes fortifiées qui permet toujours aujourd’hui d’entrer dans la vieille ville. [NdT] 91 Ibid., 209, 243, 260, 302, 304, 314 et 332. 92 Amicis, 127. Théophile Gautier, de son côté, dit lors de son passage à Burgos : « nous écorcher le gosier à râler l’abominable jota, son arabe et guttural qui n’existe pas dans notre langue » (Voyage en Espagne, 63). Ces mêmes sentiers de perdition intellectuelle sont parcourus par ceux qui pratiquent la vulgarisation à l’heure actuelle : « sa façon de parler est marquée par un accent spécial (l’accent andalou) avec une phonétique arabe originale » (« El Cortijo », de Luz Ferduchi, El País Semanal, 24 août 1997, 64). 93 Voyage en Espagne, 209. Théophile Gautier affirme également que la population d’al-Andalus atteignait 32 millions de personnes (page 99). 94 Ibid., 44. 95 Ibid., 94. 96 Ibid., 93. 97 Ibid., 129. Voir aussi la page 56 du même ouvrage. 98 Ibid., 253 et 255. 99 Ibid., 64. 100 Ibid., 243. 101 La Casa de Pilatos (dont le nom signifie littéralement « Maison de Pilate ») est un palais aristocratique sévillan bâti dans le style mudéjar, gothique et Renaissance. [NdT] 102 Maximilien de Habsbourg, 147. 103 Ibid., 86. 104 Amicis, 304. 105 On peut lire chez lui, par exemple : « le mirhab principal, lieu sacré où se trouvait l’esprit de Dieu » (chapitre 238) ; « la synagogue [Sainte-
Marie-la-Blanche de Tolède] a été transformée en mosquée par les Arabes puis en église par les chrétiens » (page 219) ; « la Casa de Pilatos, propriété de la famille Medinaceli est, après l’alcazar, le monument d’architecture arabe le plus beau qui existe à Séville » (page 271), ce qui signifie donc que le travail de l’architecte Benvenuto Tortelo (1568-1571), originaire de Brescia, auquel on doit une grande partie de l’édifice, disparaît dans les brumes de l’histoire… La confusion vient sans doute (comme pour la Porte du Soleil de Tolède) de l’utilisation d’ornements mudéjars qui embellissent l’édifice. 106 Ibid., 219. 107 Ibid., 216. 108 Ibid., 234 et 237. 109 On imagine toutes les frustrations sexuelles qui se cachent derrière cette passion des Européens pour de telles inventions arabes… 110 Ibid., 333. 111 À l’Alhambra, « la représentation de dix têtes de rois correspondent à merveille à l’idée que nous nous faisons de ces gens : teint olivâtre, bouches sensuelles, yeux noirs, regard profond et mystérieux » (ibid., 312). 112 Ibid., 309 et ss. 113 Ibid., 241. 114 Voir Livre I, chapitre IV « Chauvinistes et maurophiles ignorants des faits » du présent ouvrage. 115 « Il est bien choquant, par exemple, qu’un écrivain comme Kurd ‘Ali, fondateur et directeur de l’Académie arabe de Damas, n’ait pas démontré la moindre curiosité à l’égard de l’Académie arabe d’Espagne, n’ait pas eu envie de la visiter ou de s’entretenir avec certains de ses membres. La plupart du temps, le monde intellectuel espagnol est réduit au seul groupe des arabisants » (Paradela, 256). 116 Id. 117 « On nous a invités à dîner et nous avons dû subir leur ennuyeuse musique » (cité par Bernard Lewis in ¿Qué ha fallado ?, 81).
118 Abd al-‘Ali al-Wazzani, « Oh, hermana de al-Andalus », al-Manahil, 22, janvier 1981, Rabat, cité par A. Djbilou in Miradas desde la otra orilla, 19. 119 Yawla fi mudun al-Andalus, in Djbilou, 99. 120 Hussein Mones, Rihlat al-Andalus, 17-18. 121 Darro est une petite ville de la province de Grenade. Elle est proche de la rivière Darro, un sous-affluent du Genil qui se jette dans le Guadalquivir. [NdT] 122 Voir Ágreda, 17 et ss. 123 Ibid., 20. 124 Ibid., 25. 125 Ibid., 17. 126 Amicis, 238 et 304. 127 Nous remercions Ana Martínez Lara pour les textes qu’elle nous a fournis. 128 Yadala, 97. 129 Nous devons rappeler à nouveau que l’adjectif « sémitique » qualifie davantage une communauté linguistique que raciale mais aussi que les NordAfricains n’ont été considérés comme « arabes » qu’à la fin du XIXe siècle. Certains les englobent pourtant arbitrairement dans le grand ensemble « arabe » comme s’ils en avaient fait partie depuis l’Antiquité préchrétienne. 130 À ce sujet, voir Miguel de Epalza, « España y su historia vista por los árabes actuales », Almenara, 2, 56-69. 131 Ibid., 69. 132 Revue al-Wasat, 493, 9 au 15 juillet 2001, 46-47. 133 Il est évident que le terme arabe fath (« conquête ») est sacralisé jusqu’au ridicule par les Arabes et que la « conquête » en devient un concept positif qui ne peut être appliqué qu’à leurs propres faits d’armes. Les conquêtes des autres peuples ne sont donc que des agressions militaires impérialistes (voir Benaboud, 73). Il insiste quelques pages plus loin : « Il
serait intéressant de considérer la terminologie. En premier lieu, Séville n’a pas été conquise par Ferdinand IIIe comme l’avait fait l’armée de Youssef Ibn Tachfine au XIe siècle. Elle s’est rendue après un long siège et ses habitants ont remis les clefs de la ville aux chrétiens en échange de certaines garanties liées à leur reddition. En second lieu, l’armée de Ferdinand III n’est pas la seule à avoir forcé la reddition de la ville, car elle a été aidée en cela par l’armée nasride. Il ne s’agit donc pas exclusivement d’un conflit entre musulmans et chrétiens » (ibid., 75). Il se contredit pourtant par la suite en affirmant que les chrétiens menaient alors une croisade, tandis que les Sévillans sont presque présentés comme de doux hippies, des pacifistes consommés qui ont, bien entendu, des droits éternels sur la terre qu’ils habitent, un peu comme s’il n’y avait jamais eu de conquête musulmane. Ils sont victimes de l’injustice (sic, 76) et sont confrontés bien malgré eux à « l’agression castillane ». 134 Opposé au Maghreb, le terme « Machrek » désigne l’Orient arabe (Irak, Syrie, Liban, Jordanie, Palestine) qui n’est pas influencé par la culture berbère. [NdT] 135 Ibid., 76. 136 Ibid., 77. 137 Il existe des exceptions, comme ‘Abd as-Salam al-‘Uyayli qui, dans ses récits de fiction ou de voyages, glorifie comme à l’accoutumée le passé arabe de la péninsule Ibérique qu’il affirme voir partout (voir Antonio Ramos, « Croisement d’images », 131). 138 Sobh, Divan, 141 ; Bayati, Gacela de al-Andalus, traduction de P. Martínez et R.I. Martínez, 21 ; Yaafar Meyid, Poesía tunecina, traduction de J. Veglison, 203. 139 Muhammad al-Fayturi, Gacela de al-Andalus, 22. 140 Naguib Surur, Hacer imprescindible lo que es necesario, 19, 67 et 69. 141 Samih al-Qasim, Gacela de al-Andalus, 23. 142 Qedidi, Poesía tunecina contemporánea, 202 ; Luhaybi, Poesía tunecina contemporánea, 209 ; Darwis, Tiempo de poesía árabe, traduction de Paradela, 117.
143 Pedro Martínez, Al-Andalus, España en la literatura árabe contemporánea, 224. 144 Il s’agit de l’un des poèmes du Romancero gitan de Federico García Lorca, recueil fortement ancré dans les traditions andalouses. [NdT] 145 Francisco Villaespesa (1877-1936) est un dramaturge, poète et romancier espagnol mort de maladie à la vielle de la Guerre civile. [NdT] 146 Sawqi Bagdadi, Tiempo de poesía árabe, traduction de P. Martínez, 29. 147 Qabbani, Tiempo de poesía árabe, traduction de P. Martínez, 31. 148 Sobh, Divan antes, en, después, Madrid, 2011, 127. Nous pouvons encore admettre la licence poétique contenue dans l’image « Une bourrasque du Nord » (si tant est que l’auteur fait bien référence à l’ensemble d’alAndalus), mais précisons que Madinat al-Zahra a été détruite par des mercenaires berbères de l’armée d’Almanzor. Par ailleurs, il est plutôt surprenant qu’une édition bilingue de ce texte ne fasse pas mention, dans sa version en espagnol (page 133), des campagnes punitives lancées par le même Almanzor en Galice, en Castille et au Portugal alors que la version originale en arabe y fait clairement référence. 149 Yaafar Meyid, Poesía tunecina, 205. 150 Pedro Martínez, Al-Andalus, España…, 207. 151 ABC, 7 juillet 2002. 152 Grande figure du communisme espagnol contemporain, Julio Anguita a été maire de Cordoue entre 1976 et 1986 puis secrétaire général du Parti communiste espagnol de 1988 à 1998. Ayant obtenu, en tant que tête de liste de la Gauche unie, près de 21 députés à l’issue des élections générales de 1996, il était parfois surnommé « le calife rouge » en référence à Cordoue, ancienne capitale du califat d’al-Andalus. [NdT] 153 « Il y a eu entre le quartier maure et le reste de la ville des conflits concrets et ponctuels, voire de véritables problèmes de coexistence, comme le démontrent les tentatives d’émeute de 1391 et 1399. Chez les chrétiens, l’attitude des autorités municipales et royales a toujours consisté à maintenir l’ordre public, à protéger et faire respecter le quartier maure ainsi que ses
habitants, qu’ils aient ou non des contribuables utiles pour le Trésor public […]. Après l’attaque du quartier juif (1391), le quartier maure a sérieusement été menacé à son tour mais aucune émeute n’a été à déplorer en raison de la réaction rapide des autorités » (Ruzafa, 172). 154 Al-Andalus fi-s-si’r al-isbani ba’d al-harb al-ahliyya, Le Caire, Maktabat al-Anglo al-Misriyya, 1989, 25-27. 155 Ibid., 49. 156 Madina Antakira, 65. 157 Le pic du Veleta est, avec ses 3 395 mètres d’altitude, le quatrième sommet d’Espagne. Il se trouve dans la Sierra Nevada et surplombe Grenade. [NdT] 158 Le Mulhacén est le deuxième sommet le plus haut d’Espagne et la montagne la plus élevée de péninsule Ibérique, avec 3 478 mètres d’altitude. Il se situe lui aussi dans la Sierra Nevada. [NdT] 159 L’Alcazaba est le sixième sommet le plus élevé d’Espagne (3 371 mètres) et fait également partie de la Sierra Nevada. [NdT] 160 La España árabe. Legado de un paraíso, ouvrage d’Inge von der Ropp, Arved von der Ropp, Manuel Casamar et Christiane Kugel, Madrid, Casariego, 1990. 161 Cabrillana, Almería morisca, 167 et 227. Dans ces passages, l’auteur vante le fonctionnement bénéfique et caritatif des fondations liées aux mosquées par opposition aux institutions catholiques qui, selon lui, n’ont jamais agi de la sorte. Le ton plaintif qu’il adopte et son parti pris sont des éléments classiques chez tous ceux qui professent un amour platonique pour le passé mauresque mais qui ignorent tout de la langue arabe. C’est ce qui explique leurs erreurs de transcription (mohajerin, 167 ; Keir ad-Din, 172 ; maghzen, 184, etc.), mais aussi les fautes d’orthographes scandaleuses pour une publication de l’université de Grenade. Ils imaginent sans doute que de telles erreurs viennent embellir leur ouvrage. 162 Blas Infante (1885-1936) est un essayiste et auteur espagnol particulièrement lié à l’Andalousie. Considéré comme le « père spirituel » de cette région, il en a dessiné le drapeau et les armes et a largement participé aux revendications régionalistes de l’époque. [NdT]
163 Voir le chapitre « Chauvinistes et maurophiles ignorants des faits » du présent ouvrage. 164 Antonio Gala, Prólogo a un Congreso de cultura andaluza, Congrès de la culture andalouse, Séville, 1978. 165 Manuel González Jiménez, « Los mudéjares andaluces (siglos XIIIXV) », Actas del V Coloquio internacional de historia medieval de Andalucía, 539. 166 L’écrivain et homme politique Sabino Arana (1865-1903) est considéré comme le père du nationalisme basque. Il est le créateur d’un corpus idéologique précis et ouvertement xénophobe à l’égard du reste des Espagnols. [NdT] 167 Séville, 1980. 168 Certains vont jusqu’à dire que l’Hispanie romaine, qui a été une véritable période de splendeur, devrait le meilleur de sa culture à l’Andalousie là où Antonio Gala affirme que « l’Andalousie a donné ses meilleurs écrivains à l’Islam ». 169 Ladero Quesada, Los mudéjares de Castilla, 222. Par ailleurs, le fait que le Royaume de Grenade était une autre entité politique bien différenciée est confirmé dans un grand nombre d’œuvres écrites dans des contextes divers : depuis Mármol (Rebelión, livre I, chapitre XXV, 155 ; ibid., livre VI, chapitre XXVII, 277) jusqu’à l’Epistolario du comte de Tendilla (126) en passant par les ouvrages de voyageurs étrangers comme Richard Twiss (Viaje por España, 175). 170 C’est nous qui soulignons dans ce paragraphe. 171 Voir notamment le chapitre « À la recherche de la culture populaire » du présent ouvrage. 172 Manuel Barrios Aguilera, Granada morisca. La convivencia negada, Grenade, Comares, 2002, 556-557. 173 « Cette guerre, dont l’objectif n’est peut-être pas [vraiment ?] de conquérir notre territoire, cherche en revanche à conquérir nos âmes. Elle aspire à la disparition de notre liberté, de notre société, de notre civilisation, c’est-à-dire à l’anéantissement de notre manière de vivre et de mourir, de
notre manière de prier ou de ne pas prier, de penser ou de ne pas penser, de manger et de boire, de nous habiller, de nous amuser, de nous informer. […] Ne comprenez-vous pas que tous les Oussama ben Laden du monde se croient authentiquement autorisés à vous tuer parce que vous buvez de la bière ou du vin, parce que vous ne portez pas une barbe longue, un tchador ou une burka, parce que vous allez au théâtre ou au cinéma, parce que vous écoutez Mozart et fredonnez une chanson légère, parce que vous dansez en discothèque ou chez vous, parce que vous regardez la télévision, parce que vous portez une minijupe ou un pantacourt, parce que vous êtes nus ou presque nus quand vous vous baignez dans la mer ou dans une piscine, parce que vous baisez quand, où et avec qui vous en avez envie ? » (La rabia y el orgullo, 84-85). 174 Le fait qu’un mouvement altermondialiste actuel ait choisi cette expression comme slogan n’a rien de surprenant car il cherche finalement à reprendre de vieilles idées. 175 « Ces intellectuels qui voient en Saddam Hussein et dans la position anti-occidentale des fondamentalistes musulmans un « soulèvement du TiersMonde contre la domination occidentale » sont aveuglés par leur propre ignorance. Ces cénacles ne savent toujours pas que le fantasme du TiersMonde en tant que perspective émancipatrice est une simple vue de l’esprit ; il leur semble impossible de défendre les valeurs de la civilisation occidentale, de la liberté individuelle et du droit des gens » (Tibi, 99). 176 Elisabeth Frenzel, Diccionario de motivos, 313. 177 Bernard Lewis, Los judíos del Islam, 13-14. 178 « [Le dar al-harb] reçoit ce nom car il y a une guerre perpétuelle entre le royaume des musulmans et celui des mécréants. Ce régime guerrier est obligatoire et fixé par la loi religieuse. Il se poursuivra jusqu’à ce que le monde entier accepte le message de l’Islam ou se soumette au gouvernement de ses défenseurs » (Bernard Lewis, Los judíos del Islam, 32). Le Syrien Tibi nous éclaire en la matière : « Les fondamentalistes algériens ont raconté aux journalistes occidentaux une petite histoire selon laquelle ils voulaient établir la démocratie. Dans le même temps, pourtant, ils ont expliqué aux journaux arabes qu’ils considéraient la démocratie comme un kufr (manque de foi). […] Si la démocratie n’est pas seulement un régime formel qui consiste à se
rendre dans un bureau de vote pour donner le pouvoir à une majorité numérique mais plutôt une culture politique de la tolérance, de la pluralité et de la discussion avec les adversaires politiques, on est en droit de se demander ce que le fondamentalisme islamique en Algérie ou dans d’autres pays pourrait apporter à une culture de ce genre » (Tibi, 156).
CONCLUSION NI COMMENCEMENT, NI FIN
En 1932, l’écrivain égyptien Taha Hussein a été dépossédé de sa chaire de littérature arabe et expulsé de l’Université du Caire. Il avait en effet commis le péché de mettre en doute l’authenticité de la poésie préislamique. Il avait suivi en cela le point de vue des orientalistes Alphonse Mingana et David Margoliouth, dont les arguments ont été repris par la critique occidentale la mieux informée. Les poèmes en question ne sont en effet que des inven-tions des rhapsodes du IIe et IIIe siècle après l’hégire, même s’ils respectent l’ensemble des conventions linguistiques et théma-tiques ainsi que le style archaïsant prisé par les auteurs et chroni-queurs de l’époque. Taha Hussein n’a pas seulement été victime du conservatisme littéraire ou culturel de son temps mais aussi de ceux qui craignaient les conséquences dangereuses qu’aurait pu avoir le caractère apocryphe de ces poèmes sur la lecture du Coran et la connaissance de la vie de Mahomet. Il a certes été réhabilité par la suite et nommé ministre de l’Éducation en 1950 – après s’être publiquement rétracté, bien entendu –, ce qui n’a fait que renforcer le caractère grotesque de la situation. Si Taha Hussein a pu, en effet, sauver les meubles et s’en sortir, ses idées ont bel et bien disparu. Par ailleurs, l’un des mythes intouchables de la littérature arabe est resté indiscutable (et indiscuté), tel un phare pour les navigateurs futurs. Fort heureusement, notre actuelle situation historique, géographique et culturelle est bien différente. Sous nos latitudes, en effet, le troupeau silencieux est souvent mis à mal dans sa médiocrité et son adhésion aux clichés qu’il ne cesse de ruminer. À intervalles réguliers, quelqu’un ose dire à voix haute que le roi est nu, que les mythes dans lesquels nous nous complaisons ne sont que littérature et que suivre le mouvement de l’Espagne
officielle (si semblable à l’Espagne d’hier dans ses us, ses coutumes et son ignorance institutionnalisée) n’est, en fin de compte, absolument pas une attitude novatrice. Malheureusement, les spécialistes sont trop souvent résignés et parfois même assez satisfaits de jouer le rôle de potiches, que nous avons dénoncé dans notre prologue. À vrai dire, ce livre ne recèle pas de découverte sensationnelle. D’une part, il reprend et développe plusieurs de mes articles. D’autre part, il constitue une étude, une hiérarchisation et une mise en ordre de nombreux matériaux dispersés et connus de la grande majorité des historiens et des arabisants. L’originalité de ce livre est de répondre au besoin de ne plus œuvrer dans les catacombes, loin du regard des grands médias, afin de faire connaître des réalités historiques et des faits très concrets de notre passé qui ont des échos dans notre présent. Contredire la vérité officielle, celle des officines et des discours politiques, implique une grande prise de risques et les inconvénients qui proviennent de son propre camp ne sont pas les moindres. Mateo Alemán disait à ce propos : « qui partage ton métier est bien rarement ton allié ». L’indépendance peut coûter cher mais les possibles conséquences d’une telle attitude ne nous ont jamais fait reculer.
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Al-Mutawakkil, Jafar Alphonse Ier le Batailleur Alphonse III le Grand Alphonse XI le Justicier Al-Qumis Al-Razi, Abu Bakr Mohammad Ibn Zakariya Al-Rihani, Amin Álvarez de Villasandino, Alfonso Álvarez Gato, Juan Alvar, Manuel Al-Wansarisi, Ahmed Al-Wazzan, Hassan, dit « Léon l’Africain » Amadis Amicis, Edmondo (De) Andagoya, Pascual de Anguita, Julio Anido, Francisco (de) An-Nagrila, Ibn Ansúrez Apulée Arana, Sabino Arias, Juan Arié, Rachel Aristote Arlaza Arolas, Juan Ashtor, Eliyahu
Asín Palacios, Miguel Aulnoy, Marie-Catherine (d’) Averroès Avicenne Azara, Félix de Azarque Aznar Cardona, Pedro
Badía, Domingo, dit « Ali-Bey » Baer, Isaac Baharí, Juan Balmis, Francisco Javier Banu Codera Barrionuevo, Jerónimo (de) Barrios, Manuel Bataillon, Marcel Benaboud, Muhammad Ben Hafsun, Omar Ben Nagrela, José Ben Tachfine, Youssef Ben Tufayl, Abû Bakr (dit « Ibn Tufayl ») Berceo, Gonzalo de Beukelszoon, Willem Boabdil Borges, Jorge Luis Braudel, Fernand Braun, Werner von
Buffon, Georges-Louis Leclerc de Burgos, Antonio Burgos, Javier (de) Burton, Richard
Cabanelas, Darío Cadalso, José Calderón de la Barca, P. Cánovas del Castillo, A. Cardaillac, Louis Caro Baroja, Julio Carrió, Alonso, dit « Concolorcorvo » Carrizo, Juan Alfonso Casiri Castelar, Emilio Castillo, Alonso del Castro, Américo Catalán, Diego Caton le Censeur Cervantes, Miguel de Chamizo, Luis Charles III le Politique Charles IV le Chasseur Charles Quint Chateaubriand, François-René de Cheb Khaled Christ (Le)
Cieza de León, Pedro Cirot, Georges Cisneros, Francisco Jiménez de Claude Élien Collantes de Terán, Antonio Colomb, Christophe Columelle Comendador, Román Comte de Paredes (Rodrigo Manrique) Comte de Tendilla (Íñigo López de Mendoza) Conde, José Antonio Corominas, Joan Corral, Pedro del Correas, Gonzalo Cosa, Juan (de la) Cromwell, Oliver Cueva, Juan de la Cupidon
Damoclès Dante Darius De León, Luis (Fray) Demófilo Desclot, Bernat Devî Deza, Pedro de
Diane Dirar ben ‘Amr al-Gatafani Doro, Pedro Dulcinée Duque de Estrada, Diego
Elhúyar, Fausto de Eliade, Mircea Elliott, John Engels, Friedrich Ermanaric Escudero, Vicente Espadas Burgos, Manuel Espinosa, Diego de Espinosa, Francisco (de) Esquivel, Juan Estébanez Calderón, Serafín
Fallaci, Oriana Fatima Ferdinand d’Antequera Ferdinand González Ferdinand III le Saint Ferdinand le Catholique Ferdinand VII le Désiré Fernández Álvarez, Manuel
Fernández de Córdoba, Gonzalo Fernández de Oviedo, Gonzalo Fernán Sánchez Almocadén Feuchtwanger, Lion Flem, Jean-Paul (Le) Flores, Carlos Florinda Franconetti, Silverio Frasquito Yerbabuena Frenzel, Elisabeth
Gala, Antonio Gallego, Antonio Galve Gámir, Alfonso Ganivet, Ángel García-Arenal, Mercedes García Cárcel, Ricardo García de la Huerta, Vicente García, Fernán García Gómez, Emilio García Gutiérrez, Antonio García Lorca, Federico García Manrique, Juan Garcilaso (de la Vega) Garulo, Teresa Gautier, Théophile
Gázquez, Manolito Gazul Gédéon Gil Vicente Goldberg, Steven Gomezar Gómez Manrique Gómez Moreno, Manuel Góngora, Luis de González Dávila, Gil González del Castillo, Juan Ignacio González Jiménez, Manuel González, Juan González Moreno, Vicente González Turmo, Isabel Gordon, Noah Goytisolo, Juan Gracián, Baltasar Greus, Jesús Grimmelshausen, Hans (von) Guadalajara, Marcos de Guettat, Mahmoud Guevara, Antonio de Gustios, Gonzalo Guzmán de Alfarache
Habsbourg, Maximilien (de)
Haedo, Diego de Hamilton, Earl Jefferson Harris, Marvin Hassan II Henri III le Maladif Henri IV l’Impuissant Henríquez de Jorquera, Francisco Henri VIII d’Angleterre Hernández, Francisco Hernández, José Hernández, Julia Hernando Ceguer Hérodote Herraiz Hésiode Horace Hugo, Victor Huici Miranda, Ambrosio Hurtado de Mendoza, Diego Hurtado de Mendoza, Juan Hussein Hussein, Taha
Ibn Abdun, Muhammad, Ibn Abi al-Fath, Ibrahim (dit « Ibn Khafadja ») Ibn al-Hazm, Muhammad Ibn al-Khatib, Lissane
Ibn al-Muyawir Ibn ’Arabi Ibn Arabi, Muhyi-d-dîn Ibn Bahr Mahbûb, Abû (dit « Al-Jahiz ») Ibn Baskuwal Ibn Battûta, Abû Ibn Garsiya, Abu Amir Ahmad Ibn Ghalib, Muhammad Ibn Hawqal, Abû Ibn Khaldoun, Abû Ibn Munqid, Usama Ibn Quzman Ibn Sa’id Ibn Shuhayd, Abû Ibn Yazid, Khalid Ibn Zeydoun al-Makhzumi, Abû Inca Garcilaso de la Vega Indibilis Indortes Infante, Blas Irving, Washington Isabelle II Ishaq d’Elvira, Abû Istolacio
Jacques Ier le Conquérant
Jahiz, alJanus Jarifa Jarife Játiva, Juan Andrés de Jean Ier de Castille Jean II de Castille Jennings, Gary Jiménez Moreno, Wigberto Joly, Bartolomé (de) Juan de la Cosa Juan (Don) Juan, Jorge Juan Manuel (don) Juan Poeta Judas Maccabée Juderías, Juan Jules César Julien (comte) Juvénal
Kafur Kamen, Henry Khadija Khomeini, Rouhollah
Lacoste, Yves Ladero Quesada, Miguel Ángel Landberg, Carlo Lapeyre, Henri Larrea, Arcadio de Latham, Derek Latino, Juan Lautensach, Hermann Lavigerie, Charles Lebrijano (El) Lewis, Bernard Lizzáraga, Reginaldo de Llorente, Antonio Lobo, Gerardo Lope de Vega López-Baralt, Luce López de Caravantes, Francisco López, Pilar Lucas (évêque de Tuy) Luna, Álvaro de Luque Baena, Enrique Luzán, Ignacio de
Madariaga, Salvador (de) Madoz, Pascual Mahdi Ibn Tumart Mahomet
Maïmonide, Moïse Mairena, Antonio Malaspina, Alejandro Malbrough Malinche (La) Mandly Robles, Antonio Mandonius Manrique, Jorge Manzoni, Alessandro Marañón, Gregorio Maravall, José Antonio Marín, Manuela Mármol Carvajal, Luis del Marquis d’Esquilache (Leopoldo Gregorio) Martial Martín Casares, Aurelia Martín de Córdoba Martines de Medina, Gonçalo Martínez de la Peña, Teresa Martínez, María del Carmen Martínez, Pedro Martyr d’Anghiera, Pierre Marx, Karl Mauclair, Camille Mazyar Mena, Juan (de) Méndez de Sotomayor, Luis
Mendoza, Íñigo de Menéndez Pelayo, Marcelino Menéndez Pidal, Ramón Mercado, José Mérimée, Prosper Mickiewicz, Adam Moctezuma Mohammed Ier Moïse Molina, Ricardo Molina, Tirso de Mondéjar (marquis de) Mones, Hussein Monjaras-Ruiz, Jesús Monopantos Monroe, James Montemayor, Jorge de Montoro, Antón de Moreno Fraginals, Manuel Morsi, Mustafa elMoussa ibn Noçaïr Mudarra Münzer, Jerónimo Mutis, José Celestino Muza
Nájera, Felipe de Napoléon Narváez, Pánfilo (de) Neuvonen, Eero Kalervo Nieva, Juan (de) Novo, Antonio Núñez, Hernán Núñez Muley, Francisco
Ocaña, Diego de Odila Olagüe, Ignacio Olava Osiris Ovando, Nicolás (de) Ovide
Padilla el Cartuxano, Juan de Paes de Ribera, Ruy Palencia, Alonso de Palma, Luis de la Panes, Juan de Paradela, Nieves Parra, Violeta Pasamonte, Jerónimo de Passuth, László
Pélage Pemán, José María Penella, Juan Pepe el de la Matrona Pérez de Almazán, Miguel Pérez de Herrera, Cristóbal Pérez de Hita, Ginés Pérez Galdós, Benito Pérez, Joseph Philippe II le Prudent Philippe IV le Grand Phyllis Piali Reis Pierre Ier le Cruel Pierre II le Catholique Pike, Ruth Pinelo, León Pizarro, Hernando Planeta (El) Platon Pline l’Ancien Pompée Ponz, Antonio Potocki, Jean Preciso (Don) Priam
Quevedo, Francisco de Quichotte (Don) Quirós
Raley, Harold Ramos, Antonio Raymond-Bérenger II Raymond-Bérenger IV Reduán Reïs, Arudj (« Barberousse ») Requena, Fermín Retines, Roberto de Ribera, Julián Ricote Río, Andrés (del) Rodéric Rodríguez Lucero, Diego Rodríguez Marín, Francisco Rodríguez Puértolas, Julio Rois catholiques Rojas, Pedro (de) Rojas Zorrilla, Francisco de Romero Murube, Joaquín Rosa, Pedro de la Rossy, Hipólito
Rousseau, Jean-Jacques Rueda, Lope (de) Rufo, Juan Ruiz, Carmen Rumaykiyya Rushdie, Salman
Saavedra Sahagún, Bernardino de (Fray) Sainte Marie Sainte Thérèse d’Ávila Saint Ignace de Loyola Saladin Salillas, Rafael Salmacis Salomon Samson Sanche IV le Brave Sánchez Albornoz, Claudio Sánchez Ferlosio, Rafael Sánchez Ortega, María Helena Santiuste, Juan Saqundi, asSaramago, José Sartori, Giovanni Sayavedra Scott, Walter
Seco de Lucena, Luis Séjourné, Laurette Sender, Ramón José Sénèque Serra, Junípero Seseña, Natividad Shakespeare, William Siemens, Lothar Sienne, Bonaventure de Sifka Sigurd Sleva Simonet, Francisco Javier Sola, Emilio Sola-Solé, Josep María Sosa, Antonio de Soto, Domingo (de) Soustelle, Jacques Stanhope Smith, Samuel Stanley, Henry Morton Strabon Swinburne, Henry
Taboada, Hernán Tafur, Pedro Talavera, Hernando de Tamin Tammuz
Tariq Téres Sádaba, Elías Terpsichore Terrasse, Henri Tetzel, Johann Théocrite Thomas, Hugh Tomich, Pere Torres Balbás, Leopoldo Torres, Diego de Torres, Rafael Torrijos, José María Townsend, Joseph Toynbee, Arnold Joseph Trajan Trapero, Maximiano Trastamares Twiss, Richard
Ulloa, Antonio (de) Unamuno, Miguel (de)
Valera, Juan Valle-Inclán, Ramón María del Vallvé, Joaquín Vayo, Estanislao de Kotska
Vázquez de Sola, Andrés Vega, Lope (de) Velázquez de Ávila Velázquez, Ruy Vénus Vierge (Marie) Viguera, María Jesús Vilar, Juan Bautista Villaespesa, Francisco Villena, Enrique de Vincent, Bernard Virgile Viriathe Vitoria, Francisco (de)
Waltari, Mika Watt, William Montgomery Wittiza
Ximénez de Rada, Rodrigo
Yadala, Ibrahim Yaser, Juan Youssef ben Tachfine Yusuf al-Fihri
Zaide Zamar Ziryab de Bagdad Zozaya, Juan
Collection « Enquête et Histoire »
Révision : Pierre Virié
ISBN 978-2-810-00706-6
SIGLO XXI de España Editores
© 2017, Éditions de l’Artilleur/Toucan – éditeur indépendant 16 rue Vézelay – 75008 Paris
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Table Couverture Page de titre Cartes Frise chronologique Glossaire Introduction. La cohabitation pacifique d’al-Andalus, une mystification historique, par Arnaud Imatz Chronologie de l’Espagne musulmane et de la reconquête Avant-propos pour le lecteur francophone Avertissement à propos de la transcription Remerciements LIVRE I. AL-ANDALUS CONTRE L’ESPAGNE Antiprologue. Une Andalousie arabe ? Prologue. Ethnocentrisme et arabisme CHAPITRE 1. Quelques éléments pour une révision CHAPITRE 2. L’Espagne, perdue et retrouvée CHAPITRE 3. La thèse de l’infiltration morisque en Espagne CHAPITRE 4. Chauvinistes et maurophiles ignorants des faits CHAPITRE 5. À la recherche de la culture populaire CHAPITRE 6. Les Maures ont-ils apporté le flamenco ? CHAPITRE 7. Toponymes et autres blagues pour enfants LIVRE II. LA CHIMÈRE D’AL-ANDALUS CHAPITRE 1. L’idéalisation d’al-Andalus CHAPITRE 2. Le mythe des trois cultures CHAPITRE 3. Les Morisques étaient-ils espagnols ?
CHAPITRE 4. Gitans et morisques CHAPITRE 5. Al-Andalus et le roman historique CHAPITRE 6. Les Morisques et l’Amérique CHAPITRE 7. Le rêve d’al-Andalus Conclusion. Ni commencement, ni fin Bibliographie Index Page de copyright